L'engravement - Eva Kavian - E-Book

L'engravement E-Book

Eva Kavian

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Beschreibung

Une allée est au centre de ce texte. Une allée sur laquelle vont et viennent des familles et des proches qui rendent visite à des patient.es dans un hôpital psychiatrique. Au bout de cette allée, se trouvent des jeunes qui décompensent, tout comme ces baleines échouées, égarées par le bruit du monde.
Confrontées à leur propre douleur, à leurs propres difficultés, toutes ces familles forment néanmoins un ensemble, un troupeau, lit-on.
Sur cette allée, théâtre d’une histoire qui oscille entre espoir et résignation, on va et vient, comme dans un mouvement pendulaire, accompagnant les allers et retours de celles et ceux qui nous livrent, au fil de leurs visites, la mesure de la solitude dans laquelle chacun.e se trouve au quotidien.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Eva Kavian est née en Belgique, en 1964. Elle est l’autrice de romans, poésies, nouvelles, essais. L’Académie des Lettres lui a décerné le prix Horlait-Dapsens, en 2004, pour son œuvre littéraire et son travail dans le secteur des ateliers d’écriture, ateliers qu’elle anime depuis 1985. Elle a reçu le prix Marcel Thiry en 2006 pour son roman Le Rôle de Bart et plusieurs prix en littérature jeunesse.

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Couverture

Page de titre

Pour Kaki

L'engravement

Les baleines bleues ne répètent jamais leurs chants à l’identique, ils évoluent. On ne les comprend pas encore. Certains pensent qu’elles sont capables de se suicider en s’échouant sur une plage mais il semblerait plutôt que ce soit le bruit du monde, le bruit de notre monde moderne, qui perturbe leur outil de navigation, de communication, puis pousse leur stress à un paroxysme ingérable, et qu’ainsi s’engravent ensemble, le long de certains rivages, plusieurs baleines égarées, après une vie pourtant solitaire.

Vous quittez le parking, l’arrêt de bus, la rue que personne ne veut habiter, vous vous rassemblez involontairement sur le chemin asphalté bordé de haies taillées au cordeau, vous avancez sans guide dans le parc – escouade silencieuse – vers la terrasse où ont échoué vos baleines pitoyables, égarées dans le bruit du monde. C’est la première fois que tu rejoins le troupeau, tu ne regardes pas ceux qui t’entourent, tu es la seule à souffrir, l’angoisse qui noue ton ventre exige de toi un effort musculaire singulier pour avancer une jambe, poser un pied, avancer l’autre jambe, avancer, cette chose si simple quelques jours auparavant. Tu arrives devant la terrasse, Mira n’y est pas, c’est encore trop tôt, tu ne regardes pas non plus les baleines, rien ne te concerne que ton enfant, ta petite, qui a voulu mourir. Tu entres dans le hall, la frontière, penses-tu alors. Ta douleur te rend unique, isolée, elle te camisole, tu cherches une infirmière, un médecin, ton enfant, les seuls êtres avec qui il t’est possible de communiquer depuis le jour de l’ambulance. Tu as droit à une visite, bien sûr, au parloir, deuxième porte à droite, sous surveillance visuelle, c’est comme ça en section fermée, une demi-heure, c’est comme ça la première semaine. Tu prends Mira dans tes bras, elle pleure, elle qui ne pleure jamais, elle sent mauvais, pardon maman, pardon maman, pardon maman, elle se souvient de tout, elle a pris des médicaments, elle avait envie de vomir chaque fois qu’un comprimé passait contre sa glotte, mais elle a continué, elle a vidé la boîte, après c’était difficile de marcher alors elle s’est allongée sur son lit en t’attendant, elle savait que tu allais venir. Ce qui a suivi, elle a oublié. Elle voulait mourir ou dormir et ne jamais se réveiller. Elle avait tout de même préparé son sac pour l’hôpital, au cas où. Et maintenant ? Maintenant aussi. Elle ne veut plus souffrir. Elle ne veut plus souffrir à ce point. Je suis là, je t’aime, je tiens à toi, tu refuses tes larmes, ton enfant a besoin de ta force, tu ne l’obligeras pas à croiser ton chagrin. Ton enfant ne veut plus vivre et autour de vos corps enlacés le sol se fissure, l’écorce terrestre se fend d’une faille infranchissable, le nœud qui s’est formé dans ton ventre, quand tu suivais l’ambulance, se serre plus encore, tes poumons se racrapotent sous la pression, pardon maman, pardon maman.

Tu dois partir, t’arracher, tu fais un grand sourire, tu traverses le hall, tu ne vois pas sur la terrasse les cendriers qui débordent, les cannettes écrasées, tu rejoins l’asphalte, le troupeau, le parking, tu avances une jambe, tu poses un pied, tu avances l’autre jambe, avancer, cette chose si simple, avant. Dans ta voiture, tu n’as des sanglots que les soubresauts, on dirait un vieux robinet que l’on tente d’ouvrir trop vite après les gelées. Tu ne vois pas celui-là qui attend un bus, celle-là qui décadenasse en tremblant son vélo, ni ce couple lent qui se donne la main, ni cet homme qui tapote son clavier en marchant, ni cette femme, qui a ton âge et en paraît vingt de plus. La horde anéantie. Même en suivant l’ambulance, quand ton corps entier se contractait, quand tu criais dans ta voiture de ce cri inconnu, viscéral, ce cri de bête qui se mêlait au bruit de la sirène, même à ce moment-là, tu n’as pas pleuré. Comment peut-on laisser une mère conduire derrière l’ambulance qui transporte son enfant qui a voulu mourir ? Tu jettes un regard dans le rétroviseur, tu ne reconnais pas ton visage. Tu n’es plus celle que tu étais. Et personne ne le sait.

– Je vous mets un rendez-vous dans un mois pour une pré-admission. Inutile de le programmer plus tôt, de toute façon, il n’y a pas de lit qui soit libre avant six semaines. Nous verrons lors de cet entretien si une hospitalisation s’avère nécessaire. Si la situation devient ingérable de votre côté, le plus efficace est de passer par les urgences. Ils la garderont une ou deux nuits.

Vous avancez, pressés d’arriver et pressés de partir, lents pourtant, ou lourds. Vous descendez du bus, le chauffeur te fait un petit signe, discret, soutenant, il te reconnaît, depuis tous ces mois. D’autres se garent, tirent douloureusement sur une cigarette, vérifient leur maquillage avant de quitter l’habitacle ou envoient un dernier texto, puis rejoignent le troupeau dépareillé. Il y a quelques minutes, les portes se sont ouvertes, les baleines sont sorties, elles attendent, vautrées sur les sièges en plastique sale, un peu d’amour et quelques clopes. Certaines n’espèrent rien ni personne, on ne vient plus les voir. Celles-là parlent fort, jurent et pètent ou rotent, elles marquent leur territoire de mégots mouillés et de voix stridentes, elles font les dures en chipotant des dents leur piercing lingual ou en crachant au pied des darons décatis qui, eux, viennent voir leur petit chéri. Ce n’est pas parce qu’elles n’ont pas de visites qu’elles n’existent pas. Elles le montrent. C’est le clan de Claudy. Jonas n’est jamais loin. Qu’est-ce qu’il leur trouve, à ces épouvantails, tu n’en sais rien. Tu sais que Claudy le protège et qu’elle l’appelle Jésus. Tu as remarqué qu’il regarde son cul. Ton petit ton chéri mate le cul de cette grosse gouine qui sue, ton petit ton chéri se prend pour le Messie ou le Che, les bons jours. Il va sauver le monde et le tien s’effondre, il est aussi maigre que Don Quichotte, une tête de saint suaire, il faut l’admettre, et il tourne autour de Claudy tel un illuminé. Quand il est assommé. Comme aujourd’hui. Tu t’approches, tu le vois hébété, culdeclaudyrivé, ta mâchoire te lance et c’est reparti, tu t’en veux. Si tu avais esquivé ses coups, dimanche, ils n’auraient pas été obligés de forcer la dose. Ah, il t’a repérée. Il avance. Tu reconnais sa démarche figée par les neuroleptiques, son regard déshabité, tu essaies de ne pas fixer sa langue. Qui pend. Sursaute un peu. Pend. Le psychiatre t’a expliqué que ce n’est pas parce qu’il ne t’aime pas, ou plus, que ses colères tombent sur toi. Tu ne dois pas tout mélanger. Taper sur toi est un symptôme de sa maladie. D’une certaine manière. D’ailleurs quand il t’a frappée, tu n’étais pas sa mère. Tu étais l’Autre menaçant. Ah. Toi, tu lui demandais juste comment il se sentait. Tu lui tendais les couverts pour qu’il t’aide à dresser la table. Il n’avait pas l’air de saisir, c’est vrai. Il regardait ta main, il marmonnait, tu ne comprenais pas ce qu’il disait, mais cela, tu en as l’habitude maintenant, tu gardais les couverts à la main, ton bras tendu. Tu avais toute la patience du monde en toi, il allait finir par percuter.

Bonjour mon chéri (c’est bien ou pas bien de dire mon chéri à son fils de vingt-trois ans ?) je suis contente de te voir (je ne suis pas oppressante, là ?) comment vas-tu aujourd’hui (intrusive ?) Papa n’a pas pu venir mais il t’embrasse (c’est vrai qu’ils sentent quand on ment ?) ne t’inquiète pas je n’ai plus mal (ne pas dramatiser, de toute façon « il ne ressent pas les choses comme vous »). Tu hésites. Est-ce un jour où tu peux le toucher ? Vos corps se rapprochent, mais vous n’allez pas l’un vers l’autre. L’autre en toi n’existe plus pour lui. Ça veut dire quoi ? Et l’autre en lui, c’est qui ? Il est devenu qui ? Quoi ? Pourquoi ? Pourquoi lui ? Toi ? Tu l’as porté dans ton ventre, tu as marqué chaque centimètre de sa croissance sur l’embrasure de chêne, tu as raconté les histoires, chanté les comptines et un jour il est devenu fou. Tu regardes les visiteurs, tous les regards s’évitent. Circulez, rien à voir. Bonjour Jonas, je t’ai apporté des galettes. Il adore les galettes, il est sûrement content. Dimanche il était content. Il avait droit à sa journée. Vous vous êtes retrouvés à trois. Toi, votre fils, et Georges, qui surjouait le père épanoui, mais vos filles ne sont pas venues. Elles se protègent. La fuite n’est jamais un moyen de se protéger, c’est ce que tu réponds à tes amis quand ils te conseillent de te protéger de lui. De ton propre fils. En attendant, c’est sur toi qu’il a tapé, dimanche. Tu le vois raide, figé, incapable d’articuler une phrase de plus de trois mots, tu te sens responsable, coupable, et en prime, tu ne sais pas si tu préfères quand il est assommé ou assommant. Ce n’est plus ton enfant. Ce n’est pas l’enfant d’une autre mère. Tout cela t’épuise étrangement. Eh, Jésus, tu partages avec les copines ? Jonas l’automate t’oublie, il donne les galettes à Claudy. Tu les regardes. De loin. Interloquée. Avant, ton enfant était normal. Très intelligent même. Dans son cas, on peut dire brillant.

Tu reprends l’allée, le bus dans lequel personne ne se bouscule, tu regardes ceux qui crânent jusqu’à leur véhicule. Entre toi et le monde, il y a un voile glacé. Entre toi et Georges également. C’est du reste du monde – ce monde qui te juge – que tu te protèges. Pas de Jonas. Le week-end prochain, c’est le tour de Georges. C’est ce que vous avez trouvé pour tenir. Ne pas voir ce qu’est devenu votre fils ingénieur, une semaine sur deux.

– On pense à une décompensation schizophrène. Votre fils fumait ? Des joints, je veux dire. Il fumait des joints ? Vous pouvez bien entendu consulter un confrère. Je vous suggère d’attendre un peu afin de ne pas perturber davantage votre fils.