L’essentiel est invisible pour les yeux - Marylène Désiré - E-Book

L’essentiel est invisible pour les yeux E-Book

Marylène Désiré

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Beschreibung

Après le décès de son père, Marylène Désiré décide de faire le récit de sa vie, de ses joies et de ses chagrins. Pour elle, c’est une façon de vaincre la mort afin qu’elle n’ait pas le dernier mot. Alors, elle instaure un dialogue avec celui-ci et retrace son enfance dans le milieu des petits paysans, les années passées en Algérie en tant « qu’appelé » du continent, son mariage… En outre, elle raconte l’histoire de la France, les guerres et la transformation de la société française.


À PROPOS DE L'AUTEURE 


La lecture est indispensable pour Marylène Désiré, car elle lui permet de voyager, de s’évader et de découvrir d’autres vies. Ayant toujours rêvé d’écrire, son rêve se concrétise à la suite du décès de son père. Coucher les mots sur le papier, pour lui et avec lui, l’a fortement confortée dans l’idée de pérenniser son existence grâce au lien qui les relie encore.

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Seitenzahl: 249

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Marylène Désiré

L’essentiel

est invisible pour les yeux

© Lys Bleu Éditions – Marylène Désiré

ISBN : 979-10-377-8295-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon père

L’espoir vaincu pleure, et l’angoisse atroce, despotique, sur mon crâne incliné, plante son drapeau noir.

Baudelaire

D’où vient-elle cette angoisse, tapie au fond de moi ? Celle qui me glace, me fige, m’entraîne vers le fond. Celle qui me ronge et me dévore. Cette angoisse « atroce, despotique », comme la décrivait Baudelaire, qui, tel un tyran, me gâche la vie. Elle est tapie en moi comme une bête sauvage, indomptable, imprévisible comme le vent, comme l’ouragan. Quand elle arrive, un soir ou un matin, ce tsunami dévaste tout sur son passage.

Elle s’infiltre en moi, elle m’attaque, elle me submerge et m’engloutit. Elle m’enferme et m’écrase. Elle m’étreint et m’étouffe. Elle me colle à la peau et je ne peux pas m’en débarrasser.

Je la porte en moi, dans mon corps et dans ma tête. Elle me prend à la gorge et elle m’empêche de vivre. À cause d’elle, je suis spectatrice de ma propre vie au lieu d’en être l’actrice. L’angoisse est une maladie chronique qui surgit par crise. Elle dresse une barrière entre moi et le monde. Elle m’isole. Elle me brûle. Je me rétracte et je m’exclus. Elle m’asphyxie, j’ai l’impression de me débattre dans des sables mouvants, telle une boue dans laquelle je m’enfonce avec le sentiment que le malheur m’attend, que le pire est toujours possible. Elle m’emprisonne et empoisonne mon esprit.

Se loge-t-elle au plus profond de mes cellules, dans mon ADN ? Vient-elle des chagrins de ma vie ou de mes ancêtres ? D’où nous vient ce que nous sommes ? Les blessures de nos ancêtres ont-elles laissé des cicatrices dans nos gènes qui se transmettent de génération en génération comme le pensent les psychogénéalogistes ? Nous portons tous en nous les mémoires transgénérationnelles qui, tel un sac à dos, parfois lourd à porter, nous viennent de notre famille. Ces bagages familiaux, les maladies, les comportements influencent nos vies, car nous héritons de leur mémoire inconsciemment, dans notre corps et dans sa structure, notre ADN. C’est tout un code génétique d’émotions et de mécanismes inconscients qui sont installés en nous et qui ont une incidence sur nos vies, parfois bénéfiques, mais qui peuvent aussi générer des blocages, des peurs, des maladies. Ces traces inscrites dans notre ADN ont une influence sur nos choix de vie et notre comportement. Les souffrances et les colères se transmettent-elles de génération en génération ? Cette angoisse que je ressens, parfois sans véritable raison, je ne sais pas vraiment d’où elle me vient. C’est une émotion très particulière. Elle se différencie de la peur, de la crainte, de la terreur et de l’effroi qui sont passagers. La peur est une réaction normale qui nous saisit face à un danger précis, réel et nous permet aussi d’y échapper. L’angoisse, plus profonde, plus diffuse, souvent muette, se manifeste sans objet déterminé, ou avec des objets changeants, comme une sorte de vertige indéfini, destructeur.

Baudelaire, dans une lettre à sa mère en décembre 1857, décrit ce qu’il ressent : « Ce que je sens, c’est un immense découragement, une sensation d’isolement insupportable, une peur perpétuelle d’un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désir, une impossibilité de trouver un amusement quelconque. »

L’angoisse, comme un resserrement au niveau de la gorge nous étouffe, nous étrangle comme un étau, nous renvoie à des affects qui s’écartent du fleuve de la vie, « elle vient interrompre anormalement le cours du fleuve de la vie » selon Freud. Selon lui, c’est « l’affect des affects », la pire des émotions. Elle arrive comme un cheveu dans la soupe qui vient gâcher le moment présent. Elle se manifeste de façon physique avec des fourmillements, comme une décharge motrice, avec un sentiment d’impuissance et que ça ne finira jamais. La crainte d’exister, un manque, la sensation du néant et de la mort inévitable, c’est la condition humaine : l’angoisse de vivre, de faire des choix, l’angoisse de mourir. « Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente », disait Camille Claudel, une sculptrice géniale, qui passera une grande partie de sa vie dans un asile. L’angoisse l’a fait sombrer dans la folie. Les êtres les plus sensibles sont aussi les plus vulnérables. Edvard Munch, un peintre norvégien né en 1863 et mort en 1944, nous montre l’horreur de l’angoisse dans son célèbre tableau « le cri » peint en 1893, symbole de l’angoisse existentielle, du mal-être. « J’étais déjà un être malade en venant au monde… L’angoisse de la vie me poursuit depuis ma naissance. Mon art a été une suite d’appels désespérés émis par l’opérateur d’un navire en perdition », dit-il. Il s’identifie à ses tableaux, il y montre son « âme écorchée par la vie », comme il l’écrit, une vie parsemée de maladies et de malheurs. Il transforme sa douleur en force créatrice, la nature est présente dans ses œuvres. Les tableaux de Vincent Van Gogh sont aussi empreints de son angoisse et de son esprit tourmenté. Plus légèrement, Agnès Varda évoque aussi l’angoisse dans son film sorti en 1962 « Cléo de 5 à 7 » quand l’héroïne du film, qui a peur d’être gravement malade, dit : « J’ai peur de tout, des oiseaux, de l’orage, des ascenseurs, des aiguilles et puis maintenant, j’ai peur de mourir ». Et si l’angoisse est universelle, ancestrale, qu’elle existe depuis la nuit des temps, aujourd’hui elle est exacerbée chez beaucoup d’entre nous, car nous sommes confrontés à des crises qui secouent le monde, à des problèmes inquiétants dans de nombreux domaines, notamment environnementaux, sociaux et financiers. En mars 2022, la guerre est déclarée aux portes de l’Europe, en Ukraine contre la Russie. La menace nucléaire existe, même si l’arme atomique est censée n’être que dissuasive. Les incendies sont de plus en plus fréquents et dévastateurs. Des événements sidérants, de plus en plus nombreux, sonnent comme autant d’alarmes. Comme si notre monde était soumis à des menaces de plus en plus terribles.

Un mystérieux virus, apparu en 2019, pouvant provoquer une maladie potentiellement mortelle, plonge le monde dans l’effroi. « Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible, insaisissable qui progresse », nous a affirmé Emmanuel Macron quand il a annoncé à la télévision le premier confinement le 16 mars 2020. La guerre, la vraie avec son cortège d’horreurs, arrivera deux ans plus tard en Ukraine, alors que le virus circule toujours, les vagues de l’épidémie se succèdent et personne ne sait quand cela s’arrêtera. Ce virus désorganise la planète, n’épargne aucun pays et nous montre la vulnérabilité de l’homme qui, malgré ses connaissances et le progrès technique, semble fragile. Le ressenti de cette fragilité touche davantage certaines personnes. Et chaque époque a ses angoisses. Mais aujourd’hui, ce virus n’est-il pas le voyant rouge, la sonnette d’alarme qui vient nous avertir que le monde ne tourne pas rond, que l’humanité a choisi une voie qui la mène à sa perte en polluant et en dilapidant les richesses de la terre ? Ce virus nous révèle que l’état de santé du monde se détériore et nous montre que nous devons changer notre façon de vivre avant qu’il ne soit trop tard.

Mais mon angoisse ne vient pas de notre époque tourmentée, je la porte en moi depuis toujours, depuis ma naissance je crois, même si elle s’intensifie aujourd’hui avec la sensation que le monde se dégrade. Elle est enfouie quelque part dans mes chromosomes, dans mon ADN, au plus profond de mes cellules et je sais qu’elle me vient aussi de toi.

Mon père, ce héros au sourire si doux.

Victor Hugo

Nous nous ressemblons tellement. La ressemblance physique est frappante : mêmes cheveux bruns, mêmes yeux marron, même bouche assez petite et même menton un peu pointu, même petite taille, et tous les deux nous avons une bosse sur le nez, cette bosse qui m’a longtemps désespérée, qui n’est pas due à la génétique, mais à un accident. Pour moi, c’est une chute, j’étais à l’école primaire, un jour où la neige avait rendu le sol glissant et que je suis tombée. Pour toi, je ne sais pas ce qui a provoqué ce nez aquilin, je ne te l’ai jamais demandé, encore une question que je regrette de ne pas t’avoir posée. Mais surtout, tous les deux, nous portons en nous cette inquiétude lancinante et cette même timidité maladive. Toute ta vie, je t’ai vu te préoccuper pour toutes sortes de raisons : ta santé, ton travail, notre santé, celle de ta famille, notre avenir professionnel…

En ce mois de juin 2020, je vais te voir l’après-midi à l’hôpital. Le matin, nous échangeons des SMS, je te demande comment tu vas et si tu as bien dormi. Le virus nous laisse un peu de répit et les visites ne sont pas interdites. Tu as eu quatre-vingt-deux ans il y a deux mois. Nous n’avons pas pu fêter cet anniversaire à cause du confinement. Nous portons le masque, nous nous désinfectons les mains, il faut maintenant adopter les « gestes barrières », le gel hydroalcoolique est partout. Je vois bien que tu te sens prisonnier dans cette chambre d’hôpital, toi qui aimes tellement ta liberté et la vie à l’extérieur. Tu dors mal. Tu souffres d’un mal dont nous ne connaissons pas la cause. Ton corps se paralyse, il te lâche. Il y a déjà quelques mois, tu nous disais « je suis en train de me paralyser ». Nous ne t’avons pas cru, nous avons mis cela sur le compte de ton pessimisme. Mais là, il faut bien se rendre à l’évidence, tu ne peux presque plus marcher. Tes jambes ne te portent plus, elles ne t’obéissent plus. Pour tenter de faire quelques pas, tu dois mettre ton pied droit dans une attelle puis dans ta chaussure. Tu prends tes béquilles, avec beaucoup d’efforts tu te lèves et tu essaies de marcher, tu dois faire des efforts surhumains pour effectuer quelques pas dans le couloir. « C’est-y pas malheureux de devenir comme ça », me dis-tu. Tu n’as pas l’habitude de parler patois, tu parles correctement le français. Mais là, dans ces moments difficiles, le langage de l’enfance revient, celui de tes parents ressurgit. Et puis, après quelques pas, tu me dis « j’arrête, ça ne sert à rien, je risque te tomber ». Alors nous retournons dans la chambre. J’essaie de te distraire, de te parler du passé. Et les souvenirs que tu me racontes, je les garde précieusement en moi comme des trésors, des pépites merveilleuses que je conserve dans un coin de ma tête. Quand on parle de ta jeunesse, tu me dis « c’était le bon temps », non pas parce que l’époque était plus facile, mais parce que tu étais jeune, que tu étais en bonne santé, plein d’énergie et d’espoir face à ton avenir. Nous avons pourtant parfois du mal à nous comprendre à cause du masque et parce que tu entends mal malgré tes appareils auditifs. Je te pose souvent les mêmes questions, comme un enfant qui veut qu’on lui raconte toujours la même histoire. Parfois, des détails oubliés reviennent enfouis au plus profond de ta mémoire, ils remontent à la surface, comme une pelote dont on tire le fil.

J’étais là quand le médecin, un jeune interne très gentil, est venu t’examiner. Il n’a pas voulu émettre un diagnostic. Savait-il de quoi tu souffrais ? Aujourd’hui, avec le recul, je pense que oui, mais il ne t’a pas dit la vérité. Il a vaguement parlé d’une maladie qui touche les nerfs. Il a dit qu’il fallait passer des examens, notamment une IRM, pour savoir de quelle maladie tu es atteint. Et, pour cela, il fallait attendre, car les services sont débordés. Le seul remède proposé est la morphine, à haute dose, pour calmer les douleurs. Tu as une pompe à morphine que tu peux activer quand tu le souhaites, quand les douleurs deviennent insupportables. « Je suis complètement shooté », me dis-tu. Auparavant, je pensais que c’était juste un problème de dos, tu avais été opéré l’année passée et je n’imaginais pas que tu pouvais avoir un problème plus grave. Mais aujourd’hui, je vois bien à quel point tu souffres et que ton état se dégrade de jour en jour. « Mes jambes me gênent », me dis-tu. Ton corps est devenu encombrant, comme un fardeau à porter, à supporter, un bateau qui prend l’eau et qui, irrémédiablement, va sombrer. L’esprit, comme le corps, lui aussi perd pied, perd ses repères et sombre. La maladie enferme dans une certaine solitude. « Il y a un coin de solitude dans chaque cœur que personne ne peut atteindre », nous dit Albert Camus. Et c’est particulièrement vrai face à la souffrance. J’ai la sensation que tu es dans un autre monde, déjà loin de moi. Tu ressens des sensations bizarres et douloureuses. Sous ta peau, tes muscles tressautent parfois. Il y a un côté qui est plus atteint, ton côté droit semble se rapetisser, ta jambe droite n’a plus de muscle. Elle devient dure, comme si la vie se retirait, comme si ton membre était en train de se fossiliser, de devenir roche, rocaille. Le médecin t’a demandé si parfois tu faisais des « fausses-routes » quand tu mangeais, j’ai trouvé la question saugrenue et incompréhensible. Quel rapport y a-t-il avec les problèmes de dos ?

Dans cet hôpital, j’ai du mal à te distraire, à te faire oublier tes idées noires. Tu me dis que tu serais mieux au cimetière. Tu dis cela sans me regarder, le regard perdu dans le vide, déjà ailleurs, inaccessible. Tu vois ton univers et ton horizon se rétrécir. Cette vie-là, faite de souffrances, tu n’en veux plus. Si ton corps ne veut plus fonctionner, ta tête et ta mémoire fonctionnent encore parfaitement. Tu as toujours été pudique, tu ne te racontais pas facilement ni spontanément. Mais quand je te sollicite, tu me parles de ton enfance, de tes parents aujourd’hui disparus, des deux années passées en Algérie en tant qu’appelé du contingent.

Vous êtes deux dans la chambre, un rideau sépare les deux lits. Plusieurs personnes se succéderont pendant les trois semaines de ton hospitalisation, dont maman venue pour une injection destinée à soigner son ostéoporose. Selon les affinités avec l’autre patient, le rideau reste ouvert ou fermé. À la fin de ton séjour, tu partages la chambre avec une personne que tu connais et, tous les deux passionnés de pêche, vous discutez. Tu retrouves un peu le sourire. Le 3 juillet, un nouveau Premier ministre est nommé pour remplacer Edouard Philippe, Jean Castex. Certains ironisent sur son nom : il va se « casser » la tête avec tous les problèmes qui l’attendent ! En mai 2022, deux ans plus tard, après les élections présidentielles et la nomination d’un nouveau gouvernement, il avouera avoir eu mal à l’estomac pendant deux ans. Ton séjour à l’hôpital s’achève, tu repars avec un traitement à base de morphine, la seule solution que les médecins te proposent face à la douleur.

Tu es soulagé de quitter l’hôpital. À la maison, maman t’aide autant qu’elle le peut. Deux ans plus tôt, elle a eu un AVC, mais a réussi à récupérer l’usage de son bras et sa main gauches. Bientôt, les béquilles ne suffisent plus, tu te déplaces en fauteuil roulant. Un dimanche, où je vous rends visite, je vous trouve en train de pleurer tous les deux dans la chambre, dans le lit. Le découragement, le désespoir sont trop forts. Je me sens tellement impuissante, que pouvais-je faire pour vous aider? Je suis triste, je vois que ton état ne s’améliore pas. Parfois, je pousse ton fauteuil pour aller d’une pièce à une autre et je te sens en rage d’être ainsi immobilisé et de devoir dépendre des autres. Je ne le saurai qu’après ta mort, mais c’est maman qui coupe ta viande lors des repas. Et un jour, tu as constaté que tu ne pouvais plus écrire. Comment accepter une telle déchéance ? Tu étais, comme moi, tellement indépendant et tu as toujours pris ta vie en main. Tu n’es plus que l’ombre de toi-même. Tu as réussi à passer l’IRM en août, mais comme ton médecin est en vacances, nous ne savons pas interpréter les résultats. J’ai lu le compte-rendu de l’examen, mais je n’ai rien compris. J’ignore donc toujours de quoi tu souffres. Je ne sais pas si toi tu le sais. Mais tu ressens bien que ton corps ne t’obéit plus, pas besoin d’examen pour cela. Tu as parlé de ta mort et cette évocation t’a fait pleurer. Malgré ton caractère inquiet, tu aimais pourtant la vie, tu étais un épicurien, tu profitais de tous ses plaisirs et de devoir y renoncer, cela te rendait très malheureux. Tu as toujours beaucoup travaillé et aujourd’hui, avec une retraite confortable, tu pourrais être heureux sans la maladie. Mais cette existence que ton corps t’inflige, cette vie rétrécie faite de souffrances et d’enfermement, tu ne la supportes plus. Tu implores la mort en même temps que tu la redoutes et que tu regrettes de quitter ce monde.

Tu as aussi parlé de ta mère qui a fini ses jours à l’hôpital. « Je regrette de l’avoir mise à l’hôpital. Ils ont prolongé sa vie de façon inhumaine. Je ne veux pas que l’on m’inflige cela. Je ne veux pas finir ma vie à l’hôpital, je veux rester chez moi. » Maman t’a rassuré, t’a promis que tu resterais à la maison, que si pour elle c’était trop difficile, elle prendrait quelqu’un pour l’aider. Cela t’angoisse de devoir aller dans un établissement de santé. Un médecin t’avait dit, maladroitement, « Maintenant, pour vous, il n’y a plus que la gériatrie ».

En ce dimanche 6 septembre 2020, je me réveille avec un malaise diffus et inexplicable, comme si j’avais un caillou dans ma chaussure qui me gêne et m’empêche de marcher. Je me sens mal toute la journée, le temps est gris, sombre alors que les jours précédents il faisait très beau. Je me dis que le temps agit sur mon moral. Je culpabilise, je me dis que je devrais aller vous voir, comme je le fais régulièrement, même si c’est douloureux de te voir souffrir. Je me sens si triste. Je reste chez moi et je fais du ménage. J’ai mis au four, pour les faire sécher, des feuilles de sauge de mon jardin, pour faire des tisanes pendant l’hiver. J’écoute le concert sur Arte. Le requiem de Verdi est diffusé ce jour-là. La tristesse de la musique est en accord avec mon état d’esprit. Des passages sombres, lugubres, terribles et empreints de désespoir alternent avec des moments plus lumineux. La mélodie est bouleversante et poignante.

Vers 18 heures, le téléphone sonne. J’ai un mauvais pressentiment. Je réponds. Je reconnais la voix de mon frère. Je devine tout de suite qu’il s’est passé quelque chose de grave. Il m’annonce les faits brutalement : « papa s’est suicidé, il s’est tiré une balle dans la tête ». Je voudrais ne pas y croire, me dire que c’est un cauchemar et que je vais me réveiller. « C’est pas vrai ? » Je lui pose cette question idiote. L’annonce est si violente que j’ai du mal à l’assimiler. Mais je sais bien que c’est la triste vérité. « Si », me répond-il. Une douleur intense m’envahit, indicible, qui ne peut s’exprimer que par un cri. J’ai crié, hurlé, un long cri, plusieurs cris, un cri pathétique et pitoyable de bête, de folle, un cri qui sort des entrailles, du tréfonds de mon être. Comme tes deux chiennes qui, je l’apprendrai plus tard, ont entendu la détonation, ont compris ce qu’il s’était passé, ont hurlé pendant de longues minutes et ont frappé le grillage avec leurs pattes. Ce sont les voisins qui l’ont dit à maman, car, sidérée, bouleversée par ce qui venait de se produire, elle n’a rien entendu. D’ailleurs, tes deux chiennes ne mangeront pas pendant trois semaines, preuve de l’intelligence émotionnelle des animaux et de l’affection qu’elles te portaient. Je ne peux pas parler, le monde s’effondre, le sol se dérobe sous mes pieds, je me sens mutilée, comme si on m’avait coupé un bras. Je n’arrive pas à croire que tu es parti de cette horrible façon. Je ressens un immense vertige devant le vide béant, l’abîme de la séparation et de l’absence définitive devant le « plus jamais ». Je ne te reverrai plus jamais, je ne t’avais pas embrassé depuis longtemps à cause du virus, je ne t’embrasserai plus jamais. Nous ne partagerons plus jamais un repas, nous ne discuterons plus. Tu es parti pour toujours, disparu à jamais. Un chagrin inouï me submerge, j’ai l’impression de devenir folle, de perdre mon souffle. C’est comme un couperet qui tombe, irrémédiable, irréparable. Quand j’arrête enfin de crier, mon frère me dit que les gendarmes sont là et qu’il va y avoir une enquête. Même si je comprends ton geste, je ne peux pas m’empêcher de t’en vouloir : tu es parti brutalement sans me dire au revoir. Mon frère m’explique brièvement ce qu’il s’est passé : ma sœur et son ami étaient là. Tu as demandé à aller aux toilettes dans la petite chambre du sous-sol alors que vous étiez tous les quatre dans le jardin avec maman. Maman a poussé ton fauteuil jusqu’à la chambre et est retournée dans le jardin pour aider ma sœur et son ami à mettre une petite table dans la voiture de ma sœur. Il fallait faire de la place pour que ton fauteuil passe dans le couloir de la maison, un meuble gênait le passage, maman voulait mettre le meuble dans la salle à manger à la place de la petite table. Quand ils ont entendu la détonation, ils se sont précipités et ont découvert un spectacle d’horreur dans la petite chambre du sous-sol où tu t’es donné la mort avec un fusil de chasse. Je me sens mal, je dis à mon frère que je vais venir.

Je suis en état de sidération. À la suite de ce choc, mon jugement se trouve comme engourdi, paralysé, tétanisé. Cela me paraît inintelligible et incompréhensible. J’ai l’impression de me rigidifier, de me figer et d’être bloquée dans mes fonctions organiques et psychiques. Happée par cet événement tragique, je ne peux en détourner mon regard et je reste cloîtrée dans l’instant, incapable de me projeter. Le chaos surgit, je perds mes moyens et j’ai l’impression que tout s’effondre autour de moi. Est-ce vraiment moi qui me prépare et qui pars ? Votre maison se situe à une demi-heure de route en voiture. Je ne peux toujours pas croire à ce qui vient de se passer. Quand j’arrive, plusieurs voitures de la gendarmerie sont stationnées devant la maison. Toi, tu voulais toujours rester discret, ne pas te faire remarquer. Les gendarmes sont dans la chambre du sous-sol et examinent les lieux. À l’étage, ma mère, ma sœur, ma tante qui habite tout près et qui est venue sont en larmes. C’est ma sœur qui est entrée la première dans la chambre, suivie par ma mère. Elles me racontent tes derniers moments. Vous étiez dans le jardin. Ma sœur a poussé ton fauteuil. Tu as souri. « C’est agréable ce petit vent frais, as-tu dit, cela fait du bien de sortir ». Ton dernier moment de petit plaisir, le vent frais qui caresse ton visage. Puis tu as demandé à aller aux toilettes. Maman a poussé ton fauteuil jusqu’aux toilettes de la petite chambre du sous-sol. Elle est retournée dans le jardin et quelques minutes plus tard, une détonation sourde retentissait. Dans la chambre, un spectacle d’horreur les attend. Avec le recul, je pense que tu as bien préparé et réfléchis à ton départ. La vie t’était devenue insupportable. Tu étais déterminé à en finir. Mais les événements de ta dernière nuit ont peut-être précipité les choses. Maman me raconte : vers quatre heures du matin, tu ne pouvais pas dormir, tu as voulu aller aux toilettes, un W.-C. sommaire installé dans la chambre. Tu es tombé et tu n’as pas réussi à te relever. Malgré ses efforts, maman n’a pas réussi non plus. Elle a appelé sa sœur qui habite tout près. Toutes les deux ont pu te remettre dans ton lit. À nouveau seuls, ivre de désespoir, les yeux exorbités, tu as dit à maman : « donne-moi mon fusil que j’en finisse ». Tu étais chasseur et tu avais plusieurs fusils. « Ah non, tu ne ferais pas ça quand même », a répondu ma mère en pleurant. Tu n’as rien répondu. Mais à mesure que la déchéance physique s’aggravait, tu perdais ta dignité, ta fierté d’homme. Tu ne pouvais plus le supporter. Ma mère, qui avait mis les fusils dans la petite chambre du sous-sol, pensait les avoir mis à l’abri de ton regard. Et, sans le savoir et sans le vouloir, c’est elle qui t’a conduit vers la mort. Comme un leitmotiv, elle répète « je pensais avoir enlevé toutes les cartouches ». Plus tard, elle comprendra. Parfois, après la mort, nous comprenons des choses que notre esprit ne voyait pas auparavant, comme si tout s’éclairait subitement. Maman avait bien enlevé toutes les cartouches qui traînaient dans le sous-sol et dans la voiture. Mais c’est probablement toi qui en avais mis une de côté dans l’étui où tu rangeais ton fusil. Peut-être le jour où, plusieurs mois avant ta mort, tu avais nettoyé ton fusil. Quelques jours avant, tu étais allé à la chasse avec un ami, tu étais tombé et tu n’avais pas pu te relever. Ton ami t’avait ramené sur son dos. Ce jour-là, tu as dû comprendre que tu avais quelque chose de grave. Probablement, depuis longtemps, tu avais prévu d’en finir si ton état se dégradait trop. D’ailleurs, nous l’avons appris après ta mort, tu en avais parlé à tes amis en leur disant que tu ne continuerais pas à subir cette vie, que tu trouverais la solution. Tu as choisi la solution infaillible. J’ai demandé au policier présent le jour de ton décès comment tu avais fait pour te donner la mort. Sans me dire un mot, avec son doigt il a montré son front et j’ai lu, plus tard, dans un article de journal, la façon dont Ernest Hemingway s’est suicidé. Lui aussi chasseur, il a probablement eu les mêmes gestes. Comme il en faut du courage pour caler la crosse du fusil sur le sol, appuyer le canon sur son front et actionner la détente. Je ne te croyais pas capable de ce geste. Ton désespoir devait être intolérable. J’ai toujours envie de crier, mais mon cri reste intériorisé, je dois contenir l’impression de folie qui me submerge. J’entends, je vois, mes sens fonctionnent, mais j’ai l’impression d’être ailleurs. Mon autre sœur qui habite Paris est arrivée, elle a fait le trajet en voiture dès qu’elle a appris la nouvelle. Nous pleurons.

« Le sommeil ferme les yeux du chagrin », dit un personnage de Shakespeare dans Un songe d’une nuit d’été. « Rarement, le sommeil visite le chagrin, quand il daigne le faire, c’est un consolateur tout puissant. » « Et toi, sommeil, qui parfois ferme les yeux de la douleur, dérobe-moi un moment à ma propre société ! » Mais le sommeil ne m’a pas consolé la nuit après ton décès. Les pensées ont tournoyé dans ma tête. Mon chagrin est resté les yeux grands ouverts toute la nuit et je n’ai pas pu dormir. Je me réveille avec le visage déformé par la douleur. Ma peau est toute flétrie, comme si les larmes versées et ma peine avaient desséché ma peau. Aujourd’hui, le temps est magnifique, bien différent d’hier. Le ciel est bleu, couvert de beaux nuages blancs tout cotonneux. Le soleil brille de façon insolente, il se fiche de ma douleur. J’aurais préféré que les éléments se déchaînent, qu’une tempête emporte tout sur son passage, plutôt que ce temps calme et serein. Comme tous les matins, je vais dans le jardin. Les fraisiers que j’ai plantés font des tiges qui, tels des cordons ombilicaux, font repousser d’autres petits fraisiers. Je trouve cela presque miraculeux que mes fraisiers se reproduisent. La terre procure un sentiment de sécurité et d’harmonie. Le jardin, c’est la vie, même si c’est une consolation bien dérisoire. Je suis déçue de ne pas avoir de fraises, car il n’y en a aucune, les fraisiers préférant se reproduire. Quand je t’avais fait part de ma déception, tu m’avais dit « tu en auras l’année prochaine ». Je ne le savais pas à ce moment-là, mais tu avais raison. J’en prends donc soin en espérant qu’ils me donneront un jour de belles fraises. Surtout, j’ai besoin de m’occuper, même si j’agis comme un automate. Mon esprit, déconnecté, ne répond plus, c’est mon corps qui décide. S’il veut pleurer, il pleure, s’il a faim, je le nourris. J’ai le sentiment étrange de ne plus adhérer au réel, comme s’il faisait partie désormais d’une autre dimension, de flotter à la surface du monde comme une chaloupe à la dérive, après un tsunami dévastateur qui m’a projetée en tous sens dans un océan déchaîné. Pleurer, sombrer, mais manger quand même, la vie est plus forte. Même si elle n’a plus de saveur ni de couleur. J’ai fait naufrage dans un océan de larmes et de chagrin. Comme si c’était la fin du monde. « Le monde sombre dans un gouffre dont aucune mémoire – même si nous gardons la mémoire, et nous garderons la mémoire – ne pourra le sauver », écrit Derrida. Pourtant, je ne peux pas sombrer complètement dans le chagrin, je dois mettre un masque afin de ne pas avoir le visage déformé par les pleurs et avoir une apparence acceptable, car l’après-midi nous devons préparer les obsèques.