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Professeur de littérature et de diction à l'université de Neuchâtel, le pasteur Georges-Marc Ragonod (1856-1918) a aussi exercé son ministère dans plusieurs villes du sud-ouest de la France, Lacépède, Castres, Nègrepelisse. La société pastorale neuchâteloise avait à son époque l'habitude de se réunir six fois par an, pour divers travaux, et pour s'édifier en écoutant les prédications de ses membres. Au cours des années 1887 à 1894 toute l'épître de Jacques fut ainsi étudiée et prêchée, en vingt-cinq sermons, dans lesquels les orateurs donnèrent le meilleur d'eux-mêmes, et que G.M. Ragonod eut l'idée de réunir en un volume. Les commentaires en français sur saint-Jacques sont peu nombreux, la qualité de celui-ci demandait d'autant plus qu'il soit réédité. Cette numérisation ThéoTeX reproduit l'édition de 1895.
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Seitenzahl: 451
Veröffentlichungsjahr: 2023
Ce fichier au format EPUB, ou livre numérique, est édité par BoD (Books on Demand) — ISBN : 9782322484195
Auteur Georges-Marc Ragonod. Les textes du domaine public contenus ne peuvent faire l'objet d'aucune exclusivité.Les notes, préfaces, descriptions, traductions éventuellement rajoutées restent sous la responsabilité de ThéoTEX, et ne peuvent pas être reproduites sans autorisation.ThéoTEX
site internet : theotex.orgcourriel : [email protected]Certains ouvrages se recommandent assez d'eux-mêmes. Celui-ci nous paraît être du nombre. Aussi, n'aurions-nous point songé à l'introduire, même brièvement, auprès du grand public religieux, n'était la nécessité de quelques éclaircissements préliminaires sur l'origine et l'opportunité des morceaux qui le composent. Quant aux questions si débattues, mais toujours ouvertes, d'auteur, de date, de lieu, de fond et de forme, de destinataires, nous n'y toucherons pas, attendu que les simples lecteurs qui ne cherchent, en somme, que leur édification et les théologiens au courant de la science, peuvent également se passer de nos considérations, fastidieuses aux uns, inutiles aux autres.
La Société pastorale neuchâteloise, toujours jeune et laborieuse, malgré son très grand âge, a coutume de se réunir six fois l'an au chef-lieu pour y entendre, entre autres travaux d'ordre essentiellement théologique, une prédication entourée de son cadre habituel de prières et de chants, pieuse entrée de la séance proprement dite.
Il y a deux séries parallèles de prédicateurs : celle des vétérans et celle des conscrits. Les premiers prêchent sur un texte libre, c'est-à-dire de leur choix, et profitent généralement de cette excellente occasion pour ouvrir à leurs jeunes frères d'armes un riche trésor d'expérience, de sagesse, de prudence pastorale et de piété. Précieuses leçons de théologie pratique qu'il faudrait recueillir mot à mot, emporter chez soi, méditer à loisir, consulter à l'occasion !
Les seconds traitent un sujet imposé d'un commun accord plusieurs mois à l'avance, afin de leur laisser tout le temps nécessaire à l'élaboration d'un travail soigné, annoncé du haut des chaires, le dimanche précédent, et dans un journal de la ville, par conséquent prêché en public, apprécié à huis-clos.
Or, la gent pastorale a la réputation, quelque peu méritée, dit-on, d'exceller dans la pratique de cette bienfaisante correction fraternelle recommandée par l'apôtre aux Galates (Gal.6.1-5). Sa patte nerveuse et veloutée n'est pas dépourvue de griffes. Parfois, à titre de réciprocité… Bref, l'orateur désigné sait à quoi s'en tenir, et la crainte salutaire de la critique, jointe au désir de bien faire et de faire du bien, le stimule à la perfection… relative, hélas ! Il examine, sonde, scrute son texte dans l'original, compare les traductions diverses qui en ont été faites, pèse chaque terme, chaque signe de ponctuation, recherche l'opinion des commentateurs, s'entoure de toute la littérature du sujet, trie, dispose ses matériaux et ne commence à construire qu'après avoir élaboré un plan rigoureux qui est à son œuvre ce que le squelette correct est à celle du peintre consciencieux. Il connaît le judicieux conseil de Boileau :
Il travaille, il polit et repolit. Plus il a de talent, moins il est satisfait. Lutte salutaire.
La délimitation exacte du sujet en augmente les difficultés, surtout lorsqu'il s'agit, comme dans le cas particulier, d'un texte suivi, étudié par vingt-cinq prédicateurs, verset par verset ou groupe de versets ayant un sens complet. Impossible de revenir en arrière ou de courir en avant sans dire ce qui a été ou sera dit par d'autres. Cuique suum, à chacun son bien. Il faut rester sur son terrain et en tirer ce qu'il contient, rien de plus, rien de moins.
Ainsi a été traitée, de 1887 à 1894, toute l'Épître de Saint-Jacques, en vingt-cinq sermons, de valeur inégale sans doute, suivant le mérite respectif de leurs auteurs, mais tous, ou presque tous, intéressants à des titres divers.
Telle est l'origine de ce sermonnaire.
Pour qui sait voir et apprécier les manifestations successives de l'esprit humain, il est évident que le christianisme contemporain évolue rapidement de droite à gauche, de la théorie à la pratique, de la spéculation à la vie. Le siècle présent, essentiellement positif, veut des faits, des actes en tous domaines, mais surtout dans celui de la religion. Il juge de la réalité, du sérieux et de la profondeur de la foi aux fruits qu'elle produit, non aux systèmes théologiques qu'elle élabore, encore fussent-ils admirables de logique, de science et de piété. Aux grands docteurs, il préfère les plus modestes apôtres, aux grands esprits, les grands cœurs. Il va répétant ce mot, résumé de tout L'enseignement moral du Maître : « La religion pure et sans tache devant Dieu, notre Père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se préserver des souillures du monde » ; c'est-à-dire à exercer la miséricorde et à vivre dans la pureté. Il y ajoute cet autre : « Comme le corps sans âme est mort, de même la foi sans les œuvres est morte (Jacq.1.26-27) ; ». La vie du corps est la manifestation de son âme ; l'activité de la foi est la preuve irrésistible de la réalité de la foi.
Et l'Église, comprenant enfin combien ce désir est conforme à la pensée et à l'œuvre morale du Christ, nettement résumée dans ce passage : « Ce n'est pas quiconque me dit Seigneur, Seigneur ! qui entrera dans le royaume des cieux, mais c'est celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux (Matt.7.21) », entre résolument dans le domaine des actes. Sans doute, elle prêche encore et prêchera toujours avec ardeur par la parole les principes fondamentaux de sa foi, mais elle agit surtout, elle sert, elle se dévoue, et se voue à toutes les saintes causes de l'humanité. Elle montre plus qu'elle ne démontre. Comme son Chef suprême, elle n'aspire plus à régner qu'en servant. Et son activité morale, mieux que ses plus beaux ouvrages de dogmatique, établit la vitalité de sa foi et triomphe des préjugés et des préventions de ses adversaires. Quels résultats n'obtiendra-t-elle pas encore, lorsque, se souvenant que « toute maison divisée contre elle-même ne peut subsister », elle rassemblera dans un même esprit, et retiendra par le lien de la paix, tous ses membres épars, et, sel de la terre et lumière du monde, fera luire sa lumière devant les hommes, afin qu'ils voient ses bonnes œuvres, et qu'ils glorifient son Père qui est dans les cieux.
Certes, il n'est pas désirable que la spéculation pure, la dogmatique ou philosophie religieuse disparaisse jamais complètement du domaine de la religion, ni même qu'elle soit amoindrie, car elle a été, est encore et sera toujours utile, voire indispensable à la foi, partant à la vie, puisque celle-là est la source féconde de celle-ci. Méconnaître son rôle dans l'émancipation de la pensée chrétienne et dans la pénible conquête de la liberté de conscience, base et honneur du sentiment religieux, serait méconnaître l'histoire de l'Église. Quels précieux services ne rendra-t-elle pas encore, si, renonçant à empiéter sur le terrain de la vie dont elle gêne le libre exercice, elle reprend le beau rôle de conseillère et de guide de la pensée que lui avait confié l'Église primitive ! Les écrits et l'activité des auteurs sacrés offrent à cet égard un spectacle bien instructif. Conseillère et guide, oui, mais geôlier, non.
Or, l'Épître de Saint-Jacques répond admirablement à cette nouvelle tendance, comme les ouvrages de Saint-Paul aux siècles de formation et de réformation de l'Église, et ceux de Saint-Jean aux époques de mysticisme. Elle contient peu d'idées spéculatives ; on y chercherait en vain les éléments d'une dogmatique complète ; en revanche, de nombreux préceptes de morale idéale ; des faits, des actes, la vie débordante.
Aussi, après avoir été tour à tour ignorée, méconnue, tenue pour suspecte, méprisée par les théologiens, dont un des plus puissants et des plus absolus la traitait dédaigneusement « d'épître de paille », prend-elle aujourd'hui rang à côté des autres écrits du Nouveau Testament, spécialement des synoptiques, voire du sermon sur la montagne dont elle est le prolongement, ou plutôt le commentaire modeste et fidèle.
Tout esprit sincère, non prévenu, reconnaîtra sans peine la relation frappante qui unit la pensée de Jacques à celle de Jésus ; l'air de famille, dirons-nous. Même sobriété de dialectique, même fond moral, même souci de l'accomplissement de la Loi et des Prophètes, même forme claire, brève, nerveuse, sentencieuse, paradoxale parfois dans le bon sens du terme. Il n'est pas un chapitre, un verset, peut-être un mot, qui ne rappelle, directement ou indirectement, un chapitre, un verset, un mot de Jésus.
Aspirations du siècle, à propos de l'Épître de Saint-Jacques, pénurie d'études plus ou moins complètes en français de ce livre important, en faut-il davantage pour établir l'opportunité de cette publication offerte au public religieux comme un élément d'instruction et d'édification ? Puisse ce modeste sermonnaire contribuer en quelque mesure à l'avancement du Règne de Dieu dans le cœur de tous ceux qui le liront !
Mes frères,
Celui qui écrit ces lignes c'est Jacques, serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ, comme il s'appelle lui-même. D'après l'opinion généralement reçue dans l'Église, ce Jacques serait le frère du Seigneur. Nous savons par l'histoire évangélique qu'il ne crut pas, comme du reste ses autres frères, à la vocation messianique de Jésus pendant la vie terrestre de celui-ci. Ce ne fut qu'après la résurrection de son frère et après avoir été gratifié d'une vision de sa part qu'il se convertit et prit rang dans la phalange de ses disciples. Sa parenté étroite avec lui, non moins que la haute distinction dont il donna des preuves manifestes lui assurèrent une influence prépondérante dans l'Église de Jérusalem, sa voix était toujours respectueusement écoutée et ses directions docilement suivies. Ce qui nous montre l'estime dont il jouissait : c'est le fait que Saint-Paul le nomme, même avant Saint-Pierre, parmi les trois colonnes de l'Église et le surnom de Juste qui, d'après l'historien Josèphe, lui fut donné par ses coreligionnaires. Eh bien ! c'est lui Saint-Jacques qui écrit cette épître, à laquelle j'ai emprunté mon texte de ce jour, il l'adresse aux douze tribus de la dispersion, c'est-à-dire non pas aux Juifs de la dispersion comme tels, mais aux Juifs chrétiens de son Église et de son diocèse, dont le centre est à Jérusalem, et il commence d'abord par les entretenir des souffrances qui les attendent : « Considérez, leur dit-il, comme le sujet d'une parfaite joie les diverses épreuves qui vous arrivent, sachant que l'épreuve de votre foi produit la constance, mais il faut que l'ouvrage de la constance soit parfait, afin que vous soyez parfaits et accomplis, en sorte qu'il ne vous manque rien. »
C'est sur ce sujet que je voudrais attirer votre attention ; ai-je besoin du reste de la réclamer ? la souffrance n'est-elle pas dans ce monde l'actualité la plus vivante, la réalité la plus poignante, qui nous saisit parfois à l'improviste d'une étreinte violente et tenace ? Je me propose de vous montrer dans ce discours l'attitude que le chrétien doit avoir en face des afflictions qui lui arrivent, ensuite les motifs qui la justifient à ses yeux.
Considérez, dit Saint-Jacques, comme le sujet d'une parfaite joie les diverses épreuves qui vous arrivent. Comme vous l'entendez par cette parole, l'Évangile commande à l'homme la joie dans l'épreuve. C'était là un langage inconnu à l'antiquité. Si vous interrogez cette dernière dans ses penseurs les plus marquants, dans ses philosophes les plus distingués, vous ne trouvez en résumé que deux attitudes recommandées par eux en face de la souffrance : l'indifférence ou la dissipation. Dominer la souffrance par un effort surhumain de la volonté, de telle sorte qu'elle paraisse aux yeux des hommes comme n'étant pas une réalité, ou s'étourdir pour oublier les misères qu'elle amène avec elle, les cris qu'elle nous arrache : voilà le résumé des enseignements de l'antiquité sur cet important problème. Sans doute, il est quelques voix isolées qui se sont élevées plus haut et qui ont vu dans l'épreuve une œuvre éducatrice de la Providence à l'égard de l'homme, mais il ne s'agissait là que de quelques idées jetées dans les livres et qui ne trouvaient pas d'application dans la vie. En Israël, nous remarquons un changement complet dans la manière de comprendre la douleur ; celle-ci n'est plus pour le Juif une fatalité comme pour les païens, mais elle est une loi mystérieuse de Dieu qu'il faut savoir accepter, en s'en remettant à Celui dont la sagesse est plus grande que la nôtre. Nous trouvons sur ce thème des accents sublimes dans le livre de Job et dans les Psaumes, mais, comme la lumière de la Révélation n'a pas encore paru dans son merveilleux resplendissement, les écrivains sacrés ne peuvent donner de ce problème une solution définitive et recommandent comme attitude à tenir en face de la souffrance : la résignation ou la confiance, « c'est l'Éternel, qu'il fasse ce qui lui semblera bon ». « L'Éternel l'avait donné, l'Éternel l'a ôté, que le nom de l'Éternel soit béni. » (1Sam.3.18 ; Job.1.21)
C'est donc bien l'Évangile qui a posé comme un principe la joie dans l'épreuve : Considérez, dit Saint-Jacques, comme un sujet de joie parfaite les épreuves diverses qui vous arrivent. Remarquez-le, Saint-Jacques n'est pas une voix isolée qui ait ainsi parlé sur ce sujet, mais le Seigneur lui-même avait déjà, dans le cours de son enseignement, recommandé cette attitude comme convenant à ses disciples : « Vous serez heureux, leur disait-il, lorsqu'on vous insultera, qu'on vous persécutera et qu'on dira toute sorte de mal de vous à cause de moi. Réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie, car votre récompense sera grande dans les deux » (Matt.5.11-12). Ses disciples ne font que reproduire et développer sa pensée. Saint-Paul écrivait aux Romains : « nous nous glorifions même dans les afflictions, » (Rom.5.3) nous nous glorifions et non pas nous nous attristons, nous nous en faisons un sujet de gloire, c'est-à-dire de joie. Il envoyait aux Colossiens cette parole significative qui nous montre que ses principes étaient réellement vécus par lui : « je me réjouis maintenant dans mes souffrances pour vous et ce qui manque aux souffrances de Christ, je l'achève en ma chair, pour son corps, qui est l'Église (Col.1.24). » Citons encore le beau passage de l'auteur de l'épître aux Hébreux : « Il est vrai que tout châtiment semble au premier abord un sujet de tristesse et non pas de joie, mais il produit ensuite un fruit paisible de justice à ceux qui ont été ainsi exercés (Héb.12.11). »
Il est donc vrai que l'Évangile a posé comme un principe nouveau dans l'humanité l'attitude de la joie dans l'épreuve. Ah ! sans doute, il ne s'agit pas, est-il besoin de le dire, d'une joie débordante qui s'exprime en mouvements bruyants. L'Évangile ne la connaît pas, mais il s'agit d'une joie calme qui se manifeste extérieurement dans la sérénité du regard et intérieurement dans la tranquillité d'une conscience paisible. Et ici qu'on ne me dise pas que la chose est impossible, car je vous montrerai par des exemples l'application de ce principe. Pour le moment, je ne me préoccupe pas de savoir comment il a pu et peut encore se réaliser, je me borne à constater des faits.
Nous sommes au commencement de l'ère chrétienne, peu de temps après la Pentecôte. Les apôtres, animés du Saint-Esprit, annoncent partout en Israël la bonne nouvelle du salut, et, sous le souffle de leur parole ardente, les multitudes accourent vers eux et se convertissent. Mais voici bientôt l'opposition qui se fait sentir ; saisis par les chefs du peuple, parmi lesquels se trouvaient sans doute quelques-uns de ceux qui avaient poursuivi Jésus de leur haine implacable et qui l'avaient fait mourir sur la croix, les apôtres sont jetés en prison comme de vulgaires malfaiteurs, tramés à la barre du tribunal, frappés de verges et finalement relâchés sur l'intervention de Gamaliel avec la défense formelle de parler au nom de Jésus. Ils sont délivrés de la prison, mais désormais quelle triste position que la leur ! Leur défendre de parler au nom de Jésus, c'était l'épreuve la plus pénible qu'on pût leur infliger, plus pénible que de cruelles souffrances, plus pénible que la mort elle-même. Leur défendre de parler au nom de Jésus, c'était la ruine à brève échéance de leur ministère… aussi quelle est leur attitude ? Celle de la tristesse. Ecoutez plutôt le récit de l'évangéliste : « pour eux, ils se retirèrent de devant le sanhédrin joyeux d'avoir été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus ! » (Act.5.41)
Nous sommes au iie et au iie siècle de l'ère chrétienne. L'Évangile fait de rapides conquêtes dans le vaste empire romain et ébranle le paganisme tant et si bien que, comme l'écrivait Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie, à l'empereur Trajan, les temples des dieux étaient déserts et les victimes ne trouvaient plus d'acheteurs. Mais voici du même coup l'orage qui gronde, voici la tempête qui éclate : c'est le tonnerre de la persécution dont les roulements formidables ébranlent la barque fragile de l'Église. On ne peut relire l'histoire tragique de cette époque sans éprouver un frémissement douloureux en pensant aux souffrances de ces pauvres victimes et sans être saisi pour elles d'une pitié profonde. Ces chrétiens, les meilleurs citoyens de l'empire, sont jetés en prison comme coupables de haute trahison, et de là envoyés à Rome pour servir de pâture à la curiosité romaine dans des combats odieux contre des bêtes féroces, dans le vaste amphithéâtre du Colysée, ou bien ils sont liés sur un bûcher allumé exprès pour eux, où leur existence s'achève au milieu d'horribles souffrances et des sarcasmes d'une foule ameutée. C'est ainsi que s'éteignent dans les flammes ou sous la griffe des bêtes féroces les Ignace, les Justin Martyr, les Polycarpe, ces illustres colonnes de l'Église et tant d'autres avec eux dont l'histoire ne nous a pas conservé le nom. Au milieu des larmes sans doute, avec des protestations justifiées contre les horreurs dont ils sont les victimes ? Non. Avec une joie sereine, paisible qui les poussait, au milieu même des flammes qui consumaient leur corps, à rendre grâce à Dieu de les avoir jugés dignes de souffrir pour le nom de Jésus-Christ. Dieu leur a commandé de regarder comme un sujet de joie parfaite les diverses afflictions qui leur arrivent et ils sont joyeux dans la souffrance !
Nous sommes en France, au xviie siècle. Sur le trône est assis l'un des plus grands despotes qui aient jamais régné sur le monde : Louis XIV, et dans ce pays, catholique jusqu'à la moelle, se trouve une minorité de protestants. Hommes tranquilles et actifs à la fois, distingués par le sérieux de leurs principes et de leur vie, ils ne demandent qu'une chose : la libre manifestation de leurs convictions religieuse. Modeste exigence ! La liberté de conscience n'est-elle pas le premier droit de l'homme ? Détrompez-vous, nous ne sommes pas au xixe siècle, mais au xviie, dans une époque où la force prime le droit. D'ailleurs, le grand roi ne peut dormir tranquille, tant qu'il sent dans son royaume une minorité d'hommes qui adorent Dieu autrement que lui. Celui qui a dit : « l'Etat, c'est moi » n'est pas satisfait de gouverner les hommes en maître absolu, il veut, ô sacrilège ! régner sur les consciences et dominer les âmes. C'est alors que commence en France une longue ère de persécutions dirigées contre les réformés. Ils sont poursuivis, chassés de leurs temples que l'on ferme, il n'est pas de châtiment que l'on n'invente pour les pousser à l'abjuration. Quelle est leur attitude au milieu de ces horreurs ? … Ils gémissent. Ah ! sans doute, que de soupirs dut leur arracher ce drame sanglant, mais ces persécutions n'abattent pas leur courage, au contraire, elles stimulent leur énergie, elles fortifient leur foi, elles éveillent dans leur âme une joie profonde, celle de pouvoir souffrir quelque chose pour le nom de Jésus-Christ ! Dieu leur a commandé de regarder comme un sujet de joie parfaite les diverses épreuves qui leur arrivent et ils sont joyeux dans la souffrance !
Je viens, mes frères, de citer quelques exemples d'hommes qui ont été joyeux dans l'épreuve, je n'ai parlé en fait d'afflictions que des persécutions. Ce n'est pas sans raison, c'était surtout à elles que Saint-Jacques faisait allusion. Quel était, en effet, à ce moment-là le grand danger qui menaçait les chrétiens ? L'hostilité du monde à l'égard de l'Évangile. On sentait venir de toute part l'orage qui grondait : c'était la grande souffrance du moment ; d'ailleurs, la persécution avait déjà fait plusieurs victimes. Etienne avait été lapidé par la foule irritée, Jacques, l'apôtre, avait été mis à mort en 44, par Hérode Agrippa Ier, et dans ces circonstances douloureuses, on pouvait craindre des défections. On comprend que cette sombre perspective absorba l'esprit de l'écrivain sacré et qu'il vit avant tout dans les afflictions qui devaient atteindre les chrétiens les persécutions dirigées contre eux, mais restreindre ainsi sa pensée ne serait pas exact, d'autant plus qu'il parle lui-même de diverses afflictions : par où l'on peut entendre les souffrances corporelles, les luttes, les difficultés que nous rencontrons dans le monde avec nos frères, les moqueries que notre profession de chrétien nous attire, les deuils qui fondent sur nous en brisant notre cœur, en un mot, toutes les épreuves physiques et morales qui sont ici-bas le partage de l'homme. Dans ces épreuves diverses, le chrétien sera joyeux, et n'est-ce pas un fait dont nous pouvons constater la réalité de nos propres yeux ? L'Évangile ne s'est pas borné à poser des principes, mais il a réussi à les implanter dans la conscience humaine. La joie dans l'épreuve, mais Christ l'enfante chaque jour.
Voici un malade que la paralysie empêche de faire aucun mouvement. Triste existence, direz-vous, que la vie en effet est pénible dans une pareille situation ! Ne pas pouvoir faire usage de ses membres, y pensez-vous, vous que Dieu a si admirablement protégés jusqu'à présent ? Y a-t-il une épreuve comparable à celle-là et la mort ne serait-elle pas préférable à une vie qui doit forcément s'écouler dans l'inactivité et l'isolement ? Mais pourquoi les lèvres de cet infirme ne laissent-elles échapper aucune plainte, aucun regret ? Pourquoi l'entendons-nous glorifier Dieu des bienfaits dont il l'a comblé ? Pourquoi la joie règne-t-elle dans son cœur, si bien que devant un tel spectacle nous sommes émus ? Dieu lui a commandé de regarder comme un sujet de joie parfaite les diverses épreuves qui lui arrivent et il est joyeux dans la souffrance !
Et quand enfin, sur un lit de mort, nous voyons un frère, auquel la souffrance arrache des cris de douleur, le corps brisé par la maladie qui ne fait plus de lui qu'une prison retenant à peine son âme, la figure amaigrie, portant sur ses traits l'empreinte des ravages du mal, quand nous voyons cet être faire entendre à cette heure des paroles non de découragement, mais de joyeuse espérance, donner des preuves d'une patience admirable et laisser échapper de ses lèvres, dans les instants où la souffrance lui accorde quelque répit, un sourire idéal et céleste, ne me demandez pas d'où vient chez cette âme cette attitude étrange de la joie dans l'épreuve ! Dieu lui a commandé de regarder comme un sujet de joie parfaite les diverses épreuves qui lui arrivent et elle est joyeuse même dans la mort !
Je viens de vous montrer la joie dans l'épreuve comme un principe posé par l'Évangile et réalisé par des hommes que la nature a faits tels que nous ? Comment cela est-il possible, comment expliquer que la souffrance puisse rendre l'homme joyeux ? Ne serait-ce pas le contraire qui devrait avoir lieu ? Non pourtant, car d'après Saint-Jacques, il y a des motifs qui justifient cette attitude : Sachant, dit-il, que l'épreuve de votre foi produit la constance. Voilà pourquoi le chrétien peut supporter l'épreuve, peut même la recevoir avec joie : il sait que la souffrance vient de Dieu et a pour résultat de produire la constance chez l'homme. Le chrétien sait que la souffrance vient de Dieu, non pas sans doute que Dieu en soit directement l'auteur, la souffrance est loin d'être un bien en elle-même, elle est un mal, preuve en est notre révolte soudaine, quand notre corps est frappé par ses premières atteintes. D'après la Bible, elle est la conséquence du péché, nous souffrons parce que nous péchons, parce que l'humanité depuis Adam est sous l'empire de cette triste réalité, mais Dieu, qui est l'amour suprême, se sert de la souffrance pour le bien de cette humanité déchue ; d'un mal qu'elle était à son entrée dans le monde, il en fait un bien, un moyen de constater notre foi, de se rendre compte si nous lui appartenons réellement et dans ce cas on peut dire que Dieu est l'auteur de la souffrance, qu'elle vient de Lui. Dès lors, si l'attitude de la tristesse ou de la révolte s'explique chez les païens de l'antiquité, ainsi que chez ceux qui, de nos jours, ne reconnaissent pas dans la Bible la révélation de Dieu, parce que pour eux la souffrance est une énigme désespérée, en face de laquelle ils restent déconcertés, elle ne convient pas au chrétien : il sait par l'Évangile que la souffrance vient de l'Etre Tout-Puissant qui habite dans les profondeurs des cieux, que dis-je, d'un Père qui l'aime tendrement, qui l'a aimé jusqu'à donner son Fils unique pour le sauver, et qui, pour le ramener à lui, pour l'empêcher de se perdre au sein des frivolités du monde, lui envoie dans un but d'amour les mystérieuses dispensations de la souffrance. Comment ne regarderait-il pas comme un sujet de joie parfaite les diverses épreuves qui lui arrivent ?
Mais il y a un motif plus puissant qui doit rendre sa joie parfaite. Le chrétien sait que la souffrance, qui est l'épreuve de la foi, a un but direct pour l'homme qu'elle produit en lui la constance, et cette constance se manifeste en ceci : c'est que d'abord la souffrance fortifie ses convictions. Il est un fait certain : une cause n'est jamais plus chère à l'homme que lorsqu'il a souffert pour elle. Or cet axiome qui s'applique à toutes les causes, est vrai aussi de la foi. A l'heure de l'épreuve, le chrétien sent fortement le besoin de Dieu. Dans la santé, dans la prospérité matérielle, il croit bien souvent d'une foi vague, il est tenté d'oublier Dieu, car le monde réagit sur lui et infiltre dans son cœur quelque chose de son incrédulité, ses convictions religieuses sont vacillantes. Mais l'affliction arrive. Le frappe-t-elle, lui et les siens, à coups redoublés, il ouvre les yeux, il lui semble que le sol s'effondre sous ses pas, il fait l'expérience d'une façon décisive de la nécessité de la foi et cette réalité qui peut-être n'avait touché jusqu'alors qu'imparfaitement son cœur devient, grâce à la souffrance, une partie intégrante de sa vie, son trésor le plus précieux sur la terre et il saura, s'il le faut, sacrifier pour elle son repos, ses intérêts les plus chers, tout jusqu'à sa vie. C'est là ce qui nous explique pourquoi l'Église n'a jamais été plus puissante et n'a fait preuve d'une foi plus constante que dans le baptême de la persécution, c'est là ce qui nous explique pourquoi nous, chrétiens, nous ne sommes jamais plus croyants qu'à l'heure ténébreuse de la souffrance !
Ce n'est pas seulement sur les convictions de l'homme que la souffrance, l'épreuve de la foi, agit, mais aussi sur sa volonté. Celle-ci est enlacée dans les liens du mal, qui l'enchaînent dans un inextricable réseau et le chrétien, malgré son désir de les briser, ne peut les rompre. Il retombe toujours dans cet esclavage affreux qui le rend malheureux ; mais ce que la volonté humaine est incapable d'opérer, la souffrance le réalise. Sous sa discipline austère, l'homme attaque le péché corps à corps, il réduit son empire et devient parfois un héros dans le combat de la vie. Si la souffrance n'était pas là comme un aiguillon qui pénètre notre conscience, notre volonté s'engourdirait dans sa lutte contre le mal : c'est la douleur qui ramène sans cesse notre attention sur notre être moral et nous force à recommencer le combat. Aussi, sous son influence, comme notre volonté s'aiguise, comme elle devient persévérante ! C'est l'histoire de chacun d'entre nous. Chaque épreuve reçue dans l'esprit de Jésus-Christ a pour conséquence de stimuler notre énergie morale et d'augmenter sa constance.
Enfin, c'est sur le cœur que la souffrance agit. L'homme tel qu'il est, souillé par le péché, est de nature encore aimant, il a une âme qui est ouverte à la sympathie, il veut le bien et le désire pour ses frères, mais dans le cours de la vie, il se heurte à l'égoïsme naturel au cœur humain. Désillusionné dans ses espérances, il manque de constance et tombe à son tour dans l'égoïsme. Ce que le cœur naturel ne peut opérer, la souffrance l'accomplit. Sous sa divine influence, l'homme est amené à penser aux autres, à ceux qui souffrent comme lui et dans lesquels il reconnaît désormais des frères en Christ, des rachetés du même Sauveur ; il s'identifie avec eux, il participe à leurs souffrances, et chaque épreuve qui fond sur lui ne fait que rendre plus ardente, plus constante sa puissance d'aimer. Cela est si vrai que ceux qui dans le monde consolent le plus et le mieux sont, règle générale, des affligés. David n'a pu écrire ces hymnes magnifiques où l'humanité viendra toujours chercher la consolation éternelle que parce que son cœur a été labouré par l'épreuve. Jésus-Christ n'aurait jamais attiré à Lui tant d'âmes travaillées et chargées, s'il n'avait pas été l'homme de douleur, et qui a su ce que c'était que la langueur. Comme l'aiguille aimantée se dirige toujours du côté du nord, notre cœur, si la souffrance n'existait pas, s'en retournerait de lui-même du côté du nord, c'est-à-dire à son égoïsme naturel, à la mort. Il suffit pour changer la direction de l'aiguille aimantée d'un courant électrique. Ainsi il n'est besoin pour le cœur que de la douleur pour l'incliner à la piété et développer en lui la vie sacrée de l'amour !
Le chrétien peut donc regarder avec une joie parfaite les diverses épreuves qui lui arrivent, puisqu'elles produisent en lui la constance, mais pour que la souffrance réalise complètement son œuvre, il faut qu'elle rende parfaite sa constance ; c'est là ce que Saint-Jacques nous fait comprendre dans les dernières paroles de notre texte : mais il faut que l'ouvrage de la constance soit parfait, afin que vous soyez parfaits et accomplis, en sorte qu'il ne vous manque rien. Ici, direz-vous, cela est-il possible ? Saint-Jacques ne présume-t-il pas trop de nos forces ? On peut répondre que l'écrivain sacré, qui connaissait mieux que nous la nature humaine, savait aussi ce dont elle est capable, quand elle est placée sous l'influence de la grâce divine. Nous avons des exemples d'hommes qui ont consacré leur vie à ce but et qui se sont efforcés de tendre à la perfection : ainsi, par exemple, Saint-Paul, et pourtant l'épreuve ne lui a pas été épargnée, à lui qui a passé toute sa carrière dans les luttes et dans la souffrance. Cependant elles n'ont fait que fortifier sa constance, qu'augmenter son désir d'être parfait et accompli, comme dit Saint-Jacques, si bien que de Rome où il est dans les chaînes et où il a le pressentiment de sa fin, il écrit aux Philippiens ces paroles : « Ce n'est pas que j'aie déjà atteint le but ou que je sois parvenu à la perfection ; mais je fais mes efforts pour y parvenir, et c'est pour cela aussi que Jésus-Christ m'a pris à Lui. Mes frères, pour moi, je ne me persuade pas d'être encore parvenu au but ; mais ce que je fais, c'est qu'oubliant les choses qui sont derrière moi, et m'avançant vers celles qui sont devant moi, je cours vers le but, vers le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ ! » (Philip.3.14) Ah ! sans doute, ce n'est pas sans luttes que la constance arrive à cette hauteur où elle ne subit plus de défaillances et de chutes ; il y a en nous le vieil homme que nous croyons mort et qui reparaît toujours ; il y a en nous bien des illusions que nous caressons et que les coups de l'épreuve doivent détruire ; il y a des espérances terrestres que notre cœur entretient dans son sein et qui doivent se transformer, par le moyen de la souffrance, en espérances célestes et éternelles ; il y a des dispensations inexplicables à notre intelligence bornée qui nous confondent et nous retiennent par leur énigme dans l'attitude de la tristesse ; il y a, en un mot, pour nous bien des obstacles qui nous empêchent d'être parfaits et accomplis, et pourtant nous devons y tendre, ne le sentez-vous pas ? Si aujourd'hui, tenant compte de la faiblesse inhérente à la nature humaine, je vous recommandais non la joie dans l'épreuve, mais la résignation à la volonté de Dieu, si je vous prêchais un christianisme au rabais et non celui de Christ qui conduit l'homme par la voie de la communion avec Dieu à la hauteur sublime de la perfection, si je vous disais que nous devons prendre de l'Évangile ce qui est compatible avec notre nature humaine, en laissant de côté ce qui nous parait irréalisable, chimérique, que diriez-vous ? Vous feriez entendre des protestations (et vous auriez raison) au nom de l'Évangile que vous prétendez servir, non d'après les déformations que les hommes lui ont fait subir, mais dans sa pureté et dans son intégrité, au nom de la conscience enfin qui, quand nous la consultons sincèrement, nous dit que nous devons tendre à la perfection, que c'est là l'idéal que nous devons avoir tans cesse devant les yeux. Idéal que nous réaliserons ou que nous ne réaliserons pas ici-bas ; n'importe, il doit être poursuivi par nous chrétiens durant noire passage sur la terre et nous devons savoir lui consacrer la meilleure part de notre vie. Est-ce que d'ailleurs il ne vaut pas la peine de vivre pour cet idéal ? Je vois aujourd'hui des hommes, animés de pensées élevées, employer leurs jours à la poursuite d'idéaux d'un autre ordre ; je vois, par exemple, des artistes saisis par les scènes grandioses et touchantes qu'ils ont sous les yeux, essayer de reproduire quelque chose de cette nature dont la beauté a pénétré leur âme ; je vois des savants consacrer toute une existence aux recherches scientifiques, sonder les mystères de la nature à laquelle ils voudraient arracher ses secrets, pour faire faire quelque progrès à la science qui leur est plus chère que la vie ; je vois des artistes, épris d'harmonie, cherchera nous donner, à l'aide de la musique, l'illusion d'un monde plus beau, plus heureux que notre monde actuel et s'efforcer de reproduire, dans leurs élans admirables, quelque chose de ces concerts que fait retentir autour du trône de Dieu la voix céleste des séraphins. Et tous ces hommes, je les vois travailler sans relâche, rencontrer mainte difficulté sur leur route, éprouver maint découragement, remporter maint succès, et pourtant jamais satisfaits, recommençant toujours leur tâche, parce que dans l'œuvre accomplie, ils ne voient pas encore la perfection et mourir ensuite, après une carrière de travail harcelant et sans trêve, éclairés par la céleste vision de la beauté suprême, sans avoir réalisé leur idéal ! Et nous chrétiens, qui avons devant les yeux un idéal plus grand à réaliser que celui de la beauté artistique ou scientifique, nous ferions preuve de moins d'énergie, de constance que ces héros de l'art et de la science ? Nous reculerions devant les difficultés à vaincre, devant les obstacles à surmonter ? Serait-ce là notre attitude, à nous qui nous réclamons du titre de disciples de Jésus-Christ, c'est-à-dire de cet Etre qui a été dans son humanité la réalisation parfaite de la Beauté morale et qui nous appelle à la réaliser à notre tour ? Oublierions-nous du reste que cet idéal a été depuis dix-huit siècles passés poursuivi par des milliers d'âmes qu'il a saisies et enflammées ? Oublierions-nous que c'est à lui qu'ont tendu tant de glorieux témoins du Crucifié, les Saint-Pierre, les Saint-Jean, les Saint-Jacques, et qu'ils ont sacrifié pour lui leurs aises, la tranquillité d'une situation personnelle jusque là respectée, tout jusqu'à leur vie ? Oublierions-nous que pour l'atteindre, tant de martyrs dans les premiers siècles, et au xviie siècle les victimes de Louis XIV montaient sur l'échafaud et rendaient l'âme, un sourire divin sur les lèvres, entourés d'une foule subjuguée par leur héroïsme ? Oublierions-nous qu'il donne à la vie son but, qu'il explique notre destinée et que sans lui l'histoire de l'humanité ne serait plus qu'une pitoyable comédie ? Oublierions-nous qu'il est aujourd'hui encore l'auteur de toutes les nobles actions, et que s'il venait jamais, par impossible, à être arraché de la conscience humaine, le monde s'en irait rapidement à la décadence, et finalement à la mort ? A l'œuvre donc, chrétiens, à la poursuite de l'idéal religieux et moral, à l'œuvre sur les traces du divin Modèle, notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Ne laissons pas tomber de nos mains l'héritage sacré du passé, montrons par notre constance que nous sommes les dignes descendants de ces ancêtres dans la foi et la vie chrétienne ; pourquoi hésiterions-nous à lui consacrer nos efforts et notre cœur ? Ah ! s'il ne s'agissait que d'un idéal artistique ou scientifique, dont la réalisation ici-bas n'est toujours qu'une vaste chimère, des hésitations seraient légitimes, mais il s'agit pour nous de l'idéal religieux et moral que l'Évangile, c'est-à-dire Dieu Lui-même, nous assigne comme raison d'être de notre activité, comme condition de notre salut, il s'agit de l'idéal religieux et moral dont la poursuite sera pour ceux qui l'auront recherché ici-bas la source, dans le ciel, d'une béatitude infinie.
Puisque c'est par la souffrance qu'il peut être atteint, puisque c'est par elle que l'on gravit péniblement, mais sûrement les cimes élancées du ciel, la souffrance peut être envisagée comme un sujet de joie parfaite, car sa raison suprême est, en dernière analyse, la gloire magnifique du Royaume de Dieu ! Amen.
Quelle belle chose, mes frères, que la vérité dite avec grâce ! C'est l'exemple que saint Jacques nous donne à tous dans mon texte. Evidemment il pense qu'il n'est pas un de ses lecteurs qui ne manque en quelque manière de sagesse, mais il ne le dit pas sous cette forme-là : Si quelqu'un de vous manque de sagesse, écrit-il à ses frères. Quelle délicatesse chez un homme qui pourrait se produire avec autorité comme apôtre du Christ ! (1Thess.2.6).
Ne sentons-nous pas comme d'instinct que ces paroles du « serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ » sont aussi pour nous ? Si quelqu'un de vous manque de sagesse… Ah ! que je connais bien cet homme-là ! Et vous, mon frère ? … Eh bien, n'hésitons pas à nous humilier de ce qui nous manque, car saint Jacques, en nous signalant notre déficit, nous assure que cet état n'est point désespéré. Il dit bien : si quelqu'un manque de sagesse, mais il ajoute aussitôt : Dieu vous la donnera. Emparons-nous donc de cette double vérité, considérant tour à tour ce défaut de sagesse, qui nous humilie, et le moyen d'y remédier, qui est notre grand encouragement.
Nous manquons tous de sagesse, car nous manquons tous plus ou moins des deux éléments qui constituent la sagesse, tout spécialement la sagesse du chrétien. Qu'est-ce, en effet, que la sagesse ? Elle est d'abord une connaissance, la connaissance de ce que Dieu veut d'une manière générale, de ce qu'il veut de ses créatures et de ses enfants, de ce qu'il veut de chacun de nous en particulier. La sagesse est ensuite une force morale, la volonté passée à l'état de sainte habitude, de trouver en chaque situation, en chaque circonstance, en chaque événement, petit ou grand, le moyen d'honorer Dieu, de travailler au bien de ses frères, d'avancer notre propre salut. Or, n'est-il pas vrai que nous n'avons point ou que nous n'avons pas au degré où nous devrions les avoir, cette sainte connaissance et cette sainte pratique ? Nous avons une peine extrême à découvrir la volonté de Dieu, influencés que nous sommes par nos passions, par la poursuite de nos intérêts, par les maximes du siècle, par les convoitises de la chair ou par l'égarement de nos cœurs. Par une conséquence toute naturelle, mais déplorable, nous laissons se perdre une foule d'occasions que Dieu met à notre portée pour que nous en fassions un bon usage.
Ce défaut de sagesse, que nous constatons généralement nous frappera davantage après avoir parcouru quelques-uns des domaines dans lesquels la sagesse chrétienne est appelée à se déployer :
Prenons d'abord nos afflictions auxquelles saint Jacques pense surtout dans notre passage. « La vraie sagesse du chrétien, a-t-on dit, est de savoir souffrir. » Hélas ! nous le savons bien peu. Tour à tour légers ou méchants, nous ne pensons pas que l'affliction, toute affliction qui nous arrive est une épreuve de notre foi, destinée à rendre celle-ci plus forte et plus pure, ou bien un châtiment, par le moyen duquel Dieu veut nous affranchir du péché ou de tel péché dans lequel nous sommes encore. Au lieu de cela nous disons : Ce n'est qu'une petite nuée, le beau temps reviendra tout de suite après. D'autres fois, au contraire, nous regimbons contre l'aiguillon ; une contrariété nous alarme, un souci d'argent nous rend sombres, une maladie nous abat, la perte des nôtres nous désespère. Nous murmurons contre Dieu, nous nous plaignons de Lui ; nous pleurons, moins de douleur que de dépit, répétant avec Caïn : « Ma peine est trop grande pour que je la puisse supporter (Gen.4.13). » Heureux encore si l'on n'entend pas sortir de notre bouche des paroles telles que celles-ci : Dieu n'est ni bon, ni juste ; s'il était aussi bon, aussi juste qu'on le dit, s'il était… je ne souffrirais pas de la sorte.
Mais notre vie ne se passe pas à souffrir ; quelque nombreuses que puissent être nos afflictions, nous avons des jours dans lesquels nous pouvons « entrer et sortir, » c'est à-dire agir avec une pleine liberté. Qu'en faisons nous, de ces jours ? Oubliant que l'existence présente n'est qu'un moyen, celui de nous préparer à l'éternité, nous la considérons comme un but. Tantôt nous l'appelons mauvaise, à cause de toutes les difficultés que nous y rencontrons, de toutes les luttes auxquelles elle nous appelle, de tous les efforts qu'elle réclame de nous. Tantôt, au contraire, nous nous laissons prendre aux séductions de la vie, entraînés par ses promesses, amollis par ses délices, donnant le pas aux choses visibles sur les invisibles et sacrifiant, comme Esaü, notre droit d'aînesse pour un potage de lentilles. N'est-il donc pas vrai de dire que nous manquons de sagesse dans la direction générale de notre vie ?
Qu'il me soit permis d'insister encore sur deux points :
L'un, c'est l'emploi que nous faisons de nos forces, de nos talents, de nos biens. Nous oublions que toutes ces choses nous viennent de Dieu et que nous devons les lui rapporter par une humble reconnaissance et par un usage fidèle ; nous les accaparons pour nous faire valoir ou pour satisfaire notre orgueil, notre ambition, notre sensualité, notre avarice ; nous ne craignons pas de devenir les esclaves de richesses incertaines et périssables dont nous ne sommes que les administrateurs et dont nous devrions toujours être les maîtres.
L'autre point dont nous voulions parler, c'est l'éducation de nos enfants. Nous flattons leurs goûts, nous cédons à leurs caprices, nous entretenons leur orgueil, leur vanité, leur gourmandise ; ou bien nous les menons rudement, nous ne leur laissons rien passer, nous leur infligeons des punitions dépassant le but. Dans une direction comme dans l'autre, nous faisons fausse route, car nous ne savons pas ou nous ne savons plus que l'âme de l'enfant est à l'Éternel, (Ézech.18.4) et que nous n'avons, nous, d'autre devoir que d'élever ces petits pour lui, en vue du Royaume des cieux auquel ils sont appelés.
Hélas ! c'est qu'au lieu de la sagesse on trouve trop souvent chez nous, chez les meilleurs d'entre nous, cette incertitude de l'esprit, du cœur et de la conduite que saint Jacques a si bien nommée l'inconstance dans toutes nos voies. Inconstance en tout et partout, voilà bien ce qui caractérise l'homme en qui l'Esprit de Dieu n'agit point, et le chrétien même qui ne laisse cet Esprit agir dans son âme que partiellement.
Ne vous est-il jamais arrivé, mes frères, de rencontrer cet homme-là ?
C'était un croyant, mais il croyait plus ou il croyait moins, il était bouillant ou il s'attiédissait, il osait ou il n'osait plus, selon que le milieu dans lequel il se trouvait était croyant ou sceptique, ardent ou froid, courageux ou lâche. C'était un homme laborieux, mais il travaillait par accès, accumulant sur un seul jour la besogne de plusieurs journées, ou bien, au contraire, laissant se perdre, comme l'eau dans le sable, des heures précieuses et des instants décisifs. Il aimait ses concitoyens, il aimait sa famille, il aimait les siens, mais d'une manière intermittente, parfois avec une passion confinant à l'idolâtrie, parfois avec une réserve et une froideur qui déconcertaient ceux qu'il avait d'abord captivés. Son genre de vie pouvait avoir la rigueur d'un ascète : il traitait durement son corps et le tenait en servitude (1Cor.9.27), ne mangeant qu'à peine, ne buvant point de vin, ne fumant point de tabac ; mais il arrivait aussi à ce même homme de donner les rênes à ses appétits, et de soigner sa chair au point d'en éveiller les désirs (Rom.13.14). Ah ! dites, celui dont je parle est-il donc si loin de nous ? Qui de nous pourrait se vanter de ne pas lui ressembler comme dans l'eau le visage ressemble au visage ? (Prov.27.19). Si quelqu'un de vous manque de sagesse !…
Dieu soit loué ! Il est possible de n'en plus manquer ou, pour mieux dire, d'en manquer moins, toujours moins, car aussi longtemps que nous sommes en ce monde « nous bronchons tous en plusieurs manières » (Jacq.3.2). Le moyen d'avoir la sagesse, c'est de la demander à Dieu. Dieu est la source unique de la sagesse ; elle descend de Lui, le Père des lumières, comme toute grâce excellente et tout don parfait. « Si donc quelqu'un d'entre vous manque de sagesse, qu'il la demande à Dieu, et elle lui sera donnée. » Quelle promesse ! Et quelle certitude ! Oui, la sagesse nous sera donnée ; notre assurance se fonde sur ce triple fait : que c'est à Dieu que nous demandons la sagesse, qu'il l'a départie à tous ceux qui lui en ont fait la demande, et qu'il l'a donnée d'avance à chacun de nous dans le don qu'il a fait à tous de son Fils unique.
Je dis d'abord que notre confiance vient de ce que nous nous adressons à Dieu lui-même. Car Dieu, c'est Celui qui donne. Il donne, comme le soleil brille dans les cieux qu'il remplît de ses rayons et de ses feux ; ou plutôt il donne en père, heureux de procurer à ses enfants tout ce dont ceux-ci ont vraiment besoin. Il donne à tous, au misérable comme au plus riche, au prodigue comme à l'avare, au méchant comme à l'homme de bien, à celui qui blasphème comme à celui qui rend grâces. Sa manière de donner n'est pas moins divine que ses dons. Il donne simplement, gracieusement, dirons-nous, sans s'informer, comme nous le faisons, hélas ! comme nous sommes peut-être obligés de le faire, ni du mérite de ses solliciteurs ni de l'usage qu'ils feront plus tard de ses dons. Sa générosité n'humilie personne ; que dis-je ? elle relève si bien à leurs propres yeux ceux qui en sont les objets que nous voyons constamment ces obligés du Bon Dieu — c'est nous-mêmes, mes frères — tirer vanité des avantages que sa grâce, sa pure grâce leur a départis. Voilà donc Celui à qui nous avons à demander la sagesse : et nous hésiterions à lui présenter notre requête ! Et nous pourrions douter qu'il voulût bien répondre à la demande d'une grâce si pressante et si nécessaire ! Oui, mes frères, Il la donnera.
Nous en avons pour gage l'exemple de ceux qui l'ont sollicitée avant nous. Quiconque a demandé au Père des esprits la sagesse l'a reçue dans une mesure proportionnée à la grandeur de ses besoins et à la ferveur de son zèle. Souvenez-vous seulement de ce roi d'Israël qui montait, tout jeune encore, sur le trône qu'avait illustré son père. Dieu avait sans doute répondu déjà à quelque prière de son cœur, car Salomon nous apparaît dès le premier jour revêtu d'une sagesse qui n'est guère le fait d'un âge si tendre dans une condition si haute. Au lieu de considérer l'autorité royale comme un moyen de s'enrichir et de dominer, il voit en elle un ministère, un service, et il se rappelle qu'il n'est là que pour exercer la justice. Mais cette justice, comment l'exercerait-il par sa seule force ? Aussi quand au soir de cette mémorable journée de Gabaon dans laquelle a fumé sur l'autel la graisse de mille holocaustes, Salomon reçoit en songe la visite de l'Éternel (1Rois.3.4-15) qui lui dit : Demande-moi ce que tu veux que je te donne, le jeune monarque ne demande ni une longue vie ni des richesses ni la mort de ses ennemis : « Éternel, mon Dieu, s'écrie-t-il, accorde à ton serviteur un cœur intelligent pour juger ton peuple et pour discerner le bien du mal. Car qui pourrait juger ton peuple, ce peuple si nombreux ? » Vous savez l'accueil que fit le Seigneur à cette touchante prière. Il donne à Salomon le cœur sage et intelligent qu'il voulait avoir, « de telle sorte, ajoutait-il, qu'il n'y aura eu personne avant toi et qu'on ne verra jamais personne de semblable à toi. » Mais la sagesse que Salomon devait avoir dans « une mesure pressée, entassée et débordante » (Luc.6.38) et qui fit de son nom l'autre nom de la sagesse dans l'antiquité, Dieu l'avait donnée auparavant à Noé, pour être « un homme juste et intègre en son temps » ; à Joseph, pour occuper sans danger la situation périlleuse à laquelle sa Providence l'avait élevé ; à Moïse, pour lui permettre d'accomplir constamment une tâche qui en aurait écrasé plusieurs autres ensemble. Il l'a donnée plus tard à Jérémie pour relever sa tête sur ses ennemis ; à Daniel, pour faire de lui son admirable témoin à la cour du roi de Babel ; à saint Pierre, pour lui inspirer à la Pentecôte des paroles dont tous ses auditeurs, pourtant si prévenus, ont le cœur touché ; à saint Etienne, pour lui permettre de fermer la bouche à des adversaires obstinés ; à tous les martyrs, à tous les confesseurs, à tous les disciples de Jésus-Christ pour leur faire la grâce de rendre, dans la souffrance et dans la mort, en des occasions exceptionnelles ou dans la vie de tous les jours, par leurs paroles et par leurs actes, un témoignage digne de leur Seigneur et Sauveur. Et nous hésiterions à réclamer ce que nos frères aînés ont reçu ! Sachons demander comme eux et nous aussi nous recevrons.
Mais que parlé-je des autres, quand c'est de nous, de vous et de moi qu'il s'agit ? Chacun de nous peut se prévaloir, pour demander la sagesse, d'un motif que Salomon lui-même n'avait pas et que les plus illustres, les plus pieux, les meilleurs serviteurs de l'Ancienne Alliance attendaient sans le posséder — la grâce de Dieu manifestée en son Fils. Ne croyez-vous pas, mon frère, que le Fils de Dieu est venu, que Dieu l'a envoyé du ciel pour nous bénir et, comme disait Jésus, qu'il nous l'a donné ? Mais si vous croyez cela, croyez aussi que ce don inestimable implique et emporte nécessairement tous les autres. « Lui qui n'a point épargné son propre Fils, mais qui l'a livré pour nous tous, comment ne nous donnera-t-il pas aussi toutes choses avec lui ? (Rom.8.32