La voleuse à l'œil mort - Denis Christian-Gérard - E-Book

La voleuse à l'œil mort E-Book

Denis Christian-Gérard

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Beschreibung

Acamas la voleuse règne depuis cinq ans sur la cour des Déshérités, dans les bas-fonds de Castelrol, capitale du royaume de Rougeterre.
Son nom inspire autant la crainte à la noblesse et à la bourgeoisie qu’il est adulé par le petit peuple. Charismatique, dure et incontrôlable, Acamas constitue une épine douloureuse dans le pied du pouvoir royal.
Traquée par un capitaine de la garde ambitieux, par un moine aux pouvoirs inquiétants, et hantée par de vieux démons personnels, elle évolue constamment sur le fil d’un rasoir.
Sa rencontre avec un enfant en détresse donnera un nouveau sens à son existence. Mais saura-t-elle échapper longtemps au gibet ?
« La Voleuse à l’Œil Mort » s’inscrit dans une série de romans constituant les chroniques épiques et fantastiques du royaume de Rougeterre.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Denis Christian Gérard vit à Nancy, la cité des Ducs de Lorraine. La lecture du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien fut la révélation qui guida son imagination d’enfant vers d’autres mondes. Il eut alors envie de créer et raconter ses propres histoires. Ses premières nouvelles circulèrent en secret sur les tables de ses camarades lycéens, pendant les cours. Parallèlement, il s’abandonna corps et âme au jeu de rôles. Plus tard, il entreprit la rédaction de plusieurs romans dans lesquels il joue avec l’Histoire (à la manière d’Alexandre Dumas ou de Walter Scott) ou l’invente (à la façon de Robert E. Howard).




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Denis-Christian GÉRARD

Les Chroniques de Rougeterre

LA VOLEUSE À L’ŒIL MORT

Roman

Du même auteur,

aux éditions Encre Rouge :

Les Chroniques de Rougeterre :

- La Dernière Garde - Tome I : La Meute

- La Dernière Garde - Tome II : L’Héritier

Chapitre 1 - Passation de pouvoir

Accoudée aux merlons de la plus haute tour du château royal, Felymée Nordan prit une profonde inspiration et ferma les yeux face au vent du large. Le souffle violent lui fouetta le visage et mua sa chevelure en une oriflamme blonde, claquante et battante, comme brandie dans une bataille épique. Glacial, il apportait la promesse d’un hiver rigoureux. Pourtant, la guerrière accueillit son étreinte piquante sans lui consentir le moindre frisson. Elle qui était née sur les cimes gelées du Grand Nord, qui avait grandi avec le blizzard pour tourmenteur perpétuel, qui avait appris l’art du combat pieds nus dans la neige et qui chassait jadis les démons griffegels entre les congères, considérait depuis longtemps le froid comme un ennemi maîtrisé.

Mais les embruns, charriés depuis la mer déchaînée jusqu’aux toits de la capitale, émoustillèrent son imagination en lui contant des îles aussi lointaines qu’inconnues. Ils lui inspirèrent une possible réponse à la question qui la taraudait ces derniers temps : vers quelle contrée allait-elle voyager, maintenant que cette existence, ici à Castelrol, achevait de lui convenir ? Après tout, pourquoi ne pas monter sur le pont d’un navire puis se laisser porter sur l’immensité bleutée ? C’était une direction qu’elle n’avait jamais explorée dans son ancienne vie d’errance. Oui, l’idée lui plut.

Depuis cinq années déjà, elle officiait en tant que capitaine de la garde royale, de la milice urbaine et conseillère auprès du souverain. Elle s’était pourtant promis de ne jamais rester aussi longtemps dans un même endroit. Maintenant, elle éprouvait une profonde lassitude, même si elle pouvait se montrer fière du travail accompli ici.

Et pour cause ! Après l’assassinat du roi Filip, Felymée et une poignée de compagnons d’armes, sous le commandement sans faille de son vieil ami Arwald le Loup, avaient lutté pour renverser l’usurpateur Rastiel puis restituer le trône à son prétendant légitime. Et ils y étaient parvenus en payant toutefois le prix fort, à savoir une fortune de douleur, de larmes et de sang. Aujourd’hui, Valkryst 1er était le souverain incontesté et incontestable de Rougeterre. De jeune noble arrogant et égoïste, elle l’avait vu évoluer, devenant le guide avisé, populaire et juste, dont le bon peuple adorait chanter les louanges. La guerrière blonde pouvait se vanter d’avoir joué son rôle dans cette lente métamorphose. D’ailleurs, son influence sur le roi était telle que nombre d’indélicats à la cour les soupçonnaient d’être amants. C’était faux. Même si Valkryst n’était pas insensible à ses charmes nordiques. En tout cas, elle avait toujours repoussé ses avances royales… Maintenant, il était temps qu’il trouve sa reine et assure sa descendance. Cette quête cruciale, il devrait la mener à bien seul car Felymée ne pouvait, ni ne souhaitait l’aider. De toute façon elle était pressée de reprendre sa vie nomade. Bien sûr, le souverain était rentré dans une fureur noire en l’apprenant et lui avait formellement ordonné de ne pas quitter son service. Mais il la connaissait suffisamment bien pour deviner qu’elle désobéirait.

Felymée ouvrit les yeux sur la ville. À cette hauteur, la tour principale du château lui offrait une vue qui ne manquait jamais de l’émerveiller. La guerrière montait ici aussi souvent que possible afin d’en profiter, seule de préférence. Ce matin, le ciel se chargeait de gris lumineux, annonciateur de neige, similaire à celui qui léchait perpétuellement les sommets nordiens de son enfance. Loin en dessous, dans la grande cour fortifiée, les soldats royaux – les propres hommes de Felymée – engoncés dans leurs cuirasses brillantes, armes d’hast sur l’épaule, assuraient la relève de la garde avec tout le cérémonial d’usage. Cette parade surannée la faisait un peu sourire, même si elle avait pris soin d’en maintenir l’usage.

— La tradition, murmura-t-elle à sa seule intention.

Il s’agissait de son hommage personnel à Arwald le Loup, héros de Castelrol, l’homme qui l’avait précédée dans la fonction qu’elle occupait, cette même fonction dont elle allait bientôt se débarrasser sans regret.

Plus loin, derrière la grille levée du château, la Grand-Place grouillait de badauds insouciants et d’étals chamarrés. Le peuple faisait son marché sous l’œil indifférent de la statue de la légendaire reine Cathrye, fondatrice de la lignée royale. Elle se dressait là, gigantesque depuis presque six siècles, sans que le temps ne l’ait marquée de son empreinte corrosive. L’artiste talentueux, dont le nom était hélas oublié, avait réussi le tour de force de capturer la beauté légendaire de cette femme hors du commun.

Plus loin encore, au sommet des remparts crénelés qui bordaient la capitale, des dizaines d’oriflammes colorées subissaient la violence du vent d’hiver. La majorité arborait l’emblème de la famille royale, un lion rugissant dressé sur ses pattes arrière. Une héraldique choisie jadis par la reine Cathrye en personne. Les autres présentaient les couleurs des familles vassales les plus puissantes de ce pays.

D’ici, le grand fleuve Verflot traversant la cité avant de se livrer à la mer évoquait une ligne de firmament tombée entre les maisons. En effet, ce jour, ses eaux démentaient leur nom en se parant du même gris éclatant que le ciel. Deux affluents aux cours plus foncés le rejoignaient, faisant de Castelrol un carrefour fluvial divisé en quatre havres aux activités distinctes. Le port royal au nord-est, avec ses bâtiments de guerre imposants, était dédié à la couronne et aux activités militaires. Le port marchand, au nord-ouest, accueillait perpétuellement des navires en provenance du monde entier, dont les cales regorgeaient de merveilles exotiques. Le port de pêche, au sud-ouest, grouillait d’une activité laborieuse pour approvisionner en poisson frais les cinq marchés de la ville, comme ceux des provinces alentour. Enfin, au sud-est, se trouvait la partie baptisée hypocritement le « Port-au-Peuple », bordée d’estaminets louches et d’auberges douteuses, investie par les représentants les plus défavorisés de la grande cité.

— Ah, capitaine Felymée. On m’a dit que je vous trouverais ici.

La guerrière reconnut immédiatement la voix rocailleuse si caractéristique de sire Bezzaro Valder. L’officier venait de surgir derrière elle, gravissant les dernières marches menant au sommet de la tour. Par la force des choses – autrement dit par la volonté du roi –, il était devenu son second quelques mois plus tôt, après le départ en retraite de son fidèle Pier. À la cour, il fallait compter avec l’influence de la puissante famille Valder.

— Et qui vous a renseigné ?

C’était une façon subtile de lui faire comprendre qu’elle aurait nettement préféré rester seule, à observer la ville en modèle réduit et à braver le vent. Elle n’appréciait pas beaucoup l’individu mais faisait cependant avec. Trop arrogant, trop sûr de lui, trop ambitieux, trop retord… Il cumulait les défauts aux yeux de Felymée qui appréciait par-dessus tout les rapports simples et francs.

— Nelwen, la petite domestique brunette, annonça-t-il en venant s’appuyer nonchalamment contre le merlon voisin. Je ne sais pas comment elle fait, mais elle est toujours au courant de tout ce qui se passe dans ce château.

Felymée ne daigna pas lui accorder le moindre regard mais elle le sentit frissonner à côté d’elle. Il était trop proche à son goût.

— Prenez mon manteau, dit-il. L’air est glacial et vous ne portez qu’une broigne de cuir.

Il fit mine de dégrafer sa pèlerine au col bordé de fourrure de loup. Quel idiot prétentieux ! Avait-elle demandé un chevalier servant ?

— Je n’en ai pas besoin.

— Comme vous voudrez.

La guerrière devina son soulagement. Il pelait de froid et n’avait aucune envie de se découvrir.

— Donc, vous me cherchiez, Valder. Pourquoi ?

Elle tourna enfin la tête vers lui et le surprit en train d’observer son profil. Ses yeux d’un bleu acier accrochèrent ceux de Bezzaro. Ce dernier ne réussit pas à supporter leur éclat bien longtemps, il se focalisa vers la ville en contrebas. Son visage aquilin blêmissait sous l’assaut du vent froid. Ses cheveux, coupés très courts à la mode militaire, lui composaient un casque noir aux abords réguliers qu’une tempête peinerait à décoiffer. Avec ses joues creuses, ses pommettes saillantes et son menton pointu cerné d’une barbichette taillée avec soin, il donnait l’impression de ne pas manger à sa faim. Mais il n’en était rien. L’homme possédait simplement un physique de rat.

— Vous auriez pu m’informer de votre départ, lança-t-il la voix chargée d’un accent de reproche. Je suis votre second tout de même.

— Et c’est justement parce que vous êtes mon second que je n’ai aucune obligation envers vous, répliqua-t-elle froidement. Qui vous a mis au courant ?

— Sa Majesté le roi en personne.

Évidemment. La nouvelle était encore récente, confidentielle et réservée à un cercle restreint de conseillers autour du monarque. Personne n’aurait osé évoquer le sujet sinon Valkryst lui-même. Et, au vu de sa colère, il était logique que cela s’accompagne d’une décision hâtive, inconsidérée et dictée par le ressentiment.

— Il m’a confié la charge. Je suis officiellement votre successeur en tant que capitaine de la garde royale.

Bien sûr. Ce choix aberrant n’avait pour seul et unique objectif que de faire changer d’avis Felymée. La faire revenir sur sa décision. Nombre de soldats méritants, des vétérans ayant contribué à restituer son trône au souverain, méritaient cet honneur bien plus que Valder. Ce dernier était sorti de nulle part et ne devait son ascension sociale qu’à son nom de famille prestigieux. Valkryst tentait ainsi de forcer la main de la guerrière. Mais il était hors de question qu’il parvienne à ses fins souveraines.

— Petit crétin, laissa-t-elle échapper.

— Pardon ?

— Rassurez-vous, Bezzaro, je ne parle pas de vous. Toutes mes félicitations pour cette promotion non méritée.

L’officier faillit la remercier mais se retint en réalisant in extremis que le compliment était doté d’une négation. Un silence s’établit entre les deux officiers, seulement troublé par le sifflement saccadé du vent qui les enveloppait.

— Quand comptez-vous partir ? demanda finalement Valder.

La question lui brûlait les lèvres. Felymée haussa négligemment les épaules.

— Je me donnais une semaine… mais je crois que demain sera parfait.

— Bien. Cela me convient également. Dans ce cas, dois-je réunir la troupe afin que vous annonciez la nouvelle ? Dans la cour ? Dans une heure ?

Elle acquiesça. L’envie de l’attraper par son col en fourrure de loup, puis de lui offrir un raccourci en l’envoyant par-dessus les créneaux la titilla. Mais elle se contenta d’imaginer la scène et du plaisir mental qu’elle constituait. Bezzaro fit mine de s’en aller enfin, mais s’immobilisa avant la première marche.

— Vous savez, capitaine ?

Tous deux se tournaient maintenant le dos et Valder alimentait encore la conversation, cela en disait long sur la nature de leurs rapports. Felymée ne répondit pas, lui laissant le loisir de poursuivre. Ce qu’il allait faire de toute façon, sa question n’étant que rhétorique.

— Je vais enfin finir le travail.

Elle savait exactement ce à quoi il faisait allusion.

— Oh, vous avez accompli de belles choses en cinq ans. Vous avez fort bien veillé à la sécurité de notre bon roi… de façon plus que rapprochée, prétendent certains. C’est tout à votre honneur de donner ainsi de votre personne pour le bien de la nation…

L’allusion était écœurante et l’inclination à le passer par-dessus les remparts se fit plus tentante. Elle le vit déjà tournoyer dans les airs, devenir de plus en plus petit, le visage figé en un masque de terreur.

— Parallèlement, vous aviez la lourde charge d’assurer la sécurité des habitants de Castelrol. Et d’aucuns diront que vous avez rendu la capitale plus sûre. Pourtant…

Le ton du presque capitaine de la garde royale se fit plus mordant. Acerbe. Vindicatif. Le sujet le vrillait au ventre depuis longtemps.

— Pourtant je ne m’expliquerai jamais votre laxisme, votre manque de réactivité face à ce fléau que représentent Acamas et sa bande de coupe-jarrets pouilleux !

Le nom était finalement lancé : Acamas la voleuse. Acamas au-grand-cœur. Acamas la renarde. Acamas, fléau-des-riches. Acamas du peuple. Acamas sans-pitié. Ou encore Acamas la borgne… Le nombre de ses sobriquets colorés était légion. Elle était autant adulée par les petites gens que honnie par la bourgeoisie et la noblesse. Felymée la connaissait bien. Et pour cause, toutes deux avaient rejoint jadis la légendaire « Meute » d’Arwald le Loup, compagnie ainsi baptisée par les trouvères qui contaient leurs nombreux exploits.

En tant que cheffe de la guilde des voleurs de Castelrol, la jeune femme avait même participé à l’assaut final contre l’usurpateur Rastiel, à la tête de ses hommes. Hélas, la belle Acamas paya le prix fort pour son rôle dans ces événements : à savoir la perte d’un œil, des cicatrices indélébiles et bien plus encore… Aujourd’hui, Valkryst 1er devait, à elle comme à ses compagnons d’armes, le privilège d’être toujours de ce monde et de gouverner sereinement Rougeterre. En remerciement pour ses bons et loyaux services, Acamas aurait pu devenir une héroïne adulée, un membre influent de la cour, voire simplement une rentière à la vie paisible. Hélas, les blessures reçues avaient couvert son âme et son cœur d’un voile d’obscurité. Aussi avait-elle choisi de rester dans l’ombre des bas quartiers sans se réclamer de personne, pas même du souverain qu’elle avait contribué à sauver.

Durant les cinq dernières années, la bande d’Acamas avait exercé avec brio la palette complète de ses talents si particuliers : vol, cambriolage, extorsion, enlèvement, chantage, escroquerie, corruption et meurtre. Ces méfaits visaient toujours les classes aisées de la capitale et bénéficiaient aux pauvres, aux défavorisés qui recevaient une part du butin. La voleuse était habile, rusée et jouissait de la dévotion totale de ses séides. Elle était rapidement devenue l’héroïne du petit peuple en même temps que le cauchemar de l’autorité publique. Valkryst 1er, toujours conscient de sa dette envers elle, se montra d’abord aussi permissif et indulgent que possible, puis son devoir royal le contraignit à manifester de moins en moins de clémence au fil du temps. En effet, ses sujets, victimes d’Acamas, grognaient et attendaient de leur suzerain qu’il garantisse la bonne application de la loi et rende la justice en bon père du royaume.

En tant que capitaine de la garde royale et de la milice urbaine, Felymée se retrouva alors en première ligne de front. C’est ainsi que son amie devint son adversaire privilégiée. Pourtant, au grand dam du roi, elle ne put jamais se résoudre à la traiter comme un malfaiteur lambda. Après plusieurs tentatives de négociations infructueuses pour l’inciter à rentrer dans le rang, elle eut quelques bonnes occasions de l’appréhender mais n’en profita guère. Acamas était sa faiblesse, voire sa faute, et pour partie dans sa décision d’abandonner ses fonctions. À son successeur le plaisir, ou plutôt la douleur d’en découdre avec la guilde des voleurs ! Et maintenant, la guerrière savait que l’heureux élu ne serait autre que Bezzaro Valder.

— La légendaire Felymée… reprit ce dernier sur un ton de dédain. La femme parfaite, belle à s’en damner, combattante hors pair et meneuse d’hommes incomparable. En réalité, vous n’avez jamais eu les épaules. Je m’en suis aperçu immédiatement à votre contact. Votre incapacité à régler le problème Acamas le prouve ! Quand je pense aux histoires ridicules qui circulent sur votre compte : certains murmurent que vous ne vieillissez pas, que vous avez combattu au côté de Valere quand il a soulevé les esclaves de Profonde, il y a un siècle. D’autres que vous avez déjà servi le roi Filip au début de son règne… C’est ridicule ! Bientôt, quelqu’un prétendra que vous êtes la putain de velkerie qui a assassiné Rol le Noir, le père fondateur du royaume, cinq cents ans plus tôt.

Il stoppa sa diatribe pour reprendre son souffle puis laissa échapper un ricanement sinistre. Sa peau rosissait, plus sous l’effet de l’emportement que du froid.

— En réalité… reprit-il sur un ton enragé, ce sont votre joli minois, votre chevelure blonde et votre petit cul qui font fantasmer les mâles. Tous imaginent que vous êtes hors du commun, faute de pouvoir vous la…

Il n’eut pas le temps d’ajouter un mot. Felymée venait d’empoigner son col de fourrure et le forçait à faire volte-face. Il reçut un premier coup qui fit éclater son arcade sourcilière gauche. Le second lui ouvrit les lèvres en deux. À demi assommé, il bascula en arrière quand la guerrière le lâcha, puis roula comme un paquet de linge sale dans les escaliers de pierre en colimaçon.

— Rol le Noir n’est pas mort assassiné, grogna l’actuelle capitaine de la garde. Je lui ai transpercé le cœur en combat singulier.

Chapitre 2 - À l’œil nu

La petite chambre était plongée dans une pénombre apaisante. Quatre chandelles, positionnées en arc de cercle devant un miroir ovoïde, répandaient leur cire chaude sur le plancher vermoulu. Leurs lumières dédoublées dansaient de concert autour de la jeune femme nue qui se donnait bien du mal pour contempler son profil. Elle tentait de conserver la tête aussi droite que possible, dans l’alignement de son corps, mais fut contrainte de tricher en tournant légèrement le cou. Son œil lorgnait vers la droite, dans la limite imposée par son champ de vision. D’abord vers le bas, sur l’image de ses jambes, longues, fines et lisses. Elle avait conservé cette habitude de les raser depuis l’époque, presque lointaine, où elle avait servi au château royal. Cela pour se sentir plus jolie, plus attirante, plus féminine. Elle était alors une espionne infiltrée pour le compte de la guilde des voleurs, quelquefois obligée de jouer de ses charmes pour s’attirer les faveurs et les confidences des nobles de la cour. La plupart du temps, son sourire tantôt enjôleur tantôt candide s’était révélé suffisant. Mais, de temps à autre, il avait fallu donner un peu plus… voire beaucoup plus. Nombre d’hommes ne consentaient à révéler leurs secrets qu’une fois exténués, la tête sur l’oreiller.

— Ah ! laissa-t-elle échapper, comme pour chasser d’un souffle plusieurs souvenirs désagréables.

Son regard de biais remonta vers son entrecuisse dont elle ne pouvait rien discerner dans cette position sinon que, à l’endroit de son intimité, elle avait également fait le choix coquet d’éradiquer toute pilosité disgracieuse. Certes, cela avait surpris plusieurs de ses partenaires mais elle ne se souvenait d’aucun ayant désapprouvé. Les plus délicats ayant même apprécié… À l’opposé de son pubis soigneusement lissé, l’arrondi de sa fesse, ferme et subtilement dessinée, la fit sourire d’aise. Elle avait toujours été fière de cette partie de son anatomie. Combien de fois s’était-elle retournée vivement, surprenant la convoitise des mâles qui lui emboîtaient le pas ? Elle suivit ensuite la courbe délicate de ses hanches étroites puis de ses reins, se creusant volontairement la base du dos pour offrir une pose sensuelle à sa vue satisfaite. Enfin, elle bifurqua vers la ligne plate de son ventre, dominée par un sein rebondi à la proportion idéale : ni trop gros ni trop petit. Elle avait toujours jugé les poitrines volumineuses un tantinet vulgaires et celles trop plates ennuyeuses ; la sienne lui semblait tout simplement parfaite. Aussitôt, le souvenir d’Arwald le Loup, le guerrier, le capitaine, le héros, le dernier amant qu’elle avait aimé d’amour, submergea son cœur. Elle le revit baiser tendrement son aréole sensible puis saisir délicatement le téton entre ses dents…

— Oh non… murmura-t-elle à sa seule intention, le cœur piqué au vif, les sens subitement émoustillés par un fantôme qui la hantait trop régulièrement.

Oublierait-elle cet homme un jour ? Elle aurait presque pu le souhaiter car se remémorer ses caresses, ses doux sentiments, la magie de ses doigts sur sa peau, constituait une souffrance. Mais non, il n’était pas question de le bouter hors de sa mémoire. De toute façon, quand bien même l’aurait-elle voulu, cela se serait révélé impossible. Arwald faisait et ferait toujours partie intégrante d’elle. Il aurait dû être l’homme de sa vie, et pourtant elle l’avait fui. Par peur. Par terreur qu’il la regarde différemment, qu’il ne la trouve plus à son goût, qu’il la prenne en pitié, qu’il ne l’aime tout simplement plus.

— Tu as fait ton choix, idiote, grogna-t-elle.

Il lui fallut quelques secondes pour réprimer cette sensation familière qui tentait d’enserrer sa gorge. Après avoir repris le contrôle, elle poursuivit son auto-inspection inconfortable dans le miroir. Ses longs cheveux détachés cascadaient sur son épaule, bordant d’un noir de jais son profil pâle. Ah, ce profil ! Un front bombé, un nez droit et aquilin, des lèvres bien dessinées et un menton délicieusement arrondi. Le tout magnifié par un regard sombre et mystérieux. Combien de fois l’avait-on appelée « mon ange » ? C’était le surnom qui revenait naturellement. Jadis. Ses traits charmaient. Ses traits attiraient. Et le reste, ses formes, son sourire, sa voix, sa bonne humeur, son esprit vif, sa répartie et son intelligence acérée achevaient de pourfendre les cœurs.

Mais hélas, cela appartenait à une époque définitivement révolue.

Il était si doux de rêver, de se bercer de nostalgie, mais il fallait bien revenir à la réalité. La triste réalité. À contrecœur, la jeune femme pivota d’un quart de tour afin d’affronter son reflet sous un angle moins avantageux. Le miroir lui renvoya violemment l’image de son visage de face. Sur la moitié gauche, un sillon large et rose, strié de lignes de chair violacées, labourait son front lisse depuis la naissance des cheveux jusqu’à la commissure de ses lèvres ; mais surtout, à mi-chemin, il disparaissait dans les méandres d’une orbite aussi noire que béante aux paupières déchirées et flétries, avant de ressurgir insolemment à l’opposé. On aurait dit une route dessinée à l’encre rouge sur une carte de vélin ; elle s’étirait vers le Sud sans se soucier du gouffre sans fond qu’elle traversait, pour se rétrécir en chemin, en sentier puis en piste. Du côté droit, l’œil sombre intact, insolent et magnifique irradiait d’intensité, rendant l’absence de son jumeau encore plus cruelle. « L’ange » portait maintenant un demi-masque de démon. À peine plus bas sur son corps, comme une signature en coin d’un tableau morbide, l’ignoble labour renaissait au-dessus de la poitrine pour serpenter entre ses seins.

— Va te faire foutre, sale petite merde ! gronda-t-elle la voix tremblante.

L’invective haineuse visait le responsable de ce massacre dont la tête décapitée et jaunie flottait mollement, depuis cinq ans déjà, dans un large bocal scellé à la cire. Du haut de son étagère, le bourreau devenu supplicié dardait toujours le même regard aussi glauque qu’inexpressif sur son ancienne victime revancharde. La jeune femme l’avait traqué, puis retrouvé pour lui faire payer au centuple son apparence actuelle.

D’ailleurs à cette heure, peut-être payait-il encore…

— Patronne !

La porte s’ouvrit avec fracas tandis que l’origine de cette interpellation bruyante s’engouffrait en trombe dans la chambre. Malgré son élan, Ector ne fit qu’un pas avant de se muer en statue devant la silhouette de l’occupante. Les volets de bois étaient clos mais les flammes des quatre chandelles suffisaient à révéler les moindres détails de la nudité insolente de la jeune femme. La bouche du visiteur s’entrouvrit sans qu’aucun son ne daigne en sortir. Pourtant, ce n’était pas ce corps féminin offert à sa vue qui le pétrifiait. Certes non. Il avait déjà eu le privilège de contempler sa supérieure dans le plus simple appareil. D’ailleurs, il ne s’était pas contenté de la regarder. Elle et lui avaient eu l’occasion de faire des choses ensemble quand, d’aventure, elle se sentait trop seule, trop mélancolique. À ce sujet, il se désolait d’être contraint d’attendre ces moments de tristesse pour pouvoir partager sa couche…

Si Ector restait interdit en cet instant, c’était parce qu’il contemplait pour la première fois le trou noir et béant qui dévastait la partie gauche du visage de la voleuse. En toutes circonstances, et même les plus intimes, celle qui portait le nom redouté d’Acamas, cheffe de la puissante guilde des voleurs de Castelrol, conservait d’ordinaire son cache-œil.

Troublée par cette irruption embarrassante, la jeune femme eut le réflexe tardif de se détourner. D’un geste nerveux, elle ramena une mèche de sa longue chevelure corbeau en avant.

— Mais… tu aurais dû tirer le verrou, bredouilla l’homme, cherchant instinctivement à reporter sur elle la responsabilité de sa propre bévue.

Avec sa tête penchée, ses cheveux rabattus et ce regard de biais qu’elle lui lançait, Acamas lui évoqua une enfant prise en défaut. C’était bien la première fois que sa cheffe lui semblait si vulnérable. Même pendant leurs ébats, quand elle s’abandonnait, jamais elle n’avait fait montre d’une telle fragilité. Ector se sentit soudainement honteux et remercia le dieu Erod que personne d’autre ne l’ait surprise dans cette situation. Dans la guilde des voleurs, tout défaut dans la cuirasse pouvait passer pour une faiblesse impardonnable que l’on ne manquerait pas d’exploiter tôt ou tard. En effet, cette belle communauté n’accordait à personne le droit d’être faible, et surtout pas à celle qui la dirigeait. Aussi populaire fut-elle.

— Non, c’est ma faute, corrigea-t-il avec sincérité. J’aurais dû toquer à la porte, puis m’annoncer… avant d’entrer.

Pour toute réponse, Acamas lui tourna le dos puis se dirigea vers une chaise au pied du lit. Ses vêtements y étaient entassés. Ector se demanda si la colère de sa cheffe prenait déjà le pas sur l’embarras. Il le saurait bien assez tôt. Il la vit ajuster soigneusement le bandeau noir autour de sa tête mais préféra concentrer son regard sur le bas de son dos avant qu’elle n’enfile son pantalon. Il adorait ses fesses, sa peau, son corps en général malgré cette profonde cicatrice qui courrait entre ses seins. Et il aimait tout autant ses traits, même ravagés à gauche… tant qu’elle conservait son cache-œil, bien sûr. Hélas, l’image du trou sombre sur sa figure s’était imprimée dans son esprit, et il lui sembla qu’il n’oublierait jamais cette vision dérangeante. Y penserait-il lors de leurs prochains ébats ? Si elle daignait encore lui accorder cet honneur évidemment… La guilde comptait bien quelques borgnes dans ses effectifs qui, pour certains, ne cherchaient pas à masquer leur infortune. Mais cela n’avait rien à voir, car cette infirmité collait à chacun de leurs physiques de truands décatis et usés. Celle d’Acamas, par contre, évoquait un acte impardonnable de vandalisme sur une œuvre d’art.

D’ailleurs, Ector adressa un regard vindicatif à la tête jaunie qui flottait dans son bocal, sur une étagère. Cet homme-là était responsable du supplice de sa cheffe. Il méritait bien de se dissoudre lentement dans son jus infâme. Le voleur se souvenait du jour où Acamas l’avait traqué puis coincé dans une impasse puante de Castelrol, presque cinq ans plus tôt. Il ressemblait à un petit homme simplet et terrorisé, avec un visage rond surmonté d’une chevelure aussi rare que filasse. Ses longs bras s’enroulaient autour de son corps décharné comme pour se protéger des coups qu’il pourrait recevoir. Il aurait pu inspirer la pitié si ses grands yeux fous et ses dents taillées en pointe n’avaient trahi sa perversité. Acamas le fit enfermer dans une pièce de leur ancien repaire, près des quais. Le soir même, elle le rejoignait, armée de deux grands couteaux de boucher. Les cris atroces du prisonnier résonnèrent pendant des heures et faillirent faire perdre la raison à Ector et à ses complices qui montaient la garde à l’extérieur. Quand les hurlements cessèrent enfin, la cheffe des voleurs réapparut, couverte de sang et de restes humains de la tête aux pieds. Après cet épisode macabre, elle ne fut plus jamais la même. Comment pouvait-elle conserver cette abomination comme un simple bibelot sur un meuble ? Elle aurait dû la jeter au feu avec le reste du cadavre. Ector fit un pas vers le trophée macabre, il s’aperçut que les cheveux s’étaient détachés du crâne détrempé et formaient un petit tapis de paille au fond du bocal.

— Par Erod ! jura Ector stupéfait.

Le regard vitreux de la tête décapitée ne venait-il pas de se poser sur lui ? Certes le mouvement était presque imperceptible mais il s’était produit. Pourtant, cela était tout bonnement impossible. Son imagination lui jouait des tours. Sans doute la faute à cette maudite chambre qui manquait de lumière.

— Quoi encore ? demanda Acamas sur un ton sévère.

Elle achevait de s’habiller. Le bandeau noir, croisé sur la cicatrice barrant la moitié de son visage, lui conférait cet air cruel qui lui valait le respect des voleurs de la guilde. Des mèches de ses cheveux corbeau cachaient son front et dansaient devant son œil valide. Elle portait une chemise écrue, rapiécée, bouffante et rentrée à la taille. Son décolleté laissait paraître le haut de la marque rouge qui lui descendait entre les seins. Un pantalon de cuir élimé moulait ses jambes fines. Elle se tenait sur un pied, achevant d’enfiler une botte de cuir au rabat usé.

Comme tant d’autres fois, Ector fut saisi au cœur par le charisme de la jeune femme. L’état de faiblesse dans laquelle il l’avait surprise était déjà balayé, effacé. Il était prêt à la suivre jusqu’aux Enfers si elle le lui demandait. Elle était belle, fière et sauvage.

— Parle, ordonna-t-elle. Pourquoi es-tu ici ?

Elle se forçait toujours à être rude avec lui et ne savait pas vraiment pourquoi. Peut-être parce qu’Ector, sans même le vouloir, réussissait régulièrement à percer sa cuirasse. À l’attendrir, en somme. Et qu’elle ne voulait surtout pas paraître tendre. La dualité de cet homme lui plaisait. Il était intelligent et sensible la plupart du temps puis, dans les moments de crise, ces caractéristiques s’effaçaient pour laisser la place à une détermination et à un sang-froid étonnants. Après tout, il avait été soldat avant de déserter pendant la régence de l’usurpateur Rastiel. Il avait ensuite rejoint la guilde des voleurs et y était resté après le retour du roi légitime sur le trône. Il aurait pu réintégrer l’armée avec les honneurs… Mais Acamas savait qu’il entretenait un petit faible pour elle, et cela l’agaçait. Pourtant elle avait fait de lui son second et son amant. Non pas par sentimentalisme mais parce qu’il alliait loyauté et agréable minois. Deux qualités rarement réunies dans sa bande de malandrins. Elle le fixa de son œil unique. Oui, ses traits réguliers, sa fossette au menton, ses grands yeux noisette et sa chevelure brune ébouriffée le rendaient définitivement agréable à regarder.

— Eh bien ? grogna-t-elle en forçant volontairement sur l’agressivité. Qu’avais-tu de si urgent à me dire ?

Ector se ressaisit. Il déglutit, puis fit son possible pour reléguer le souvenir de l’orbite évidée d’Acamas – ainsi que la tête pâle baignant dans son jus infâme – sous la pile instable de ses pensées.

— Le Gandin nous fait dire que l’oiseau a quitté le nid ! annonça-t-il enfin, soulagé d’en venir au but de sa visite.

La cheffe des voleurs ajusta son talon dans la botte en la faisant claquer sur le plancher. Puis elle attrapa un baudrier sur la chaise voisine et s’en équipa. Un fourreau de cuir pendait à son extrémité, duquel émergeait la garde bosselée d’une épée de duel. L’arme préférée d’Acamas.

— Dans ce cas, ne perdons pas plus de temps, conclut-elle avec un sourire carnassier.

Avant de partir, la jeune femme ouvrit un petit pot de terre contenant une pâte brune, épaisse et odorante. Son remède. Il n’était pas question qu’une migraine survienne pendant l’opération. Mieux valait prendre ses précautions. Elle se badigeonna le palais de la mixture et en soupira d’aise.

Chapitre 3 - Première neige

À l’aube de l’hiver, le froid était déjà piquant. Emmitouflés dans des capes noires aux capuches relevées, Acamas et Ector arpentaient les pavés des quartiers bourgeois de la capitale. Autour d’eux, les porches des villas, montés en pierres de taille ou bardés de plaques de marbre, vantaient les fortunes de leurs propriétaires respectifs. Rien à voir avec les entrées de bois décaties ou de briques sales des maisons du Port-au-Peuple. À vrai dire, l’éclairage nocturne constituait le seul point commun entre ces secteurs urbains. En effet, dans toute la cité, selon un décret édicté par le roi Valkryst 1er, chaque habitant dont la maison se tenait à la croisée de rues était tenu de suspendre une lanterne à sa fenêtre durant la nuit. Cette mesure, relative à la sécurité des bonnes gens, n’arrangeait pas les affaires des individus louches tels qu’Acamas et Ector.

Les souffles réguliers des deux voleurs se muaient en nuages de condensation qui s’étiraient puis mouraient dans leur sillage. À cette heure tardive, les marcheurs ne croisaient que leurs propres ombres qui s’allongeaient ou rétrécissaient sous leurs pieds au gré des sources lumineuses.

Le duo restait attentif afin de ne pas tomber nez à nez avec une patrouille. Le guet ne manquerait pas de s’inquiéter de sa présence dans cette artère huppée. En effet, l’apparence rustique des deux lascars ne correspondait pas à l’image que l’on se faisait ici des gens honnêtes…

Acamas s’immobilisa soudain, la main gauche sur le torse de son compagnon, la droite crispée sur la poignée de son épée. L’extrémité du fourreau souleva un pan de sa cape et apparut à l’air libre.

— Quelqu’un ! murmura-t-elle.

D’un mouvement de tête, elle désigna l’entrée d’une ruelle obscure. Les deux malandrins s’y engouffrèrent aussi silencieusement que prestement. Leurs pelisses sombres se fondirent dans la pénombre. Aussitôt, les bruits de bottes que la voleuse avait perçus résonnèrent distinctement dans la quiétude nocturne. Des soldats ! Au nombre de six ou huit, lui sembla-t-il. Acamas et Ector rabattirent de concert leurs capuches sur leurs visages. Ainsi, ils se savaient quasiment invisibles depuis la rue. Bientôt, les gardes apparurent dans leurs champs de vision. Cuirasses et casques brillaient à la lueur des lanternes.

— Les hommes de Felymée, pensa la voleuse.

Elle en compta dix. En passant, certains tournèrent leurs regards vers la ruelle mais sans discerner les silhouettes immobiles qui s’y dissimulaient. Décidément, la célèbre capitaine de la garde royale ne lésinait pas sur les moyens pour combattre le crime dans cette partie de la ville. Malgré les circonstances, Acamas ne put s’empêcher de sourire en pensant à la farouche guerrière blonde. Toutes deux étaient de vieilles amies. Des sœurs d’armes. Et elles le resteraient même si tout les opposait aujourd’hui. Elles n’avaient pas eu l’occasion de se parler depuis bien longtemps. Un an. Peut-être même un peu plus. En tout cas, lors de leur dernière entrevue, Felymée avait tenté de la convaincre de mettre un frein à ses activités dites criminelles. Selon elle, le roi s’agaçait de crouler sous les plaintes de tel ou tel vassal volé ou escroqué. Il menaçait de traiter Acamas comme elle le méritait si jamais elle refusait de revenir vers le droit chemin. Plus aucun traitement de faveur, plus aucune indulgence. La justice devait s’appliquer à tous et à toutes de la même façon implacable. Bien sûr, la cheffe de la guilde des voleurs avait rejeté en bloc tout adoucissement de ses méthodes. Et bien sûr, elle savait qu’elle pourrait continuer à user et à abuser de la corde sensible. Par amitié, Felymée persisterait à fermer les yeux sur bien des choses. Et tout se passerait bien tant qu’elle resterait à la tête de la garde royale. Par contre, si un jour le roi décidait de nommer quelqu’un de plus zélé à ce poste, eh bien il faudrait peu de temps pour qu’elle, Acamas, malgré les services rendus jadis à la couronne, ne finisse par se balancer au bout d’une corde de chanvre sur la Grand-Place…

— Hé, patronne… lui murmura Ector à l’oreille. Les cuirasses sont à l’autre bout de la rue maintenant. Tu comptes dormir ici ?

La voleuse s’extirpa de ses pensées moroses.

— Je joue la sécurité, mentit-elle. Inutile de se précipiter. Nous pouvons y aller maintenant.

Les premiers flocons commençaient à tomber tandis qu’ils atteignaient leur destination, un pâté de maisons plus loin. Deux silhouettes les attendaient au pied d’un mur aussi long que la rue, les épaules déjà couvertes de blanc poudreux. La première était celle d’un colosse dépassant l’autre d’une tête. Le costaud jetait des regards inquisiteurs de gauche à droite. Vêtu d’un simple pourpoint de cuir ouvert sur son torse velu et d’un kilt au tartan compliqué, il ne semblait pas se soucier de la température. Il s’appuyait de ses deux mains énormes sur un bâton aux extrémités ferrées. La seconde appartenait à un individu aussi fin qu’une branche d’arbre mort. Serré dans un manteau de velours pourpre rapiécé et rehaussé de dorures défraîchies, il grelottait en tenant son col bien fermé. De loin, on aurait pu penser que son corps pouvait se briser d’un claquement sec au moindre coup de vent. Contrairement à son géant de complice, il était transi. La vue des arrivants sembla le soulager.

— Ah, enfin ! s’exclama-t-il avec un ton empreint de préciosité. Mais que faisiez-vous donc ? Nous n’avons pas toute la nuit, vous savez ?

Il ajusta nerveusement le monocle qui lui exorbitait l’œil droit. Son visage allongé, strié de rides, marbré de couperose et maquillé comme une putain de bas étage, évoquait un parchemin extirpé de la gueule d’une vache. Ses cheveux gris, tirés en arrière puis reliés en une queue de cheval grasse par un flot noir, n’arrangeaient rien au spectacle.

— Je ne le répéterai jamais assez, poursuivit-il en agitant un doigt émergeant d’une mitaine fatiguée. La bonne exécution d’un fric-frac est liée à la précision, mais surtout à la rapidité de ceux qui…

— Par pitié, Le Gandin, grogna Acamas en passant devant lui sans même lui octroyer un regard. Épargne-nous ton laïus habituel ! Fais-moi plutôt un topo précis sur la situation.

La voleuse s’arrêta face au colosse et lui adressa un clin d’œil. Celui-ci répondit par un sourire franc derrière sa barbe blonde tressée. La douceur qui émanait de ses yeux clairs contrastait avec son allure rustique. Le dénommé Le Gandin, quant à lui, soupira puis haussa les épaules.

— Un topo… Soit ! C’est ma spécialité, après tout. Donc, notre oiseau… devrais-je dire le sire Barbelin, a enfin quitté sa villa en chaise à porteurs, il y a une heure environ, sous la bonne garde de quatre de ses gardes du corps. Votre serviteur l’a alors pris en filature avec toute la discrétion qui le caractérise…

Ector sourit intérieurement. « Discrétion » n’était pas le mot qui caractérisait le plus Le Gandin. Sa façon extravagante de se vêtir passait rarement inaperçue. Mais bon, au moins n’avait-il pas été arrêté. C’était bon signe.

— Je puis donc vous annoncer que Barbelin est actuellement en visite chez sa vieille amie… devrais-je dire la vieille poufiasse… la Marquise Dalcya de Longuemine. En toute logique, il a été invité pour souper. Nous avons donc assez de temps devant nous pour notre petite affaire. Deux heures au minimum. Si je compte bien, il reste quatre autres mercenaires dans la villa. Il faudra faire avec eux ce soir. Que pourrais-je ajouter ? Ah oui… Les cuirasses – dix hommes – sont passées dans cette rue il y a environ cinq minutes. Nous disposons donc d’une vingtaine de minutes avant qu’ils ne reviennent. Évitez de déclencher l’alerte avant, devrais-je dire, que trente minutes ne soient écoulées…

Les soldats en patrouille étaient ceux qu’Acamas et Ector avaient croisés en venant.

— Pour finir, vous constaterez que la part d’imprévu est au rendez-vous ce soir avec cette foutue neige.

Le Gandin balaya l’air d’un bras pour chasser les flocons et leur demander d’aller s’abattre plus loin. Mais ceux-ci commencèrent à tomber plus nombreux et plus gros, comme pour le contredire, ils couvraient déjà les pavés d’un tapis laiteux. Pas de chance. La neige n’était assurément pas l’alliée des malandrins car elle rendait la nuit plus lumineuse et imprimait les traces de pas.

— Ça ira, conclut Acamas. On fait comme prévu.

Ses trois complices acquiescèrent. Elle retira sa cape noire, à présent embarrassante s’il fallait se faufiler dans un décor d’un blanc immaculé. Ector l’imita. Tous deux frissonnèrent au contact de l’air glacé mais savaient qu’ils n’allaient pas tarder à se réchauffer. Le Gandin récupéra leurs pelisses puis s’en enveloppa aussitôt en grognant de satisfaction. Il n’avait plus l’âge de participer aux réjouissances et resterait de ce côté du mur. Son rôle se bornait désormais à jouer le guetteur. Après une dernière inspection visuelle de la rue et des fenêtres alentour, la cheffe des voleurs se tourna vers le géant blond.

— Ovis, s’il te plaît !

C’était un sobriquet, attribué en raison de sa grande douceur. Son apparence impressionnante était trompeuse. Et le colosse n’avait jamais révélé son vrai nom à quiconque, pas même à elle. Peu importait à la cheffe des voleurs. Mais il avait bien fallu lui trouver un nom. « Le Grand », ça ne suffisait pas. Alors Ector avait eu l’idée et elle convint à l’intéressé. Pourquoi pas ?

Acamas posa une botte entre les mains jointes d’Ovis puis se laissa soulever aussi facilement qu’un sac de plumes. En haut du mur, des pointes acérées en fer forgé couraient tout du long. Elle les agrippa en prenant garde de ne pas s’y empaler, puis s’immobilisa pour observer la luxueuse propriété de Maître Barbelin. Ici, tout n’était que silence et blancheur. Aucune lanterne ne brillait, aucune lueur ne filtrait derrière les volets de bois sculptés, pourtant on y voyait presque comme en plein jour. La neige tourbillonnante enveloppait chemins, haies, statues et fontaines, créant l’illusion que personne n’avait foulé ce sol depuis l’origine des temps. La jeune femme chassa le sentiment de sécurité qui tentait de tromper son instinct de survie. Le danger se cachait là, quelque part, et l’oublier serait suicidaire. La villa n’était qu’à une centaine de pas à découvert tout au plus. Ses deux étages, flanqués de colonnes arrogantes, de statues au réalisme bluffant et de balcons aux rambardes ouvragées, respiraient une opulence débridée. Le maître des lieux n’était pas n’importe quel négociant en vins, il possédait les meilleures vignes du royaume et fournissait les tables de toute la noblesse de Rougeterre. Selon la rumeur, sa fortune rivalisait avec celle de l’église d’Erod elle-même. Cela ne l’empêchait ni de payer ses employés à coups de trique, ni de les traiter comme des moins que rien. Enfin, son statut de grand amateur et collectionneur d’art était de notoriété publique. Cela faisait un moment qu’Acamas nourrissait l’envie de découvrir ce qu’il cachait dans le secret de sa demeure.

La voleuse sauta avec l’agilité d’un chat dans la poudreuse qui crissa sous ses bottes. Elle n’appréciait jamais de fouler la neige immaculée, cela lui donnait l’impression de commettre une sorte de sacrilège. Ector et Ovis se réceptionnèrent à ses côtés, achevant de dévaster cette partie du beau tapis blanc. Le premier lui adressa un sourire bref qui eut pour effet de l’irriter. Mais pourquoi diable faisait-il ça ? Pour la réconforter ? Elle n’en avait pas besoin. Pour l’assurer de son soutien ? Qu’il fasse son travail et voilà tout. Aussi fit-elle mine de l’ignorer.

Les sens en alerte, le trio traversa la cour à pas de loups, dans un maelstrom de flocons. Acamas était en tête, la main sur la poignée de son épée de duel, ses deux hommes déployés juste derrière elle. Aucun son ne provenait de la maison. Où étaient donc les quatre mercenaires de garde ? N’étaient-ils pas censés effectuer des rondes ? Peut-être profitaient-ils de l’absence de leur employeur pour tirer au flanc ? La jeune femme en doutait, car Barbelin était assez riche et exigeant pour se payer les services de professionnels triés sur le volet. Les voleurs se calèrent contre le mur bordant une entrée de service. Acamas voulut faire signe à Ector de se mettre au travail, mais ce dernier s’accroupissait déjà face à la serrure, déballant son nécessaire de crochetage. Les secondes s’égrenèrent, rythmées par le cliquetis des outils métalliques dans le cylindre.

— Alors ? murmura Acamas, impatiente.

Le voleur grommela, peinant à obtenir un résultat. Pourtant, son expertise n’était pas à remettre en cause. Barbelin avait simplement payé le prix fort pour sécuriser les accès de sa maison. Il en avait les moyens, après tout.

— Bon sang, Ector, tu ne veux tout de même pas que je le fasse à ta place ? souffla la jeune femme, intransigeante.

Son second ne broncha pas, conservant sa concentration. Il ne réagit même pas quand un bruit d’huisserie se fit entendre du côté de l’entrée principale, sur la façade adjacente. Un rai de lumière dansante s’étira sur le sol laiteux, à l’angle de la demeure. Des voix graves résonnèrent dans le vent floconneux, sans que les mots prononcés soient compréhensibles. Et voilà. Ce qui devait arriver arriva : les gaillards du négociant en vins sortaient finalement faire leur ronde. Acamas pesta silencieusement en comprenant qu’ils venaient dans leur direction. Pas de chance, ils auraient pu partir dans le sens inverse. Dès qu’ils atteindraient le coin de la villa, ils apercevraient les intrus. La luminosité hivernale trahirait leur présence même à des aveugles.

— Ector ! grogna la cheffe des voleurs en serrant les dents.

Il fallait qu’il déverrouille cette foutue porte. Maintenant ! Et c’est exactement ce qui se produisit. Le talent du crocheteur eut soudain raison des mécanismes complexes de la serrure. L’homme envoya un sourire triomphant à ses amis, puis s’enfonça dans la pénombre du vestibule qu’il venait de révéler. Il suffisait de le suivre.

— Et merde ! murmura Acamas qui venait de réaliser que cela ne les tirerait pas d’affaire pour autant.

En effet, son regard remontait la piste nette laissée par leurs pas dans la neige depuis le mur d’enceinte jusqu’à cet accès. Les gardes ne pouvaient pas la manquer. La jeune femme prit une décision tactique, celle de l’attaque-surprise. Tant que cela était encore possible. Elle dégaina sa lame de duel en prenant soin de ne pas la faire tinter dans le fourreau, fit signe à Ovis de lui emboîter le pas puis longea le mur en direction des importuns.

Elle s’arrêta à l’angle du bâtiment. Elle sentait la chaleur corporelle d’Ovis irradier dans son dos gelé. Le colosse exhiba deux grands doigts devant son œil valide afin de lui signifier le nombre de leurs adversaires. Selon leurs voix, elle en était arrivée à la même conclusion. Tant mieux. Un chacun. Ils étaient là, à un pas à peine.

— Hé, regarde ça ! lança l’un d’eux avec un fort accent de l’Est.

Ils venaient d’apercevoir les traces. Le moment était venu. Acamas avança prestement, se révélant à eux et les surprenant. Elle frappa d’estoc celui de gauche en espérant qu’Ovis s’en prendrait à l’autre. La lame fine s’enfonça sous le menton puis ressortit à l’opposé, sectionnant une vertèbre cervicale au passage. La voleuse la retira d’un geste vif. Dans le même temps, le crâne du mercenaire de droite vola en éclats en entrant en contact avec le bâton ferré du géant blond. Les gardes s’écroulèrent simultanément, teintant la neige d’écarlate.

— Et de deux ! murmura la voleuse victorieuse.

Elle s’immobilisa, tendant l’oreille, cherchant à savoir si le massacre était passé inaperçu. À son grand soulagement, il n’y eut aucun éclat de voix en retour, aucun bruit suspect. La quiétude reprit ses droits dans la cour de Maître Barbelin.

— Inutile de cacher les cadavres, constata Ovis en haussant ses larges épaules.

En effet, cela ne ferait qu’étaler le sang aux alentours et rendre la scène de meurtre plus visible encore. Les deux assassins échangèrent un regard de connivence quand la chute des flocons s’intensifia subitement, comme si l’hiver se faisait miséricordieux, souhaitant offrir un linceul aux deux victimes.

Chapitre 4 - La Ruben

Acamas approcha de la porte laissée béante par son second. Où diable était-il passé ? Il était censé les attendre tout de même. Saisie d’un mauvais pressentiment, elle s’accola au mur, son épée de duel toujours en main. Ovis l’imita.

— Ector ? demanda-t-elle à mi-voix.

La réponse lui parvint depuis l’intérieur.

— Je suis là, mon général… La voie est libre…

Le ton était clair… mais il l’avait appelée « mon général ». Acamas échangea un regard lourd d’inquiétude avec le géant. C’était un code convenu entre eux pour signaler que la situation dérapait et qu’Ector se trouvait en difficulté. Il n’avait jamais eu à l’utiliser, jusqu’à ce jour. La voleuse n’avait pas le choix. Si elle hésitait, celui ou celle qui menaçait Ector comprendrait que son piège avait échoué. Il fallait improviser en conservant toutefois une carte dans sa manche. Elle fit signe à Ovis de ne pas bouger puis s’avança sous le chambranle de la porte, l’épée baissée.

L’œil de la voleuse peina à s’habituer à l’obscurité. Elle se tenait dans un petit vestibule, menant peut-être aux quartiers des serviteurs. Une… non, deux silhouettes accolées se tenaient au centre, à cinq pas d’elle. Elle devina qu’il s’agissait d’Ector, fermement maintenu par un individu aux traits indistincts. L’éclat d’une lame brilla sous son encolure. Au fond, sur les premières marches d’un escalier menant à l’étage, elle distingua un autre larron. Sa position semblait indiquer qu’il la menaçait d’une arbalète ou d’une arme similaire plus exotique. Avec le jardin illuminé de blanc dans son dos, Acamas devait constituer une cible parfaite.

— Et voilà les deux autres lascars, pensa-t-elle.

Elle dut admettre qu’ils étaient plutôt doués.

— C’est cette pute, ta générale ? demanda l’homme au couteau.

Ector acquiesça avec peine. Son adversaire devait appuyer fermement sur sa gorge. La voleuse apprécia l’insulte et, plus encore, la confirmation.

— Et vous n’êtes venus qu’à deux ?

Le second opina.

— Tu te fous de ma gueule ?

— Nous sommes deux ! confirma la jeune femme d’une voix claire. Discrétion oblige !

Les deux mercenaires ricanèrent de concert.

— Allez, la pute, lâche ton aiguille ! À moins que tu ne veuilles que ton petit copain soit doté d’un deuxième sourire permanent.

— La pute t’emmerde ! Je n’ai pas de petit copain. Tu lui fais ce que tu veux, je m’en tape. Mais je garde mon arme pour te l’enfoncer bientôt dans le cœur.

Elle fanfaronnait mais, en réalité, n’imaginait pas comment se sortir de cette situation épineuse. Ovis constituait sa botte secrète, mais la placer sans sacrifier Ector relevait de l’impossible.

— Oooh, tu en as dans le pantalon, la pute !

— Mon nom est Acamas ! lança-t-elle.

Elle en avait plus qu’assez d’entendre le mot « pute » à tout bout de champ. Les mercenaires restèrent interdits. L’annonce avait fait son petit effet. Maintenant, il fallait voir quelle conséquence elle allait engendrer.

— Tu… tu plaisantes ?

— J’ai perdu le goût de la plaisanterie en même temps que mon œil.

Le bandeau, traversé par une cicatrice rouge du front à la commissure des lèvres, semblait attester ses dires.

— On a touché le gros lot, Bors ! Sa fichue tête est mise à prix par le roi ! Une foutue fortune !

L’arbalétrier gloussa comme une poule d’eau depuis les marches. Mais la situation ne semblait pas avoir évolué d’un iota. À un détail près cependant : peut-être n’oserait-il pas tirer sur elle de peur de la tuer. En effet, la prime était bien plus intéressante si elle restait en vie. De toute façon, elle n’aurait pas l’occasion de tester cette hypothèse. Le salut vint d’une porte située derrière l’homme menaçant Ector. Elle grinça en s’entrouvrant, révélant une petite silhouette curieuse.

— C’est vraiment Acamas ? demanda une voix aussi juvénile qu’enthousiaste. Acamas la voleuse ?

Surpris par cette apparition, l’homme tourna la tête vers l’enfant.

— Qu’est-ce que tu fous là, toi ? gronda-t-il tel un ours furieux. Fous le camp ! Ton père nous fera écorcher vifs si…

C’était le moment. Ector profita que son adversaire relâchait son emprise pour saisir sa main armée et l’éloigner de sa gorge. Dans le même temps, il pivota sur lui-même, entraînant le mercenaire dans son mouvement et le livrant ainsi, de dos, aux bons soins de sa cheffe. Cette dernière saisit l’opportunité et se fendit en avant. La pointe de sa lame traversa l’omoplate puis le cœur – comme promis tantôt – de l’individu. Elle ressortit par le torse et ne s’arrêta que dans la chair d’Ector qui laissa échapper un cri de douleur.

Ovis chargea tel un taureau enragé. Sa stature imposante obtura l’entrée, plongeant brièvement le vestibule dans une obscurité totale. Le claquement caractéristique d’un tir d’arbalète retentit.

Acamas se maintint en garde, prête à frapper encore, mais l’affrontement était déjà terminé. Le premier mercenaire gisait face contre terre, une flaque d’écarlate s’élargissait sur le marbre autour de lui. Le dénommé Bors glissa mollement sur les marches les plus basses de l’escalier, le crâne en bouillie.

— Et de quatre, pensa la jeune femme.

Du côté des voleurs, la situation était meilleure mais pas brillante. Ector se tenait à genoux, les traits déformés par la douleur. Du sang s’échappait d’un trou bien net, mais peu profond, sur son dos, et imbibait sa chemise.

— Tu m’as embroché en même temps que lui, geignit-il à l’attention de sa cheffe.

— C’est de la part de la « pute », répliqua l’intéressée acerbe.

— Mais…

Il s’interrompit, conscient que ce n’était ni le moment ni l’endroit. De toute façon, ça ne servirait à rien. Le géant blond, quant à lui, s’appuyait de ses deux mains énormes sur son bâton. Il regardait en grimaçant le carreau d’arbalète bardé de plumes noires qui émergeait de son épaule. La pointe en métal ressortait de l’autre côté.

— Ovis ? demanda Acamas, plus inquiète pour lui que pour son second.

— Je survivrai, répondit-il de sa voix douce.

— Pas moi, lança Ector.

La jeune femme ignora cette dernière remarque. Elle rejoignit prestement le colosse, qui faisait mine d’extirper le trait de sa blessure, et l’en empêcha en retenant sa grande main rougie.

— La Couture se chargera de ça quand nous serons rentrés, lui dit-elle sur un ton apaisant. C’est plus prudent.

En effet, tant que le carreau restait en place, il ralentissait toute hémorragie. Ovis acquiesça en serrant les dents.

— Dites-moi… commença Ector en se relevant. J’ai rêvé ou un enfant nous a sauvé la mise ?

Il n’avait pas rêvé. D’ailleurs, où était-il passé cet enfant ? Il ne subsistait nulle trace de lui dans le vestibule. Son épée toujours dégainée, Acamas ouvrit précautionneusement la porte par laquelle leur sauveteur providentiel avait fait irruption. Elle déboucha dans un vaste hall, certainement celui de l’entrée principale. Au sol, des plaques de marbre noires et blanches composaient un damier géant. À sa gauche, un escalier monumental aux marches parées de tissu vermeil s’élevait vers les étages. Et là, juste devant elle, assis par terre, la tête dans les genoux, un petit garçon blond comme les blés sanglotait dans sa chemise de nuit.

— Et tu es qui toi, au juste ? demanda-t-elle en se plantant devant lui telle une conquérante.

Il redressa la tête. Elle estima son âge à dix ans tout au plus. Des larmes rougissaient ses yeux noisette et mouillaient ses joues rondes.

— Je suis… Como, hoqueta-t-il. Tu vas… me tuer, moi aussi ?

Acamas s’accroupit devant lui, intriguée par les marques apparentes sur ses pommettes et au-dessus de l’arcade sourcilière. Des ecchymoses. Elle prit son menton entre ses doigts et, sans ménagement, lui tourna la tête d’un côté puis de l’autre afin de l’inspecter. D’instinct, il leva les bras comme pour se défendre.

— Serais-tu mon ennemi, petit homme ?

— Non…

— Dans ce cas, pourquoi te tuerais-je ?

Cela parut le rassurer. La voleuse supposa que les mercenaires avaient violenté le gamin. Puis elle se ravisa. Ils avaient évoqué son géniteur…

— Tu es le fils de Barbelin ?

Il opina tristement. Non, les quatre lascars n’étaient pas à l’origine des coups. Ils recevaient une solde pour protéger Como en même temps que la villa.

— Tu es ici pour voler mon père ?

Elle écarta les bras pour marquer l’évidence.

— Pour quoi d’autre à ton avis ?

— Attends.

Il se leva d’un bond puis s’éloigna en gambadant. Elle le regarda gravir quatre à quatre les marches du grand escalier puis disparaître à l’étage. Elle aurait pu le retenir, mais son instinct lui soufflait qu’il n’allait pas lui jouer un mauvais tour.

— Où se sauve-t-il comme ça ? demanda Ector qui venait d’arriver.

Acamas se moquait bien de l’endroit où Como voulait se terrer, tant qu’il ne manifestait pas l’envie de crier au secours. Elle et ses hommes avaient du pain sur la planche. Elle considéra Ovis : le carreau fiché dans son épaule et son visage, aussi blanc que la neige du jardin, lui conféraient l’apparence inquiétante d’un mort-vivant.

— On fouille cette bicoque ! ordonna-t-elle. Je veux savoir où ce gros porc de Barbelin planque ses trésors. Nous avons perdu assez de temps comme ça.

Elle pensait au Gandin qui devait être en train d’égrener les minutes en faisant les cent pas dans la rue. Il avait toujours aimé les chiffres. C’était lui qui leur avait conseillé de chercher une pièce verrouillée, peut-être secrète. Selon sa longue expérience de cambrioleur, les amateurs d’art fortunés aimaient rassembler les plus belles pièces de leur collection en un même endroit. Une sorte de musée personnel en somme, où ils pouvaient tout contempler en même temps.

— Les garçons, cherchez un accès vers le sous-sol. Quant à moi, je vais rôder dans les étages. N’oubliez pas que la porte est peut-être dissimulée.

Elle n’eut pas le temps de poser une botte sur la première marche que Como redescendait déjà en sautillant, la main tendue vers elle.

— Tiens.

L’air grave, il lui présentait une clé en acier ouvragée. Elle semblait énorme entre ses petits doigts d’enfant. Perplexe, la voleuse accepta l’offrande.

— Par ici, dit-il en souriant enfin.

Elle le suivit de l’autre côté de l’escalier. Là, elle l’observa tandis qu’il ouvrait un petit panneau habilement dissimulé parmi les nombreuses boiseries sculptées. Juste derrière, une serrure brillante n’attendait que le sésame qu’elle serrait dans sa main.