L'Empire vous divertit - Matthew Alford - E-Book

L'Empire vous divertit E-Book

Matthew Alford

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Beschreibung

Bien installé dans une salle obscure ou dans son canapé, tout le monde a déjà été exposé à une production hollywoodienne. Mais derrière l’écran se cache parfois l’influence du lobby militaire : Pentagone et CIA.

De fait, ils fournissent du matériel, des véhicules, des lieux de tournage et même des figurants pour de nombreux films comme Top Gun, certains Terminator, Avatar, Hulk et Iron Man. En contrepartie, ils imposent des modifications aux scénarios, du navet au film de qualité. Ils vont parfois jusqu’à tout réécrire !

Matthew Alford et Tom Secker ont enquêté minutieusement sur une trentaine de films célèbres. En invoquant le Freedom of Information Act (qui, depuis le Watergate, oblige les administrations US à dévoiler une partie au moins de leurs archives), ils ont pu analyser plus de 4 000 pages de documents et de mails. Ils ont ainsi déterré toutes les formes de propagande.

Passionnant et richement illustré, L’Empire vous divertit est incontournable pour mieux saisir les rouages de l’industrie cinématographique. Expliquant aussi comment les États-Unis ont utilisé Hollywood pour justifier leur domination. Le cinéma… une puissante arme de guerre !

À PROPOS DES AUTEURS

Matthew Alford, enseignant à l'université de Bath a appliqué à Hollywood le modèle d'analyse des médias créé par Herman et Chomsky. Auteur d' Hollywood propaganda et The Writer with No Hands, qui a fait l'objet d'un documentaire primé.

Tom Secker, chercheur indépendant. Depuis 2010, il recherche et analyse des documents inédits du Pentagone, de la Cia et des autres services US. Son site spyculture.com, une mine d'archives, a été le preier à recenser les interventions de l'État dans les films et les séries made in USA.

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Ouvrages déjà parus chez Investig’Action :

Michel Collon, Planète malade. 7 leçons du Coronavirus, Entretien et Enquête, 2020

Élisabeth Martens, La méditation de pleine conscience. L’envers du décor, 2020

Staf Henderickx, Je n’avale plus ça. Comment résister au virus de l’industrie agroalimentaire, 2020

Jude Woodward, USA-Chine. Les dessous et les dangers du conflit, 2020

Johan Hoebeke et Dirk Van Duppen, L’Homme, un loup pour l’Homme ?, 2020

Michel Collon et Saïd Bouamama, La Gauche et la guerre, 2019

William Blum, L’État voyou, 2019

Ludo De Witte, Quand le dernier arbre aura été abattu, nous mangerons notre argent, 2019

Jacques Pauwels, Les Mythes de l’Histoire moderne, 2019

Robert Charvin, La Peur, arme politique, 2019

Thomas Suárez, Comment le terrorisme a créé Israël, 2019

Michel Collon, USA. Les 100 pires citations, 2018

Edward Herman et Noam Chomsky, Fabriquer un consentement, 2018

Saïd Bouamama, Manuel stratégique de l’Afrique (2 Tomes), 2018

Ludo De Witte, L’Ascension de Mobutu, 2017

Michel Collon, Pourquoi Soral séduit, 2017

Michel Collon et Grégoire Lalieu, Le Monde selon Trump, 2016

Ilan Pappé, La Propagande d’Israël, 2016

Robert Charvin, Faut-il détester la Russie ?, 2016

Ahmed Bensaada, Arabesque$, 2015

Grégoire Lalieu, Jihad made in USA, 2014

Michel Collon et Grégoire Lalieu, La Stratégie du chaos, 2011

Michel Collon, Libye, Otan et médiamensonges, 2011

Michel Collon, Israël, parlons-en !, 2010

Michel Collon, Les 7 péchés d’Hugo Chavez, 2009

Matthew Alford

Tom Secker

L’Empire vous divertit

Comment la CIA et le Pentagone utilisent Hollywood

Traduit de l’anglais par Philippe Stroot

Investig’Action

© Investig’Action pour la version française

© Illustrations, voir fin du livre

Chargé d’édition : David Delannay

Mise en page : Simon Leroux

Couverture : Joël Lepers

Iconographie : David Delannay

Traduction : Philippe Stroot

Correction : Michael Picut, Aude Berger, Sonia Étignard, Delphine Claire et David Delannay

Merci à tous.

Édition : Investig’Action – www.investigaction.net

Distribution : [email protected]

Commandes : boutique.investigaction.net

Interviews, débats : [email protected]

ISBN : 978-2-930827-77-3

Dépôt légal : D/2020/13.542/6

Table des matières

À propos des auteurs

Remerciements

Abréviations

Préface à l’édition française

Introduction

Le Pentagone : bras armé d’Hollywood

La clef de la production

La meilleure prévention

Le Pentagone, clef de la politique au cinéma

Vous avez dit sans intention ?

La maladie s’étend

Notes

La CIA : venue du froid, abritée au cinéma

1943—1965

1966—1986

1986 à aujourd’hui

Hollywood est-il « truffé d’agents de la CIA » ?

Comment en est-on arrivé là ?

Conclusions

Notes

Analyse: dans les films

Avatar

La Chute du faucon noir

La Guerre selon Charlie Wilson

Contact

Hôtel Rwanda

L’interview qui tue !

L’Univers cinématographique Marvel

Hulk

Iron Man

Iron Man 2

The Avengers

Le Royaume

Du sang et des larmes

L’enfer du devoir

La série Terminator

Treize jours

Vol 93

Des hommes d’influence

Notes

Analyse: chez les cinéastes

Les films de Tom Clancy

À la poursuite d’Octobre rouge

Jeux de guerre

Danger immédiat

La Somme de toutes les peurs 

Oliver Stone

Paul Verhoeven

RoboCop (1987)

Total Recall (1990)

Starship Troopers (1997)

Notes

Pour aller plus loin (supplément à l’édition française)

NCIS : enquêtes spéciales

Pitch Perfect 3 (2017)

The Report (2017)

No Limit

Notes

Briser cette matrice

Notes

Annexes

Annexe A

Annexe B.

Annexe C

Annexe D

Crédits Iconographique

À propos des auteurs

Le Dr Matthew Alford est attaché d’enseignement à l’université de Bath, en Angleterre. Dans sa thèse de doctorat, il a appliqué le modèle de propagande d’Edward Herman et Noam Chomsky à l’actuelle industrie cinématographique d’Hollywood. Son premier livre, Reel Power : Hollywood Cinema and American Supremacy a été publié par Pluto Press en 2010 et a depuis été traduit en français (Hollywood propaganda, Éditions Critiques, 2018) et en chinois. En 2014, le Dr Alford a participé à un documentaire sur son travail de recherche, The Writer with No Hands (L’écrivain sans mains), qui a été présenté pour la première fois au festival Hot Docs de Toronto et a gagné la Tablette d’honneur au festival du film populaire Ammar à Téhéran.

Tom Secker est un chercheur indépendant qui administre le site spyculture.com — première archive en ligne au monde qui recense les interventions gouvernementales dans l’industrie du divertissement. Il a eu recours à la loi sur la liberté de l’information (Freedom of Information Act) pour avoir accès depuis 2010 à des documents gouvernementaux uniques, qui ont été évoqués par Russia Today, Salon, Techdirt, The Mirror, The Express et d’autres médias. Il a signé et cosigné des articles dans la revue Critical Sociology et dans l’American Journal of Economics and Sociology et il anime le podcast populaire ClandesTime.

Remerciements

Nos collègues de recherche les plus proches et les plus fidèles ont été Tricia Jenkins, Robbie Graham et Pearse Redmond. Le présent ouvrage reflète leurs efforts considérables de recherche, leurs conseils et leurs analyses au cours de la décennie écoulée et nous les en remercions vivement.

Nous sommes conscients du fait que les données utilisées dans ce livre nécessitent davantage d’années d’étude et comme ce manuscrit a été rédigé en deux ans à peine, il est inévitable qu’il comporte certaines erreurs ou omissions. Nous avons toutefois jugé que nous devions rapidement mettre les informations qu’il contient dans le domaine public de manière claire et accessible. Nous avons donc, en parallèle, lancé un processus continu consistant à soumettre à des pairs les sections adaptées du manuscrit et toutes les sources de données sont librement accessibles sur spyculture.com. Sauf indication contraire, les documents mentionnés dans les notes sont disponibles sur ce site.

Nos derniers articles sont publiés dans l’American Journal of Economics and Sociology, Critical Sociology, Westminster Papers in Communications and Culture, et dans la Quarterly Review of Film and Video, accessibles par l’intermédiaire des bibliothèques universitaires.

Nous considérons comme égales toutes les contributions apportées à ce projet par les divers auteurs, dont les noms figurent par ordre alphabétique.

Abréviations

CIA : Central Intelligence Agency

DOD : Département de la Défense des États-Unis, alias le Pentagone

ELO : Entertainment Liaison Office/Officer (Bureau/agent de liaison en matière de divertissements)

FBI : Federal Bureau of Investigation

MCU : Univers cinématographique Marvel

MPAA : Motion Picture Association of America (Association interprofessionnelle qui défend les intérêts des six plus grands studios hollywoodiens)

ONG : Organisation non gouvernementale

NSA : National Security Agency (Agence nationale de la sécurité)

NSC : National Security Council (Conseil national de sécurité)

OSS : Office of Strategic Services (prédécesseur de la CIA)

OIG : Office of the Inspector General (Bureau de l’inspecteur général)

OPA : Office of Public Affairs (Bureau des relations publiques de la CIA)

PCA : Production Code Administration (admini­stration du code de production)

POW : Prisoner of War (prisonnier de guerre)

Préface à l’édition française

En 2017, nous avons publié le livre National Security Cinema sans publicité, sans éditeur, sans graphiste, sans distributeur et même sans prendre la peine de chercher des appuis. Nous avons été inondés de demandes d’interviews et les critiques ont été excellentes – rien dans les médias de grand chemin, bien entendu – et nous avons vendu 2000 exemplaires du livre la première année. Cet accueil positif témoignait de ce que le public était avide d’informations nouvelles et fiables ainsi que d’analyses pertinentes concernant ce domaine jusqu’alors largement sous-exploré et dénaturé.

Juste après la publication, nous avons commencé à observer des changements étonnants dans la manière dont le Pentagone organisait ses dossiers sur Hollywood. C’est ainsi que le dépôt de Washington a donné libre accès au public sans le consentement de son propriétaire privé, Lawrence Suid, qui, comme on s’en souvient, avait refusé cet accès à toute personne active dans ce domaine.

En 2018, j’ai visité la bibliothèque de l’université Georgetown, à Washington. J’y ai trouvé dans treize cartons davantage de preuves encore de l’influence du gouvernement sur les films et séries télévisées, même s’il était évident qu’une énorme quantité de documents, notamment les plus controversés avaient inexplicablement été retirés.

La même année, nous avons commencé à travailler avec Roger Stahl, professeur associé d’études de la communication à l’université de Géorgie, sur un film documentaire intitulé Theaters of Command : The Military Takeover of Hollywood (Théâtres sur commande : la prise d’Hollywood par l’armée), distribué par la Media Education Foundation début 2021 pour coïncider avec la publication de ce livre. Roger a envoyé des dossiers et des entretiens réalisés à la suite de visites sur le terrain à travers les États-Unis. Pendant ce temps Tom a continué à amasser des documents concernant plus d’une centaine de demandes au titre de la loi sur l’accès à l’information.

L’armée étasunienne, qui sait que ce sujet est extrêmement délicat, a réussi de manière étonnamment efficace à éviter, grâce à une série de stratégies discrètes, que l’on s’y intéresse trop. Ce n’est que l’acharnement de Tom – qui avait déjà été qualifié avant ce projet de « demandeur contrariant » par les autorités britanniques – qui a brisé le sceau.

Une nouvelle préface donne une bonne occasion de répondre à la question qui nous est le plus souvent posée – et qui est négligée dans la première édition – à savoir si un tel type de propagande existe dans d’autres pays.

La Chine est, bien entendu, particulièrement terrible à cet égard, car l’État y exerce des contrôles stricts, pour imposer ses propres fadaises nationalistes dans des films tels que Loup combattant (2015). Beijing édulcore des films étrangers pour sa propre population : dans Skyfall (2012), James Bond ne tue pas un garde chinois ; les Hommes en noir (Men in Black) ne font pas usage dans le troisième épisode de leur dispositif d’effacement de la mémoire (qui ressemble trop à de la censure), alors que, dans Mission Impossible 3 (2006), on ne peut pas voir du linge sécher sur un fil à Shanghai.

Toutefois l’impact de la Chine sur nos propres écrans occidentaux est négligeable (on a beaucoup glosé sur Tom Cruise contraint de retirer un drapeau de Taiwan de son uniforme dans Top Gun II [2020]) et plutôt rare (la modification la plus spectaculaire est intervenue dans Red Dawn [2012], où les soldats qui envahissent l’Amérique étaient au départ des Chinois, mais sont devenus des Nord-Coréens à la suite d’une plainte de Beijing).

En Grande-Bretagne nous avons le département de la Culture et le BBFC (British Board of Film Classification), mais aucun des deux ne s’oppose de manière explicite à des récits politiques. Il n’y a pas l’équivalent du département de la Propagande du Parti communiste chinois ni même du bureau de liaison du Pentagone en matière de divertissement, mais un certain nombre d’anciens militaires et agents de renseignements travaillent dans l’industrie du spectacle, alors que le ministère de la Défense et celui des Affaires étrangères disposent de procédures perfectionnées pour traiter les demandes d’aide à la production.

Les modifications concrètes apportées à des scénarios sont généralement inexistantes dans le système britannique, mais les formulaires à remplir pour travailler avec des organisations telles que Landmarc Solutions posent des questions sur « tout contenu militaire quelle que soit l’époque, notamment l’éventuelle représentation de tout établissement existant du ministère de la Défense » et précise également que, « si la demande comporte quelque aspect militaire que ce soit, elle devra être soumise à l’approbation de notre département des Relations publiques ». Si l’évaluation du département en question trouve un projet suffisamment positif, une aide militaire gratuite lui sera accordée, conformément aux manuels de formation en matière de médias.

Parmi les séries télévisées affectées par des compagnies telles que Landmarc et Military Film Services, on peut mentionner : EastEnders, Casualty, Top Gear, Doctor Who, Coast, Countryfile, Affaires non classées (ou Cold Case), Inspecteur Barnaby, Sherlock, Poirot et Miss Marple.

Parmi les longs métrages concernés, on trouve X-Men (2000), Edge of Tomorrow (2014), Monuments Men (2014), The Man from U.N.C.L.E. (2015), World War Z (2013), 24 (2016), Kick Ass 2 (2013), S-A-S : section d’assaut (2014), ainsi que divers James Bond.

Il n’est pas étonnant que des productions telles que Kingsmen (2014) (soutenue par Inmarsat et MBDA Missile Systems), MI-5 (2002-2011) et la série Intelligence avec David Schwimmer (2020) ressemblent à des publicités de recrutement – c’est ce qu’elles sont.

Aucun système de divertissement de sécurité nationale ne fonctionne cependant à l’échelle de ce qui se passe aux États-Unis. À tous points de vue – taille de l’armée, taille de l’industrie cinématographique, ambitions de politique étrangère ou influence culturelle globale –, tout le monde fait figure de nain comparé aux États-Unis.

Certes, même le système de sécurité étasunien de divertissement-sécurité n’est pas global. Depuis la parution de notre livre, plusieurs films incroyables, si l’on prend la peine de les chercher, ont dépeint la politique occidentale d’une manière qui nous a amusés et impressionnés à la fois : Vice (2015) ; Dark Water (2019) ; The Report (2019) ; Official Secrets (2019) ; Trahison d’État (2018) ; The Banker (2020).

Dans l’ensemble, le divertissement occidental a continué à se jeter de plus en plus dans les bras de la sécurité nationale avec Godzilla 2 : Roi des monstres (2019) ; Barry Seal: American Traffic (2014) ; Top Gun : Maverick (2020) ; Avatar 2 et Drone Warrior. Dans certains cas, y compris s’agissant de quelques productions dont nous pensions bien connaître l’histoire – comme Megaforce (1982), Man of Steel (2013), Presidio (1988) et Destination Zebra, station polaire (1968) – nous avons trouvé de nouveaux documents prouvant que le Pentagone avait obtenu une « réécriture totale », ou quelque chose de ce genre. Et vous vous rappelez la scène d’IndependenceDay dans laquelle les extrterrestres font sauter le Pentagone lui-même ? Non ?

Et pour cause : de nouveaux dossiers montrent que le bureau de liaison en matière de divertissement avait demandé sa suppression.

En ce qui concerne la série The Last Ship (2014-18) de TNT, rien de ce qui y apparaît n’a pu se faire sans la contribution de la Marine militaire, qu’il s’agisse de l’intrigue, des personnages, du montage final, des messages sur les réseaux sociaux et autres promotions, et même d’un petit rôle pour le secrétaire à la Défense pour la Marine. La série ne s’est pas foulée pour trouver des ennemis : la Russie, les terroristes islamiques et enfin la Chine, montrée en train d’essayer de rayer le Japon de la carte à l’aide d’un vaccin contaminé. Dans le même temps, les États-Unis appliquent « le traitement » au Vietnam par voie aérienne, dans une ignoble inversion de l’Histoire réelle. La série laisse même entendre que les États-Unis d’Amérique sont non seulement inspirés, mais guidés par Dieu lui-même…

Bien que la CIA et le Pentagone soient les coupables les plus flagrants de cette guerre éclair de propagande, ce ne sont pas les seuls.

Un cas classique est celui du Premier ministre britannique David Lloyd George, qui a empêché en 1918 la sortie d’un film sur sa propre vie, déjà approuvé et annoncé, en payant la somme de 20 000 livres sterling en liquide pour le négatif et l’unique copie, qui ont ensuite passé plus de septante [soixante-dix] ans dans un coffre-fort.

De nos jours, de tels objectifs sont atteints par des manières moins brutales, mais pas moins efficaces. Les studios de cinéma eux-mêmes assurent le contrôle le plus immédiat et le plus évident de l’expression politique. Dans le cas du film Greed (2019), le générique de fin comportait des statistiques permettant de comparer les salaires misérables des ouvriers des usines avec l’insolente richesse de magnats du commerce de détail tels que Stefan Persson, de H&M (dix-huit milliards de dollars étasuniens) et Amancio Ortega, de Zara (soixante-sept milliards). Sony a insisté pour qu’elles soient retirées.

Le film Atlas Shrugged : Part II (2012) célèbre le culte ultra-capitaliste d’Ayn Rand. Le film original a connu un succès commercial mitigé et a été largement ignoré par la critique, mais la suite – dont la sortie a coïncidé avec les élections de novembre 2012 – a rapporté seize millions de dollars grâce à une vente privée de la dette1. Cette série est soutenue par l’une des plus puissantes organisations conservatrices étasuniennes, « Americans for Prosperity », qui a déclaré : « Nous l’avons soutenue, nous avions organisé des projections dans tout le pays… nous aimions l’idée d’en être. »

D’autres personnages puissants se cachent aussi dans l’ombre. Richard Klein a fait office de conseiller officieux pour des films tels que Le Royaume (2007) et 13 Hours (2016). Une foule de prestataires privés travaillent sur des produits de divertissement, mais Klein est particulièrement intéressant, car au fur et à mesure que son rôle dans la série Designated Survivor (2015-19) prenait de l’importance, ont commencé à apparaître à l’écran tous les signes des relations publiques de la CIA – vues aériennes de Langley, décor recréant complètement le hall d’entrée de la CIA, avec son emblème bien visible de même que le mur commémoratif, sans oublier un dialogue maladroit nous rappelant que la CIA est censée respecter scrupuleusement la règle voulant qu’elle ne mène pas d’opération sur le sol étasunien. Klein est-il un agent de la CIA infiltré à Hollywood ? L’un des documents de la CIA en notre possession en parle comme d’un « contact de longue date » de son bureau des affaires publiques. Compte tenu de ses liens professionnels avec Henry Kissinger, a-t-il aussi déresponsabilisé cette tumeur d’état ?

Les retouches apportées à toute une culture médiatisée sont mises à nu dans notre travail, mais j’espère qu’il a toujours été clair que notre propos n’a jamais été de dire ce que les sociétés de production cinématographique devaient faire. Il s’agissait toujours de ce qu’elles ne devaient pas faire. Le principal problème que nous avons identifié – et qui prend des proportions démesurées aux États-Unis – est le cinéma de sécurité nationale, c’est-à-dire les productions typiquement réalisées avec le soutien d’organismes militarisés et qui font la promotion du point de vue de la superpuissance en matière de politique internationale.

Au moment de mettre la dernière main à cette nouvelle édition, certains signes indiquent que le Pentagone recommence à trouver le moyen de s’intéresser de près à ces productions. L’armée s’est mise à expurger davantage nos demandes au titre de la loi sur la liberté d’information en invoquant des excuses jusqu’alors inusitées – le droit d’auteur et la confidentialité commerciale – et nous entendons dire que tous les dossiers doivent être retournés par la bibliothèque de Georgetown au Pentagone lui-même.

Il peut paraître futile de penser que ces dossiers seront placés dans une pièce sombre pleine de casiers sur lesquels seront écrit « Ne pas ouvrir ». Or, nous avons vu très clairement que, lorsqu’Hollywood se mêle des affaires des puissants, nous sommes tous cloisonnés dans un monde qui n’est pas seulement un monde de divertissement, mais aussi un monde de mensonges.

Matthew Alford

Grande-Bretagne – été 2020.

Ce fut un plaisir de collaborer avec Investig’Action à cette édition augmentée de notre livre – seulement disponible en français, avec cette nouvelle préface (rédigée essentiellement par moi-même) et quatre nouvelles études de cas (dues essentiellement à Tom).

1. Dans une vente de dette, les comptes sont vendus purement et simplement à un tiers, le prix de vente étant généralement basé sur un petit pourcentage des soldes impayés et le tiers conservant 100% du montant encaissé. Les ventes de dette sont généralement organisées par le biais d’une vente en gros individuelle ou d’accords de flux à terme contractuels.

Introduction

Le contenu des films de cinéma et de télévision est directement, régulièrement et secrètement déterminé par le gouvernement étasunien, sous la direction de la CIA et du Pentagone. Ce qui apparaît de plus en plus depuis les années 80 est un genre nouveau que nous appelons « cinéma de sécurité nationale » — c’est à dire des films au service de l’histoire officielle et qui exaltent la justesse de la politique étrangère des États-Unis.

Ce n’est pourtant que récemment que la réalité d’une machine de relations publiques agissant subtilement et à grande échelle dans l’industrie du divertissement est devenue évidente pour les chercheurs que nous sommes depuis longtemps dans ce domaine. Lorsque nous avons commencé à nous intéresser aux liens entre la politique et le cinéma, au tournant du XXIe siècle siècle, nous avons accepté comme tout le monde l’idée qu’un petit bureau au Pentagone avait favorisé la production de quelque 200 films dans toute l’histoire des médias modernes.

Comme nous étions ignorants !

Ou plus exactement : comme nous avions été bernés par ceux qui chercher à colmater les fuites de scénarios censurés ou à empêcher d’en parler, comme nous allons le voir.

Il nous est apparu peu à peu que le lien entre le gouvernement étasunien et Hollywood était — ou plutôt avait toujours été — plus politique que ce qui avait été admis. Les dossiers auxquels nous avons eu accès grâce à la loi sur la liberté de l’information (Freedom of Information Act) ont révélé qu’entre 1911 et 2017, 814 films ont reçu le soutien du département de la Défense (DOD).

Si l’on y ajoute les 1133 titres TV titres, le nombre de productions de divertissement sur écrans soutenus par le département de la Défense se monte à 1947. Si l’on tient compte en plus des épisodes individuels de chacune des séries de longue durée telles que 24 Heures chrono, Homeland et NCIS : Enquêtes spéciales, ainsi que de l’influence d’autres organisations importantes comme le FBI, la CIA et me de la Maison-Blanche, il est clair que la sécurité nationale a soutenu des milliers de productions.

Les divertissements de sécurité nationale proposent des solutions violentes, nombrilistes et américanocentrées à des problèmes internationaux sur la base de lectures déformées de l’Histoire. Pourtant, même ceux qui ne remplissent pas d’aussi lamentables critères sont conçus jusqu’à un certain point pour recruter du personnel et doivent donc correspondre à l’image que la sécurité nationale veut donner d’elle-même.

Nous avons découvert en outre que le gouvern­­­e­-ment avait été le facteur décisif tant pour la création que pour l’achèvement de projets et qu’il en avait manipulé les contenus de manière beaucoup plus importante que tout ce qu’on n’avait jamais imaginé.

Une question cruciale se pose toutefois : si l’industrie du divertissement est essentiellement prise dans une sorte de carcan idéologique, comme le montrent de plus en plus nos livres et articles, comment expliquer que des productions vraiment subversives soient quand même réalisées par des metteurs en scène tels que Paul Verhoeven, Oliver Stone et Michael Moore ? Nous pensons que notre réponse va déconcerter les critiques qui estiment, par exemple, qu’Hollywood est biaisée en faveur du libéralisme de gauche.

Mais revenons d’abord à l’ampleur des opérations de la sécurité nationale à Hollywood.

Chapitre 1

Le Pentagone : bras armé d’Hollywood

Depuis plus d’un siècle, les cinéastes américains reçoivent de l’armée étasunienne une assistance sous forme de personnel, de conseils, de sites de tournage et d’équipements, pour réduire les coûts et donner une impression d’authenticité aux films. Le Pentagone est, depuis sa création, la principale force gouvernementale qui façonne les films hollywoodiens.

L’un des tout premiers exemples de coopération entre Hollywood et l’armée remonte à 1915, quand la Garde nationale des États-Unis avait mis des tanks à disposition pour le tournage de l’infâme film « Naissance d’une nation » (1915), dans lequel des esclaves noirs se révoltent contre leurs maîtres avant que des membres du Ku Klux Klan arrivent à cheval pour leur sauver la mise. Il s’agissait de pure propagande raciste et haineuse soutenue par le gouvernement.

Le film « Naissance d’une nation » , datant de 1915, est l’une des premières collaborations entre l’armée et Hollywood. Photo Jerry Tavin, Everett collection.

Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale, avec la fondation du Pentagone en 1947, que l’armée étasunienne a officialisé ses opérations à Hollywood. En 1948, elle a créé les Bureaux de liaison en matière de divertissement (ELO) sous l’autorité de Donald Baruch. Phil Strub a pris la relève en 19891.

Donald Baruch, premier directeur des Bureaux de liaison en matière de divertissements (ELO).

Si le département de la Défense (DOD) estime qu’un scénario doit être modifié pour qu’il puisse recevoir de l’aide de sa part, les producteurs doivent se soumettre à ces exigences et signer un accord d’assistance à la production (voir annexe D). Un conseiller technique veille à ce que le scénario effectivement utilisé lors du tournage soit bien celui qui a été convenu. Le département de la Défense exige un visionnage post-production pour s’assurer que rien dans le film ne contrevient à l’accord passé et il peut encore faire des suggestions à ce stade2. Lorsque la coopération est plus limitée, l’accord écrit peut ne pas être nécessaire.

La documentation officielle portant sur les modifications imposées aux scénarios par le département de la Défense se tarit autour de l’année 2004. De grandes quantités de scénarios annotés et de correspondances entre le département de la Défense et Hollywood ont été soit récupérées, soit lui ont été données, par un seul historien, Lawrence Suid, de 1976 à 2005, et peut-être même plus tard3. Suid continue à conserver ces documents dans les archives privées d’une bibliothèque publique de Georgetown, à Washington, et son refus apparent de les partager représente une perte importante et inutile pour la communauté des chercheurs.

Au début des années 2000, un journaliste basé à Los Angeles, David Robb, a pu brièvement avoir accès à la collection de Suid et a publié en 2004 un ouvrage explosif intitulé Operation Hollywood : How the Pentagon Shapes and Censors the Movies (Opération Hollywood. Comment le Pentagone façonne et censure les films). Depuis le raid de Robb sur ces archives, nous n’avons pas connaissance d’autres chercheurs ayant pu accéder à la collection de Suid, à l’exception du professeur Tricia Jenkins, de l’université du Texas, qui a demandé à y avoir accès, mais n’a reçu qu’une misérable poignée de documents datant de l’époque de la guerre du Vietnam. Dans de telles conditions, Jenkins n’a pas été en mesure de compléter l’article qu’elle était en train d’écrire et s’est résolue à collaborer plutôt avec Matthew Alford à un premier projet de document de 2016 établissant que Suid, tout en ayant rassemblé une foule impressionnante de données, avait d’une certaine manière étouffé ce domaine de recherche4.

Les documents du département de la Défense postérieurs à 2004 concernant la coopération avec Hollywood, que les auteurs se sont principalement procurés en vertu de la loi sur la liberté de l’information, ne contiennent aucun scénario annoté et très peu de correspondance ou de notes concernant des scénarios. Presque tous les documents officiellement disponibles sont de simples notes de routine qui se contentent d’enregistrer les activités du Bureau de liaison en matière de divertissement (ELO). Nous avons analysé le peu de documentation pertinente disponible en parallèle avec des projets de scénarios, des révélations, des interviews et d’autres sources afin de retracer l’influence du Pentagone sur le contenu des films au XXIe siècle5.

Vue aérienne du Pentagone datant de 2008. Photo David B. Gleason.

Qu’est-ce que le département de la Défense ne veut pas voir révélé au public ? Nous allons le voir.

La clef de la production

Pour une importante proportion des films et des productions télévisuelles, le soutien du département de la Défense n’est pas décisif en ce qui concerne le contenu ou le ton. La plupart de ces productions pourraient d’ailleurs être réalisées sans qu’il s’en mêle.

De nombreux films célèbres, tels que Top Gun (1986)et Battleship (2012), étaient en revanche tellement dépendants du Pentagone qu’ils n’auraient tout simplement pas pu voir le jour sans son assistance. Le film Act of Valor (2012) est même allé jusqu’à confier des rôles principaux à de vrais marines.

Dans le film Act of Valor, certains rôles principaux sont attribués à de véritables marines.

Alors que les cinéastes doivent habituellement soumettre leurs projets de scénarios aux militaires en même temps que leurs demandes de soutien, le département de la Défense a fait une exception pour le film Transformers, de Michael Bay. En échange d’une influence exercée très en amont par les militaires sur le scénario, les producteurs de Transformers ont obtenu plus de soutien que n’importe quelle autre série dans l’histoire du cinéma. Nous nous sommes procuré les accords d’assistance à la production concernant le deuxième et le troisième film de la série Transformers, d’où il ressort que les scénarios n’étaient même pas terminés au moment où ces contrats ont été signés.

Les rapports des Bureaux de liaison en matière de divertissement, tant de l’armée étasunienne que du corps des Marines, témoignent de l’enthousiasme avec lequel ils ont soutenu la série Transformers. Dans le cas du film Transformers 2 : La Revanche, ils ont participé à une réunion de planification commune avec les producteurs « pour discuter du rôle ultérieur de l’armée » alors que le scénario était encore en cours d’élaboration6. Ils ont prodigué la même assistance au scénario tout au long du processus d’élaboration du film Transformers 3 : La Face cachée de la lune , relevant que Bay était « très réceptif à nos notes et exprimait son désir que nous l’aidions ‘à mieux faire’7 ». Quelques semaines après le début de la production, l’armée a suscité une réunion entre les partenaires de la commercialisation mondiale de la Paramount Pictures et McCann Worldwide, l’agence de publicité de l’US Army Accessions Command (chargé des questions de recrutement). Il s’agissait de « discuter des possibilités offertes à l’armée étasunienne de tirer profit de la série Transformers8 ». Ayant noté que le deuxième de ces films avait rencontré le plus grand succès commercial, le département de la Défense a estimé que le troisième constituerait une « bonne occasion de faire connaître à un public mondial la bravoure et les valeurs de nos soldats ainsi que l’excellence technologique de l’armée d’aujourd’hui, dans le cadre d’une superproduction apolitique9 ».

Tournage du film Transformers 3 à Chicago en 2010

Tournage en collaboration avec l’armée pour les films Transformers. C’est Michael Bay qui filme.

Le premier film de la série Transformers a bénéficié d’une aide record de la part de l’armée, en mettant en scène douze types d’avions militaires et les troupes de quatre bases différentes. La liste des demandes adressée par Bay pour le deuxième film comportait plus de cinquante points (correspondant chacun à la location ou à l’utilisation de véhicules ou de matériels militaires) pour un coût total estimé supérieur à 600 000 dollars. Pour reprendre une expression du Pentagone, cet investissement a été encore « surmultiplié » par l’inclusion d’une technologie telle que celle des chasseurs F-22, à 150 millions de dollars la pièce, qui n’étaient encore jamais apparus à l’écran avant le premier film de la série Transformers. Qui d’autre que le haut commandement du Pentagone serait en mesure de fournir pour un milliard de dollars de véhicules et de lieux de tournage uniques, en plus de figurants entraînés et en uniforme, le tout pour quelques centaines de milliers de dollars tout au plus ? Comme l’a avoué le producteur Ian Bryce : « Nous n’aurions jamais été capables de réaliser ce film sans la volonté du département de la Défense de s’impliquer dans le projet10. »

L’influence du Pentagone sur les films Transformers s’est étendue bien au-delà de la phase de production. Au cours du tournage d’une scène du premier film dans laquelle les troupes américaines sont attaquées par les Decepticons, Jon Voight, jouant le rôle du secrétaire d’État à la Défense, a approché Bay pour lui dire que la scène devait être complétée par une ligne. Voight estimait qu’il se devait « d’exprimer son inquiétude concernant la sécurité des soldats », ce qui a fait que lui-même, Bay, Strub et d’autres se sont réunis immédiatement pour en parler. Strub a proposé « Ramenez-les à la maison », ce qui a suscité « un murmure d’approbation ». Cet ajout est apparu dans la version finale du film, suivie de l’image « d’un hélicoptère en train de s’approcher de silhouettes de soldats dans un nuage de poussière rouge11. »

« Ramenez-les à la maison ! »

Bien évidemment, malgré les affirmations du contraire, la série Transformers n’est pas apolitique. Alors que dans le premier film de la série l’action se déroule presque exclusivement aux États-Unis, dans le deuxième et le troisième les combats ont lieu partout dans le monde. Malgré cela, seuls les militaires étasuniens (et dans une moindre mesure britanniques) sont représentés, unissant leurs forces à celle des Autobots pour vaincre les méchants Decepticons, y compris au cours d’une mission à Shanghai. Ils le font avec des armes incroyables, dans une débauche de ce qui est souvent qualifié de pornographie guerrière. Le message implicite est que nous devrions nous réjouir de ce que seul le Pentagone soit capable de mener une guerre globale contre une menace extérieure. Et en plus, naturellement, nous sommes sommés de faire confiance à l’administration pour les « ramener à la maison ».

La meilleure prévention

Que le département de la Défense joue un rôle vital dans la production de certains films est une chose, mais qu’il puisse en réalité empêcher qu’un film soit produit en est une autre. Nous apportons ici la preuve de cas où le refus de l’armée de coopérer semble avoir empêché la création d’un film qui sinon aurait vu le jour.

Fields of Fire aurait pu être un film réalisé par James Webb en 1993. Webb était un vétéran qui s’était distingué pendant la guerre du Vietnam, était devenu par la suite secrétaire à la Marine et sénateur de l’État de Virginie. Le scénario était basé sur une nouvelle semi-autobiographique éponyme de Webb lui-même, qui portait sur la guerre du Vietnam et qui était tellement louée pour son réalisme qu’elle est restée parmi les textes fondamentaux utilisés pour la formation des recrues de la Marine. Fields of Fire paraissait donc tout indiqué pour bénéficier d’un soutien de l’armée. N’était-il pas précis et exact ? Il l’était, certes, mais le département de la Défense refusa à Webb l’aide qu’il sollicitait.

Le Pentagone trouvait contestables certaines représentations des marines dans Fields of Fire. Il s’agissait notamment : d’un cas de « fragmentation » (assassinat d’un officier par ses propres soldats) ; d’un soldat en train de se faire photographier le bras posé sur un prisonnier de guerre ennemi qui venait d’être brûlé au napalm ; d’un des personnages principaux mettant le feu à la hutte d’un villageois ; d’un marine tirant au hasard avec son M16 sur des cadavres de soldats vietnamiens pour s’assurer qu’ils étaient bien morts ; ainsi que de marines torturant et exécutant un homme et une femme qu’ils soupçonnaient d’avoir fait la même chose à deux autres Marines.

Dans une lettre à Webb, Strub écrivit qu’il était un fait que de telles activités criminelles s’étaient réellement produites, mais qu’en apportant leur soutien au film les marines et le DOD admettraient « tacitement qu’il s’agissait d’actes quotidiens de combat même s’ils étaient regrettables ». Le film n’a jamais été réalisé.

En 1994, Touchstone souhaitait sortir le film Countermeasures, dans lequel Sigourney Weaver devait incarner une psychiatre de la Marine qui découvre l’existence d’un réseau criminel ayant commis des meurtres à bord d’un porte-avions nucléaire pendant la guerre du golfe Persique. Selon ce scénario, Weaver découvrait que son patient faisait partie d’une opération de couverture par la Maison-Blanche de la livraison à l’Iran de composants d’avions à réaction, un complot qui faisait écho au scandale bien réel de l’affaire Iran-Contra des années 1980, dans lequel les États-Unis avaient créé une caisse noire grâce à la vente illégale à l’Iran d’armes dont certaines s’étaient retrouvées entre les mains des fascistes de la Contra au Nicaragua12.

Affaire Iran-Contra et ses retombées. Photo Trikosko, Marion S., bibliothèque du Congrès.

Le département de la Défense a refusé de coopérer à la production du film Countermeasures. Les cinéastes avaient besoin d’un avion, ce qui fait que la décision du Pentagone avait eu pour effet de faire avorter la production. Strub avait estimé que des « aspects fondamentaux » du scénario « l’empêchaient de répondre aux critères [du département de la Défense] ». Il a ainsi relevé que :

[L’image donnée de la Marine est] complètement irréaliste et négative. Les soldats manquent de professionnalisme, sont totalement centrés sur leur intérêt personnel et font preuve d’un sexisme sans complexe, à la limite du harcèlement ou de l’agression sexuelle pure et simple. […]. L’étonnante réaction des membres de l’équipage à la présence d’une femme à bord du bateau est tout à fait irréaliste… Attribuer le rôle du méchant à un agent du Service d’enquêtes de la Marine donne une mauvaise impression de ce service, implique tous ses agents par association et renforce les accusations de manque de professionnalisme largement colportées par les médias depuis quelques années.

Strub a également ajouté à propos de Countermeasures : « Nous n’avons nul besoin de dénigrer la Maison-Blanche ou de rappeler au public l’affaire Iran-Contra », ce qui revient à rejeter de manière explicite un scénario basé sur un scandale politique avéré.

Le film Top Gun II a été proposé au début des années 1990. La Marine a refusé d’apporter sa coopération au film en raison d’un scandale tristement célèbre survenu juste auparavant. En 1991, une série d’incidents avaient impliqué plus de cent officiers de la Marine et de l’aviation du corps des Marines des États-Unis accusés d’avoir agressé sexuellement quatre-vingt-trois femmes et sept hommes ou d’avoir eu un comportement « inapproprié et indécent » lors du 35e Symposium annuel de l’Association Tailhook au Hilton de Las Vegas. Ce scandale, appelé généralement « scandale Tailhook », donna lieu à un rapport interne accablant dans lequel le film original Top Gun était accusé d’avoir contribué à une telle dégénérescence de la culture militaire13.

Le « scandale Tailhook » eut lieu dans le Hilton de Las Vegas. Le film Top Gun fut nommé responsable de la tournure peu glorieuse des événements.

Le film Top Gun et sa fameuse scène de l’ascenseur.

Aujourd’hui, en 2017, des articles de presse laissent penser que la suite prévue depuis longtemps sera enfin réalisée, avec le soutien de l’armée, car le scandale Tailhook est tombé dans l’oubli grâce, dans une large mesure, aux efforts déployés par les militaires à Hollywood sur des films tels que Countermeasures.

Il existe probablement de nombreux autres cas où le Pentagone a joué un rôle décisif dans la non-production d’un film, mais que nous n’avons pas pris en compte. Rien que pour l’Office cinématographique du corps des Marines àLos Angeles, David Robb parle de « dossiers entassés jusqu’au plafond concernant des films pour lesquels un soutien avait été demandé, mais qui n’ont jamais été réalisés ». Il observe que « certains d’entre eux n’ont pas trouvé le financement nécessaire, mais que la plupart n’avaient pas été réalisés, car ils n’auraient pas pu l’être – ou alors à un coût exorbitant – sans le soutien de l’armée14 ».

Le Pentagone, clef de la politique au cinéma

D’abord, le rôle du Pentagone n’est pas d’être une force décisionnaire en matière de réalisation cinématographique ni d’empêchement de tournage de films, mais plutôt de manipuler les scénarios existants. Le présent ouvrage fait appel à une série d’études de cas pour illustrer le genre d’influence que peut avoir le département de la Défense, de même que d’autres organismes, et nous en étudierons brièvement quelques exemples dans le présent chapitre également.

Il importe de souligner à ce stade que le département de la Défense est conscient de son rôle de propagande, même si ses défenseurs se retranchent derrière des déclarations absurdes selon lesquelles les changements introduits seraient « fortuits » et « non intentionnels »15.

Prenons pour commencer le cas classique du film de propagande militaire étasunien. Dans Les Bérets Verts (1968), la star du western John Wayne convainc des journalistes sceptiques que la guerre du Vietnam est nécessaire et il dirige une escouade de Bérets verts (Forces spéciales étasuniennes) et de soldats de l’armée de la République du Vietnam dans le cadre d’une mission qui parvient à capturer un commandant nord-vietnamien de haut rang.

Dans Les Bérets verts, peu après avoir gagné la Seconde Guerre mondiale, John Wayne s’intéresse au Vietnam.

Durant la production du film Les Bérets Verts, le département de la Défense a demandé que le scénario supprime toute mention de l’entrée des soldats au Laos, car cela « soulèverait des questions sensibles16 ». Il est probable que ces questions tournaient autour du fait que, dans la vie réelle, les États-Unis bombardaient secrètement un pays neutre depuis trois ans. Au cours d’une scène expliquant le but de la guerre au début du film, Francis Tully, responsable des discours au département d’État, suggère aussi que les scénaristes introduisent le texte suivant :

Nous ne considérons pas qu’il s’agit d’une guerre civile, et ce n’en est pas une. Le Sud-Vietnam est un pays indépendant qui fait face à une agression de la part d’un pays voisin. Notre but est d’aider les Sud-Vietnamiens à sauvegarder leur liberté et à se développer de la manière qu’ils souhaitent sans interférence extérieure17.

Ces lignes n’apparaissent pas dans la version finale du film, mais la suggestion de Tully montre bien qu’il espérait donner de la guerre du Vietnam une vision simplifiée que les Étasuniens puissent soutenir. Cette simplification est manifeste dans toute la version finale de la scène où des gradés expliquent aux journalistes que la guerre vise à stopper la « domination communiste du monde ».

Le film Les Bérets Verts était en partie basé sur une œuvre de non-fiction de Robin Moore, qui décrivait la torture de prisonniers au Vietnam par de vrais Bérets verts. Le département de la Défense voulait que les scènes violentes soient édulcorées. Dans un scénario précédent, un prisonnier était brutalisé par un officier sud-vietnamien avec l’approbation des Étasuniens. Dans la version finale du film, John Wayne intervient pour empêcher que la violence aille au-delà d’une simple gifle, et la torture présumée du prisonnier a lieu hors-champ et sans la présence des soldats étasuniens. Charles Hinkle, directeur de l’analyse de sécurité pour le Secrétaire adjoint à la Défense a également objecté que le film « mettait l’accent sur des expressions méprisantes, comme ‘asticots’, utilisées pour qualifier le Viêt-Cong ». Selon Tully, cette scène « donnait du grain à moudre aux opposants de la politique étasunienne au Vietnam » en accréditant « certaines accusations formulées par des opposants des États-Unis, et constituait aussi une violation flagrante du code militaire18 ».

John Wayne a également accédé à la demande du département de la Défense que le film omette les remerciements habituels. Le producteur a écrit au Pentagone : « Nous partageons tous l’avis du département de la Défense que de tels remerciements pourraient faire passer ce film pour de la propagande étasunienne plutôt que pour une œuvre de divertissement cinématographique passionnante. C’est dans cet esprit que nous allons supprimer les remerciements au département de la Défense19. »

L’ensemble du projet Les Bérets Verts a pris forme lorsque Wayne a écrit au président Lyndon B. Johnson pour lui demander d’accorder son aide à la réalisation d’un film soutenant les efforts étasuniens au Vietnam20.

Vous avez dit sans intention ?

Tout comme c’était probablement « sans intention » que le Pentagone a altéré les scénarios des films de James Bond. Dans GoldenEye (1995), Strub a demandé que l’on change la nationalité de l’amiral étasunien qui est dupé et assassiné par Xenia Onatopp21. Dans la version finale du film, il est devenu canadien. Dans Demain ne meurt jamais (1997), dans la scène où Bond se prépare à sauter en parachute dans les eaux vietnamiennes, Strub a obtenu qu’un agent de la CIA ne dise pas à Bond : « Vous savez ce qui va se passer. Ce sera la guerre et peut-être que cette fois nous vaincrons22. »

Scène du saut en parachute dans Demain ne meurt jamais.

Étrangement, Strub nous a envoyé un courriel affirmant qu’il n’y avait pas eu de coopération avec le département de la Défense dans le cas de Demain ne meurt jamais, mais nous avons vérifié le générique et nous nous sommes procuré l’accord d’assistance à la production conclu entre le département de la Défense et les cinéastes (voir annexe D), obtenant la confirmation que ce que disait Strub était tout simplement faux23.

Générique de fin du film Demain ne meurt jamais, remerciant le Pentagone. À noter le rôle du ministère britannique de la Défense dans ce scénario sans influence connue.

Le Pentagone nie avoir influencé le film.

Il est révélateur de cette édulcoration que Suid classe Demain ne meurt jamais dans la catégorie « Films avec assistance militaire inapparente », au même titre que « Naissance d’une nation » et neuf autres productions, comme si l’intervention secrète (et officiellement niée) du gouvernement dans des scénarios cinémato­graphiques devait être considérée comme quelque chose de normal24.

Le département de la Défense a négocié pendant des semaines avec les producteurs du film Windtalkers avec Nicolas Cage sur la Deuxième Guerre mondiale (2002). Ce film, inspiré d’une histoire vraie, présentait le personnage de Cage protégeant un important code connu seulement des recrues indiennes Navajo. Le Pentagone voulait absolument éviter que le film dise explicitement que le commandement de la Marine avait ordonné à ses hommes de tuer le Navajo s’il était capturé, même si le fait a été établi par le Congrès.

Dans le fim Windtalkers, tiré de faits réels, le département de la Défense réussit à sauver la face, passant sous silence le fait que tout Navajo fait prisonnier devait être assassiné.

Rassemblement de soldats Navajo, dont le code issu de leur langue est mentionné dans le fim Windtalkers.

Il y est parvenu, bien que les caméras aient filmé avec insistance le visage du commandant pour suggérer que l’ordre était implicite. D’autres éléments ont été retirés du scénario original de Windtalkers sous la pression du département de la Défense. D’abord une scène dans laquelle un marine enfonce un poignard dans la bouche d’un soldat japonais mort pour en retirer une obturation d’amalgame en or. « Un tel comportement n’est pas celui d’un marine » a assuré le département de la Défense, insistant pour qu’il soit retiré et insinuant que seuls des conscrits pourraient se comporter ainsi25. Ensuite, le scénario original prévoyait que le personnage de Cage tue au lance-flammes un soldat japonais blessé en train de se rendre. Le département de la Défense s’est plaint et la scène a été éliminée26.

Les Larmes du Soleil est le premier film ayant reçu l’autorisation d’être tourné à bord du porte-avions USS Harry S Truman, dont leshélicoptères SH-60 Seahawk ainsi que les avions de combat F/A-18 Hornet étaient mis à disposition de la production. Bruce Willis salue des soldats.

S’agissant du film avec Bruce Willis Les Larmes du Soleil (2003) le département de la Défense a eu un impact décisif. Les Larmes du Soleil était en réalité le premier film ayant reçu l’autorisation d’être tourné à bord du porte-avions USS Harry S. Truman, tandis que des hélicoptères SH-60 Seahawk ainsi que des avions de combat F/A-18 Hornet étaient mis à la disposition de la production. Selon des documents internes du département de la Défense, « après de longues négociations », il a été possible « d’accroître le réalisme militaire [et] d’éviter de présenter le gouvernement étasunien comme complice de sinistres complots à l’étranger27 ».

Les « sinistres complots » en question font sans doute référence aux films Cry Freetown concernant la Sierra Leone, et Delta Force concernant le Nigeria, le pays où se déroule Les Larmes du Soleil. Ces deux documentaires avaient été visionnés avec enthousiasme par le réalisateur Antoine Fuqua. Le second met l’accent sur le rôle de la compagnie pétrolière Shell, qui est à l’origine de la moitié de la richesse de la dictature nigériane, dans la pollution de la terre des citoyens les plus pauvres du pays.

Delta Force souligne la responsabilité de l’entreprise Shell dans la pollution du delta du Niger, au Nigeria.

Lorsque des manifestations pacifiques ont eu lieu pour protester contre ces méfaits, le gouvernement a réagi avec brutalité, faisant même des morts. Une scène du documentaire Delta Force donne la parole à un témoin visuel qui accuse le pouvoir d’avoir utilisé des armes lourdes pour réprimer certaines communautés puis d’en avoir attribué la responsabilité à des conflits ethniques locaux28. Fuqua avait apporté avec lui sur le plateau de tournage de Les Larmes du Soleil un livre où il était question de génocide africain. Curieusement, compte tenu de l’édulcoration du film qu’il était en train de tourner à ce moment, le livre s’intitulait The Silence29.

L’équipe de production de Jurassic Park 3 (2001) a pris contact avec le Pentagone afin de lui emprunter quelques avions A-10 Thunderbolts pour une scène dans laquelle ceux-ci devaient affronter un vol de ptérosaures. Cette demande a été refusée, comme les en a informés Strub, précisant qu’il s’agissait d’avions « antichars et qu’un dinosaure volant n’était pas fait pour un A-10. Le public ne pourrait que prendre le dinosaure en pitié30. » Il est probable que cette décision ait été prise en raison de la réaction du public à la fin du film Godzilla (1998), que le département de la Défense avait parrainé, quand le monstre est tué par des avions du corps des Marines.

Le Godzilla de 1998 était abattu par des avions du corps des Marines. Il s’agit ici d’une affiche de 1956.

Au cours de ses discussions avec les producteurs de Jurassic Park 3, Strub avait réussi à introduire deux autres modifications importantes dans le scénario. Il avait proposé un « gentil sauvetage militaire » à la fin du film, et la production a bénéficié pour cette séquence du prêt de soldats et de véhicules du corps des Marines.

Le « gentil sauvetage militaire » du département de la Défense à la fin de Jurassic Park 3.

Strub a également déclaré ce qui suit aux producteurs : « Mais dites-moi, vous faites parcourir le monde à ce commandant qui dispose d’une autorité dont le président ne pourrait que rêver. Donc, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, pourriez-vous modifier ce personnage en en faisant un conseiller scientifique du président ou quelque chose comme ça ? Ôtez-lui seulement cet uniforme ». Les cinéastes obtempérèrent31.

Le département de la Défense a également apporté un certain appui à Tonnerre sous les tropiques (2008), une comédie qui tourne en dérision les problèmes rencontrés lors de la production du film Apocalypse Now, en montrant une équipe de tournage tentant de faire un film sur la guerre du Vietnam, mais pour qui rien ne va32. Contrastant avec la réaction de l’armée face au film Apocalypse Now, une projection promotionnelle spéciale de Tonnerre sous les tropiques a eu lieu au sein de la base du corps des Marines à Camp Pendleton, en même temps qu’une visite des stars Robert Downey Jr, Ben Stiller et Jack Black33. Il y a une ligne qui apparaissait dans une version antérieure et qui a probablement été supprimée à la demande du département de la Défense : une plaisanterie disant qu’avec à l’origine un budget de l’ordre de 200 millions de dollars, Tonnerre sous les tropiques pourrait finir par coûter autant que la vraie guerre34 ! Il s’agissait de la seule référence à la guerre réelle apparaissant dans le projet de scénario, alors que la version finale du film reste confinée dans le monde de la fiction.

Un autre film portant, partiellement, sur la guerre du Vietnam était Forrest Gump (1994), sur lequel le Pentagone s’est débrouillé pour avoir une certaine influence même après avoir refusé tout soutien à la production. L’armée avait rejeté un premier scénario pour cause de « vision nihiliste des militaires et de l’expérience vietnamienne ». Même si une nouvelle version du scénario était « bien meilleure », l’armée « n’était toujours pas intéressée à le soutenir », mais « les réalisateurs avaient apporté une modification très importante qu’elle avait suggérée : alors que le scénario original prévoyait une compagnie entière d’hommes tels que Forrest et Bubba, l’armée a fait remarquer que des soldats comme Forrest étaient en réalité répartis parmi des soldats ‘normaux’ au sein de nombreuses compagnies. Le scénario final a apporté cet important changement35 ».

Dans le film Forrest Gump, le scénario original prévoyait une compagnie entière d’hommes tels que Forrest et Bubba.

Un épisode de la série NCIS : Enquêtes spéciales, intitulé « Toxique », racontait une histoire impliquant du « personnel militaire fabriquant illégalement des armes biologiques », ce qui a conduit « le département de la Défense à demander que d’importantes modifications lui soient apportées36 ». Dans la version finale de l’épisode, l’histoire a été modifiée de telle sorte que les scientifiques militaires croyaient qu’ils étaient en train de soigner le « syndrome de la guerre d’Afghanistan » et que l’armée avait été trompée et fabriquait des armes biologiques à l’insu de son plein gré… De même, lorsque CBS a relancé la série télévisée populaire Hawaii 5-0, un soutien militaire considérable a été nécessaire. Les notes de l’armée montrent comment l’épisode pilote a été élaboré en étroite collaboration avec les agents de liaison de l’armée en matière de divertissement, qui ont joué un rôle capital s’agissant de façonner le protagoniste Steve McGarrett, notamment son passé de commando de la Marine.

Des militaires de Pearl Harbor profitent d’un tournage pour poser avec les acteurs principaux de la série Hawaii 5-0. Photo Jerome Tayborn, US navy.

La scène d’ouverture a été réécrite pour rendre les militaires étasuniens « plus capables et plus dangereux » ainsi que pour répondre au souci du Pentagone, préoccupé par le fait que « les méchants lors de l’assaut initial ne sont pas des soldats étrangers et que leur équipement ne doit donc pas être spécifiquement chinois, etc. » Les notes expriment aussi des objections concernant une autre scène intervenant plus tard dans l’épisode pilote où l’un des collègues de McGarrett attaque un criminel : « Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une question militaire en tant que telle, nous pensons qu’il est excessif que Chin torture Sang Min en le frappant avec un cendrier, mais surtout nous ne pouvons accepter que McGarrett s’en lave les mains. » Dans la scène finale, Chin ne frappe Sang Min qu’une fois et s’excuse dès que McGarrett entre et le surprend37. Ces modifications ont non seulement contribué à changer l’épisode pilote, mais aussi le personnage central, le ton et la « référence morale » de la série relancée, qui en est désormais à sa 7e saison.

De même, en échange de la permission donnée à la pop star Cher de filmer à bord du navire de guerre Missouri pour pour le clip If I Could Turn Back Time, le département de la Défense a modifié le scénario. Il en a retiré une scène dans laquelle « un chef déchire la photo d’une pin-up affichée à l’intérieur du casier d’un marine ». Même si le département de la Défense était préoccupé par « l’accoutrement vulgaire en cuir noir lacéré » de Cher, cela n’a finalement pas « fait l’objet d’une plainte officielle, et le film a reçu pour environ huit millions de dollars de publicité gratuite sur MTV38 ». Le DOD a travaillé sur pour les clips Part of Me de Katy Perry (où elle s’engage dans le corps des Marines), Musical Chairs de Hootie et I Still Believe de Blowfish et Mariah Carey, parmi beaucoup d’autres.

Katy Perry se joint au corps des Marines pour le clip Part of Me.

Comme nous le verrons dans les études de cas suivantes, la manipulation de scénarios de films à des fins politiques par le Pentagone est généralisée. Nous allons donc laisser de côté les exemples pour le moment.

Il vaut également la peine de noter que l’armée a parfois eu recours à une équipe de relations publiques extérieure à la Maison-Blanche, et tout récemment encore à propos du film Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, que nous examinerons plus en détail ultérieurement. En 2000, le magazine Salon a découvert que les agents antidrogue de la Maison-Blanche, sous la direction du général Barry McCaffrey, avaient payé plus de vingt millions de dollars pour introduire des intrigues relevant de « la guerre contre la drogue » dans les scénarios de séries télévisées diffusées aux heures de grande écoute telles que : Urgences, Beverly Hills 90210, Chicago Hope,The Drew Carey Show, Sept à la maison , The Practice et Sabrina, l’apprentie sorcière39.

En 2000, le magazine Salon a dévoilé que les agents antidrogue de la Maison-Blanche, sous la direction du général Barry McCaffrey, avaient payé plus de vingt millions de dollars pour introduire des intrigues relevant de « la guerre contre la drogue » dans des séries telles que Beverly Hills, 90210.

Cela a eu un effet décisif. Un scénario pour Chicago Hope a été produit uniquement parce qu’il portait sur un thème antidrogue. Cet épisode comportait des décès par overdose, des psychoses et des viols sous l’emprise de la drogue, la destruction de deux voitures, un nez cassé et un médecin menaçant de ne pas pratiquer une intervention chirurgicale nécessaire à la survie d’un patient tant qu’il n’accepterait pas de se soumettre à une analyse d’urine.

Admettons que l’on considère que des messages médiatiques forts sont utiles, voire essentiels pour faire baisser la consommation de drogue dans la société. Mais cela doit-il se faire en secret ? De tels messages doivent-ils cibler certaines drogues illégales comme étant plus dangereuses que, disons, le tabac ou l’alcool40 ? Ces messages doivent-ils laisser tacitement entendre que la « guerre contre la drogue », au nom de laquelle les États-Unis ont mené des interventions étrangères au Panama, en Colombie et au Mexique – sans parler de l’existence d’au moins quelques cas de trafic de drogue par le gouvernement lui-même – part d’un bon sentiment41 ?

Certainement pas.

La maladie s’étend

L’une des principales découvertes que nous avons faites a été le rôle du Pentagone dans les réseaux de télévision. Même l’exposé de David Robb n’avait mis en évidence qu’une poignée d’émissions télévisées influencées par les militaires, mais la liste que nous avons reçue en vertu de la loi sur la liberté de l’information a été stupéfiante. En tout, le Pentagone a influencé 1133 productions télévisées, dont 977 entre 2004 et 2016. Il s’agissait notamment de : American Idol, The X-Factor, de nombreuses émissions d’Oprah Winfrey, Ice Road Truckers,Battlefield Priests, America’s Got Talent, Hawaii 5-O, War Dogs — et la liste n’est pas close (voir annexe B).

Plus récemment, le Pentagone s’est également mis à influencer des émissions TV comme X-Factor. Photo Kate Maurer, US Air Force.

Même si dans la plupart des cas la coopération du département de la Défense avec des émissions télévisées relevait probablement de la simple courtoisie, car ces productions n’auraient jamais risqué de dire quoi que ce soit de plus critique à l’égard du pouvoir étasunien, c’est révélateur de l’échelle, de l’ampleur et des intentions de l’activité du Pentagone. Il ne faut cependant pas se fier à la légèreté de certains de ces programmes. Ainsi, le Pentagone a influencé de nombreuses émissions de cuisine, parmi lesquelles Big Kitchens, Masterchef et Cupcake Wars. Il fait donc au moins quelque chose pour être associé à la création et à la fourniture d’aliments, plutôt qu’à la destruction de la vie. Ou pour prendre une association encore plus étrange : le département de la Défense a fait des efforts considérables dès les années 1950 pour manipuler des documents incitant à croire aux OVNI, pour toute une série de raisons obscures, comme en témoigne de manière remarquablement détaillée Robbie Graham dans son livre Silver Screen Saucers, alors que ce phénomène est ignoré par les milieux académiques et les médias traditionnels42.

Sympathisant du Pentagone, l’historien Lawrence Suid s’est moqué de David Robb quand il a déclaré que Phil Strub était l’un des personnages les plus influents d’Hollywood, parlant d‘une « affirmation absurde et infondée43 ». 

L’historien Lawrence Suid, sympathisant du Pentagone.

Strub lui-même a prétendu que son rôle en tant qu’homme du Pentagone à Hollywood était comparable à celui « d’un eunuque de second rang à la cour impériale de Chine44 ». Le fait est que l’affirmation de Robb est encore plus exacte maintenant qu’elle ne l’était à l’époque, et les preuves dont nous disposons à ce sujet sont beaucoup plus convaincantes. Il est inhabituel et assez malsain qu’un champ de recherche primaire soit à ce point dominé par une seule personne, Suid, et que l’accès à des documents importants soit presque entièrement concentré entre les mains de cette personne, ce qui correspond apparemment à la volonté du département de la Défense.

Depuis une quarantaine d’années, Suid catalogue avec compétence et précision les documents relatifs à l’influence du département de la Défense, mais alors qu’il révélait des choses d’une main, il en cachait d’autres de l’autre. Un tel comportement a évité au département de la Défense de se trouver dans des situations embarrassantes. Aujourd’hui, douze ans tout juste après la publication du dernier livre de Suid, le Pentagone a travaillé sur plus de cent films supplémentaires et nous estimons, en nous fondant sur des recherches dans la base de données IMDb et sur les listes lacunaires du département de la Défense qu’il était passé à côté d’une centaine de films datant d’avant 2004. Même en s’en tenant aux films qu’il a directement évoqués dans les travaux publiés, Suid a manqué plusieurs occasions de mentionner les modifications éthiquement douteuses apportées aux scénarios de ces productions, parmi lesquelles Danger immédiat , Demain ne meurt jamais, L’Enfer du devoir , La Chute du faucon noir, GoldenEye, Les Larmes du Soleil et Treize jours. Il a plutôt choisi soit d’omettre de mentionner les actions du département de la Défense soit de les justifier implicitement en prétendant par exemple que le scénario original de Contact contenait une « représentation ridicule de l’armée45 ».

Le film Contact est l’un des films qui contenaient une « représentation ridicule de l’armée »… à corriger bien sûr !