L'Evangile à la première personne - Pierre Boland - E-Book

L'Evangile à la première personne E-Book

Pierre Boland

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Beschreibung

Michaël, un croyant qui se pose un tas de questions sur sa foi chrétienne et la façon dont elle lui a été transmise, fait le pari un peu fou d'écrire une lettre à Jésus pour lui demander de venir, après 20 siècles de christianisme, "remettre les pendules à l'heure". A sa plus grande surprise, Jésus lui répond favorablement et lui propose de parcourir avec lui, par vidéo-conférence, tout l'évangile selon Saint Marc, et à lui poser à ce sujet toutes les questions qu'il voudra. Michaël ne s'en privera donc pas, n'hésitant pas à aborder ici et là, au fil de la lecture, des thèmes plus "actuels". Ce livre est le compte-rendu, transcrit a posteriori par Michaël, de cet entretien exceptionnel qu'il a eu avec Jésus pendant une journée complète. Etant donné que c'est Jésus lui-même qui lit l'évangile, il le fait en "Je", comme dans une autobiographie, d'où le titre du livre. Michaël (re-)découvre progressivement toutes les dimensions du projet d'amour de Dieu pour l'être humain. Mais ce n'est pas un privilège qui lui est réservé : c'est un véritable trésor à partager ! Comme Jésus a, dès le début, désactivé sa caméra, Michaël ne pourra s'empêcher, tout à la fin, de rebrancher celle-ci ... mais là, il va avoir la surprise de sa vie !

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Seitenzahl: 506

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Ce livre est, en soi, une fiction.

Néanmoins, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est pas le fruit du hasard …

Sources des textes bibliques(sauf indication contraire en note)

L’évangile de Marc

à la première personne est une version propre à l’auteur, basée principalement sur le texte du

Greek New Testament

, édité par Eberhard Nestle et publié en 1904 par la British and Foreign Bible Society.

Les psaumes sont cités d’après

La Bible – Traduction officielle liturgique

de l’Association Épiscopale Liturgique pour les pays Francophones © A.E.L.F., 2013.

Les autres textes bibliques

mentionnés en cours d’ouvrage sont cités d’après

La Bible Nouvelle Français courant

© Alliance Biblique Française, 2016.

Conventions typographiques

Le texte de

l’évangile de Marc

figure en caractères

gras

. Les numéros en exposant dans le texte sont ceux des versets à l’intérieur des chapitres.

Les questions de

Michaël

sont en

italique avec un tiret à la marge

.

Les réponses de Jésus sont en caractère « normal » avec un tiret à la marge. Les textes cités par Jésus sont en retrait.

Les

références aux textes bibliques

sont notées ainsi : [Nom du livre] [N° de chapitre] : [N° du (premier) verset] (– [N° du dernier verset])

Le terme

l’Evangile

(avec majuscule) désigne toujours la Bonne Nouvelle prêchée par Jésus et ses disciples, par distinction avec

les évangiles,

écrits rédigés par les 4 évangélistes.

Le terme

l’Eglise

(au singulier et avec majuscule) désigne la communauté des croyants, le « Corps du Christ », sans référence à une institution précise. Lorsque c’est le cas, on dira explicitement

l’Eglise catholique,

ou encore

les Eglises. L’église

(sans majuscule) désigne le bâtiment cultuel.

TABLE DES MATIERES

PROLOGUE

AVANT-MARC

CHAPITRE 1

Où je commence à annoncer la Royauté de Dieu

CHAPITRE 2

Où je fais l’expérience des premières oppositions

CHAPITRE 3

Où je prends définitivement mes distances avec ma famille et avec les représentants officiels de la religion, décidant de confier mon message à douze hommes que j’ai choisis

CHAPITRE 4

Où j’enseigne la foule en paraboles et explique tout à part à mes disciples

CHAPITRE 5

Où je manifeste avec force mon pouvoir sur les démons, sur la maladie et sur la mort elle-même

CHAPITRE 6

Où les gens me prennent pour un prophète comme Élie ou Jean le baptiste et où je confie les premières missions à mes disciples

CHAPITRE 7

Où j’invective les Pharisiens au sujet des règles de pureté et où je suis interpellé par la foi rencontrée chez des personnes en dehors du territoire d’Israël

CHAPITRE 8

Où je me fais pain pour nourrir la foule et où Pierre me reconnaît comme Christ sans bien mesurer la portée de ce qu’il vient de dire

CHAPITRE 9

Où je révèle ma gloire à Pierre, Jacques et Jean et dois faire face à l’incompréhension grandissante et au manque de foi de mes disciples

CHAPITRE 10

Où je prends la route de Jérusalem et place tous mes interlocuteurs devant des choix radicaux

CHAPITRE 11

Où j’entre à Jérusalem, acclamé par la foule, et expulse les marchands du Temple

CHAPITRE 12

Où je déjoue les pièges que me tendent successivement les Pharisiens, les Sadducéens et les Docteurs de la Loi

CHAPITRE 13

Où je parle à mes disciples de la fin des temps et du vrai sens à donner aux événements qui l’accompagneront

CHAPITRE 14

Où je mange le repas pascal avec mes disciples qui pourtant vont me trahir, me renier ou me laisser seul quelques heures plus tard

CHAPITRE 15

Où Pilate, sous la pression des chefs de mon peuple, me condamne à mort et où j’offre ma vie par amour sur la croix

CHAPITRE 16

Où mes disciples découvrent mon tombeau vide, et où je me montre à eux ressuscité et les envoie en mission pour en témoigner au monde entier

EPILOGUE

POSTFACE DE L’AUTEUR

NOTES ADDITIONNELLES

1. Chronologie des écrits du Nouveau Testament

2. Repères chronologiques de la vie de Jésus

3. La question des frères et sœurs de Jésus et la virginité de Marie

4. La Légende du Grand Inquisiteur

5. L’abaissement du Christ : sa « kénose »

6. La foi en la Trinité

7. Evolution de la théologie du mariage

8. La « petite voie » de Thérèse de Lisieux

9. Latifa Ibn Ziaten, exemple du pardon des ennemis

10. Le(s) Temple(s) de Jérusalem

11. La thématique du bouc émissaire

12. Le(s) supplice(s) de Jésus

13. Job, figure du Christ

14. Le procès de Jésus devant le Sanhédrin

15. Le linceul de Turin, témoin inattendu de la Passion, voire même de la Résurrection de Jésus

16. La résurrection du Christ et notre propre résurrection

17. Le jugement dernier

18. Teilhard de Chardin et le point « Omega »

BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE

ICONOGRAPHIE

Linceul de Turin (positif)

Linceul de Turin - face supérieure (en négatif 3d)

Icône russe de la résurrection

Christ en croix avec Marie et Jean (Ohrid, XIIIe)

Christ de Tancrémont

Rembrandt, Le retour du fils prodigue

La Trinité miséricordieuse

Le Christ aux mille visages

REMERCIEMENTS

TABLE DES MATIERES

PROLOGUE

Cela faisait maintenant plusieurs semaines que je voulais lui écrire. Ce qui m’en empêchait, c’était que je ne savais pas comment lui faire parvenir ma lettre. Bien sûr, je n’allais pas trouver son adresse dans l’annuaire, ni son e-mail sur un site web www.dieu.ciel ... A une autre époque, j’aurais sans doute glissé mon message enroulé dans une bouteille jetée à la mer ou – pourquoi pas ? – attaché mon enveloppe à la ficelle d’un ballon gonflé à l’hélium, comme aux lâchers de ballons qui me faisaient rêver lors des fancy-fair de mon enfance. De nos jours on sait bien – merci Gagarine ! – que Dieu ne réside pas dans le ciel ni dans l’espace bientôt colonisé par nos fusées et satellites de toutes sortes. Dont acte.

Pour sortir de cette perplexité, j’ai fait usage d’une « méthode » très ancienne, qui consiste à ouvrir la Bible au hasard et à y poser le doigt quelque part sur une page pour y chercher réponse à une question humainement insoluble. Ma bible s’est ouverte à peu près au milieu et je suis « tombé » sur le verset 4 du Psaume 138 1 qui dit :

« Avant qu'un mot ne parvienne à mes lèvres, déjà, Seigneur, tu le sais. »

Et là, ça a fait « tilt » ! Ce n’est pas parce que Dieu est invisible qu’il est pour autant absent et lointain. Il n’aura même pas besoin de regarder par-dessus mon épaule ce que j’écris : avant qu’un mot ne se forme au bout de ma plume, il aura déjà atteint son destinataire.

Alors, saisi d’une nouvelle ardeur, je me mets à rédiger cette lettre que je tourne et retourne dans ma tête depuis pas mal de temps. J’hésite un instant à la taper sur mon ordinateur portable, mais finalement j’opte pour une feuille de papier ligné et mon stylo à bille, me disant que ce sera plus « convivial » ainsi :

Cher Jésus,

Je prends la liberté de t’écrire pour te faire part de ce qui m’habite depuis tout un temps. J’espère que tu ne m’en voudras pas de te tutoyer : c’est comme cela que je parle à mes amis, et je te considère comme mon ami.

Aujourd’hui – est-ce que tu t’en rends compte ? - un autre évangile a pris la place du tien. Entre les flashes d’informations qui nous jettent aux yeux et aux oreilles, en temps quasi-réel, leurs chapelets de mauvaises nouvelles en tous genres, les spots publicitaires – à la radio, à la télé et maintenant aussi sur Internet – nous distillent à intervalles répétés leurs « bonnes nouvelles » de pacotille : lessive miracle, crème anti-âge et pilules de toutes sortes, voyages exotiques, nouveaux bijoux de technologie grands et petits, les six croix qui changent une vie … j’en passe et des pires !

Les gens du 21e siècle sont déboussolés, ils ne savent plus trop à quel saint se vouer, ils cherchent tous azimuts des réponses à leurs questions existentielles, en quête d’un bonheur qui semble reculer un peu plus à chaque fois qu’on essaie de le faire entrer dans un « pack » bien ficelé, comme un vêtement « prêt à porter ». Le chanteur Alain Souchon a bien résumé cela :

« Oh là, la vie en rose, Le rose qu’on nous propose, D’avoir des quantités d’choses Qui donnent envie d’autre chose …

Aïe ! on nous fait croire Que le bonheur c’est d’avoir, De l’avoir plein nos armoires, Dérisions de nous, dérisoires, car …

Foule sentimentale, On a soif d’idéal, Attirés par les étoiles, les voiles, Que des choses pas commerciales … 2

Cette foule sentimentale ne te rappelle-t-elle pas celle pour laquelle ton cœur fut saisi de compassion, car ils ressemblaient à un troupeau sans berger 2 ? Les églises de nos contrées sont vides, ou presque … on n’y croise le plus souvent que des personnes aux cheveux blancs ou grisonnants. Pour les plus jeunes, la religion, c’est « ringard ». Plus grave : les prêtres de ton Eglise semblent avoir perdu la confiance des gens, à cause des crimes commis par certains d’entre eux, pendant que leur hiérarchie semblait plus préoccupée de défendre les valeurs morales dites « chrétiennes » que de balayer devant sa porte. Du coup, les gourous et les marabouts de toutes sortes prospèrent, les séminaires de méditation et de pleine conscience, inspirés des sagesses orientales, font recette, mais ils ne s’adressent qu’à une élite intellectuelle et sociale. Bref, pour reprendre une image qui t’est chère, « le sel a perdu son goût, il n’est plus bon à rien ; on l’a jeté dehors et les gens le piétinent » 3.

Eh bien, Nietzsche, Freud et Marx, les fameux « maîtres du soupçon », avaient donc raison ? Le christianisme était une illusion, une aliénation dont l’homme moderne devait se débarrasser, et il semble bien, cette fois, y avoir réussi ! Mais en est-il pour autant plus sage, plus heureux, plus « humain » finalement ? Si l’on reconnaît l’arbre à ses fruits 4, alors le bilan est plutôt sombre : le principal « bénéfice » de la Déclaration des Droits de l’Homme a été de faire apparaître à quel point ceux-ci étaient peu respectés, même dans les pays dits « civilisés » ; les guerres du 20e siècle ont fait à elles seules 230 millions de morts ; 26 personnes aujourd’hui détiennent ensemble autant d’argent que le reste de l’humanité tout entière (8 milliards), 20 % de la population mondiale possède plus de 80 % des richesses et l’écart ne cesse de se creuser entre les plus riches et les plus pauvres, si bien que la moitié des terriens en sont réduits à lutter jour après jour pour leur survie ; la terre a été saccagée, pillée, dévastée, les ressources naturelles ont été confisquées au profit de grands groupes financiers dans le but de satisfaire les désirs des classes privilégiées qu’on a transformées en consommateurs, gaspillant sans souci des matières premières que la terre a mis des milliers, voire des millions d’années à produire ; et maintenant, la terre elle-même nous dit « stop! » : les pénuries commencent à se faire sentir, la température du globe augmente de façon inquiétante, renforçant la force et l’ampleur des catastrophes naturelles et menaçant d’inondations les populations qui vivent au bord de la mer et des rivières …

J’arrête là, c’est trop démoralisant. Et puis je pense que tu es encore bien mieux au courant de tout cela que moi. Alors je m’interroge : ce Royaume de Dieu que tu nous disais déjà là, si proche, où est-il donc passé ? On l’avait naïvement identifié à la Chrétienté, et celle-ci a disparu comme un bateau qui fait naufrage et laisse à la surface de l’eau quelques débris auxquels s’accrochent les marins survivants… ce qu’il reste de tes « pêcheurs d’hommes » 5. Je me reconnais – et je ne suis pas le seul – dans ces deux disciples d’Emmaüs qui, découragés, tournaient le dos à Jérusalem et se disaient entre eux : « Et dire que nous croyions … » 6.

Bon sang ! et si, comme eux, 20 siècles plus tard, nous n’avions encore rien compris ? 7 Et si nous nous étions, nous aussi, complètement fourvoyés ? Ah ! si tu déchirais le ciel 8 ! si tu nous rejoignais aujourd’hui encore sur la route pour nous ouvrir le cœur et l’esprit à la compréhension des Ecritures, pour nous faire pénétrer le sens de tes paroles, pour nous rendre attentifs aux signes du Royaume aujourd’hui, pour guider nos pas et ceux de notre humanité égarée à la façon d’un berger attentif aux plus fragiles, aux plus démunis …

Jésus, je vais te faire une demande un peu osée, mais bon ! c’est toi qui l’as dit : « Demandez et vous recevrez … car celui qui demande reçoit. » 9 Alors voilà : tu nous as promis de revenir à la fin des temps, mais la fin des temps – que tes disciples croyaient toute proche – ce n’est pas pour demain ni après-demain, si l’on en croit les scientifiques qui se sont penchés sur la question … Puisque nous allons célébrer bientôt – dans moins de 10 ans – le deux-millième anniversaire de ta mort et de ta résurrection, ne serait-ce pas le bon moment pour nous faire comme une « piqûre de rappel » ? Je suis sûr que tu trouverais les mots justes, des mots d’aujourd’hui, des mots qui « percutent », pour nous sortir de nos ornières, nous remettre sur le bon chemin, nous faire à nouveau goûter la saveur originale de l’Evangile, nous rendre à nouveau contagieux de la bonne nouvelle enfin débarrassée de tous les parasites qui, au fil du temps, ont fini par la rendre inaudible pour les gens « normaux ».

Je ne sais pas comment tu verrais cela d’un point de vue pratique. Je te fais confiance, tu sauras trouver « la bonne approche ». Quoi que tu décides, je dis déjà merci. Tu sais où me trouver.

Bien à toi,

Michaël

* * *

Cette fois, ça y est ! Ma lettre est prête. J’ai beau savoir que son destinataire l’a déjà reçue, c’est plus fort que moi : il faut que je la mette sous enveloppe et que je l’expédie « pour de vrai ». Je plie ma lettre et la glisse dans l’enveloppe. Je me sens tout chose, comme quand, enfant, je rédigeais, plein de confiance, ma demande à Saint-Nicolas. J’écris simplement sur l’enveloppe : « Au Seigneur Jésus » puis, avec fébrilité, je sors déposer mon précieux envoi dans la boîte postale la plus proche.

Une fois rentré, je suis saisi d’un doute : comment vais-je recevoir une réponse à ma lettre ? Je n’ai même pas écrit mes coordonnées sur l’enveloppe … J’ouvre de nouveau ma bible au hasard et je lis : « Le moment n'est pas encore venu pour que cette révélation se réalise, mais elle se vérifiera en temps voulu. Attends-la, même si cela paraît long : ce que j'annonce arrivera à coup sûr et à son heure ! » 10 Me voici donc rassuré … mais toujours impatient.

Quelques jours plus tard, en relevant le contenu de ma boîte aux lettres, je trouve, entre deux « toutes boîtes » et diverses factures, une enveloppe blanche sur laquelle il est simplement écrit : « Pour Michaël ». Pas de timbre ni de cachet postal : elle a été déposée directement dans ma boîte aux lettres. Le cœur battant, j’ouvre l’enveloppe et en retire un feuillet quadrillé, plié en quatre, sur lequel une écriture quasi-identique à la mienne – c’est incroyable ! – a tracé ces mots :

Cher Michaël,

Ta lettre m’a vraiment touché. J’en ai fait part à mon Père et nous avons tenu conseil avec l’Esprit avant de te répondre. Ce n’est pas la première fois que nous recevons une demande comme la tienne. Jusqu’à présent, nous n’y avons pas donné suite … même quand c’était le pape lui-même qui nous l’adressait ! Pourtant, cette fois, nous avons décidé d’y répondre favorablement.

Pas pour te faire plaisir – même si nous t’aimons beaucoup – mais parce que nous pensons, comme toi, qu’il est nécessaire aujourd’hui de briser le silence auquel nous nous sommes astreints. Pas pour vous dire des choses nouvelles car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai déjà fait connaître 11. Mais afin que, débarrassés de toutes les « bondieuseries » qui ont fini par obscurcir notre Bonne Nouvelle et notre vrai visage, tes contemporains aient eux aussi la chance de découvrir – comme disait si bien mon disciple Paul – « la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur » 12 de notre amour pour vous tous. Et notre message a plus de chances d’être entendu s’il est transmis par la bouche d’un tout-petit 13, d’un « simple laïc » comme toi.

Voici donc ce que je te propose. Je sais que tu as un ordinateur et que tu l’utilises régulièrement pour faire des appels vidéo à tes amis et connaissances. Dans trois jours exactement, je t’enverrai un lien par e-mail. Il te suffira de cliquer sur ce lien pour démarrer une vidéoconférence avec moi. Enfin, ce sera plutôt une audioconférence parce que je n’activerai pas ma webcam : je ne voudrais pas que tu fasses une capture d’écran et que tu la diffuses sur Internet, au risque de jeter le discrédit sur toutes les œuvres d’art par lesquelles les hommes des vingt siècles derniers ont essayé de me représenter. Pas question non plus d’enregistrer ma voix ! Par contre, tu pourras prendre des notes afin de retranscrire ce qui te semblera important pour toi et pour d’autres, car je sais que tu voudras partager cela autour de toi, comme tu le laissais entendre dans ta lettre.

Ah ! avant que je n’oublie : munis-toi de l’évangile de Marc. Je voudrais le parcourir en entier avec toi. Tu pourras, au fil de la lecture, me poser toutes les questions que tu veux, et je te répondrai. Cela nous prendra au maximum une journée. Après quoi, le lien sera désactivé … et ce sera à toi de mettre en forme le contenu de nos échanges. Je te mets seulement en garde pour terminer. Ceux qui disent parler en mon nom ne sont pas toujours bien accueillis. Si cela t’arrive, relis la parabole du semeur en Marc 4 : 1.

Je t’embrasse,

Jésus

P.S. Si tu es d’accord avec ma proposition, place une bougie allumée ce soir à ta fenêtre.

* * *

Je me suis assis et j’ai relu cette lettre plusieurs fois. J’étais littéralement « scié », car je ne m’attendais pas à une telle réponse. « Il » m’avait pris au mot. Mais quelle responsabilité ç’allait être de transcrire ce « chemin d’Emmaüs » du 21e siècle ! Et je me suis souvenu alors de ce qu’Il avait dit : « L’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, il vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » 14 A la grâce de Dieu !

Le soir venu, j’ai placé – comme convenu – une bougie allumée à ma fenêtre, la seule qui me restait : celle d’Amnesty International. Les passants ont dû se demander quel était cet original qui n’attendait pas le 10 décembre pour allumer sa bougie en même temps que les autres. Les deux jours qui ont suivi m’ont paru longs et interminables, tant j’étais impatient de commencer cette incroyable interview. Pour m’y préparer, j’ai parcouru l’évangile de Marc et, au fil de ma lecture, j’ai noté, verset après verset, chapitre après chapitre, mes interrogations, mes étonnements, mes difficultés de compréhension.

Le troisième jour, j’étais réveillé dès six heures du matin, incapable de dormir plus longtemps. Après une bonne douche et un déjeuner copieux, accompagné de deux bonnes tasses de café, je me sentais « d’attaque ». A sept heures et demie, j’ai allumé mon ordinateur et ouvert fébrilement ma boîte mail à la recherche du lien annoncé. Néant ! Je ne m’étais pas posé la question de savoir à quelle heure on se levait là-haut !

Quelques secondes plus tard, un petit « Glîîîng ! » m’annonce l’arrivée d’un nouveau message. Je l’ouvre immédiatement, curieux de voir à partir de quelle adresse il a été expédié. J’en suis pour mes frais : il émane de ma propre adresse mail, [email protected], comme si je venais de me l’envoyer à moi-même. Le message est laconique :

Bonjour, Michaël.

Voici le lien : https://…….J’attends ton appel. A tout de suite,

Jésus

Vite, j’ouvre ma bible à la bonne page (j’avais laissé un signet au début de l’évangile de Marc) et le carnet de notes quadrillé tout neuf que j’ai acheté l’avant-veille à la papeterie voisine pour y noter toutes mes questions et ses réponses. Puis je clique « religieusement » sur le lien et – ô miracle – voici que démarre la plus longue et la plus inoubliable conversation de mon existence.

Ce fut un moment très amical, quelque chose de très humain et de très divin à la fois (pourquoi d’ailleurs opposer l’un à l’autre ?). Jésus a tenu à me mettre à l’aise dès le début, m’invitant à faire de temps à autre un « break » pour prendre un café, boire un coup d’eau ou manger un bout. Même s’il me laissait l’interrompre fréquemment pour lui poser des questions, il gardait la conduite de l’entretien car il était important que nous puissions parcourir l’ensemble des 16 chapitres de Marc.

Et sa voix, me direz-vous ? Comment était sa voix ? Elle était claire et chaleureuse, sans affectation : il parlait tout simplement. Parfois il faisait une pause, comme s’il réfléchissait, comme s’il cherchait le mot juste. A certains moments, je le sentais s’animer davantage, comme s’il revivait une scène de l’évangile avec les mêmes sentiments de joie, d’émerveillement ou de tristesse, de colère ou de frustration. Mais à aucun moment je n’ai eu l’impression qu’il me prenait de haut. C’était plutôt le ton de la confidence, « comme un homme parle à son ami » 15. Sans langue de bois, sans « langue de buis » devrais-je plutôt dire.

Au début, j’étais un peu dérouté, car sa version de Marc ne ressemblait à aucune de celles que je connaissais : il m’a donc expliqué qu’il lisait cet évangile dans le texte grec – qui lui était plus familier, puisque c’était une des langues parlées à son époque - et qu’il le traduisait au fur et à mesure pour moi, en adoptant les expressions du langage parlé. Les autres versions reproduisent le passé simple du texte originel, soulignant le caractère « historique » de ce qui s’est passé « en ce temps-là ». Sauf que ce temps-là, pour nous, est à 2.000 ans de distance ! En écoutant Jésus, ce jour-ci, j’avais vraiment l’impression que les événements se déroulaient sous nos yeux et que cette bonne nouvelle devenait vraiment pour moi un « Aujourd’hui » !

* * *

Ami lecteur, amie lectrice,

Je te confie à présent ces précieuses notes. Jésus n’a pas voulu que je l’enregistre avec un dictaphone ni que je retranscrive ses paroles sous la dictée. Comme il y a deux mille ans, il prend à nouveau le risque de confier sa Parole à un être humain, qui la reformulera dans sa propre langue, avec ses propres mots, sa propre culture et sa propre expérience, lesquels lui feront privilégier certains éléments et sans doute en minimiser, voire en oublier d’autres.

Il n’y a pas d’Evangile à l’état pur. Celui de Matthieu n’est pas celui de Marc, comme celui de Jean diffère radicalement de celui de Luc autant que des deux autres. Parfois, ils racontent les mêmes événements et les mêmes paroles de Jésus, mais en accentuant tel ou tel aspect auquel ils sont plus sensibles, parfois on a l’impression qu’ils se contredisent. Les exégètes modernes nous disent que leurs écrits reflètent la foi et les préoccupations de la communauté chrétienne dans laquelle ils vivaient et à laquelle ils s’adressaient.

Ce livre n’échappe pas à la règle. Comme dit si bien le proverbe italien 16, le traducteur d’un texte - et a fortiori celui qui cherche à mettre en mots une expérience spirituelle, mystique - est forcément un « traître » … mais c’est le prix à payer pour que ce qui s’est passé il y a vingt siècles en Palestine et qui a complètement transformé ceux qui l’ont vécu, et tout l’empire romain à leur suite, pour que cet événement inouï puisse encore nous toucher aujourd’hui avec la même force, pour que ces paroles soient (à nouveau ?) audibles aux oreilles des gens du 21e siècle et qu’elles puissent produire leur effet spécifique, à savoir : les « retourner », les faire « changer de regard » 17.

Après tout, Jésus n’a-t-il pas eu « besoin » du traître Judas pour pouvoir, en vivant sa Passion, nous dévoiler la profondeur de son Amour désarmé ? Je prendrai donc le risque de Le « trahir » (pas volontairement, bien sûr) pour qu’il en soit de même aujourd’hui, pour toi qui me lis.

Michaël

L’ÉVANGILE À LA PREMIÈRE PERSONNE

1 Selon la numérotation liturgique, que nous utiliserons ici pour les citations des Psaumes. Celle-ci est conforme au découpage de la Bible grecque, laquelle diffère de celui de la Bible hébraïque à cause du fait que la première a considéré les psaumes 9-10 comme un seul psaume. La plupart des bibles indiquent donc ce numéro entre parenthèses : ex. 139 (138).

2 « Foule sentimentale » : chanson composée et interprétée par Alain Souchon, extraite de l'album C'est déjà ça (1993). 2 Cf. Marc 6 : 34.

3 Cf. Matthieu 5 : 13.

4 Cf. Matthieu 7 : 16.

5 Cf. Marc 1 : 17.

6 Cf. Luc 24 : 21.

7 Voir à ce sujet le livre interpellant de Dominique Collin, Le christianisme n’existe pas encore, Ed. Salvator, 2018.

8 Cf. Esaïe 63 :19.

9 Matthieu 7 : 7-8.

10 Habacuc 2 : 3.

11 Cf. Jean 15 : 15.

12 Cf. Ephésiens 2 : 18.

13 « Ta splendeur est chantée par la bouche des enfants, des tout-petits : rempart que tu opposes à l'adversaire, où l'ennemi se brise en sa révolte. » (Psaume 8, 2-3).

14 Jean 14 : 26.

15 Cf. Exode 33 : 11 à propos des rencontres entre Moïse et Dieu sous la tente.

16Traduttore, traditore.

17 C’est le sens littéral du terme grec metanoïa (« penser au-delà »), souvent utilisé dans les évangiles pour traduire la conversion comme un retournement intérieur complet.

AVANT-MARC

- Bonjour, Michaël.

- Bonjour, Jésus. Me permets-tu de t’appeler ainsi, ou veux-tu que je t’appelle « Seigneur » ou « Maître » ? Et puis, je veux en être sûr, cela ne te dérange pas que je te tutoie ?

- Bien sûr que tu peux m’appeler Jésus, Yeshu : c’est le diminutif de Yeshoua, le prénom que mon père, Yosef, m’a donné. Tu sais ce qu’il signifie en hébreu ? « Dieu-sauve » : j’aime beaucoup qu’on m’appelle ainsi, car ce nom dit bien qui je suis. Quant au vouvoiement, tu sais, il n’existait pas dans les langues parlées à mon époque. Quand on me dit « vous », cela me fait tout bizarre.

- Tu dis que c’est ton père, Joseph, qui t’a donné le nom de « Jésus ». Pourtant, Matthieu dit que ce nom lui a été soufflé par un ange 18, donc par un messager de ton Père des cieux …

- Tu sais, Michaël, Yosef a été pour moi comme une icône vivante de mon Père du ciel. Tu le sais bien : les enfants qui n’ont pas connu leur père, ou qui ont un père violent, ou pire encore, un père absent, inexistant, ont tellement de difficultés à se représenter Dieu comme un vrai père ! Moi, j’ai eu beaucoup de chance d’avoir Yosef et Mariam comme parents. Sans eux, comment aurais-je pu, enfant, découvrir l’amour paternel et maternel de mon Père du ciel et de son Esprit ?

- Pourquoi, alors, les évangiles parlent-ils si peu de Joseph, à part Matthieu, dans ses deux premiers chapitres, et Marc lorsqu’il rapporte les propos de tes concitoyens de Nazareth : « N’est-ce le fils du charpentier ? » 19

- C’est peut-être un peu de ma faute… à cause de ce que j’ai dit : « Qui est ma mère, qui sont mes frères ? […] Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère. » 20 En effet, je ne voulais pas diriger le projecteur sur les gens de ma famille, mais uniquement sur mon Père du ciel, afin que tous mes interlocuteurs entendent mon leitmotiv : « le Père lui-même vous aime. » 21 Mais lorsque j’ai dit ça, Yosef n’était déjà plus là. Tu sais qu’il était charpentier, c’est-à-dire avant tout bâtisseur, on dirait aujourd’hui « entrepreneur en construction ». Il nous avait appris son métier, sa passion : construire des maisons solides et bien agencées, dans lesquelles « il ferait bon vivre ». Je me rappelle sa fierté, notre fierté commune quand nous accrochions ensemble, au sommet de la charpente, un rameau d’olivier bien vert, une fois notre travail terminé.

Hélas, un jour que je n’avais pu l’accompagner – je passais un après-midi par semaine à la synagogue avec le rabbin à étudier les textes de la Torah – papa est tombé d’un toit et mon frère, Jacques, qui travaillait avec lui ce jour-là, l’a trouvé mort au pied du mur. Ce fut un choc terrible pour maman et pour moi, ainsi que pour mes frères et sœurs 22. Heureusement, Jacques était en âge de reprendre ses affaires et, pour moi, ce fut le signe que le moment était venu de me « consacrer aux affaires de mon Père » 23. C’est peu de temps après ce drame que je suis parti rejoindre mon cousin Yohanan qui plongeait les gens dans l’eau du Jourdain en signe de conversion.

- Ah bon … Cela a dû être un moment bien difficile à vivre pour vous … Mais tu me parles de ton frère Jacques, et de tes autres frères et sœurs. On nous a toujours enseigné que Marie était restée vierge et que tu étais, par conséquent, son fils unique.

- Eh bien, Marc et Matthieu citent le nom de mes frères : Jacques, Joseph, Simon et Jude 24, mais ne mentionnent pas celui de mes sœurs, Rachel et Esther. Paul aussi parle de « Jacques, le frère du Seigneur » 25, qui fut plus tard le chef de la communauté chrétienne de Jérusalem, avant d’être exécuté comme moi. Moi, j’étais l’aîné. Un jour – c’était peu avant ma « bar-mitzvah » (c’est comme une profession de foi qui marque l’entrée dans l’âge adulte, vers 12 ans) – à l’occasion d’une discussion animée avec les enfants de mon village au sujet d’une question religieuse, l’un deux m’a jeté à la figure : « Eh toi, le bâtard, tu ferais mieux de la fermer ! » Estomaqué, j’ai serré les poings en me mordant les lèvres pendant que tous s’enfuyaient en riant. Puis j’ai couru en larmes demander à Maman si c’était vrai ce qu’on disait de moi. 26

Maman m’a alors confié qu’elle s’était trouvée enceinte de moi alors qu’elle n’était encore que fiancée avec Yosef, sans avoir eu de relations intimes avec lui. Elle a ajouté que, très jeune déjà, elle avait fait le vœu de se consacrer au Seigneur. En même temps, elle ne savait comment faire car, à l’époque, seuls les hommes pouvaient embrasser la vie consacrée comme prêtres au Temple ou rabbins à la synagogue. Une femme avait toujours besoin d’un homme pour assurer sa subsistance : un père, un mari ou un fils ou un frère si elle était veuve. Raison pour laquelle ses parents, Yoyakim et Hannah, l’avaient fiancée à Yosef.

Peu de temps après les fiançailles, elle avait fait un rêve dont elle se souvenait parfaitement au réveil : un étranger, au regard lumineux, était venu frapper à la porte et l’avait saluée avec beaucoup de respect, lui disant que « le Seigneur était avec elle » et qu’il l’avait « choisie entre toutes pour être la mère du Messie, le Fils de Dieu. » Au matin, dans sa prière, elle a dit à Dieu : « Seigneur, je suis ta servante, que tout se passe pour moi comme tu le veux. » 27

Et quelques semaines plus tard, elle a réalisé avec stupeur qu’elle était enceinte. Comme elle n’osait pas en parler à ses parents, elle leur a proposé d’aller chez sa tante Elishéba qui, elle le savait, attendait, elle aussi, un bébé depuis six mois. C’était une femme de bon conseil en qui elle avait toute confiance. « Elishéba m’a serrée dans ses bras, m’a dit Maman, et puis elle m’a rappelé comment le Seigneur, dans des situations qui semblaient humainement sans issue, avait donné un signe à la fois fragile et fort, comme la venue d’un nouveau-né chez une femme qu’on croyait stérile ou trop âgée pour enfanter – comme elle – voire chez une jeune femme encore vierge – comme moi. »

Elishéba l’a donc confirmée dans cette façon inattendue de servir le Seigneur. Après la naissance de Yohanan, Maman s’est donc sentie plus forte pour rentrer dans son village avec son ventre qui commençait à s’arrondir ...

- N’empêche, cela a dû être stressant pour elle. Ne risquait-elle pas d’être montrée du doigt comme adultère et bannie du village ou même lapidée ?

- Tout à fait, j’ai rencontré plus tard une de ces filles-mères qui en était réduite à se prostituer pour se nourrir et nourrir son enfant …

- A moins de trouver un homme compréhensif comme Joseph ?

- Exactement. Papa a été admirable. Comme il l’aimait vraiment, il a d’abord pensé à la libérer secrètement de son engagement à son égard, plutôt que de la répudier publiquement et ainsi ruiner sa réputation. Puis, après avoir beaucoup prié, il a décidé d’aller la trouver. Ils se sont donné rendez-vous en dehors du village pour pouvoir parler à leur aise en toute discrétion. Maman lui a expliqué comment elle comprenait ce qui lui arrivait et Yosef l’a écouté sans la juger. Quelques jours plus tard, à la synagogue, on lisait ce passage du livre d’Esaïe :

« La jeune femme va être enceinte et mettre au monde un fils. Elle le nommera “Emmanuel” (Dieu-avec-nous). » 28

En entendant cela, Yosef a vraiment senti que ce « vieux » texte d’Esaïe, c’était de Mariam qu’il parlait. Le lendemain matin, sa décision était prise : il épouserait Mariam sans tarder et habiterait avec elle la maison qu’il était occupé à construire pour sa future famille.

- Bon, mais alors, tous ces discours de l’Eglise (catholique et orthodoxe) autour de la virginité de Marie, c’est de l’affabulation ?

- Non. Tu as entendu ce que je t’ai dit de ma naissance. Mais plus tard, mes disciples – à commencer par Paul, mon « 13e apôtre » - se sont mis à réfléchir en théologiens : ils ont vu dans ma résurrection comme une nouvelle création ; j’étais donc le nouvel Adam, né d’une nouvelle Eve. 29 Pour que soient brisés le pouvoir de la mort et du péché qui avaient régné de génération en génération depuis Adam, je ne devais naître « ni du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu. » 30 En même temps, comment le Fils de Dieu aurait-il pu s’incarner, « devenir chair », sans réellement naître d’une femme comme tous les autres hommes ? La virginité de Mariam lors de ma conception signifiait avant tout que moi, j’étais né exempt de tout péché. Par la suite, ils ont cru bon de proclamer la virginité perpétuelle de ma mère, confondant virginité du cœur et virginité physique.31

Mais assez parlé de mes origines. Il est temps que nous commencions à parcourir ensemble l’évangile de Marc.

- D’accord, Jésus. Mais avant de s’y mettre, peux-tu me dire pourquoi avoir choisi cet évangile-là ?

- Parce que c’est le premier qui a été écrit. C’est aussi le plus court, le seul qu’on puisse parcourir ensemble en une seule journée comme convenu. J’aime bien le style incisif, dynamique, sans détours et sans fioritures, de mon ami Marc. Le mot qui revient comme un refrain chez lui, c’est : « aussitôt ». J’y retrouve bien le rythme assez chahuté de ce que vous avez appelé ma « vie publique ».

- Mais dis-moi : cela ne t’a pas gêné, le fait qu’on ait écrit plusieurs évangiles, qui parfois se copient l’un l’autre et à d’autres endroits se contredisent ? Et puis, pourquoi n’as-tu pas écrit toi-même cette bonne nouvelle, ou chargé un de tes disciples de le faire ? Comme ça, tu aurais pu le relire et lui donner ton « imprimatur ».

- Tu sais, à mon époque, écrire était un métier à part entière : celui des scribes. En outre, le support pour l’écriture, c’était le parchemin, et la fabrication de celui-ci était coûteuse : seuls les riches pouvaient s’en procurer. Les autres – quand ils savaient écrire – pouvaient bien graver quelques mots sur des tablettes en cire ou en ardoise. Il est vrai que j’avais appris à lire et à écrire à la synagogue, où nous mémorisions les versets de la Torah et parfois les transcrivions. Mais avec notre vie itinérante, ce n’aurait pas été envisageable. Et d’ailleurs cela n'aurait pas été utile non plus : mes contemporains étaient habitués à retenir ce qu’ils entendaient ; tout ce qu’ils savaient venait de la tradition orale qu’on se répétait de père en fils.

Certains de mes disciples, une fois rentrés chez eux, ont dû mettre par écrit certaines de mes paroles ou le récit de certaines de mes guérisons. Mais c’est après ma mort, et surtout quand ceux qui m’avaient connu ont commencé à disparaître, qu’on a commencé à collectionner toutes ces paroles et qu’on les a soumises aux derniers des douze encore en vie pour les authentifier et y mettre de l’ordre 32. Marc a donc été un précurseur : il vivait dans l’entourage de Pierre à Rome 33; il a rassemblé tous les éléments à sa disposition et les a placés dans un ordre plus ou moins chronologique. Mais ce n’était pas pour autant un historien ou un biographe. Son but, c’était de permettre aux nouveaux chrétiens de Rome de disposer d’un manuel de prédication afin – comme dit aussi Luc au début de son évangile – « de pouvoir reconnaître la solidité des enseignements qu’ils avaient reçus » 34 ou encore, comme dit Jean à la fin du sien : « tout ce qui s’y trouve a été écrit pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu. » 35

Tu vois, c’est important de garder cela à l’esprit quand tu lis l’évangile. Marc ne dit pas autre chose au début du sien quand

il annonce : « Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus, Christ, Fils de Dieu ».

- D’accord ! Je comprends mieux maintenant comment sont nés les évangiles, mais tu n’as pas vraiment répondu à ma première question : cela ne te gêne pas, cette pluralité d’évangiles ?

- Pas du tout ! C’est cela aussi, mon incarnation. Regarde, dans la vie courante, lorsqu’un accident se produit et qu’on interroge ceux qui étaient présents, on a souvent autant de versions que de témoins. Mon existence terrestre est un peu comme un diamant aux multiples facettes : chacun en voit une différente, et toutes ces visions se complètent et s’enrichissent l’une l’autre. Je t’ai parlé tout à l’heure du point de vue de Marc. Matthieu, lui, s’adressait à des juifs devenus chrétiens ; il voulait leur montrer que « je ne suis pas venu pour supprimer la Loi de Moïse et l’enseignement des prophètes, mais pour leur donner tout leur sens » 36 en dénonçant toutes les pratiques qui en dénaturaient le message central : « Aime Dieu de tout ton cœur … et ton prochain comme toi-même. » 37 Quant à Luc, il écrivait pour des convertis du paganisme, les « gentils » comme on les appelait chez nous ; il insiste particulièrement sur le fait que mon message de salut est destiné à toutes les nations et il met en lumière la miséricorde infinie de mon Père du ciel : rappelle-toi la parabole des deux fils et l’épisode du « bon » larron crucifié à ma droite. 38 Matthieu et Luc ont eu accès à une collection de traditions dont Marc ne disposait pas ; Luc et Jean ont recueilli certains témoignages remontant à ma mère elle-même.

Jean était, parmi les Douze, mon ami le plus proche : il « sentait » les choses comme moi et souvent nous nous comprenions d’un simple regard. 39 Dans sa communauté d’Ephèse, lui et ses disciples ont cherché le sens profond de mes paroles et de mes actes ; je n’ai pas dit tel quel tout ce qu’ils ont écrit et pourtant, je n’aurais pas pu mieux exprimer ma relation au Père et aux hommes, comme si – avec l’aide de l’Esprit – ils avaient lu dans mes pensées, celles de ma vie terrestre mais aussi celles de ma vie transformée par la résurrection. Le 4e évangile est comme une succession de tableaux, mettant en scène quelques personnages clefs : Nicodème, la Samaritaine, l’aveugle-né, Marthe et Marie … C’est comme du théâtre-vérité, je dirais presque : de la réalité augmentée …

Finalement, quelle richesse que ces 4 évangiles ! Il y en a eu d’ailleurs bien d’autres, mais l’Eglise a retenu ceux qu’elle a jugés les plus fidèles à mon message et à ma personne. Et, tout au fond de moi, je voudrais que chaque chrétien(ne) puisse à son tour écrire sa « Bonne nouvelle », son « Evangile », son « Magnificat » pour témoigner des merveilles que le Père, l’Esprit et moi avons accomplies dans sa vie. Peu importe que cela s’appelle « Confessions », « Fioretti », « Histoire d’une âme » 40 ou que sais-je encore … chaque chrétien(ne) vit avec nous, avec ses frères et sœurs, des moments uniques qui méritent d’être partagés comme autant de fleurs sur le chemin, autant de lumières dans la nuit.

Ça y est. Voilà que je me laisse emporter ! Maintenant revenons à Marc. Si tu le permets, je vais le lire à la première personne. Donc, quand Marc écrit « Jésus », je dirai « Je ». D’accord ?

18 Cf. Matthieu 1 : 21.

19 Cf. Marc 6 : 3.

20 Marc 3 : 33-35.

21 Cf. Jean 16 : 27.

22 Sur le sort de Joseph après les évangiles de l’enfance, voir la note chronologique p. 327.

23 Cf. Luc 2 : 49.

24 Voir chapitre 6 : 3 et Matthieu 13 : 55. Ces versets problématiques ont reçu diverses interprétations. Voir la note à ce sujet p.326.

25 Cf. Galates 1 : 19.

26 Sur ce thème, voir l’excellent ouvrage de Daniel Marguerat (historien et bibliste), Vie et destin de Jésus de Nazareth, Ed. du Seuil, 2019, chapitre 2 (pp. 47-74), intitulé : « Un enfant sans père ? »

27 Luc 1 : 26-37.

28 Esaïe 7 : 14.

29 Cf. Romains 5 : 12 ss.

30 Jean 1 : 13.

31 Voir la note à ce sujet p. 328.

32 Sur la chronologie de la rédaction des évangiles et des autres écrits du Nouveau testament, il est utile de se référer à la note chronologique de la p.325.

33 Marc est un proche de Pierre, voire même son fils adoptif puisque Pierre parle de lui comme « son enfant » (Première lettre de Pierre 5 : 13). On l’identifie à un certain Jean, surnommé Marcus (Jean-Marc), mentionné à plusieurs reprises dans les Actes des Apôtres comme compagnon de Paul et Barnabé (12 : 12.24 ; 13 : 5.13 ; 15 : 37).

34 Luc 1 : 4.

35 Jean 20 : 30.

36 Matthieu 5 : 17.

37 Matthieu 22 : 37.39.

38 Cf. Luc 15 : 11-32 et 23 : 43.

39 L’identification de l’évangéliste Jean avec l’un des Douze, à savoir Jean, fils de Zébédée, et de ce dernier avec « le disciple que Jésus aimait », mentionné à plusieurs reprises dans ce même évangile, a été remise en question par des exégètes récents, dont Yves-Marie Blanchard dans son livre Saint Jean, Editions de l’Atelier, 1999. Le débat relatif à l’auteur (aux auteurs) du 4e évangile est extrêmement complexe et n’a pas sa place ici.

40 Allusion à Saint-Augustin, Saint-François d’Assise et Sainte-Thérèse de Lisieux.

EVANGILE SELON MARC CHAPITRE 1

OÙ JE COMMENCE À ANNONCER LA ROYAUTÉ DE DIEU

1 Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus, Christ, Fils de Dieu.

- Désolé de t’interrompre déjà, Jésus, mais il y a quelque chose qui me frappe. Le premier mot de l’évangile de Marc, comme de celui de Jean, c’est « commencement ». Cela me rappelle le premier mot de la Bible, au livre de la Genèse : « Au commencement … » Comme si Marc et Jean voulaient nous dire que ta venue parmi les hommes marque un deuxième commencement, un « Nouveau Testament » comme nous disons aujourd’hui pour le distinguer de « l’Ancien », celui que toi tu appelais « la Loi et les Prophètes ». Jésus, as-tu vraiment voulu fonder une nouvelle religion ?

- C’est là d’emblée une vraie question, Michaël, et je ne veux pas l’éluder. Je t’ai cité tout à l’heure ma parole, rapportée par Matthieu : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. » Au début de ma mission, je pensais sincèrement « n’avoir été envoyé qu’aux brebis perdues du peuple d’Israël. » 41 C’est ce que j’ai répondu à une femme de Canaan qui me demandait de guérir sa fille épileptique. Mais quand elle m’a répliqué avec aplomb que « les petits chiens (auxquels je l’avais comparée) se nourrissent des miettes des enfants qui tombent de la table » 42, j’ai été littéralement « scié », moins par son impertinence que par sa foi prête à tout pour sauver sa fille, ce que mon Père lui a instantanément accordé.

J’y ai beaucoup réfléchi les jours qui ont suivi, et j’ai repensé à Esaïe qui disait de Jérusalem : « Alors des nations marcheront vers la lumière dont tu rayonnes, des rois seront attirés par l’éclat dont tu te mettras à briller. » 43 Le prophète ne parlait pas seulement de mes compatriotes dispersés tout autour de la Méditerranée, mais aussi des « gentils » venant des pays les plus lointains connus à son époque. C’est ce texte magnifique qui a d’ailleurs servi de trame au récit de ceux que vous avez appelés plus tard les « Rois Mages » 44. Alors j’ai dit à mon Père, comme chaque fois que j’hésitais : « Non pas ce que je veux, mais ce que Tu veux. » 45 Et, petit à petit, c’est devenu clair pour moi que tel était le dessein de mon Père : « que je devienne le serviteur des Juifs pour accomplir les promesses qu’Il avait faites à nos pères … et aussi afin que les non-Juifs louent Dieu pour sa bonté. » 46

Ce qui s’est passé après ma mort, le rejet puis la persécution de mes disciples, à ma suite, par les autorités religieuses de mon peuple, leur fuite en grand nombre à l’étranger, la fin des communautés judéo-chrétiennes de Palestine avec la destruction du Temple de Jérusalem et pour terminer le schisme entre mes frères juifs et mes disciples, tout cela m’a profondément attristé et fait souffrir, autant que les divisions ultérieures entre les chrétiens eux-mêmes. C’était comme si on m’écartelait à nouveau dans ma chair. Et en même temps, c’est de toute cette souffrance qu’a jailli l’impensable : la conversion de « gentils » de plus en plus nombreux par Paul, Barnabé et leurs compagnons, qui ont propagé la bonne nouvelle du Règne de Dieu sur tout le pourtour de la Méditerranée et jusque dans la capitale de l’Empire romain ! C’est ainsi que j’ai été perçu, bien malgré moi, comme le fondateur d’une nouvelle religion. 47

Je reprends donc la lecture de Marc :

2 Ésaïe, le prophète, avait écrit :

« Voici que j'envoie en avant de toi mon messager, qui préparera ton chemin : c'est la voix de celui qui crie dans le désert : “ Préparez le chemin du Seigneur, redressez ses sentiers”48. »

4 Et de fait, Jean le Baptiste est apparu dans le désert, prêchant un baptême de conversion pour le pardon des péchés. 5 Tout le pays de Judée et tous les habitants de Jérusalem se rendaient auprès de lui et, confessant leurs péchés, ils se faisaient plonger par lui dans le fleuve du Jourdain.

6 Jean portait un vêtement en peau de chameau et une ceinture de cuir autour des reins. Il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. 7 Il prêchait ainsi :

« Après moi vient Celui qui est plus puissant que moi, et qui suis-je, moi, pour délier en me baissant la courroie de ses sandales ? 8 Moi, je vous ai plongés dans l’eau ; lui, c’est dans l’Esprit Saint qu’il vous plongera. »

9 C’est en ces jours-là que j’ai quitté Nazareth, en Galilée, et que je suis venu me faire baptiser par Jean dans le Jourdain. 10 Au moment de remonter de l'eau, j’ai vu les cieux se déchirer et l'Esprit descendre sur moi comme une colombe. 11 Et des cieux une voix a fait entendre ces paroles :

« Tu es mon Fils bien-aimé, en toi je trouve tout mon bonheur. »

- Jésus, de quelle nature étaient tes relations avec Jean, le baptiste ? Et puis, pourquoi as-tu voulu te faire baptiser par lui, comme les autres ? Tu n’avais pas besoin de te convertir, toi. Matthieu dit même que Jean ne voulait pas le faire, et que tu as dû l’en persuader. 49

- Le père de Jean, Zacharie, – je vais désormais utiliser la version française de tous les noms, même si cela sonne bizarre à mes oreilles, je crois que ce sera plus facile pour toi – Zacharie donc était prêtre au Temple de Jérusalem. 50 Selon la tradition, Jean aurait dû se préparer à reprendre le ministère exercé par son père. Mais en étudiant la Loi et les Prophètes au Temple avec les scribes, il a été scandalisé – tout comme moi d’ailleurs – par l’attitude des prêtres et de l’élite religieuse de mon peuple qui, au lieu de conduire les pauvres et les petits à mon Père, les écrasaient sous un fardeau de prescriptions extérieures et d’observances rituelles, « fermant pour eux la porte du Royaume des cieux et oubliant le cœur sacré de la Loi ». Ce que je leur ai dit moi-même lors de mon dernier séjour à Jérusalem 51, Jean l’avait dit avant moi sur les rives du Jourdain. Lui et moi l’avons d’ailleurs finalement payé de notre vie.

Jean a donc choisi de se retirer au désert, comme le prophète Elie. A l’époque, beaucoup de gens espéraient un retour d’Elie qui viendrait purifier le peuple et ouvrir la voie à « l’Envoyé » (au Messie). Cela correspondait bien à la vision que son père Zacharie avait eu à son sujet dans le temple de Jérusalem. 52 Et puis des gens sont venus à lui, de plus en plus nombreux, et il a inventé ce geste fort de les plonger dans l’eau du Jourdain pour y noyer toutes leurs souillures et les en faire ressortir comme des nouveau-nés promis à une vie nouvelle.

Alors oui, j’ai voulu, moi aussi, par solidarité avec tout mon peuple, faire cette plongée dans une mort symbolique au péché afin de m’ouvrir à la vie nouvelle donnée par mon Père. 53

- Et d’ailleurs, ton Père et l’Esprit se sont manifestés à ce moment-là …

- Oui, ce jour-là, le Père m’a vraiment confirmé dans ma véritable identité : « Tu es mon Fils bien-aimé ; en toi je trouve tout mon bonheur. » 54

- Est-ce que Jean, lui, le savait ?

- Oui et non. Jean et moi, nous n’avions pas tout-à-fait la même vision du Royaume à venir. L’image qu’il se faisait du Messie était celle d’un justicier qui viendrait « moissonner la terre, séparer le grain de la paille et brûler celle-ci ». 55 D’ailleurs, lorsqu’il était en prison, il a envoyé certains de ses disciples me demander si j’étais bien le Messie. Je lui ai répondu en citant le texte d’Esaïe qui décrit l’action du Serviteur « qu’il a plu à Dieu de choisir et sur qui il a mis son Esprit » : ce Messie-là est plein de douceur, « il ne crie pas, n’élève pas la voix ; il ne casse pas le roseau déjà plié, n’éteint pas la lampe qui faiblit … il rend la vue aux aveugles et fait sortir les prisonniers de leur cachot. » 56

- C’est pour cela que tu as dit de lui que, « parmi les humains, il n’a jamais existé personne de plus grand que Jean le baptiste

et que, pourtant, le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que lui » 57 ?

- Oui, car c’est l’amour de mon Père qui rend les hommes vraiment libres et heureux. La justice est importante, mais elle est seconde.

- Vous étiez pourtant issus de la même famille. D’où te venait cette perception différente ?

- Jean a fréquenté quelque temps la secte des Esséniens. Tu sais ? celle dont vous avez retrouvé certains manuscrits dans une grotte près de la Mer Morte, à Qûmran. C’étaient des gens plutôt « rigoristes » qui fuyaient la société et multipliaient les rites de purification. Jean les trouvait trop formalistes, mais peut-être ont-ils un peu déteint sur lui ? Mes parents et mes grands-parents appartenaient plutôt au courant des anawim, les « courbés », les pauvres qui mettaient tout leur espoir dans la bonté et la fidélité de mon Père, attendant « qu’il se penche sur eux, mette les orgueilleux en déroute et place les humbles au premier rang ». 58 Ah ! combien de fois n’ai-je pas entendu Maman faire cette prière et chanter ces versets !

- Donc, Jésus, si je résume bien, à partir de ton baptême dans le Jourdain, tu sais que tu es « le » Messie attendu par ton peuple ?

- Là, tu vas un peu vite en besogne. Les choses ne sont pas aussi simples. Oui, je sais que j’ai toute la confiance et tout l’amour de Dieu ; dans ma prière, depuis tout petit, je l’appelle en araméen Abba, « Papa chéri ». Je sais qu’il fait reposer sur moi sa ruah, son souffle de vie, son Esprit. Mais j’ai encore besoin de discerner ce qu’Il attend vraiment de moi. C’est d’ailleurs pour cela que …

12 Aussitôt après, l'Esprit m’a poussé dans le désert ; 13 j’y ai séjourné quarante jours, tenté par Satan. J’étais avec les bêtes sauvages, et les anges me servaient.

- Ah oui ! les fameuses tentations ! Marc n’en dit pas grandchose, mais Matthieu et Luc nous donnent les détails de tes trois tentations. Soit dit en passant, je me demande comment ils ont pu se les procurer. Est-ce toi qui en avais parlé à certains de tes disciples ?

- Non, mais il est exact que j’ai passé un temps de jeûne et de retraite au désert après le baptême de Jean. En fait, tu as ici un bel exemple de construction théologique de la part des évangélistes. Je t’explique. Le Messie attendu doit récapituler en lui toute l’histoire de son peuple. Comme ce dernier, après sa libération d’Egypte, a vécu dans le désert pendant 40 ans et a été tenté, à plusieurs reprises, de « rebrousser chemin » pour retourner vers l’esclavage et de désobéir à la Loi de Dieu confiée à Moïse au Sinaï, il fallait que le Messie passe lui-même 40 jours au désert et soit lui-même éprouvé. Tu sais, dans ma culture, on attribue une signification symbolique aux nombres : 40 est le chiffre de l’accomplissement. Après son passage au désert, le peuple entre dans la terre promise ; c’est comme un nouvel Eden où l’homme et les bêtes sauvages peuvent à nouveau coexister, avec les créatures spirituelles, les anges. 59 Après avoir cédé à la tentation induite par le serpent, Adam et Eve ont été chassés du Paradis dont la porte est désormais fermée et gardée par des anges.60 Marc suggère donc ici que je suis le nouvel Adam qui, ayant résisté victorieusement aux tentations, réalise la réouverture du jardin d’Eden où l’homme peut vivre à nouveau en pleine communion avec Dieu et en parfaite harmonie avec tous les autres êtres vivants.

- Oui, mais tu n’as pas vraiment répondu à ma question au sujet des tentations …

- Tu sais, les tentations ont été présentes tout au long de mon existence … comme dans la tienne. Mes contemporains se faisaient plusieurs images très différentes du Messie à venir. Certains attendaient un Messie-Roi, un libérateur politique, comme les zélotes auxquels appartenaient, à l’origine, certains de mes disciples comme Simon (pas Simon-Pierre, l’autre). 61 D’autres attendaient un Messie-Prêtre, qui viendrait purifier le Temple de Jérusalem et rendre au culte sa splendeur passée, comme au temps de Salomon. D’autres attendaient le retour d’Elie ou d’Elisée, qui avaient opéré des guérisons et nourri miraculeusement des gens tout ordinaires. 62

Je devais donc être prudent car les gens étaient prêts à me coller ces rôles « préfabriqués » sur le dos. Toute la question était de savoir ce que j’allais faire de cette puissance de vie et d’amour que le Père avait mise en moi : allais-je m’en servir pour exercer du pouvoir sur les gens en les guérissant, en leur donnant à manger, en les bluffant par des miracles et des prodiges ? Ou bien serais-je l’humble instrument par lequel mon Père pourrait manifester son amour aux hommes, et spécialement aux petits, aux pauvres, aux malades, aux mal-aimés, aux oubliés, aux exclus ? En mettant en scène, dès le début de ma vie « publique », ces trois tentations, Luc et Matthieu voulaient montrer que j’étais prêt à affronter ces tensions et contradictions.

Et elles se sont effectivement produites :

après avoir rassasié la foule, j’ai dû m’enfuir car j’ai appris que des gens allaient venir m’enlever de force pour me proclamer roi

63

 ;

ensuite, les gens me poursuivaient pour que je leur donne à nouveau à manger

64

 ;

certains ont fait pression pour me voir faire des miracles, à commencer par les gens de mon village

65

, puis les docteurs de la Loi et les pharisiens

66

, et finalement Hérode lui-même

67

 !

Parfois ces tentations ont pris des formes très insidieuses :

comme quand mes propres disciples voulaient me dissuader de monter à Jérusalem, sachant les risques que cela représentait

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ou quand mes amis les plus proches se sont endormis à Gethsémani, me laissant affronter seul l’angoisse devant la mort cruelle et inéluctable qui m’attendait

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 ;

ou encore quand Pierre a dégainé son épée pour tenter d’empêcher les gardes venus avec Judas de m’arrêter

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 ;

ou enfin quand, mis en croix, les chefs des prêtres, les docteurs de la Loi et même les passants me provoquaient en disant : « Sauve-toi toi-même, descends de la croix ! Si nous voyons cela, nous croirons en toi ! »

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Vois-tu, ce qui m’a guidé à ces moments-là, c’est que, comme je l’ai dit, « ma nourriture était de faire la volonté de mon Père » 72 et de mener à bien la mission qu’il m’avait confiée. Cette mission, c’est Esaïe qui la décrit le mieux dans ce qu’on appelle les Chants du Serviteur 73 :

« Le Seigneur m’a formé quand j’étais encore au ventre de ma mère pour que je sois son serviteur, il veut que je ramène à Lui le peuple d’Israël […] Il a fait de moi la lumière des nations pour que son salut s’étende jusqu’au bout du monde. »

Mais ce serviteur, pour accomplir sa mission, doit « apprendre à écouter et à obéir », « se laisser maltraiter sans protester, sans rien dire, comme un agneau qu’on mène à l’abattoir », « se laisser frapper à mort du fait des crimes de son peuple ». Après « avoir offert sa vie à la place des autres », ce serviteur « verra la lumière de la vie », « il en fera l’expérience parfaite » ; « c’est lui qui fera aboutir le projet du Seigneur », « car il s’est dépouillé de lui-même jusqu’à en mourir, il s’est laissé placer au rang des malfaiteurs et il a pris sur lui les fautes des masses humaines. »

- Ce ne sont pas ces textes-là qu’on lit pendant la Semaine sainte ?

- Tout juste, car ces textes sont – avec les Psaumes - ceux qui permettent de comprendre pourquoi j’ai accepté de subir cet horrible supplice de la croix qui, pour la Loi, faisait de moi un maudit. 74 Et je vais te donner un « scoop » : c’est notamment ces textes-là que j’ai évoqués avec mes deux disciples découragés sur le chemin d’Emmaüs. Ces textes, je les avais déjà reçus dans la prière lors de ma retraite au désert. Ce sont eux qui m’ont permis de discerner quelle était la mission que le Père me confiait. Rappelle-toi : lorsque je suis retourné à Nazareth et qu’à la synagogue on m’a demandé de faire la lecture, c’est un verset analogue d’Esaïe 75 que j’ai lu, en ajoutant : « Ce passage de l’Ecriture est réalisé, aujourd’hui, pour vous qui m’écoutez. » 76 C’est après cela qu’ils ont voulu me pousser du haut de la falaise qui domine la vallée en contrebas.

- Le moins qu’on puisse dire, c’est que tu n’as pas choisi une voie qui faisait l’unanimité…

- Je le savais, je l’ai su dès le début. Satan me l’a bien fait comprendre.

- Satan ? Tu sais, de nos jours, on ne croit plus à ce type de fables !

- Justement, « la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas », et ce n’est pas moi qui le dis. 77 Avec le découragement, les « à quoi bon ? » et le mensonge, ce sont ses meilleures armes.

- Tu es sérieux là ?

- Bien sûr. Dieu, tu crois en son existence même si tu ne le vois pas, à cause de ses œuvres mêmes. Alors pourquoi refuserais-tu de croire en l’existence de Satan ? Serais-tu aveugle au point de ne pas voir ses œuvres à lui ?

- Jésus, je pense sincèrement que le mal dans le monde est la conséquence des fautes humaines et le résultat de leur accumulation au fil des âges.