L'Homme, un loup pour l'Homme? - Johan Hoebeke - E-Book

L'Homme, un loup pour l'Homme? E-Book

Johan Hoebeke

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Beschreibung

Enfin un livre qui le démontre scientifiquement : l’être humain n’est pas seulement caractérisé par la compétition égoïste, xénophobe ou guerrière.
Avec une série impressionnante de preuves issues de diverses disciplines scientifiques (neurobiologie, génétique, chimie, paléontologie, psychologie, sociologie) mais dans un langage très simple, Johan Hoebeke et Dirk Van Duppen montrent que l’homme est fondamentalement social, connecté et solidaire.
À une époque néolibérale où le cynisme risque de détruire nos engagements et de nous condamner à l’impuissance, ce livre original est une heureuse respiration.

À PROPOS DES AUTEURS

Johan Hoebeke, docteur en biochimie. A été directeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).
Dirk Van Duppen, médecin en maison médicale populaire. A publié La guerre du cholestérol, pourquoi les médicaments sont chers et lancé le modèle kiwi pour imposer des prix raisonnables au Pharma Business.

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L’Homme, un loup pour l’Homme ?

Ouvrages déjà parus chez Investig’Action :

Michel Collon et Saïd Bouamama, La Gauche et la guerre, 2019

William Blum, L’État voyou, 2019

Ludo De Witte, Quand le dernier arbre aura été abattu, nous mangerons notre argent, 2019

Jacques Pauwels, Les Mythes de l’Histoire moderne, 2019

Robert Charvin, La Peur, arme politique, 2019

Thomas Suárez, Comment le terrorisme a créé Israël, 2019

Michel Collon, USA. Les 100 pires citations, 2018

Edward Herman et Noam Chomsky, Fabriquer un consentement, 2018

Saïd Bouamama, Manuel stratégique de l’Afrique (2 Tomes), 2018

Ludo De Witte, L’Ascension de Mobutu, 2017

Michel Collon, Pourquoi Soral séduit, 2017

Michel Collon et Grégoire Lalieu, Le Monde selon Trump, 2016

Ilan Pappé, La Propagande d’Israël, 2016

Robert Charvin, Faut-il détester la Russie ?, 2016

Ahmed Bensaada, Arabesque$, 2015

Grégoire Lalieu, Jihad made in USA, 2014

Michel Collon et Grégoire Lalieu, La Stratégie du chaos, 2011

Michel Collon, Libye, Otan et médiamensonges, 2011

Michel Collon, Israël, parlons-en !, 2010

Michel Collon, Les 7 péchés d’Hugo Chavez, 2009

Dirk Van Duppen

Johan Hoebeke

L’Homme, un loup pour l’Homme ?

Les fondements scientifiques de la solidarité

Traduit du néerlandais par Johan Hoebeke

Investig’Action

© Johan Hoebeke, Dirk Van Duppen et Investig’Action

Mise en page : Simon Leroux

Couverture : Joël Lepers

Traduction : Johan Hoebeke

Correction : Michel Brouyaux, Pascale David et David Delannay

Merci à tous.

Édition : Investig’Action – www.investigaction.net

Distribution : [email protected]

Commandes : boutique.investigaction.net

Interviews, débats : [email protected]

ISBN : 978-2-930827-33-9

Dépôt légal : D/2020/13.542/1

Table des matières

Note du traducteur 7

Glossaire 9

Une vision changée sur l’homme 15

Première Partie : Pourquoi nous coopérons 25

Nouvelles idées à partir des neurosciences 27

Nouvelles idées à partir de la psychologie évolutive expérimentale 67

Nouvelles idées à partir de la paléoanthropologie 127

Des scientifiques discutent sur les valeurs et la richesse 181

Sélection naturelle et coopération sont compatibles 199

Seconde Partie: L’idée de coopération dans l’Histoire 217

Darwin et l’idée de l’évolution 219

Darwin, la génétique et la dialectique 243

La vie : une aventure coopérative 271

Darwinisme social et néolibéralisme 295

Plaidoyer pour une société chaleureuse et solidaire 337

Note du traducteur

Ma langue maternelle étant le néerlandais, j’ai longtemps été réticent à traduire le livre De Supersamenwerker dont je suis coauteur. Deux événements m’ont aidé à surmonter ces scrupules. D’abord, l’état de santé de Dirk Van Duppen, qui a été l’inspirateur du livre. La traduction française me semble le meilleur hommage que je puisse lui rendre. Ensuite, l’accueil élogieux que le livre a suscité parmi un public très divers en Flandre et aux Pays-Bas, ce qui s’est concrétisé par l’impression d’une quatrième édition.

Ma traduction du livre s’est fortement améliorée grâce à Mark ainsi qu’à David et ses collègues d’Investig’Action. Il va de soi que les erreurs qui pourraient subsister me sont tout à fait imputables.

Je me suis renseigné au mieux sur les éventuelles traductions françaises des références d’origines anglaise, allemande ou néerlandaise. Les traductions des citations à partir de ces langues sont de moi, sauf si elles se réfèrent directement dans les notes à une traduction française. J’ai également ajouté des références parues après la publication de la première édition du livre en néerlandais, datant de 2016, et qui me semblent importantes.

Johan Hoebeke

Glossaire

Acide aminé – Un acide aminé est un composé chimique organique qui est l’unité sur laquelle les protéines sont construites. Les protéines sont formées d’un enchaînement d’acides aminés dont la succession est déterminée par l’information accumulée dans l’ADN. Les protéines sont la base de la structure et de la fonction de tous les organismes vivants.

ADN – L’ADN ou acide désoxyribonucléique est le substrat chimique du gène. C’est un biopolymère constitué de quatre nucléotides dont la succession informe la synthèse des protéines. L’ADN a une structure en double hélice (le modèle de Crick-Watson), ce qui lui donne une grande stabilité. Cette structure garantit aussi la transmission fiable de l’information génétique.

Allèle – Un allèle est un variant du gène, dont l’expression peut avoir des conséquences sur la propriété codée par le gène. L’allèle correspond au facteur génétique de Mendel.

Archées – Avec les bactéries, les archées sont les premières formes de vie apparaissant sur terre. Elles appartiennent aux procaryotes. Les archées ou archéobactéries peuvent vivre sous des conditions extrêmes.

ARN – Biopolymère construit à partir de nucléotides. L’ARNm (l’ARN messager) transforme la structure génétique de l’ADN en une structure qui peut être traduite en protéines par les ribosomes. L’ARNi (ARN interférence) et les microARN peuvent être des facteurs épigénétiques.

Biopolymère – Un biopolymère est un polymère d’origine biologique. Les principaux biopolymères sont l’ADN, l’ARN, construits à partir de nucléotides, la protéine, construite à partir d’acides aminés, et les polysaccharides, construits à partir de sucres.

Corrélation – En statistique, on parle de corrélation entre deux grandeurs s’il existe une relation entre les deux. Une corrélation ne signifie pas qu’il y a un lien causal. Une corrélation doit satisfaire les conditions de Hill pour suggérer un lien causal.

CT-scan – La tomographie assistée par ordinateur ou CT-scan est une méthode d’investigation, qui utilise les rayons X ou la résonance magnétique pour mesurer la perméabilité au rayonnement sous une grande quantité d’angles et dans des couches minces pour reproduire une image en trois dimensions de l’objet étudié. La technique permet d’analyser la structure d’un objet sans le détruire.

Cytoplasme – Le cytoplasme constitue l’intérieur d’une cellule excepté le noyau et les organelles.

Dialectique – Une manière de raisonner qui essaie de trouver la vérité à partir de contradictions ou une manière de philosopher qui voit le développement du monde et de la pensée dans la neutralisation des oppositions sous forme de synthèses (thèse, antithèse, synthèse).

Empirique – Fondé sur l’expérience et les observations.

Épigénétique – Discipline de la génétique étudiant l’information qui régule les gènes et qui n’est pas exprimée dans l’ADN, mais peut être transmise d’une génération à l’autre en supplément de l’information génétique codée par l’ADN.

Eugénisme – Un ensemble de convictions et de pratiques qui ont pour but d’améliorer la qualité génétique de l’espèce humaine. Il prescrit socialement la promotion de la reproduction dans la population possédant les caractères désirés et l’interdiction de la reproduction de la population possédant les caractères indésirables.

Eucaryote – Tous les organismes dont les cellules possèdent un noyau limité par une membrane.

Extrinsèque – Appartenant à l’extérieur, non à l’essence.

Fordisme abstrait – Du nom du constructeur d’automobile Henry Ford, le fordisme abstrait indique les concepts qui sont à la base de la société de production et de consommation moderne.

Gène – Unité de base du matériel génétique par laquelle les organismes transmettent les caractères héréditaires. L’ensemble des gènes forme le génome.

Génotype – L’ensemble des caractères qu’un individu a hérité de ses parents.

Hégémonie – Domination.

Holocauste – Originellement un sacrifice par le feu. Le terme est maintenant employé en relation avec l’extermination des juifs sous le régime nazi.

Homéostas(i)e – La capacité des organismes à équilibrer leur milieu interne malgré les changements de milieu dans lesquels l’organisme se trouve.

Homo economicus – Image de l’homme théorique utilisée par les économistes néoclassiques et néolibéraux. L’homme est un être rationnel qui cherche à maximiser ses capacités. Gary Becker, prix Nobel d’économie et inventeur du capital humain, a étendu ce concept jusqu’au ridicule.

Intrinsèque – Essentiel, le contraire d’extrinsèque.

IRM et IRMf – Imagerie médicale qui utilise la résonance magnétique des cellules pour étudier certains tissus. L’IRMf permet de voir quelle région du cerveau consomme plus d’oxygène et d’en tirer des conséquences sur l’activité cérébrale.

Méta-analyse – Une recherche qui collectionne différentes recherches sur un phénomène déterminé afin de conforter un résultat obtenu.

Métazoaire – Les animaux à tissus complètement différentiés.

Mutagenèse – Procédé scientifique pour modifier les gènes d’un organisme de manière naturelle ou artificielle pour générer un organisme à caractère stable.

Mutation – Une mutation est un changement dans les propriétés héréditaires d’une cellule ou d’un organisme.

Néocortex – Région cérébrale typique pour les mammifères. C’est la partie superficielle des deux hémisphères cérébraux.

Neurohormone – Une neurohormone est un transmetteur chimique sécrété par les neurones. Contrairement aux neurotransmetteurs, elle agit à distance sur les cellules cibles.

Nucléotide – Composant chimique de l’ADN et de l’ARN constitué d’une base azotée, d’un sucre à cinq carbones et d’un ou deux phosphates. L’énergie chimique d’une cellule est accumulée dans un nucléotide à trois phosphates, l’ATP ou adénosine triphosphate.

Ocytocine – Neurohormone composée de neuf acides aminés. Elle est synthétisée dans l’hypothalamus et sécrétée par l’hypophyse.

Paradigme – Originellement exemple ou modèle, mais étendu au cadre général d’une théorie scientifique dans un domaine particulier.

Paupérisme – Condition de pauvreté généralisée des classes inférieures en conséquence des conditions sociales.

Phénotype – Totalité des propriétés observables d’un organisme. Le phénotype est déterminé par le génotype et par l’influence de l’environnement.

Polymère – Composé chimique construit par la succession de molécules similaires.

Pompe à protons – Protéine dans la membrane cellulaire qui transporte activement des protons (ions d’hydrogène) de l’extérieur vers l’intérieur. L’accumulation des protons génère de l’énergie sous la forme d’énergie chimique, comme une batterie électrochimique.

Réaction d’oxydoréduction – Consiste dans l’échange d’électrons dans des structures chimiques. La réduction est un gain d’électrons, l’oxydation est une perte. Le transfert d’électrons génère de l’énergie.

Réductionnisme – Terme philosophique pour la thèse affirmant que la nature d’entités complexes peut toujours être réduite aux entités plus fondamentales.

Ribosome – Structure complexe de biologie cellulaire qui consiste en ARN et protéines. Elle a comme fonction la traduction de l’ARNm en protéine. Le ribosome est le maillon essentiel entre le génotype et le phénotype.

Ribozyme – ARN qui a une fonction enzymatique, c’est-à-dire qui peut accélérer une réaction biochimique.

Syllogisme – Un raisonnement logique qui consiste en trois parties : la prémisse majeure, la prémisse mineure desquelles la conclusion est dérivée.

Synthèse – Liaison d’éléments séparés en une unité.

Theory of Mind – La capacité de se faire une idée de la perspective d’autrui et indirectement de soi-même.

Vasopressine – Neurohormone composée de neuf acides aminés. Elle est formée dans l’hypothalamus et sécrétée par l’hypophyse. Elle est très proche de l’ocytocine.

Introduction

Une vision changée sur l’homme

Pourquoi nous coopérons

Ces dernières années, les neuroscientifiques ont apporté de nouveaux éléments, qui démontrent que notre cerveau est programmé pour compatir aux douleurs et souffrances de l’autre, mais également pour partager ses joies et plaisirs. Nous savons maintenant que, dans la partie la plus récente de notre cerveau sur le plan évolutif, il y a au moins dix circuits neuronaux qui sont associés à l’empathie.

Les neuroscientifiques ont déterminé que certaines neurohormones engendrent un sentiment de confiance, qu’elles incitent au partage et à la coopération et qu’elles créent un sentiment d’attachement similaire à celui d’une mère pour son enfant. Le circuit le plus long de notre système nerveux végétatif, le nerf vague, a développé chez les mammifères au cours de l’évolution une branche antérieure, reliée à nos sens. Elle est responsable des contacts visuels, des mouvements faciaux, de l’intonation de la voix et de l’acuité de l’oreille. Chez tous les mammifères, mais principalement chez l’homme ce circuit neuronal crée l’ouverture, l’attraction et la communication vers autrui. Notre peau avec ses terminaisons nerveuses fines est également un organe social par excellence. Toucher, caresser, embrasser, sentir, une tape dans le dos, câliner ou une simple poignée de main sont tous des signes d’interaction sociale. L’architecture du système nerveux humain est dirigée vers autrui beaucoup plus que chez les autres mammifères. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) a, depuis une décennie, enrichi énormément nos connaissances sur les outils neurobiologiques de notre sociabilité.

Les psychologues expérimentaux ont ces dernières années également prouvé qu’il existe une tendance spontanée chez nos enfants à aider les autres sans qu’il y ait la promesse d’une récompense. Même les bébés reconnaissent spontanément la gentillesse ou la méchanceté. Les hommes de tout âge et de toute culture se sentent bien s’ils sont bons pour les autres. Une différence importante entre les petits des hommes et ceux des singes anthropoïdes réside dans le fait que les petits des hommes partagent très vite leur attention et leurs intentions avec leur maman ou avec d’autres. Ce fondement de la coopération a été démontré clairement par des recherches expérimentales strictement contrôlées.

La neuro-économie, combinant l’économie et la neurophysiologie, a montré que les hommes sont spontanément plus enclins à l’altruisme et à la coopération que l’image d’Homo economicus qu’on nous impose. Des anthropologues nous ont laissé voir ces dernières années que les peuples de chasseurs-cueilleurs passés et présents ont un fort sens de la justice et de la solidarité. Il n’est donc pas étonnant que ces tendances acquises au cours de l’évolution aillent à l’encontre de la concurrence égoïste et de l’inégalité extrême dans un système économique, basé sur la maximisation du profit comme motivation. Cette divergence, à l’origine de l’aliénation et de l’inégalité, rend les gens physiquement et psychiquement malades comme c’est démontré par les recherches actuelles en psychosociologie.

Du néolibéral au supersocial

Quoi qu’il en soit, la conscience que la tendance potentielle à collaborer et être solidaire est plus puissante chez l’homme que la tendance potentielle à être égoïste s’est renforcée scientifiquement au cours des dernières années. Des progrès en ce sens ont été spectaculaires en neurologie. Bien que l’idéologie néolibérale ait réussi à faire admettre sa vision de l’homme comme un homo economicus égoïste et compétitif, des scientifiques de différentes disciplines ont fait, ces dernières décennies, des découvertes qui prouvent le contraire. La science dirige de plus en plus notre vision sur l’homme vers sa sociabilité. Les hommes ont une tendance innée vers l’empathie, l’altruisme et la solidarité. Pour ces raisons, des scientifiques ont proclamé le genre humain comme ‘supercoopérant’.

Il y a 400 ans, le philosophe Thomas Hobbes voyait l’homme comme un loup pour son prochain : homo homini lupus. Hobbes considérait la société comme « une guerre de tous contre tous ». Il pensait que la morale devait freiner cette rivalité et cette agression. Au temps de Darwin, les idées de Hobbes ont été interprétées en tant qu’égoïsme biologique : le darwinisme social. Ce terme est erroné parce que le darwinisme social est profondément asocial et a peu à voir avec les théories darwiniennes. Le terme « spencerisme », nommé d’après le père du darwinisme social, Herbert Spencer, serait plus adéquat.

Selon Spencer c’est la « lutte pour la survie » au moyen de la « loi du plus fort » qui régit la nature humaine. Il classifie l’humanité en peuples et races supérieures et inférieures. Cela justifie par une pseudoscience le racisme et la division de la société entre une élite et les autres. Selon cette idéologie, la compétition est le moteur principal du progrès. L’hérédité détermine ceux qui restent pauvres, chômeurs ou qui ne réussissent pas et toute aide en leur faveur est donc inutile. Ces catégories de personnes sont donc responsables de leur propre misère et doivent en supporter les conséquences.

Les atrocités nazies ont discrédité le darwinisme social. Pourtant, le néolibéralisme a réussi à remettre au goût du jour beaucoup des idées social-darwinistes.

Le darwinisme social et son avatar actuel, le néolibéralisme, accentuent les éléments, qui attaquent l’empathie. Ces éléments peuvent court-circuiter les outils empathiques de notre cerveau. Les recherches suggèrent que trois facteurs peuvent en être la cause : le fanatisme idéologique ou religieux, l’obéissance aveugle aux ordres d’un supérieur et le sentiment de groupe raciste ou ethnique, qui oppose le nous à eux. La déshumanisation de l’autre, sa réduction à un objet, peut conduire à des atrocités1.

Le type de sociabilité qui domine, soit la compétition agressive, plus ancienne dans l’histoire de l’évolution, soit la coopération solidaire, plus récente, dépend en grande partie des circonstances sociales, de la place que nous occupons et de la vision que nous avons de nous-mêmes. José Saramago, prix Nobel de littérature le résumait avec les mots de Karl Marx : « Si l’homme est formé par les circonstances, il faut donner forme humaine aux circonstances2. »

« L’empathie est la nouvelle rébellion »

L’empathie n’est pas une propriété complexe, dont les hommes décident en pleine conscience. Le primatologue Frans de Waal, qui a mis l’étude de l’empathie sur le devant de la scène scientifique internationale, explique que l’empathie « fait partie d’un héritage qui est aussi ancien que la classe des mammifères ». On a donc affaire à une propriété robuste et non à une petite couche de vernis, que la civilisation récente a appliquée. Un comportement empathique a été profitable à l’espèce humaine et a donc été sélectionné par les mécanismes de l’évolution. Le « soi » n’est rien sans « l’autre ». Frans de Waal écrit : « La théorie du vernis a longtemps été l’opinion biologique généralement admise sur la nature humaine. La morale était une mince couche de vernis qui cacherait à peine notre nature profonde, celle d’un égoïsme premier. Cette théorie a succombé au cours des dernières décennies à une masse de preuves expérimentales de l’empathie innée, de l’altruisme et de la coopération chez l’homme et d’autres espèces animales3. »Nous résumerons ces preuves dans notre livre.

Cela a commencé avec la découverte des neurones miroirs dans les années 1990. Ce sont des neurones qui reflètent dans notre propre cerveau les mouvements de préhension, la douleur, le chagrin ou le plaisir qu’on aperçoit chez quelqu’un d’autre. Ils forment la base neurologique de l’empathie. Cette découverte a changé la donne dans la recherche sur les relations entre les hommes ou entre les animaux. Au lieu de faire des recherches sur la hiérarchie, la domination, l’agression, la compétition et les relations de pouvoir, les recherches se sont dirigées vers la collaboration, l’entraide, l’empathie ou l’altruisme4.

Trois couches d’empathie

Au centre de ces recherches se trouve le phénomène d’empathie, le pouvoir de comprendre et de compatir. Nous distinguons trois couches d’empathie, comme des poupées russes qui s’imboîtent5.

La première couche est celle de l’imitation et de la synchronisation. Bâiller est un bel exemple. Si quelqu’un bâille, ceux qui le voient auront également tendance à bâiller. Cela se retrouve chez les singes et les chiens et même entre les espèces : si le maître bâille, son chien va également bâiller... et vice-versa ! C’est un automatisme. Sans vous en rendre compte, vous copiez les expressions, les gestes et le comportement des autres et, en copiant, vous adoptez les sentiments. On appelle cela la contagion émotionnelle. Rire, danser ensemble, chanter ensemble et crier ensemble sont également contagieux.

L’imitation, la synchronisation et la contagion émotionnelle sont importantes du point de vue évolutif pour survivre et se reproduire. Travailler ensemble donne un sentiment de satisfaction. Cela renforce le sentiment de sécurité dans le groupe contre le danger extérieur. L’imitation est également le fondement de la transmission de connaissances, faisant partie de ce qui est appelé l’apprentissage social. Enfin, plusieurs personnes réussissent plus et mieux qu’une seule. Cela donne confiance, facilite les relations sociales et augmente la coopération.

La seconde couche de l’empathie est formée par la capacité de se mettre à la place de quelqu’un d’autre. Comprendre les sentiments, les intentions, les désirs et les pensées des autres et les évaluer s’appelle la theory of mind. D’abord vient l’engagement émotionnel puis la compréhension et l’explicationI.

La theory of mind est également importante du point de vue évolutif. Celui qui sait sentir et évaluer ce que quelqu’un d’autre ressent, peut y répondre d’une manière adéquate pour sa propre survie, sa reproduction ou celles de l’autre. La theory of mind a été observée chez les primates et d’autres animaux sociaux, mais atteint un niveau très élevé chez l’homme.

La troisième couche de l’empathie est celle de la sympathie, de la compassion avec l’intention d’aider, même si cela demande un effort. Cela s’appelle l’altruisme. Il y a une différence entre empathie et compassion. L’empathie nous permet de garder encore une certaine distance ; par contre, la compassion nous enjoint à l’engagement. La compassion peut s’apprendre par un entraînement à l’attention : augmenter l’attention augmente le bien-être. Des recherches scientifiques vers les mécanismes d’action de l’attention sont très récentesII.

Ces couches empathiques ont été sélectionnées par l’évolution chez l’homme et l’animal parce qu’elles étaient utiles et nécessaires pour survivre et se reproduire.

L’interaction entre l’être social et l’être intelligent

Les récentes données des sciences de l’évolution suggèrent une relation causale entre les propriétés prosociales et l’intelligence cognitive. Cette dernière interagit rétroactivement d’une manière positive à l’intelligence sociale. Les deux intelligences co-évoluent.

Parmi tous les mammifères, l’homme ne naît pas seulement comme prématuré, mais également comme l’être le plus vulnérable, le plus dépendant et ayant le plus besoin d’aide. Il ne peut survivre que grâce aux soins et au secours des autres. C’est la raison pour laquelle de puissants instincts prosociaux ont été sélectionnés dans notre espèce. Ainsi le temps très long de l’enfance nécessite la dépendance vis-à-vis des parents et de la communauté. Cela va de pair avec l’impulsion très forte chez la mère ainsi que chez les parents adoptifs et les autres membres de la communauté pour éduquer et enseigner. L’homme a une éducation coopérative de longue durée.

Chez l’homme, au contraire des autres primates, les neurones cérébraux et leurs connexions se développent après la naissance jusqu’à l’âge adulte. L’adolescence et le développement cérébral adolescent ne se trouvent que chez l’homme. L’homme est également le seul parmi les primates à avoir une vie longue après la ménopause. En effet, les grands-parents ont un rôle crucial à jouer dans l’apprentissage social et le développement de notre intelligence.

L’intelligence humaine est principalement le produit d’un cerveau collectif. L’homme réussit à transmettre ses connaissances et à les faire croître par la transmission de l’information tout au long des générations. Être intelligent conduit à une meilleure coopération, augmentant l’empathie, l’altruisme et la solidarité. Ces sentiments et comportements sociaux enclenchent à leur tour un sentiment de bien-être et rendent l’homme plus malin et plus sage. Les récentes recherches psychosociales le démontrent. Homo sapiens, l’homme sage, a le potentiel de devenir un Homo supersapiens si l’Homo socialis peut s’épanouir en lui. Nous étayons cette hypothèse dans notre livre par les études récentes des meilleurs scientifiques dans différentes disciplines.

Le paradoxe entre la vulnérabilité humaine et la sélection naturelle est résolu par la coévolution entre l’intelligence sociale et cognitive, entre la coopération et l’intelligence. La coopération est une nécessité pour la sélection naturelle. Grâce à son intelligence complexe, l’homme a pu coloniser la terre entière et s’adapter à toutes les circonstances pour survivre et se reproduire malgré sa vulnérabilité. Il peut adapter son environnement à ses besoins, à défaut de pouvoir adapter sa biologie à son environnement. Cette interaction entre l’intelligence sociale et l’intelligence cognitive est de fait la propriété la plus aboutie de la sélection darwinienne.

Le fait que les scientifiques aient accumulé tellement de preuves matérielles de cette interaction au cours des dernières années nous rend optimistes. La solidarité humaine est sous pression, mais le ressort social est fort. Comme il a été prouvé expérimentalement.

Les deux parties du livre

Dans la première partie du livre, nous traitons du pourquoi de la coopération humaine. Nous le faisons à partir de découvertes récentes dans cinq disciplines scientifiques : les neurosciences, la psychologie évolutive expérimentale, la paléoanthropologie, les recherches actuelles sur la motivation et le bien-être, la dynamique évolutive. Nous étayons nos thèses par des publications récentes dans des revues scientifiques de haut niveau et par des livres récents.

Richard Lewontin et Richard Levins, deux éminents généticiens des populations, ont écrit : « Chaque problème a une histoire sous deux aspects ; l’histoire de l’objet à étudier et l’histoire, qui étudie la manière dont on a étudié l’objet. Cette dernière n’est pas déterminée par la nature de l’objet, mais par la manière avec laquelle nos sociétés traitent l’objet et réfléchissent à sa nature6. »La seconde partie de notre livre s’intéresse à cette deuxième histoire, l’histoire de la pensée concernant l’homme et l’évolution.

Nous étudions ainsi comment le contexte social a influencé cette pensée. Comment Darwin est-il arrivé à sa théorie de l’évolution ? Quelle est la relation entre cette théorie et la génétique ? Comment s’est développée à partir de cette relation d’une part une approche dogmatique et d’autre part une approche dialectique ? En quoi la coopération est-elle un troisième pilier fondamental de l’évolution en plus de la variation héréditaire et de la sélection naturelle ? Nous étudions le darwinisme social qui ne retient de la théorie darwinienne que l’égoïsme et la compétition et qui élève la concurrence et la cupidité au rang de norme pour l’individu et la société. Nous mettons l’accent sur l’idée darwinienne que le comportement prosocial est une composante essentielle de l’évolution humaine.

Grâce aux progrès scientifiques récents, que nous traitons dans la première partie, nos connaissances sur les propriétés neurologiques, psychologiques et sociales du nourrisson jusqu’à l’adulte ont fortement évolué. L’élément prosocial est devenu prépondérant. Cette vision, bien que partielle et non développée, était déjà présente chez Darwin. Comment se fait-il que cet aspect ait été longuement caché et presque oublié ? Il n’y a pas de doute que l’idéologie dominante a utilisé la théorie de l’évolution pour ses propres intérêts. Nous démontrons cela à partir de l’histoire du darwinisme social et de son application dans le racisme, l’eugénisme et le néolibéralisme. En réponse au néolibéralisme nous plaidons pour une société solidaire, fondée sur l’antidote au darwinisme social, la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Notes :

1. Baron-Cohen S., Zero Degrees of Empathy. A new theory of human cruelty and kindness, Londres, Penguin, 2012.

2. Marx K., « La sainte famille », dans Œuvres complètes. Philosophie, vol. III, Paris, Gallimard, 1982, p. 572, coll. Bibliothèque de la Pléiade.

3. de Waal F., Le Bonobo, Dieu et nous. À la recherche de l’humanisme chez les primates, Paris,

Les Liens qui Libèrent, 2013.

4. de Waal F., Le comportement moral des animaux,TED-talk avec sous-titres français : http://www.ted.com/talks/frans_de_waal_do_animals_have_morals?language=fr

5. de Waal F., L’Âge de l’empathie. Leçons de nature pour une société plus apaisée, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2010.

6. Levins R. and Lewontin R., The dialectical biologist, Cambridge, Harvard University Press, 1985, p. 286.

I. Les spécialistes distinguent encore l’empathie affective – comprendre les émotions des autres – de l’empathie cognitive – l’évaluation rationnelle des pensées et des sentiments d’autrui.

II. Cette recherche est poursuivie à l’Institut Max Planck de Leipzig par Tania Sanger et collaborateurs.

Première Partie

Pourquoi nous coopérons

Chapitre 1

Nouvelles idées à partir des neurosciences

Au cours des dernières années, le développement des neurosciencesI a connu un essor phénoménal. C’est en grande partie grâce aux techniques de l’imagerie. Celles-ci permettent non seulement de voir les structures cérébrales (imagerie par résonance magnétique ou IRM), mais également la consommation d’oxygène dans les capillaires, laquelle reflète la fonction, l’activation et la dynamique des différentes parties du cerveau. Cette technique est appelée l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Elle rend visible l’activité cérébrale comme si elle en prenait un instantané.

Comment cela fonctionne-t-il ? L’IRM augmente, au moyen d’aimants puissants, le niveau d’énergie des atomes d’hydrogène des molécules d’eau du cerveau. Quand les hydrogènes activés retrouvent leur énergie de base, ils émettent un signal électromagnétique. Celui-ci permet de mesurer exactement la densité des molécules d’eau dans le tissu et, par l’intermédiaire d’un ordinateur, donne une représentation fine de la structure du tissu cérébral.

L’IRMf, quant à elle, enregistre la différence des champs magnétiques entre le sang oxygéné et désoxygéné. Quand une région du cerveau augmente son activité, par exemple les régions motrices quand on bouge les bras ou les jambes, le flux sanguin augmente dans cette région parce que ses cellules consomment plus d’oxygène. Cette différence est transformée en image par l’ordinateur. Non seulement la structure, mais également la consommation d’énergie et donc une activité potentielle peuvent devenir visibles.

Ainsi, il est relativement facile de visualiser l’activité cérébrale sans être trop invasif chez le patient ou le sujet expérimental. On peut déterminer les régions cérébrales qui sont en relation avec certaines actions. Ces actions peuvent être de type sensoriel, moteur ou cognitif, comme la mémoire et le langage. Les processus les plus simples ou les plus fondamentaux sont plus faciles à étudier que les processus plus complexes. Ainsi, les régions cérébrales impliquées dans les activités sensorielles ou motrices sont déjà en grande partie déterminées.

L’imagerie est un don du ciel pour la recherche sur le cerveau. Les avancées techniques nous ont permis au cours des dernières décennies d’observer d’une manière précise certains mécanismes neurologiques. Nous pouvons dès lors avoir un aperçu des mécanismes qui servent en quelque sorte de supports biologiques à notre potentiel pour l’adoption de comportements prosociauxII ou coopératifs.

Bien que l’IRMf nous fasse comprendre la complexité de notre cerveau, elle nous montre également du doigt les frontières auxquelles se heurtent nos connaissances actuelles. Le propre de la dynamique scientifique est que, à chaque avancée, de nouvelles hypothèses conduisent à des réflexions inattendues ; qu’à chaque réponse, de nouvelles questions surgissent, approfondissant nos connaissances. Le monde est plus riche, plus vivant, plus diversifié qu’il n’y paraît et chaque pas dans le développement scientifique nous fait apercevoir de nouvelles facettes de ce monde. La découverte de ces facettes rend possible les progrès de la science.

L’anthropologue Jane Goodall a été une des premières à étudier les anthropoïdes dans leur environnement naturel, c’est-à-dire les parcs naturels africains. Elle écrivait : « Les chimpanzés nous ont appris plus que tout autre être vivant qu’il n’y a pas de ligne de séparation nette entre l’homme et les autres animaux. Cette ligne est indistincte et devient de plus en plus vague avec le temps. » Cette thèse met Jane Goodall dans les pas de Charles Darwin, qui notait dans son livre, La filiation de l’Home (The Descent of Man,1871) : « Il n’existe aucune différence fondamentale entre l’homme et les mammifères supérieurs dans leurs propriétés mentales. S’il y a une différence, elle est graduelle et non de qualité. »

Ces affirmations sont toutefois à nuancer. Beaucoup de fondements pour un comportement prosocial que nous allons étudier dans les pages suivantes ont en effet été observés chez nos primates les plus proches : les chimpanzés et les bonobos. Nous voyons chez eux des émotions, des ébauches de morale, de la culture, notamment l’usage d’outils ; des éléments que l’on pensait jadis n’être réservés qu’à l’espèce humaine. Toutefois, chez ces primates, il ne s’agit que d’une ébauche. Les différences sont grandes et même tellement élevées qu’elles sont d’ordre qualitatif. Au cours de l’évolution, l’homme a acquis certaines aptitudes : la possession du langage, la conscience de soi et la conscience que d’autres ont également cette conscience. L’usage de symboles et du langage, le degré d’abstraction avec lequel nous pouvons nous représenter l’autre et notre tendance à coopérer, tout cela converge vers un saut qualitatif de l’évolution et donne naissance à notre intelligence humaine unique.

Cela ne signifie d’aucune façon que nous rentrons, par une petite porte arrière, dans la notion médiévale de la scala naturae (l’échelle naturelle), une échelle où les plantes et les vers forment les premières marches et les anges se trouvent au sommet. Non, chaque espèce, à sa manière, est adaptée à son environnement. Malgré la grande similitude génétique entre nous et nos cousins primates, les observations de la société humaine suggèrent que d’une certaine manière, nous sommes différents.

Clive D. L. Wynne, un professeur anglais de psychologie, qui étudie le comportement des chiens et d’autres animaux, écrit : « Il est passionnant et amusant à la fois de constater comment des macaques japonais lavent des pommes de terre dans l’eau avant de les manger. Il est fascinant de savoir comment les chimpanzés ont la mémoire de la place où ils ont laissé les grosses pierres qui sont les enclumes utilisées pour casser des noix. Mais nous serions schizophrènes si nous ne voyions pas la différence entre ces prestations et la culture humaine1. »En effet, pourquoi un chimpanzé devrait-il avoir la même intelligence que l’homme ? Même si nous partageons 98 % de notre matériel génétique avec eux, cela ne signifie pas que nos comportements et nos facultés mentales sont identiques.

La recherche montre que l’espèce humaine a, en comparaison avec les autres primates, une capacité beaucoup plus développée d’être sociale et coopérative. Nous avons la capacité de vivre ensemble, d’apprendre ensemble, de nous adapter par accumulation de la culture… Divers éléments neurologiques constituent une plateforme biologique qui soutient nos comportements supersociaux et supercoopératifs. Nous en avons obtenu récemment les preuves scientifiques.

Ces bases neurologiques peuvent être observées par imagerie du cerveau, bien que des conclusions trop hâtives appellent à la prudence2. Cependant, les preuves scientifiques indiquant que nous sommes fondamentalement une espèce empathique s’accumulent et ont des conséquences d’une grande portée pour notre société et pourraient être déterminantes pour la survie de notre espèce. Nous discutons ces bases neurologiques dans les pages suivantes.

Les neurones miroirs et notre empathie

Notre cerveau est complexe et s’organise en différentes structures. Nous distinguons trois couches : le néocortex, notre cerveau de mammifère et notre cerveau reptilien. Une longue évolution a produit le néocortex, la couche la plus récente de notre cerveau. Ce dernier est beaucoup plus développé chez l’homme que chez les autres mammifères. Il est principalement responsable du traitement conscient des informations et nous permet de raisonner. Dès la naissance, le néocortex se consacre au traitement des visages, des expressions faciales, des gestes et des sons produits par les autres. Ainsi croît la possibilité de ressentir la situation dans laquelle se trouve quelqu’un d’autre et de l’expérimenter comme la sienne.

Il y a vingt ans, le neuroscientifique italien Giacomo Rizzolati et son équipe à l’Université de Parme faisaient des expériences avec des macaques. On leur mettait des électrodes dans des régions cérébrales, potentiellement impliquées dans la commande des fonctions préhensiles du singe. Chaque fois qu’un singe prenait une arachide, les neurones de cette zone s’activaient et cette activation était suivie sur des moniteurs. Par hasard, alors qu’un chercheur prenait une arachide d’une main et la posait dans l’autre, on découvrit que les neurones du singe, qui voyait ce mouvement, commençaient à s’activer au même moment, perçus par les mêmes électrodes reliées au moniteur. Les neurones, activés lors d’un mouvement préhensile, s’activaient également quand le singe voyait le même mouvement préhensile du chercheur. C’était comme si le singe imitait le mouvement du chercheur dans sa tête. Le comportement du chercheur est réfléchi dans le cerveau du singe. C’est pourquoi Rizzolati a appelé les neurones impliqués les neurones miroirs.

On se demanda immédiatement si ces neurones existaient dans le cerveau humain et aussi si ceux-ci ne jouaient pas un rôle central quand nous nous mettons à la place de quelqu’un d’autre, quand nous sentons son émotion et ses intentions et que nous sympathisons. Il était naturellement exclu d’expérimenter cela au moyen d’électrodes dans le cerveau humain. L’utilisation de l’IRMf a permis de résoudre ce problème3. Grâce à l’IRMf, l’activité de neurones miroirs a été découverte chez l’homme : des mouvements que nous voyons sont répétés dans notre cerveau. Les mêmes structures neuronales sont activées en observant une action intentionnelle de la même manière qu’en les exécutant.

La douleur active également des réseaux neuronaux et des neurones miroirs. Si vous voyez quelqu’un se taper sur les doigts avec un marteau, vous le sentez également et vous retirez vos doigts ! C’est comme si vous-même aviez manipulé le marteau et sentiez la douleur. Les neurones miroirs vous font imaginer par imitation neuronale ce que l’autre vit. Cela vaut également pour le plaisir : voir quelqu’un être heureux vous rend joyeux. Si quelqu’un voit un visage, exprimant le dégoût, les mêmes neurones sont activés dans son cerveau quand lui-même est dégoûté. C’est également vrai quand le sujet expérimental boit ou sent quelque chose qui évoque le réflexe de dégoût. Conjointement, la douleur émotionnelle, lors d’une perte par exemple, active les mêmes régions que la douleur physique4.

Enfin, chaque fois que nous entendons une histoire, nous la mettons en relation avec notre propre histoire, nos propres expériences. C’est la force des métaphores. Elles activent la même région de notre cerveau que les mécanismes physiques5.

L’activité des neurones miroirs est localisée dans le cortex préfrontal, la partie la plus récente du néocortex et donc la partie la plus humaine du cerveau. C’est par les neurones miroirs que ce même cortex conduit une grande partie de notre comportement social en activant les centres cérébraux impliqués dans les sentiments de récompense et de bien-être. Nous reviendrons sur le cortex préfrontal plus tard.

Les recherches démontrent clairement que les neurones miroirs forment le fondement biologique de l’imitation, la première couche de l’empathie. Contrairement aux autres primates, l’homme est un excellent imitateur dès son plus jeune âge. C’est un facteur important d’apprentissage. En imitant, nous assimilons les connaissances et les expériences des autres. Il n’est donc pas nécessaire de passer par des essais et des erreurs pour découvrir comment se comporter dans un environnement donné, mais nous l’apprenons par le mécanisme de l’apprentissage par imitation. Ainsi, une première brique de notre intelligence humaine est posée.

Les anciens Grecs considéraient le pouvoir d’imiter comme un don particulier. Aristote remarquait que ce pouvoir distingue l’homme de l’animal. Michael Tomasello, un psychologue du développement chez l’homme et le singe, parle aujourd’hui de l’homme comme une machine à imiter. La culture joue là-dedans un rôle déterminant. Selon Tomasello, les singes, qui vivent parmi les hommes, imitent beaucoup mieux que ceux qui ne sont pas élevés au contact d’humains.

Si nous admettons que l’imitation agit sur des actions nouvellement apprises, dans lesquelles le but aussi bien que les moyens pour l’atteindre sont également imités, il ne reste de fait que très peu d’espèces qui imitent. Certains oiseaux peuvent apprendre parfaitement des chants particuliers et imiter ceux de leurs voisins. Mais il y manque l’intention : le cortex auditif est directement relié au cortex moteur. De cette façon, les oiseaux reproduisent automatiquement le son qu’ils ont entendu.

La recherche dans le domaine de l’imitation a beaucoup progressé ces dernières années. Nous notons que des personnes ayant un cortex frontal endommagé ont des difficultés à imiter : elles veulent par exemple imiter tout ce qu’on leur montre, même des comportements socialement inadéquats. Chez les personnes atteintes d’autisme, l’activité des neurones miroirs est diminuée. Les psychopathes, qui ont un défaut dans le pouvoir de compatir, ont des déficiences dans le circuit des neurones miroirs.

L’ocytocine, l’hormone des câlins

L’ocytocine est une hormoneIII produite par le cerveau. On la trouve chez tous les vertébrés. Chez les mammifères, l’ocytocine induit des comportements de soins – pas seulement pour la descendance, mais aussi pour les autres. Il y a une dizaine d’années, nous n’avions que des connaissances limitées sur cette hormone. Nous savions qu’elle avait deux fonctions importantes chez les femmes. Elle stimule les contractions lors des naissances et elle stimule la lactation. Beaucoup d’entre nous sont nés sous l’effet de l’ocytocine, administrée à nos mamans.

Cela a également été le cas pour Sue Carter, une professeure de neurobiologie, à laquelle a été administrée de l’ocytocine à la parturition [accouchement naturel] afin d’accélérer la naissance. En allaitant son enfant, elle se sentait comme une jeune maman admirablement liée à son enfant. Elle se demandait si l’ocytocine avait pu jouer un rôle là-dedans. Pour répondre à cette question, elle commença à étudier le comportement très différent de deux espèces de campagnols : le campagnol des prairies (Microtus ochrogaster) et le campagnol montagnard (Microtus montanus). Bien qu’il soit difficile de les distinguer biologiquement, ils ont un comportement social instinctif totalement différent.

Le campagnol montagnard est un individualiste. Les souri­ceaux sont très vite indépendants et abandonnés par leur mère. Le père est polygame et est indifférent à sa descendance. Il y a très peu de liens sociaux entre les congénères. De l’autre côté, le campagnol des prairies est très social. Le père est monogame, reste durant toute sa vie associé à sa partenaire et l’aide à élever sa descendance. Il a un comportement social prononcé.

Ces deux formes de comportement social peuvent être expliquées par l’évolution en raison de l’environnement différent dans lequel les deux espèces doivent survivre et se reproduire. L’environnement varié de la montagne, où la nourriture est plus facile à obtenir et qui offre une meilleure protection contre les prédateurs, permet un comportement plus individualiste. L’environnement plus pauvre des prairies nécessite une entraide pour survivre et s’occuper des petits. La nature a sélectionné chez les campagnols qui devaient s’adapter aux prairies un comportement prosocial, leur permettant de survivre dans leur environnement difficile. Cette sélection a disparu chez les campagnols montagnards.

Sue Carter se demandait ce qui se jouait dans le cerveau de ces deux espèces aux comportements sociaux si différents. Elle pensait à un lien possible avec l’ocytocine. En effet, il y a dix ans, elle découvrait dans le cerveau des campagnols des prairies une densité beaucoup plus élevée de récepteurs à l’ocytocine dans les centres cérébraux impliqués dans la sensation de récompense que dans ceux des campagnols montagnards. Ces centres impliqués dans la sensation de récompense stimulent des comportements qui donnent une sensation de bien-être.

D’autres expériences ont suivi. En administrant de l’ocytocine à des campagnols montagnards, ceux-ci imitent le comportement social des campagnols des prairies. En administrant des molécules bloquant les récepteurs à l’ocytocine à des campagnols des prairies, ces derniers imitent le comportement individualiste des campagnols montagnards6.

Chez tous les mammifères, l’ocytocine joue un rôle dans l’attachement entre la mère et ses petits et la peur d’être séparés. La séparation rend les petits anxieux et inquiets, et leur taux d’ocytocine baisse. Chez tous les mammifères, nous retrouvons le cri typique de séparation chez les petits abandonnés, que nous étudierons dans le point sur les émotions primaires. Quand la mère et les petits sont de nouveau réunis, le taux d’ocytocine monte et cela se reflète dans le comportement : affectueux, tendre et joyeux des deux côtés.

D’autres neuro-hormones sont impliquées dans le comportement prosocial : la vasopressine, les progestagènes, la prolactine, etc. Certains neurotransmetteursIV ont les mêmes effets.

La vasopressine, l’autre hormone qui est produite dans le cerveau, ne diffère que d’un acide aminé de l’ocytocine. Une variation du gène de ce récepteur est présente chez le campagnol des prairies et absente chez le campagnol montagnard. Une variation analogue est présente chez les bonobos, qui ont un comportement social très développé, et absente chez les chimpanzés, qui sont moins sociaux. Ils sont également présents chez l’espèce humaine.

L’ocytocine peut être administrée par voie nasale. La molécule est si petite qu’elle passe facilement les muqueuses nasales, est absorbée par le circuit sanguin et passe la frontière hémato-encéphalique (la frontière entre les capillaires et les tissus nerveux). L’expérimentation avec l’ocytocine est donc très facile. En quelques années, des centaines d’expériences ont été ainsi réalisées pour étudier le comportement animal et, en particulier, pour étudier l’influence de cette hormone sur l’homme. La reproductibilité de ces expériences est élevée, puisqu’il est facile de mesurer un effet placebo en utilisant un vaporisateur nasal sans hormone. Un groupe expérimental reçoit l’ocytocine comme substance active, le groupe contrôle reçoit le placebo. Les résultats de ces expériences sont impressionnants. Des chercheurs de l’Université de Zürich provoquaient des disputes de couples. Chez les couples ayant reçu l’ocytocine, le taux de cortisol, une hormone de stres, diminuait dans le sang et ils se disputaient d’une manière différente. Les sujets avaient un comportement plus positif, s’écoutaient mieux l’un l’autre et riaient ensemble. Les couples ayant reçu le placebo ne cessaient de s’interrompre et de se dénigrer.

L’ocytocine augmente la confiance7, l’attachement et le lien entre les hommes. Elle a un effet rétroactif positif chez la maman allaitante : pendant que l’enfant tète, la production d’ocytocine est stimulée aussi bien chez l’enfant que chez la maman. L’ocytocine nous rend moins peureux et moins stressés et réprime le réflexe d’agression ou de fuite. Elle augmente l’empathie, le besoin de collaborer, le sens du fair-play et la générosité8. Elle augmente également le pouvoir de lire les émotions dans le visage de l’autre. Des sujets expérimentaux ayant reçu l’ocytocine étaient moins anxieux vis-à-vis de visages menaçants. Par IRMf, on voyait chez ces sujets une moindre activité dans les amygdales, les deux centres cérébraux qui régulent l’anxiétéV.

L’ocytocine ne guérit pas seulement les blessures sociales, elle soulage également des blessures physiques, par exemple des brûlures et des incisions chirurgicales. L’hormone est aussi un anti-inflammatoire et un antioxydant. Elle diminue ainsi le risque de maladies cardio-vasculaires. Des expériences sont en cours pour administrer chroniquement l’hormone à des fins thérapeutiques, mais la prudence est de rigueur. L’hormone influence également le système immunitaire. L’administration de l’ocytocine exogène pourrait, par exemple, augmenter le risque de cancers, mais l’hormone endogène, que l’on produit soi-même, est salutaire. Le meilleur moyen d’en tirer les effets bénéfiques est de se laisser câliner.

Même les chiens libèrent de l’ocytocine quand leurs maîtres les câlinent ou les regardent simplement9. Ceci n’est pas le cas chez les loups en captivité et élevés par des humains. Le chien provient par évolution du loup et ils ont tous les deux un ancêtre commun. Il y a environ 27 000 ans, les humains ont domestiqué les chiens. Cela les a conduit à une sélection de certaines capacités humaines. Les chiens ont la propriété innée, beaucoup plus que les chimpanzés, d’évaluer les émotions humaines et de s’en servir.

Le mécanisme par lequel les câlins libèrent l’ocytocine est  le suivant : la peau contient un fin réseau de récepteurs du toucher. Ces derniers sentent le toucher et sont en contact avec le cerveau par l’intermédiaire du nerf vague dit dixième nerf cérébral. Ce nerf est comme une longue voie nerveuse qui serpente dans un réseau de ganglions nerveux vers le bas, autour de l’œsophage et de là vers tous les organes du corps, le cœur inclus. Il est également relié à des récepteurs d’ocytocine. Ainsi, la stimulation du nerf vague fait augmenter le taux d’ocytocine. Ce nerf vague est, après les neurones miroirs et l’ocytocine, la troisième brique de la plateforme biologique qui nous équipe pour un comportement prosocial.

Le nerf vague ou le dixième nerf cérébral10

Le nerf vague appartient à notre système nerveux végétatif. Tous les vertébrés ont deux systèmes nerveux : un système nerveux volontaire, qui règle par exemple nos mouvements en pilotant nos muscles, et un système nerveux végétatif ou autonome, qui agit en dehors de notre volonté puisque beaucoup de fonctions corporelles sont régulées en dehors de notre volonté. En voici deux illustrations : les intestins ont des mouvements continuels pour digérer la nourriture ; les pupilles se rétrécissent dans la lumière et se dilatent dans l’obscurité. De même, beaucoup de fonctions glandulaires et de fonctions sexuelles, la pression sanguine ainsi que la sudation au niveau de la peau sont régulées par le système nerveux autonome. Il s’agit principalement de fonctions corporelles qui sont en relation avec la survie de l’individu et la continuité de l’espèce : la respiration, les fonctions cardio-vasculaires, l’alimentation et la digestion, l’excrétion, la croissance et la reproduction.

La plupart des fonctions autonomes ont deux activités opposées. Par exemple :

- Les battements de cœur peuvent ralentir ou s’accélérer ;

- Les sphincters peuvent se contracter ou se relâcher ;

- Les vaisseaux sanguins peuvent rétrécir ou se dilater.

Le système nerveux autonome est dès lors régi par une dualité de systèmes : le système orthosympathique et le système parasympathique. Le système orthosympathique part des centres cérébraux vitaux et court le long de la moelle épinière et des ganglions nerveux vers les muscles, la peau et les organes. Le système parasympathique part également du tronc cérébral, mais court le long du nerf vague ou dixième nerf cérébral vers nos organes.

Les deux fonctionnent suivant une interaction dialectique, comme le yin et le yang, à des impulsions, comme le stress ou la menace. Par stimulation du système autonome, le rythme cardiaque s’accélère, la pression sanguine augmente et la concentration en sucre et en graisses augmente dans le sang comme sources d’énergie immédiatement mobilisables. Si le système parasympathique est actif, il s’en suit plutôt une réaction d’immobilisation. Le système digestif est arrêté afin de conserver une énergie maximale pour le combat ou la fuite.

Même les reptiles ont un système orthosympathique et parasympathique. Mais lors de la transition entre les reptiles et les mammifères, il y a 250 millions d’années, un troisième système s’est développé chez les mammifères, stimulé par une branche nouvelle de nerf vague. Le diaphragme s’est formé, séparant le corps supérieur, qui comporte le cœur et les poumons, de l’abdomen. Au-dessus du diaphragme s’est développée la branche antérieure du circuit nerveux du nerf vague. Cette branche antérieure joue un rôle important dans le comportement social des mammifères, y compris dans celui de l’homme.

Cette branche influence la respiration et est régie par une respiration consciente. Elle a des liens avec la plupart des nerfs de la tête. Elle innerve les muscles faciaux et, ainsi, elle est impliquée dans les expressions du visage, spécialement dans la partie au-dessus des yeux. Elle s’occupe des cordes vocales et intervient dans l’intonation. Elle influence les muscles des os auditifs et détermine quels sons reçoivent plus d’attention. Elle joue un rôle dans le maintien du corps, dans la danse et le mouvement. Elle relie littéralement le cœur avec la tête. Elle relie notre expression faciale, notre langage du corps, notre voix et notre ouïe avec celles des autres. Derrière la métaphore que fait du cœur le siège de nos émotions et de la tête celui de notre raison se trouve une réalité neuronale physiologique. Le nerf vague antérieur est un facteur d’interaction sociale.

Il joue un rôle dans la reconnaissance faciale, dans le sentiment de chaleur qui se développe dans la poitrine quand nous sommes avec quelqu’un que nous aimons, quand nous apprécions quelqu’un ou que nous sommes appréciés. L’activation du nerf vague antérieur nous donne un sentiment de calme et de repos, nous fait dévoiler notre vulnérabilité, nous rend ouverts aux autres et crée un intérêt plus profond pour les autres. Son activité est inhibée si nous sommes stressés et si nous nous sentons menacés.

L’activité de cette branche antérieure du nerf vague est évaluée par la tension ou le tonus : le tonus vagal. En respirant, notre cœur s’accélère, ce qui est logique puisque l’air inspiré doit échanger l’oxygène et l’acide carbonique au niveau des alvéoles pulmonaires. Il est donc plus efficace que la circulation sanguine s’accélère par une augmentation de la fréquence cardiaque. Par le tonus vagal, le rythme cardiaque ralentit lors de l’expiration. Cela donne une respiration plus efficace et un sentiment de repos. Des preuves empiriques existent et démontrent qu’un tonus vagal plus prononcé va de pair avec un sentiment de bien-être, un pouvoir de concentration plus élevé, une inhibition sociale diminuée et, chez les enfants, un plus grand attachement.

Le tonus vagal augmente le taux d’ocytocine et augmente la sensibilité à celle-ci. En résulte une meilleure prosocialité. Le tonus vagal peut être renforcé par des exercices de respiration, la méditation ou la concentration mentale. La compréhension récente de ce troisième système nerveux, activé par le nerf vague, a réorienté la vision classique de la dualité entre le système orthosympathique et parasympathique dans la direction de l’existence d’un trio. Ce concept triangulaire fournit une image plus différenciée et plus amicale de l’homme.

Le système nerveux végétatif conduit, chez les mammifères et plus encore chez l’homme, à trois formes principales de réaction à l’environnement.

1. Dans un environnement sûr, le système nerveux autonome stimule les contacts sociaux et le bien-être. Le corps se trouve dans un état de vigilance détendue, le flux sanguin dans la peau est élevé. L’expression du visage, le contact des yeux et l’intonation de la voix expriment le repos et cela se reflète dans des organes comme le cœur et le système digestif. Stephen Porges, le père de la « théorie polyvagaleVI », appelle cela « l’immobilisation sans crainte ».

2. Dans un environnement menaçant, le système ortho­sympathique est activé. En résulte une réponse de combat ou de fuite ainsi qu’une tendance vers la mobilisation. Une menace subite raidit l’animal jusqu’à ce que la menace s’approche et que l’animal se défende ou fuie.

3. Quand la menace qui approche déclenche une panique et que la défense ou la fuite ne laisse aucune échappatoire, nous retombons dans une réponse plus primitive du point de vue de l’évolution, celle des reptiles : la réaction d’immobilisation totale. Une antilope en fuite devant un prédateur a le réflexe de s’immobiliser comme si elle était déjà morte uniquement quand elle ne sait plus s’échapper. Elle est paralysée de peur avec une chute abrupte du rythme cardiaque et de la pression sanguine. Chez l’homme, cette situation entraîne syncope, perte des fonctions (paralysie, la perte de l’ouïe et de la vision) et mort apparente. Si certaines personnes tombent évanouies quand elles voient du sang ou une seringue, c’est dû à un réflexe vagal trop fort.

Le nerf vague donne des indications pour le contact social : le contact des yeux ou d’autres indications de l’expression faciale, l’intonation vocale, une ouïe plus aiguë… Cela crée l’ouverture vers l’autre, induit l’attraction et les liens. Stephen Porges appelle cela le code neuronal de l’amour. Ce code est très prononcé chez les humains, mais il est également présent chez les autres mammifères et même entre différentes espèces. Le contact visuel entre le chien et son maître peut être très intense. Ces systèmes réactionnels involontaires ou autonomes sont stimulés par certaines régions centrales du cerveau, comme les amygdales. Ils sont à leur tour consciemment régulés et inhibés par le cortex préfrontal.

Le cortex frontal et préfrontal : un instrument du contrôle de soi11

Remplissez un autocar avec des écoliers. Il y aura du bruit et des jeux, mais ils se comporteront bien. Remplissez ce même autocar avec des chimpanzés et le sang va gicler sur les portes et fenêtres. Le contrôle de soi, le contrôle de ses impulsions et la volonté sont des caractéristiques du comportement humain. Ces aptitudes sont beaucoup plus développées chez Homo sapiens que chez les autres primates.

Aujourd’hui, grâce à l’IRMf, il est possible de visualiser les circuits neuronaux qui sont en lien avec le contrôle de soi. Ce sont des impulsions qui partent du cortex frontal et préfrontal pour arriver dans les régions du cerveau plus primitives comme les amygdales. Par le cortex frontal et préfrontal, l’évolution a ajouté chez nous, les humains, une autre brique pour le comportement prosocial.

Le cortex est une couche de substance grise de 3 mm d’épaisseur, laquelle est située à la surface des lobes cérébraux. Cette partie du cerveau est tellement développée chez l’homme qu’elle doit se plier en plusieurs couches pour entrer dans le crâne. Complètement dépliée, elle serait trente fois plus étendue. Le cortex frontal, la partie antérieure du cortex, constitue au moins 30 % du volume cérébral entier. Il est beaucoup moins développé chez les primates. En effet, le cerveau d’un chimpanzé est aussi volumineux qu’un de ses testicules et peut parfaitement tenir dans une main humaine. Le cerveau humain ne peut pas être pris d’une main et un testicule humain ne dépasse pas la taille d’un petit œuf de poule.

Le cortex transforme l’information de nos cinq sens (la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat) et la transmet pour que d’autres parties du système nerveux y répondent. Le cortex collabore également avec le système nerveux central et périphérique pour produire des mouvements coordonnés, essentiels à l’activité consciente du corps.

D’un côté, l’homme dispose d’émotions rapides, d’automatismes et de réflexes ; de l’autre, il dispose de mécanismes plus lents, conscients, rationnels de cognition réflexive et de régulation.

Le neuro-scientifique Michael Gazzaniga écrit : « Les humains savent freiner leurs passions émotionnelles. Le cerveau conscient intervient et prend la commande. Ceci est unique à l’homme. » Le pouvoir de freiner nos passions et nos émotions est crucial pour pouvoir utiliser la pensée et notre capacité cognitive d’une manière adéquate afin de prendre des décisions intelligentes. De ce fait, l’homme est beaucoup plus apte à réagir à des situations d’une manière efficace et non en aveugle.

Il a été démontré expérimentalement que celui qui présente un degré élevé de maîtrise de soi dans des tests montre plus d’activité dans le cortex préfrontal. Celui qui est plus impulsif montre une inhibition préfrontale moins forte et les régions du cerveau sous-corticales et plus primitives sont actives. Qui sait réguler ses émotions sera moins surpris par les passions et émotions des autres et se montrera plus empathique. Le cortex préfrontal est également associé avec la pensée abstraite ainsi qu’avec la capacité de prendre des décisions, de planifier et de prédire, et cela également à partir des émotions, des pensées et des intentions de l’autre.

Les abus, l’abandon ou d’autres traumatismes de l’enfance ont pour résultats une impulsivité élevée et une intolérance à la frustration. Mais nous pouvons exercer notre contrôle de soi par la méditation ou la concentration mentale. Les sujets qui s’exercent ainsi subissent des changements dans les patrons cérébraux comme le montre l’IRMf. L’exercice augmente la matière grise du cortex préfrontal et augmente les liaisons et activités cérébrales dans cette région.

Le cortex préfrontal est la partie du cerveau humain qui continue à croître longtemps après la naissance. Il continue à faire des liaisons même après l’âge de vingt ans. Cela explique pourquoi nous sentons que les adolescents ne sont pas encore mûrs. Le cerveau adolescent est une nouvelle branche de recherches en neurosciences. Il s’agit d’une recherche comparative sur le contrôle de soi, la prise de risques et le comportement social des adolescents, entre autres sur leur pouvoir de se mettre dans la perspective de l’autre.

Le cerveau altruiste

Est-ce que notre cerveau est programmé pour activer d’une manière spontanée et inconsciente la capacité de se mettre à la place de quelqu’un d’autre ? Le neuroscientifique Donald Pfaff étudie cette thématique. Il suggère que différents mécanismes neuronaux sont imprimés dans le cerveau pour que nous puissions appliquer la règle de traiter les autres comme nous voulons être traités nous-mêmes. Il appelle cela la règle d’or : « Traitez les autres comme vous voulez être traités par eux » ou négativement « si vous ne voulez pas subir quelque chose, évitez de la faire subir à d’autres ». Cette règle se retrouve d’une manière ou d’une autre dans la plupart des religions et des principes de la vie dans toutes les cultures.

Pfaff a récemment dédié un livre à cette théorie : The altruistic Brain12(Le cerveau altruiste), dont nous résumons ci-après les points les plus importants.

Quand un nerf donne le signal à un muscle d’agir, il donne en même temps un signal au cerveau pour l’informer de ce qui va se passer. Le cerveau doit en effet orchestrer l’action dans le temps et anticiper l’impact de la commande motrice, y compris la réaction sensorielle qui peut en découler. Ce phénomène s’appelle dans le jargon des neurologues la décharge corollaire.

Si nous voulons par exemple nous chatouiller nous-mêmes, les nerfs moteurs donnent à l’avance un signal d’action pour que le cerveau inhibe l’impulsion sensorielle du chatouillement. Si quelqu’un d’autre nous chatouille, nous n’anticipons pas cette information dans le cerveau et le cerveau n’inhibe pas l’impulsion sensorielle. Même si nous sommes très chatouilleux, il est très difficile de nous chatouiller nous-mêmes.

Seulement une partie infime de la masse d’informations que le cerveau reçoit continuellement est accessible à notre conscience. Le cerveau doit en effet rédiger une liste des priorités pour garantir notre survie. Il filtre les informations. En haut de la liste se trouvent les signaux optiques et acoustiques, mais également le contact avec d’autres objets. C’est pour cela que nous réagissons si fortement à un chatouillement surprise. Le corps est très vigilant et attentif à tout évènement surprise qu’il ne peut pas évaluer et qui est potentiellement dangereux. Les parties du corps qui nécessitent une protection sont donc éminemment sensibles. Un chatouillement sur la peau peut signifier la piqûre d’un insecte et nécessite donc une réaction de défense.

Les stimulations autoproduites se trouvent à la fin de la liste parce qu’elles ne donnent aucune nouvelle information. Nos observations et sensations sont donc très soigneusement sélectionnées par le cerveau.

Nos muscles sont continuellement actifs et envoient énormément de signaux à notre cerveau pour l’informer de notre situation. Nous avons constamment une image de nous-mêmes. Selon Donald Pfaff, il est possible qu’en nous formant une image de l’autre, elle se superpose partiellement à l’image que nous nous faisons de nous-mêmes et que les deux images fusionnent.

Pfaff décrit quelques mécanismes neurocellulaires par lesquels nous reconnaissons dans notre cerveau l’image d’un autre comme faisant partie de la nôtre. En conséquence, quand nous agissons sur l’autre, il y a un mécanisme qui fait que nous subissons virtuellement cette action. Ce serait le fondement de la règle de faire aux autres ce que nous aimerions que les autres nous fassent.