L'hypothèse néocatholique - Massimo Prearo - E-Book

L'hypothèse néocatholique E-Book

Massimo Prearo

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Beschreibung

Le livre retrace la trajectoire des nouveaux mouvements catholiques entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle en Italie. 
Comment la lutte contre la « théorie du genre », le mariage pour tous, l'homoparentalité, l'avortement a-t-elle permis de recomposer le champ de la mobilisation pro-vie et de l’action politique catholique ? Quel rôle la Manif pour tous a-t-elle joué dans le contexte italien ? Quelles leçons peut-on tirer de ce cas d’étude ?
Partant d’une analyse de la cause anti-genre dans l’espace du catholicisme contestataire et de son appropriation par la droite radicale italienne, l’auteur propose une étude des conflits, des événements et des échanges militants qui ont marqué l’émergence et la construction d’une hypothèse néocatholique.


À PROPOS DE L'AUTEUR 

Massimo Prearo est chercheur en science politique à l'Université de Vérone, où il est aussi responsable scientifique du Centre de recherche PoliTeSse – Politiques et théories de la sexualité. Il étudie les mouvements LGBT en France et en Italie. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels Le Moment politique de l’homosexualité. Mouvements, communautés et identités en France (PUL, 2014) et, avec Sara Garbagnoli, La Croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous (Textuel, 2017). 

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LA COLLECTION

Elle est portée par l’équipe de STRIGES, la Structure de recherche interdisciplinaire sur le genre, l’égalité et la sexualité basée à la Maison des Sciences humaines de l’ULB. Elle est dirigée par David Paternotte et Cécile Vanderpelen-Diagre, tou·tes deux entouré·es d’un comité éditorial international composé de chercheur·es de renom en études de genre. Résolument interdisciplinaire, elle souhaite faire connaître des travaux francophones et anglophones, belges et étrangers.

DIRECTION

David Paternotte & Cécile Vanderpelen-Diagre

COMITÉ ÉDITORIAL

Muriel Andrin (Université libre de Bruxelles, Belgique) Patrick Awondo (Université de Yaoundé, Cameroun) Jaime Barrientos (Université Alberto Hurtado, Chili) Jean-Didier Bergilez (Université libre de Bruxelles, Belgique) David Berliner (Université libre de Bruxelles, Belgique) Sylvie Chaperon (Université Toulouse-Jean-Jaurès, France) Pascale Dufour (Université de Montréal, Canada) Olivier Klein (Université libre de Bruxelles, Belgique) Amandine Lauro (Université libre de Bruxelles, Belgique) Véronique Mottier (Université de Lausanne, Suisse & Jesus College, Cambridge, Royaume-Uni) Rajaa Nadifi (Université Hassan II de Casablanca, Maroc) Carla Nagels (Université libre de Bruxelles, Belgique) Bruno Perreau (Massachussetts Institute of Technology, États-Unis) Valérie Piette (Université libre de Bruxelles, Belgique) Diane Roman (Université de Tours, France) Laurence Rosier (Université libre de Bruxelles, Belgique) Mathieu Trachman (Institut national d’études démographiques, France) Barbara Truffin (Université libre de Bruxelles, Belgique)

 

L’HYPOTHÈSE NÉOCATHOLIQUE

Politiques, mouvements et mobilisations anti-genre en Italie

L’HYPOTHÈSE NÉOCATHOLIQUE

Politiques, mouvements et mobilisations anti-genre en Italie

MASSIMO PREARO

Traduit de l’italien par Francesco Barilà Ciocca Édition revue et augmentée par l’auteur

    Éditions de l’Université de Bruxelles

Parus dans la collection

Du côté des jeunes filles. Discours, (contre-)modèles et histoires de l’adolescence féminine (Belgique, 1919-1965), Laura Di Spurio, 2020.Les filles qui sortent. Jeunesse, sexualité et prostitution au Maroc, Mériam Cheikh, 2020.Généalogies des corps de Donna Haraway. Féminismes, diffractions, figurations, Nathalie Grandjean, 2021.Femmes catholiques en mouvements. Action catholique et émancipation féminine en Belgique francophone (1955-1990), Juliette Masquelier, 2021.

Édition originaleL’ipotesi neocattolica. Politologia dei movimenti anti-genderMilan, Mimesis, 2020

Illustrations de couvertureManifestation « Marche pour la famille » du 31 mars 2019, à l’occasion du XIIIe World Congress of Families, Vérone.© Massimo Prearo

ISBN 978-2-8004-1826-1eISBN 978-2-8004-1827-8ISSN 2684-3382 D/2023/0171/12 © 2023 by Éditions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 26 1000 Bruxelles (Belgique)[email protected] Publié avec la contribution du prix Emma Goldman Award, Flax Foundation 2022.

À propos de l’auteur

Massimo Prearo est chercheur en science politique à l’Université de Vérone, où il est aussi responsable scientifique du Centre de recherche PoliTeSse – Politiques et théories de la sexualité. Il étudie les mouvements LGBT en France et en Italie. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels Le Moment politique de l’homosexualité. Mouvements, communautés et identités en France (PUL, 2014) et, avec Sara Garbagnoli, La Croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous (Textuel, 2017).

À propos du livre

Le livre retrace la trajectoire des nouveaux mouvements catholiques entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle en Italie.Comment la lutte contre la « théorie du genre », le mariage pour tous, l’homoparentalité, l’avortement a-t-elle permis de recomposer le champ de la mobilisation pro-vie et de l’action politique catholique ? Quel rôle la Manif pour tous a-t-elle joué dans le contexte italien ? Quelles leçons peut-on tirer de ce cas d’étude ?Partant d’une analyse de la cause anti-genre dans l’espace du catholicisme contestataire et de son appropriation par la droite radicale italienne, l’auteur propose une étude des conflits, des événements et des échanges militants qui ont marqué l’émergence et la construction d’une hypothèse néocatholique.

Pour référencer cet eBook

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Table des matières

Remerciements

Introduction

La cause anti-genre dans le contexte italien

Chronologie synthétique de la trajectoire de mobilisation et de politisation du mouvement anti-genre italien

Chapitre 1. – La crise catholique, entre sécularisation et politisation

Moins de religieux, moins de religion

Comprendre la sécularisation d’un point de vue catholique

La réponse « culturelle » de l’Église italienne

La dimension politique de la crise catholique

Des opportunités religieuses et politiques

Le discours anti-genre comme cadrage

Chapitre 2. – La recomposition d’un champ catholique contestataire

Les succès paradoxaux du modèle ecclésiastique

La réaction intracatholique

Genèse du mouvement catholique contestataire

À la recherche d’un mouvement

Chapitre 3. – L’émergence d’une mobilisation anti-genre

Discours de mobilisation et politiques du mouvement

Les congrès du mouvement : une étude intracomparative

Au-delà de la Marche pour la vie

Retour sur les conférences anti-genre

Une stratégie de représentation prépolitique

Les rapports d’échange politique entre partis et mouvements

Chapitre 4. – L’opération manif pour tous : un tournant

Un nouveau cycle de mobilisation extracatholique

L’ancrage pro-vie de la première Manif italienne

La genèse parisienne de la Manif pour tous Italia

La base néocatéchuménale de la Manif pour tous Italia

Un activisme théologico-politique

Chapitre 5. – Un mouvement néocatholique

La dimension religieuse et politique du militantisme anti-genre

L’hypothèse d’un catholicisme « anthropologique »

Le militantisme néocatholique comme positionnement religieux, militant et politique

Conclusion

Sur l’instrumentation politique de la religion

Table des figures

Bibliographie

Index des noms

Index des institutions, groupes et organisations

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Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l’ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres. Malheureusement ça ne marche pas, ça n’a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais.

George PerecPenser/classer (1985)

La science me semble remplir une fonction spécifiquement inverse : elle fait de ce qui est évident par convention un problème.Max WeberEssais sur la théorie de la science (1904-1917)

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Remerciements

Les recherches et les résultats que je présente dans ce livre sont le produit d’un travail intense de construction collective d’espaces académiques, scientifiques et disciplinaires autour de questions considérées jusqu’il y a quelques années comme étant encore marginales, surtout dans le domaine de la science politique.

Tout particulièrement au sein de la Società Italiana di Scienza Politica (SISP) et de son standing group « Gender and Politics », du European Consortium for Political Reasearch (ECPR) ou de la European Conference on Politics and Gender (ECPG), j’ai pu discuter de mes hypothèses et des résultats préliminaires de mon analyse et j’y ai également reçu des conseils, des critiques et des mots d’encouragement qui m’ont été précieux. Je profite de l’occasion de cette publication pour remercier chaleureusement Martina Avanza, Marie Balas, Magali Della Sudda, Alberta Giorgi, Anna Lavizzari, Luca Ozzano, Claudia Padovani et Pamela Pansardi. Et merci encore à Sébastien Roux.

J’exprime une reconnaissance particulière à David Paternotte et à Éric Fassin qui, depuis des années, mènent un travail précieux, inlassable et indispensable d’organisa¬tion de réseaux internationaux de chercheur·ses, participant ainsi de manière décisive à en consolider la légitimité académique, et qui m’honorent de leur confiance et de leur amitié.

Merci à Sara Garbagnoli pour les échanges intenses et passionnés qui animent notre amitié et notre collaboration.

Merci également à Marco Marzano qui a gentiment répondu à mes sollicitations et questionné mes doutes, en en soulevant de nouveaux et en m’encourageant à creuser davantage.

Un remerciement sincère à Anna Lorenzetti pour son aide juridique et sa bienveillance dans la relecture.

Un remerciement infini à Yàdad De Guerre pour avoir soigneusement lu, relu et encore relu la première version de ce manuscrit et pour avoir écouté avec patience l’élabora¬tion, parfois tourmentée, des interprétations discutées dans ce livre.

Je remercie les collègues engagé·es dans le magnifique projet de la Rete di Studi di Genere, Intersex, Femministi, Transfemministi e sulla Sessualità – GIFTS en Italie, pour l’intérêt qu’ils·elles ont montré au cours de ces années de travail.

En outre, je remercie toutes les personnes qui ont participé au cours des dernières années à de nombreux débats et rencontres au sein de l’université, mais aussi en dehors, dans des collectifs ou des associations. Elles m’ont aidé avec leurs interrogations, dans l’urgence de la réflexion politique, à chercher de nouvelles pistes et hypothèses ← 9 | 10 → de recherche.

L’effort, la passion et la précarité du travail académique seraient insupportables si je n’étais pas soutenu par par un groupe et un contexte de recherche où l’exercice rigou¬reux du débat scientifique n’est jamais coupé du plaisir de réfléchir et d’agir ensemble. Un merci pluriel donc aux collègues du Centre de recherche PoliTeSse – Politiche e Teorie della Sessualità et du Département de sciences humaines et, en général, à toute l’Université de Vérone qui a accueilli et suivi mon parcours académique pendant ces années.

Un remerciement tout particulier à Olivia Guaraldo et à Ilaria Possenti, mais d’abord aussi à Adriana Cavarero, pour avoir vu dans la contribution que j’apportais l’occasion d’un échange, mais également de fortes amitiés.

Je remercie aussi de tout coeur Lorenzo Bernini, grand ami et collègue estimé, pour avoir suivi étape par étape l’écriture de ce livre et pour en avoir inspiré l’ambition, pour la nécessité et la précision de sa relecture et de ses conseils, et enfin pour en avoir rendu possible sa première publication ; mais surtout pour la rare et profonde générosité de son indéfectible soutien.

J’adresse enfin un grand remerciement aux directeur∙rices de la collection Genre(s) & Sexualité(s) pour les commentaires précieux et les conseils avisés, ainsi qu’à toutes les personnes et professionel∙les intervenu∙es dans le processus de fabrication de ce livre au sein des Éditions de l’Université de Bruxelles.

Une pensée émue au regretté Beppe Tacconi, auquel le temps a manqué.

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Introduction

La cause anti-genre dans le contexte italien

Vérone, 29 mars 2019. Profitant de la fraîcheur matinale, nous traversons la ville pour nous rendre à la Gran Guardia, le palais monumental que la ville de Vérone réserve à l’accueil de personnalités importantes. La ville est en ébullition depuis des semaines et la tension est palpable dans les rues, dans la presse locale, nationale et internationale, au cœur des institutions. À l’école, à l’université, on ne parle que de cela. Les prises de position se multiplient au fil des heures, en commençant par le Communiqué sur le World Congress of Families1 promu par le Département de sciences humaines dans lequel je travaille, signé par 672 personnes de l’université véronaise. Enfin, concluant une période de conflit public particulièrement enflammé, le samedi 30 mars 2019, un flot jamais vu en ville, 100 000 personnes environ, venant de partout en Italie, défilera en réponse à l’appel lancé par le mouvement féministe Non Una Di Meno (NUDM) et qui a trouvé le soutien de centaines de mouvements, associations et groupes politiques italiens et étrangers. Le World Congress of Families (WCF), organisé en 2019 pour la première fois dans un pays fondateur de l’Union européenne, un congrès international « sur la famille » organisé par des associations liées à un activisme religieux de type chrétien (catholique, orthodoxe et dans une moindre mesure évangélique), « est un événement international public de grande ampleur qui a pour objectif de relier et de faire coopérer leaders, organisations et familles pour affirmer, célébrer et défendre la famille naturelle comme seule unité stable et fondamentale de la société »2, selon la présentation officielle des organisateurs. Dernière d’une série de rencontres sur la vie, la famille ou « le genre » à s’être tenues à Vérone, le XIIIe WCF s’appuie cette année sur une ville (coorganisatrice de l’événement) où il a pu trouver le soutien officiel de la municipalité, du Département et de la Région, en plus de celui du vice-président ← 11 | 12 → du Conseil et ministre de l’Intérieur Matteo Salvini et du ministre pour la Famille et le Handicap Lorenzo Fontana, tous représentants du parti de droite radicale appelé la Ligue.

Nous avons réservé nos billets bien en avance pour être sûrs de ne pas rater cet événement crucial de l’univers politique, religieux et militant que nous observons et étudions depuis plusieurs années. Aussitôt arrivés, nous croisons des noms et des visages connus qui bougent de manière effrénée entre la salle de presse, l’accueil, la salle des organisateurs et les stands installés tant bien que mal dans l’antichambre de l’auditorium où le Congrès aura lieu. Nous explorons rapidement le terrain, récupérons les brochures mises à disposition par les associations Generazione Famiglia (Génération Famille) (anciennement la Manif pour tous Italia), ProVita Onlus et International Organization for Family, et aussi un exemplaire gratuit du journal La Verità, média partenaire de l’événement. Nous prenons place dans la salle.

Je suis avec David Paternotte, ami et collègue de l’Université libre de Bruxelles, spécialiste des mobilisations dites « anti-genre ». Comme beaucoup d’autres collègues, nous voulons observer sur le terrain le rassemblement de cette multiplicité d’acteurs, groupes, associations et mouvements3. Nous prenons des photos, recueillons des documents et partageons sur-le-champ nos observations et nos réflexions. Ces trois journées de congrès nous permettent d’observer de près ces nouvelles formes de mobilisation à mi-chemin entre le religieux et le séculier, entre le confessionnel et le politique, entre les églises et la rue, que l’on appelle les « mouvements anti-genre ».

Le WCF de Vérone marque l’aboutissement d’un cycle de mobilisation qui, en Italie, a commencé entre 2012, dans le cadre de la Marche pour la vie, avec la naissance de nouveaux groupes militants pro-vie très intégrés au niveau international, et 2013, avec la constitution d’une nouvelle association, la Manif pour tous Italia, qui sera décisive dans la structuration d’une mobilisation contre la « théorie du genre ». Plus qu’un simple événement4, le WCF représente un moment clé de cette mobilisation : objet de conflits publics, théâtre du défilé de nombreuses personnalités politiques en pleine campagne électorale pour les élections européennes, apothéose d’un travail de construction d’une cause ayant permis la synthèse de revendications pro-vie, anti-avortement et anti-euthanasie déjà connues, de positions familialistes renouvelées contre la reconnaissance des couples homosexuels et des familles homoparentales et de campagnes inédites contre le concept de genre et contre les politiques publiques de lutte contre les discriminations. Le WCF est l’expression d’un moment politique et, en tant que tel, il garde les traces de certaines dynamiques qui en ont marqué sa trajectoire et en décrivent ses caractéristiques fondamentales. Ce livre propose une analyse de ces dynamiques dans le cas spécifique du contexte italien et avance une lecture de la ← 12 | 13 → politisation récente de cette opposition aux questions de genre et de sexualité et aux droits des personnes LGBTQI+ ainsi que de ses effets sur le champ politique.

Le travail d’analyse politique que je propose ici est focalisé sur la participation politique des acteurs et des entrepreneur·es5 de la mobilisation anti-genre et tient compte des transformations qui se sont produites dans le champ du catholicisme politique italien, tant du point de vue militant que du point de vue de la politique partisane. Émergeant dans l’espace du militantisme pro-vie (2012-2013), la cause anti-genre devient ensuite le centre d’un nouveau pôle militant (2013-2016), qui trouvera finalement dans la rhétorique pro-famille (depuis 2016) le ciment idéologique d’un front d’action collective plus large, qui se situe à la fois dans la continuité et dans la discontinuité des expériences d’activisme catholique italien dont il découle et qui finira aussi par constituer une opportunité pour les parties de la droite et de l’extrême droite italiennes. Je propose donc une étude qui analyse de manière croisée le travail que les mouvements anti-genre ont fait sur la religion pour recomposer une action politique catholique dans un contexte en voie de sécularisation. Autrement dit, j’ambitionne de montrer les processus par lesquels une mobilisation transnationale construite autour de la cause anti-genre a pu être importée et traduite dans un contexte national spécifique, pour comprendre ce phénomène qui, de manière particulièrement saisissante en Italie, a produit, en l’espace d’à peine quelques années, d’un côté une nouvelle forme de mobilisation catholique que l’on croyait destinée à s’éteindre à petit feu à la faveur de quelques prélats ou dévot·es acharné·es, et de l’autre une réécriture du logiciel idéologique de la droite et de l’extrême droite italiennes, précisément par une métabolisation des discours de mobilisation anti-genre.

***

La multidimensionnalité de ces processus, qui se situent au croisement entre champs religieux, militant et politique, m’ont conduit à employer une méthodologie de recherche alliant l’analyse documentaire basée sur les brochures, les programmes, les articles, les entretiens et les interventions des militant·es dans la presse généraliste et dans les médias spécialisés, et l’observation directe sur le terrain à l’occasion d’événements, de manifestations, de conférences et de congrès, de rencontres, etc. La récolte de données sur ces mouvements a commencé, de manière moins officielle, à l’automne 2013, elle s’est poursuivie en 2014 et 2015 dans le cadre véronais en raison d’une multiplication importante d’événements à connotation anti-genre sur le territoire de la Vénétie, elle a ensuite été marquée par la participation au Family Day de 2015 à Rome ← 13 | 14 → et elle a enfin été menée de manière intense et systématique jusqu’en 2020. La recherche d’informations sur les mobilisations, les entrepreneur·es de cause, les groupes et les associations, les alliances politiques et les débats internes au champ catholique s’est appuyée également sur une présence quotidienne en ligne et notamment sur les réseaux sociaux à travers un compte Twitter créé expressément pour suivre de l’intérieur de la bulle anti-genre6 (qui inclut aussi le militantisme pro-vie et la sphère politique de la droite et de l’extrême droite) les interactions, les débats et les arguments caractéristiques d’un univers militant particulier. À cela s’est ajoutée, pendant les deux dernières années avant la rédaction de ce livre (2018-2020), la lecture du journal La Verità, quotidien d’information qui opère comme une plateforme de coproduction et de circulation des discours de mobilisation entre partis et mouvements de cette galaxie militante. En reliant ces deux champs, ce nouveau quotidien contribue à donner de la visibilité publique à ce mouvement et à le faire exister en tant que groupe ayant une capacité d’action au niveau national et ainsi à le légitimer. Le corpus de documents cités, réunis dans la section « Sources et documents catholiques » à la fin du volume, a été analysé pour permettre de cartographier l’espace de ce nouveau mouvement catholique, le but étant d’en retracer la configuration politique, d’en dessiner les frontières, d’en identifier les acteurs et d’en suivre les déplacements, à l’intérieur et à l’extérieur des espaces religieux, du champ militant et des arènes publiques et des partis.

La recherche s’est effectuée en suivant une orientation à la fois politique et généalogique, qui « se base sur la reconnaissance de l’importance des changements de long terme comme clé d’interprétation de l’époque contemporaine »7, orientation à laquelle s’allie une méthodologie de recherche que je définis comme « intracomparative ». Pour cette raison, l’exploration généalogique de la trajectoire de la mobilisation anti-genre ne poursuit pas les objectifs d’un exposé historique. Elle vise plutôt à retracer et à comprendre les éléments disruptifs autour desquels, dans un processus permanent de différenciation, les discours, les projets et les instances qui ont transformé le champ même de la mobilisation anti-genre se sont construits. En d’autres termes, il s’agit de saisir, de décrire et d’interpréter les processus de changement qui ont façonné le mouvement anti-genre, en croisant ces interprétations avec les documents et l’observation à l’intérieur du champ même. Ainsi, l’étude des étapes qui ont poussé à une recomposition du catholicisme contestataire du Movimento per la Vita (Mouvement pour la vie) à la Marcia per la Vita (Marche pour la vie) et ensuite au Family Day constitue une analyse intracomparative entre mouvements, mobilisations et manifestations qui se définissent les uns par rapport aux autres, dans un rebondissement continu, conflictuel et concurrentiel interne à l’espace de ce monde militant, de resignification et de réécriture des discours de mobilisation et des projets de mouvement.

Le choix d’une méthodologie intracomparative permet de faire ressortir la dimension relationnelle des mouvements sociaux, c’est-à-dire les relations significatives existant ← 14 | 15 → entre le mouvement ou l’espace du mouvement et les contextes au sein desquels celui-ci se déplace et se développe ; et ainsi les moyens par lesquels ces relations contribuent à rendre intelligibles les transformations en cours dans ces mêmes contextes. Je me suis donc moins interrogé sur les sujets qui militent que sur l’objet « mouvement » lui-même. Les études sur le phénomène anti-genre se sont justement concentrées sur les questions suivantes : qui sont les militant·es de ces mouvements ? Quel type de catholiques sont-ils·elles ? Traditionalistes ? Ultraconservateur·rices ? Fondamentalistes ou néofondamentalistes ? Intégristes ? Ultracatholiques ? Catholiques radicaux·ales8 ? Le fait de s’interroger sur ce qu’est le mouvement, sur ce que cet objet représente pour les militant·es et sur le travail de définition de cet objet qu’est donc, de leur point de vue, le mouvement dans lequel leur mobilisation s’inscrit, plutôt que sur les sujets qui militent, sur leurs trajectoires personnelles, leurs profils sociodémographiques, leurs capitaux sociaux, religieux ou économiques, etc., permet de focaliser l’attention sur la multidimensionnalité des contextes – dans ce cas, religieux, militant et politique – au croisement desquels se situe, comme je tâcherai de le montrer tout au long du livre, la mobilisation anti-genre.

Je propose donc une approche compréhensive9 et quasi ethnographique10 fondée sur une analyse intracomparative du contexte des mouvements anti-genre. En d’autres termes, en partant du point de vue des entrepreneur·es de la cause anti-genre, c’est-à-dire de leur positionnement dans et entre les espaces religieux et ecclésiastiques, le champ militant du catholicisme contestataire et les arènes publiques et des partis, je propose une étude sur les interactions, les échanges, les trajectoires, les conflits et les événements afin d’avancer une interprétation des effets produits et des nouveautés introduites dans le système politique, dans le marché des partis et dans les conflits électoraux par ces mobilisations.

***

Dans le but d’observer le mouvement et les mobilisations du point de vue des entrepreneur·es de cause, les documents et l’observation du terrain ne sont cependant pas ← 15 | 16 → suffisants pour avoir une vision compréhensive et quasi ethnographique. J’ai ainsi tenté, dans un premier temps, d’interroger les militant·es anti-genre, en me heurtant cependant à une certaine défiance, sinon même à une véritable hostilité vis-à-vis du travail de recherche, associé au travail journalistique, les deux étant perçus comme les bras armés de la pensée unique, de la gauche, des lobbys et des élites. Les réponses que j’arrivais à obtenir étaient toujours standardisées, répétitions copiées-collées de discours élaborés et mis en circulation par le sommet du mouvement, ready-made discursifs, discours mis à disposition dans l’espace du mouvement par les laboratoires de production du savoir militant (médias, leaders, porte-parole, etc.) pour permettre à la base de s’en approprier et de les réutiliser localement. J’en ai déduit que d’éventuelles interviews avec les leaders les plus en vue du mouvement auraient produit probablement les mêmes résultats, peut-être même de manière encore plus flagrante. Sans compter qu’étant « fiché » publiquement comme chercheur provenant des études de genre, intervenant dans l’espace public comme spécialiste des mouvements LGBTQI+, ayant pris position publiquement contre le danger que représentent les campagnes anti-genre pour les droits et la vie démocratique, il m’était bien difficile d’apparaître – à leurs yeux – comme un chercheur désintéressé, neutre et « objectif », et donc comme digne de confiance pour une collaboration. Dans ce sens, le corpus de documents disponible en ligne et récupéré sur le terrain s’est révélé bien plus dense, détaillé et vaste. Il restait, malgré tout, la frustration de ne pas pouvoir compter sur des ressources venant du terrain.

Ainsi, j’ai pensé faire appel à des catholiques suffisamment proches de cet univers militant mais disposé·es à partager des informations, des idées et des réflexions sans se censurer. Je me suis tourné vers des personnes qui ont l’occasion de voir de près, dans leurs espaces, les sympathisant·es et les militant·es de ce mouvement et d’interagir avec eux et elles : les prêtres. Pas des prêtres quelconques toutefois, plutôt des prêtres hostiles à ces mouvements, peu visibles publiquement et ayant envie de partager leurs observations sur un phénomène qui traverse et parfois perturbe leurs paroisses et, généralement, le débat dans lequel ils sont engagés personnellement sur le rôle de l’Église et de la religion catholique. J’ai donc mené onze entretiens approfondis, peu ou presque pas structurés, avec neuf prêtres, installés dans différentes régions, et deux femmes laïques théologiennes, dans le but de mieux comprendre comment, du point de vue interne de l’Église, ces mouvements sont vus, interprétés et perçus et d’éclairer des questions théologiques sur la vision du monde proposée par ces militant·es catholiques. Ce travail d’approfondissement et d’échange, qui m’a permis de tester et de mettre au point des hypothèses et des pistes de recherche, a fait émerger de manière claire et décisive un élément crucial, évident dans tous les entretiens : le sentiment d’extranéité que ces personnes, au sein de l’Église, ressentent vis-à-vis de ces mouvements catholiques contestataires. Face à la question que j’ai posée à tou·tes, « Est-ce que vous vous reconnaissez dans le catholicisme dont ces mouvements se revendiquent ? », la réponse unanime a été « non ». Bien sûr, de là à dire que « ceux-là » ne sont pas de « vrai∙es » catholiques, c’est un pas que personne n’a eu envie de franchir. Cependant, il n’y a aucun doute sur le fait que l’expérience et le sentiment religieux de ces contestataires ainsi que leur foi suscitent en eux·elles un sentiment d’extranéité et de radicale altérité. Il ne s’agit pas d’une autre religion, mais d’une religion « autre ». Les interviewé·es ← 16 | 17 → ont employé différentes expressions : certain·es ont interprété cette altérité comme une « religiosité négative », fermée, qui nie et interdit ; d’autres y voient un écart entre l’expérience d’une foi intime et relationnelle et la revendication d’une religion politisée, qui se réclame d’une vision absolue des choses. D’autres encore considèrent que ces catholiques ont un « rapport passif avec la vérité », qui d’après elles et eux demande au contraire un travail d’expérience actif ; enfin, certain·es ont défini ce type d’expérience religieuse comme une forme de « contre-témoignage ».

Ainsi, au cours de ces longues rencontres, au-delà de rassembler des informations qui m’ont permis de mieux comprendre le champ religieux italien, j’ai mûri une hypothèse qui représente le point de départ de cette étude : la catholicité contestataire et minoritaire propre aux mobilisations et aux mouvements émergés autour de la cause anti-genre est caractérisée par une certaine altérité et une extranéité significative par rapport au catholicisme majoritaire et mainstream. Mais cette altérité ne renvoie pas à une dissociation complète. De fait, ces mouvements et les groupes qui les organisent se situent à l’intérieur du champ catholique, bien que dans une position marginale ou liminaire, et ils en revendiquent aussi, avec des modalités et à des degrés différents, sa généalogie. Toutefois, il s’agit d’une généalogie dont ils s’éloignent et qu’ils proposent de mettre à jour, de renouveler et de réinventer en la politisant et en la projetant au-delà du catholicisme. C’est pourquoi il ne serait pas juste de parler naïvement de mobilisations ou de mouvements catholiques. Non seulement parce que, comme on le verra, ils revendiquent un projet politique qui dépasse la dimension catholique, mais aussi parce qu’ils introduisent un élément de discontinuité dans la continuité, ce qui invite à parler plutôt de nouveaux mouvements catholiques11. Il me semble donc nécessaire de proposer une définition à même de saisir cette nouveauté dans la continuité, qu’aucune des catégories disponibles dans la littérature n’exprime à mon avis de manière satisfaisante et qui est en revanche bien cernée, me semble-t-il, par l’adjectif « néocatholique ».

Le terme « néocatholique » a été employé dans les milieux traditionalistes états-uniens par les auteurs du livre The Great Façade: Vatican II and the Regime of Novelty in the Roman Catholic Church12, avec l’intention de définir la dérive du système théorico-politique du catholicisme postconciliaire13 vers des positions excessivement progressistes et libérales. Selon les deux auteurs, le catholicisme ne peut qu’être, au contraire, conservateur. Ils optent alors pour le terme « néocatholique » (neo-Catholic) pour définir la tendance conservatrice libérale de l’Église aux États-Unis (avant Trump) et ← 17 | 18 → pour indiquer ce catholicisme modéré, ouvert vis-à-vis des questions éthiques dites « sensibles », en contradiction avec la doctrine de l’Église catholique romaine, qui inventerait un nouveau catholicisme détaché de sa tradition conservatrice. Bien que cette catégorie n’ait pas eu un grand succès, elle a tout de même été utilisée par la suite par Betty Clermont, une catholique libérale, dans son livre The Neo-Catholics: Implementing Christian Nationalism in America14. Cette autrice l’emploie dans un sens différent, notamment pour décrire la situation de ce catholicisme conservateur typiquement nord-américain associant des éléments conservateurs catholiques avec des éléments nationalistes religieux ; catholicisme ensuite incarné par le président Trump, qui n’est finalement pas si loin du mouvement néocatholique analysé dans cette étude15. Le seul auteur qui a utilisé le terme de manière similaire à celle que je propose est le journaliste Marco Damilano. Dans les premières pages de son enquête sur la « nouvelle galaxie des catholiques italiens », suite au referendum abrogatif (2005) sur la loi no 4016 qui a engendré une forte mobilisation de l’Église et des mouvements catholiques, mobilisation sur laquelle je reviendrai dans le deuxième chapitre, Damilano écrit :

Déjà, il s’agit d’un nouveau catholique, bien loin de l’image bigote et conciliante du passé. Le néocatholique est intransigeant, combatif, « irrévérencieux » vis-à-vis des autres cultures. Il se mobilise, c’est un croisé des valeurs. Il a ses chaînes d’information, des circuits comme Radio Maria et certains sites Internet, il a ses repères politiques, il agit en fonction des campagnes, suivant le modèle américain, il n’aspire plus à parler au nom de tout le monde ou, pire encore, au nom du bien commun, comme le faisaient ses prédécesseurs de Démocratie chrétienne17.

Cette description journalistique est particulièrement pertinente, comme on pourra le voir. La discussion sur l’élément de nouveauté représenté par ces phénomènes catholico-contestataires traverse plusieurs domaines disciplinaires et différentes perspectives de recherche. Néanmoins, de manière générale, la question à laquelle on cherche à répondre est celle énoncée de manière limpide par Olivier Roy :

La question clé est donc de savoir à quoi correspond cette référence [populiste] au christianisme. Est-ce de la religion « froide », de la religion sécularisée, ou bien un pur marqueur identitaire qui se réfère à un système de valeurs qui n’a plus rien de chrétien18 . ← 18 | 19 →

Mon hypothèse, au vu de cette nouvelle trajectoire du militantisme catholique italien, est que la réponse n’est pas parmi celles suggérées par Olivier Roy, mais qu’il est en revanche nécessaire d’adopter une perspective capable de conjuguer tous ces éléments.

Pour résumer, j’utilise le terme « néocatholique » pour définir le projet militant élaboré par cette galaxie de groupes et d’associations qui ont une matrice catholique et qui revendiquent une parole ancrée dans les principes que défend (ou devrait défendre) le catholicisme, mais proposent un militantisme qui ne se définit pas comme religieux pour réintroduire une nouvelle action politique catholique à l’ère de la sécularisation. Cette définition « néocatholique » permet de situer l’action de ces nouveaux mouvements catholiques de part et d’autre du champ de l’Église, du champ politique et du champ des mouvements catholiques. Elle les place donc à l’intersection entre des courants conservateurs et traditionalistes au sein de l’Église catholique, des partis de centre droit, de droite et d’extrême droite dans le marché politique, et des nouvelles formes de mobilisation qui renouvellent le répertoire du militantisme catholique pro-vie. Ici, je ne me fixe pas comme objectif d’établir ou pas l’existence d’une « nouvelle » religion catholique, ni d’analyser les caractéristiques théologiques de cette nouveauté, et encore moins d’introduire une catégorie religieuse renvoyant à des pratiques spécifiques de la foi catholique. L’hypothèse néocatholique est à la fois une hypothèse de recherche et l’hypothèse qui anime les nouveaux mouvements catholiques. La catégorie « néocatholique » n’est pas une catégorie religieuse, mais une catégorie politique.

En d’autres termes, l’hypothèse néocatholique du titre de ce livre est, pour ainsi dire, un point de vue panoramique, un angle d’observation que j’ai utilisé au cours de la recherche pour rendre visible la spécificité de ce nouveau mouvement catholique, la nouveauté qu’il introduit dans la généalogie du catholicisme politique, la singularité de son projet militant et enfin les raisons de son succès politique.

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Afin de mieux cerner comment les trois lignes directrices que je suivrai dans ce livre – religion, militantisme et politique – s’entrecroisent en donnant forme à la cause, à des mobilisations et à des politiques anti-genre, il est utile de revenir au WCF de 2019 et de mettre en lumière certains aspects que j’ai pu observer sur le terrain.

Premièrement, parmi les personnalités qui ouvrent le Congrès, les premières à prendre la parole, on remarque l’évêque de la ville de Vérone, Giuseppe Zenti. Son intervention est caractérisée par une étrange extranéité. Invité pour transmettre les salutations de l’église locale, l’évêque tient à préciser que son discours a été soigneusement revu et corrigé par les autorités ecclésiastiques, mais que, dans les faits, cela ne représente pas une déclaration d’adhésion à la manifestation. D’ailleurs, le secrétaire d’État du Vatican Pietro Parolin a déclaré partager les idées du Congrès « dans le fond, mais pas dans ses modalités »19. Selon l’évêque véronais, le thème de la « famille » est sans ← 19 | 20 → aucun doute une question centrale, un élément fondamental à défendre contre les tentatives d’en saper les fondations, mais cette adhésion « dans le fond » mentionnée plus haut va de pair avec une prise de distance très précise. Dans la conclusion de son intervention, Zenti déclare, en lançant un avertissement : « Nous devons défendre la famille, l’ancrer dans cette réalité laïque, humaine… Mais en ce qui concerne le reste, on s’en occupe, nous, les évêques, parce qu’on travaille à une autre échelle. »20 Ce qui pourrait paraître un simple détail cache en réalité une condition à la fois de crise et de changement de l’engagement ecclésiastique dans les affaires publiques. Ce que Zenti signale est, d’un côté, la nécessité d’abandonner l’argument religieux pour parler de politique et donc de mobiliser un argument « laïque », « humain », les mouvements anti-genre diront « anthropologique »21 ; de l’autre, un retrait de l’Église catholique et de ses représentants du politique, pour retourner ainsi à leur rôle théologique et spirituel. Il ne s’agit pas ici de postuler une dépolitisation définitive de l’Église en Italie, mais plutôt de saisir une dynamique d’externalisation du travail politique avec la religion, selon un principe que je définis comme extra-ecclésiastique. Dans le discours de Zenti, il est possible de repérer un « tournant extra-ecclésiastique » du catholicisme politique22 dans lequel de nouvelles formes contestataires d’intervention publique et de participation politique d’une partie du monde associatif et militant catholique italien prennent racine.

Deuxièmement, en observant les déplacements et les interactions entre les entrepreneur·es du mouvement présents au WCF, j’ai pu observer les deux niveaux de mobilisation : transnational et national. Dans le premier niveau trouvent leur place les représentants des organisations internationales comme l’International Organization for Family, dirigée par Brian Brown, promotrice du WCF, ou comme Ignacio Arsuaga, fondateur et président de CitizenGo, plateforme transnationale d’activisme pro-vie et anti-genre (présente également en Italie). Dans le second, on retrouve les représentants de Generazione Famiglia (anciennement la Manif pour tous Italia), Jacopo Coghe et Maria Rachele Ruiu, le président du Comitato Difendiamo i Nostri Figli (Comité Défendons nos enfants), Massimo Gandolfini, ou encore Simone Pillon, ancien membre et cofondateur du mouvement, puis sénateur élu dans les rangs du parti de la Ligue en 2018. Il y a ensuite une catégorie qui se situe à mi-chemin, celle des connecteurs transnationaux qui servent d’intermédiaires entre les organisations italiennes et internationales, comme Toni Brandi et Alessandro Fiore, membres de ← 20 | 21 → ProVita Onlus, et Filippo Savarese, d’abord activiste à la Manif pour tous Italia puis à CitizenGo. Ces derniers interagissent aisément entre les délégations italiennes et étrangères, alors que Gandolfini, par exemple, suivi par sa femme, se déplace et interagit surtout avec des représentant·es ou des participant·es italien·nes. Il en va de même pour Jacopo Coghe qui, même en étant vice-président du WCF, interagit le moins possible avec les acteur∙rices internationaux∙ales avec qui il semble être peu à l’aise. La double dimension transnationale et nationale de cette nouvelle mobilisation contre les théories et les politiques d’égalité, et notamment d’égalité de genre et de sexualité, qu’ils interprètent comme traduction de la soi-disant « théorie du genre » ou « idéologie du genre », est un aspect largement traité dans la littérature. Il a déjà été mis en avant à quel point ces mouvements font partie d’un phénomène « global » typique de l’époque néolibérale23 et de son moment populiste24. En effet, la première génération, pour ainsi dire, des travaux sur la mobilisation et les mouvements anti-genre25 a tenu la dimension transnationale comme un point d’entrée incontournable pour comprendre l’importation, la traduction et le développement des mouvements dans différents contextes nationaux. Dans ce sens, le WCF est un événement qui éclaire de manière frappante comment la cause anti-genre est foncièrement définie par sa dimension transnationale. Néanmoins, faire de cette dimension transnationale la porte d’entrée analytique d’une étude centrée sur un contexte national risque de rendre opaques ou invisibles les trajectoires locales dans lesquelles s’inscrivent l’émergence et la construction des mouvements anti-genre. En outre, insister sur le caractère transnational de la cause anti-genre comme facteur privilégié qui expliquerait le développement de cette mobilisation empêche de comprendre que la circulation transnationale de la mobilisation anti-genre s’accroche, au niveau national, là où des dynamiques, des logiques et des trajectoires historiques ont déterminé une configuration26 religieuse, politique et militante pour laquelle le discours anti-genre fait sens. L’hypothèse de travail que je suivrai consiste donc à considérer que ce n’est pas le transnational qui atterrit dans le contexte national en donnant forme à une mobilisation spécifique, mais que c’est plutôt dans une configuration nationale donnée que certain·es acteur·rices mobilisent un discours leur permettant de fonctionner comme un cadre décrivant et signifiant ce contexte et le sentiment protestataire qui les anime. Dans ce sens, je partage l’appel épistémologique et méthodologique lancé par David Paternotte et Roman Kuhar27← 21 | 22 → à « démêler » (disentangle) l’enlacement inter- et transnational, afin d’étudier, en la « situant » (locate), la singularité nationale. Ainsi, situer l’importation de modèles d’action collective transnationaux qui ont fait leurs preuves ailleurs, comme dans le cas du format de « la manif pour tous », dans le contexte national signifie s’interroger sur les raisons pour lesquelles un tel modèle fait sens et, donc, sur le sens qu’ils acquièrent dans ce même contexte. Pour ce faire, il est alors nécessaire de décaler sur un second plan la dimension transnationale et suivre les lignes directrices que ce travail d’importation, de traduction et de signification contextuelle révèle. Plus précisément, dans le cas ici étudié des politiques, des mobilisations et des mouvements anti-genre en Italie, il faudra suivre comment l’écroulement du parti catholique de la Démocratie chrétienne au milieu des années 1990 a engendré et amplifié une sécularisation politique qui a accéléré la perte de capacité du discours religieux de faire sens en politique et d’interpréter le contexte politique, en déstabilisant aussi l’univers militant et associatif catholique qui trouvait là son interlocuteur privilégié et son pilier idéologique. Religion, militantisme et politique sont donc les trois dimensions qu’il faudra interroger pour comprendre la configuration spécifique italienne et comment la cause anti-genre apparaît comme l’outil de cadrage permettant le retour en politique d’un militantisme catholique en version sécularisée, qui ne dit pas sa religion. Bien que la mobilisation anti-genre transpire la religion de partout.

En effet, au WCF, la religion est omniprésente : dans les discours, les raisonnements, la présence des évêques, archevêques et prêtres orthodoxes, l’appel constant à Dieu, aux églises et à la foi. Pourtant, l’observation paradoxale que je retrouve dans mes notes est que la religion, catholique notamment, est à la fois partout et effacée en permanence. La défense de la famille « naturelle » et la lutte contre la « dictature des minorités » et des « lobbys LGBT » se situent en dehors du champ d’intervention directe de l’Église, dans un champ extra-ecclésiastique, mais en plus, le registre discursif qui soutient et justifie la mobilisation se trouve dans un champ qui n’est pas entièrement catholique. Ce n’est pas un hasard si, parmi les organisateurs italiens du WCF, les mouvements pro-vie traditionnels sont absents. Qu’ils soient mainstream et plus proches de l’Église (comme le Movimento per la Vita) ou plus marginaux (comme le Movimento Europeo per la difesa della Vita e della Dignità umana (MEVD) ou Famiglia Domani, promoteurs de la manifestation contestataire de la Marcia per la Vita), ceux-ci apparaissent comme « trop » catholiques pour mener une bataille « laïque » et « humaine », pour reprendre les mots de l’évêque de Vérone. Les dernières années de la mobilisation anti-genre organisée autour des deux grandes manifestations nationales des Family Day de 2015 et de 2016 à Rome, contre les unions civiles, contre la loi sur l’homophobie et la transphobie et contre l’éducation de genre, menée par le Comitato Difendiamo i Nostri Figli (CDNF), ont contribué à la constitution d’un nouveau groupe d’entrepreneur∙es du militantisme catholique italien. Sous la présidence de Massimo Gandolfini, le CDNF a notamment rassemblé les associations et les groupes principaux de ce qu’on pourrait définir comme étant un « catholicisme contestataire extra-ecclésiastique et extracatholique », c’est-à-dire un militantisme basé sur le refus du compromis politique ← 22 | 23 → (contestataire)28, sur la relative autonomie du mouvement par rapport à une direction ecclésiastique (extra-ecclésiastique), comme cela a été le cas pour les mobilisations qui ont précédé l’émergence de la cause anti-genre en Italie, guidées par la Conférence épiscopale italienne, notamment, ici complètement absente, et sur un discours de mobilisation sécularisé (extracatholique). Le cartel promoteur du WCF n’est donc pas représentatif des catholiques italiens et des associations catholiques italiennes et encore moins de l’Église, il est plutôt l’expression d’une nouvelle forme de mouvement catholique caractérisée par une double dimension extra-ecclésiastique et extracatholique. Ce qui ne signifie bien évidemment pas que tout rapport avec les institutions de l’Église soit absent ou nié et que le discours religieux catholique ne réapparaisse pas ici ou là. Par extra-ecclésiastique et extracatholique, j’entends définir une caractéristique de cette mobilisation et de ces mouvements qui se sont développés en dehors d’une direction ecclésiastique (bien qu’ils soient nés avec l’appui de personnes et d’institutions ecclésiastiques, comme on verra) et en dehors d’un discours qui se limiterait à soutenir un point de vue catholique (comme d’ailleurs continuent de le faire d’autres associations, qui ne participent pas directement à ce groupe d’entrepreneur·es de la cause anti-genre).

Troisièmement, la dimension politique du WCF est sans aucun doute aussi omniprésente durant les trois journées du congrès véronais. Au-delà des représentant·es institutionnel·les de la Ville de Vérone, du Département et des Régions, la présence des leaders de la droite représentée au Parlement, Giorgia Meloni du parti des Frères d’Italie et Matteo Salvini de la Ligue, est clairement le résultat d’un travail militant réalisé tant au niveau national qu’au niveau local. Au cours de multiples initiatives et activités, les partis et les mouvements ont eu l’opportunité d’échanger des biens et des ressources utiles pour la construction de répertoires idéologiques et programmatiques d’une sorte de « populisme religieux »29 compatible avec le populisme politique30 caractéristique de ces partis et donc à même d’être intégré dans leur offre politique. La logique d’« échange partis-mouvements » est une stratégie militante menée par Massimo Gandolfini qui part du présupposé que le temps du grand parti catholique31 est désormais terminé et qu’il est nécessaire pour les catholiques de travailler de manière « prépolitique » à « contaminer » – selon ses propres expressions – l’aire politique du centre, du centre droit et de la droite, en suivant d’ailleurs ainsi les indications ← 23 | 24 → sur l’engagement politique des catholiques proposées par le cardinal Ratzinger32, sur lesquelles je reviendrai.

***

L’Italie n’est pas, bien sûr, le seul pays dans lequel la campagne anti-genre est apparue à l’aube des années 2010 comme nouvelle forme de mobilisation structurée autour de cette nouvelle cause. Nouvelle mobilisation et nouvelle cause : non pas parce que les militant·es qui les mènent n’étaient pas déjà mobilisé·es ou parce que les objets visés par cette cause n’étaient pas déjà politisés, mais plutôt parce qu’on observe une recomposition de la contestation autour de nouveaux groupes créés à côté ou à la place d’anciennes organisations jugées trop catholiques et trop religieuses, pour répondre à un contexte moins catholique et moins religieux, et donc plus sécularisé, qui introduit de nouvelles politiques du genre et de sexualité. En effet, comme le rappelle Eszter Kováts en ne mentionnant toutefois pas l’Italie :

Ces dernières années, plusieurs pays européens ont vu l’émergence de puissants mouvements sociaux se mobilisant contre l’ennemi qu’ils appellent « idéologie du genre », « théorie du genre » ou « genderisme ». Sous ces étiquettes, diverses questions sont réunies et attaquées par des groupes conservateurs, des groupes fondamentalistes, y compris des organisations satellites de l’Église catholique romaine : certains droits des femmes (par exemple les droits reproductifs en Espagne), certaines questions LGBT (par exemple le mariage homosexuel en Croatie, en France et en Slovénie ; la stratégie du gouvernement en matière de droits de l’homme en Slovaquie), les politiques gouvernementales en matière de genre (par exemple la ratification de la Convention d’Istanbul en Pologne, l’intégration de la dimension de genre dans les politiques nationales, l’éducation sensible au genre dans les écoles en France), l’intégration de la dimension de genre en tant qu’outil de politique administrative (par exemple en Autriche, en Allemagne, en Pologne), les programmes d’éducation sexuelle progressistes (en Croatie, en Allemagne et en Pologne) ou les départements d’études de genre et leur financement (en Allemagne et en Pologne)33.

Pourquoi donc étudier l’Italie ? Et pourquoi s’éloigner d’une perspective comparée, étant donné le caractère transnational et la diffusion internationale du phénomène anti-genre qui est souvent l’angle d’observation adopté par les importants travaux qui ont émergé dans les dernières années ? Pourquoi décaler la perspective analytique et proposer cette délimitation relativement étroite du terrain d’enquête au cas national ? Il ne s’agit pas de nier que la mobilisation et les mouvements anti-genre italiens s’inscrivent aussi dans un phénomène transnational et international, ni de sous-estimer les ressources qui leur ont permis de structurer une action collective déjà ← 24 | 25 → bien rodée – par exemple en important le modèle Manif pour tous –, ni même encore d’abstraire le cas d’étude national d’un contexte de crise du paradigme néolibéral. Il s’agit plutôt de relever le défi d’une question de recherche qui ne se contente pas de narrations macroscopiques à l’intérieur desquelles situer les mouvements anti-genre simplement comme « symptômes et conséquences de crises socio-économiques, politiques et culturelles de la démocratie libérale »34, car de ces crises – je tâcherai de le montrer –, ils sont plutôt interprètes et producteurs. Ils émergent sans doute dans un contexte de crise, mais on ne comprendrait pas pourquoi et comment leur émergence a pu prendre la forme d’un mouvement social si l’on se contentait de chercher les raisons de leur succès derrière et à côté de la mobilisation. C’est à l’intérieur des structures du mouvement, des dynamiques organisationnelles et des stratégies de construction d’une identité de mobilisation qu’il faut entrer pour une compréhension qui sorte du modèle conséquentiel du « symptôme », pour avancer un modèle relationnel de la construction du mouvement dans un contexte multidimensionnel et saisir donc comment la « formule »35 anti-genre, en tant que dispositif discursif, a permis de définir un projet militant. Déplacer le focus analytique sur la dimension relationnelle du contexte des mouvements sociaux signifie faire ressortir trois éléments analytiques que Johanna Siméant-Germanos résume ainsi : « Une compréhension relationnelle des stratégies, le lien entre les mobilisations (leur apparition et leur développement) et les transformations dans et entre les espaces sociaux (ces derniers étant, par définition, relationnels), et le fait que certaines mobilisations puissent créer de nouveaux espaces sociaux. »36

Plus précisément, le cas d’étude italien permet de prendre en compte les trois dimensions fondamentales qui définissent de manière croisée et relationnelle le mouvement anti-genre : la dimension religieuse, la dimension militante et la dimension politique. À partir de ce regard multidimensionnel et relationnel du phénomène et du mouvement anti-genre apparaîtra alors ce que ce projet militant met en mouvement non comme une réaction symptomatique, et quelque peu mécanique, à la crise, mais comme un projet qui travaille sur les plans de la religion – pour en renouveler la capacité d’action –, du militantisme – pour recomposer son espace – et de la politique – pour refonder ses piliers idéologiques –, en utilisant l’argument de la crise de la religion et du religieux, de la crise du militantisme conservateur et de la crise morale de la politique pour amplifier la crise de la démocratie néolibérale et, surtout, en réécrire la matrice. La crise n’est pas tant ou seulement la cause qui explique l’émergence de la mobilisation, c’est aussi un produit de la mobilisation et du discours qu’offre le dispositif rhétorique anti-genre pour donner sens au positionnement multidimensionnel du mouvement anti-genre dans le champ religieux, dans le champ militant et dans le champ politique. ← 25 | 26 →

Je soutiens que ce n’est qu’en inversant la perspective et en redéfinissant le terrain d’enquête à l’intérieur du contexte national que l’on peut mieux comprendre les raisons et le succès des mouvements anti-genre. Les mouvements anti-genre ne sont pas seulement une réaction. Ce sont aussi les producteurs d’un projet d’action collective qui se fonde sur un travail d’interprétation du contexte religieux, militant et politique et qui, en s’appuyant sur les ressources doctrinaires et économiques du catholicisme, sur les ressources organisationnelles des mouvements pro-vie et sur les besoins idéologiques des partis de la droite, de la droite radicale et de l’extrême droite, proposent un discours de mobilisation et un projet de mouvement inédit, qui en Italie trouve un contexte singulier – du point de vue de la trajectoire de sécularisation du pays, du point de vue de la présence d’un militantisme pro-vie particulièrement structuré, mais divisé, et enfin du point de vue d’une longue tradition de catholicisme politique, en crise toutefois.

En résumé, le parcours analytique proposé dans ce livre part de la crise que la religion et la politique catholiques traversent en Italie, dans un contexte de progressive sécularisation et d’actualisation d’un paradigme démocratique des droits humains (chapitre 1), pour cerner l’émergence d’un catholicisme contestataire qui sort des cadres traditionnels des mouvements pro-vie et de l’emprise directive de l’Église italienne (chapitre 2). Ce dernier, renouvelant les formes d’une « contestation catholique »37 qui est le résultat des profondes secousses causées par le Concile Vatican II dans le champ religieux, ouvre un nouvel espace militant, moins focalisé sur la cause pro-vie et davantage centré sur un conflit lié aux questions de genre et de sexualité et à la famille (chapitre 3 et 4). Au travers de l’étude de la trajectoire militante dans laquelle s’inscrit la cause anti-genre en Italie, je suivrai aussi les stratégies de politisation du mouvement anti-genre, notamment la dynamique d’échange partis-mouvements marquée par les événements politiques des derniers rendez-vous électoraux : le referendum constitutionnel de 2016, les élections municipales de 2016 et 2017, les élections générales de 2018 et européennes de 2019 (chapitres 3 et 5). Tel est le projet pour une étude contextuelle, multidimensionnelle et relationnelle des mouvements anti-genre à partir du cas italien. ← 26 | 27 →

Chronologie synthétique de la trajectoire de mobilisation et de politisation du mouvement anti-genre italien

Fondé en 1980, le Movimento per la Vita (MpV) est une association née dans le sillage de l’introduction en 1978 de la loi no