L'île de l'entre-monde - Roselyne Cusset - E-Book

L'île de l'entre-monde E-Book

Roselyne Cusset

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Beschreibung

Une île en Méditerranée, trait d’union entre terre et ciel, lieu de l’exil et de tous les possibles. Certains natifs de génération en génération, perpétuent les traditions, les autres choisissent la liberté. Parallèlement, une autre île lointaine, parmi des milliers en jeux de miroirs éclatés, révèle la fragilité de l’existence. Vanina quelques décennies plus tôt décidera de fuir l’héritage mortifère, tandis que Kimiko aujourd’hui choisira la libération. L’une et l’autre s’affranchiront à leur manière. Le sacrifice de la plus âgée rendra sacré son ultime passage. Orso le forgeron maitre de la malédiction, gardien du seuil regardera s’éloigner les bateaux, sans jamais franchir la passerelle, car il sait que s’il enfreint le pacte jamais il ne pourra revenir vivant sur l’île. Louis et Stéphane les descendants révèleront les blessures à jamais enterrées sur les plus hauts sommets de l’île. Reste la beauté de la nature qui parfois cicatrise les plaies. Au soleil couchant l’esprit du berger des morts veille.




À PROPOS DE L'AUTRICE




Roselyne Cusset a toujours écrit sans oser proposer ses histoires dont beaucoup dormaient dans des carnets à spirales. C’est tardivement qu’elle a franchi le pas pour se faire éditer. Parallèlement elle s’est adonnée à de nombreuses passions comme la culture japonaise, la danse et la photographie. Elle a enseigné le yoga et a travaillé dans la communication et le journalisme. Aujourd’hui installée dans le sud de la France elle explore d’autres formes d’expressions artistiques.

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Roselyne Cusset

L’île de l’entre-monde

REMERCIEMENTS

Je dédie ce livre à Monique « Momo » et à tous les affranchis.

 

Je remercie Jean-Paul et Viviane Frébourg pour m’avoir supportée, tout au long de l’écriture…

Avant-propos

Ce roman se déroule en partie sur une île, dont j’ai choisi de taire le nom, pour lui garder sa part de mystère.

Elle est précieuse car unique pour la personne qui pose le pied pour la première fois sur son sol. Certains la reconnaîtront aisément.

Cependant, même si j’ai sillonné ses montagnes, ses vallées, ses bords de mer, je garde en mémoire le souvenir de ma première rencontre.

Un rendez-vous incroyable, un éblouissement face à ses paysages sauvages, lorsque je suis partie en randonnées, quadrillant ses territoires inconnus. J’ai essayé de restituer mes premières impressions, elles sont remontées intactes du fond du puits de ma mémoire.

Les personnages fictifs qui composent en partie cette histoire retracent la légende des mazzeri, bien réelle cependant pour certains. J’ai entendu ces récits pour la première fois de la bouche de ma belle-mère, originaire du centre de l’île. Des mythes ancestraux, étranges, parlant de malédictions. Une attirance magnétique me donna envie d’écrire un livre, inspiré par ces traditions séculaires.

J’ai enrichi mes connaissances, grâce à la lecture de nombreuses études anthropologiques.

Le reste n’est qu’imaginaire, poésie et souvenirs. car c’est avant tout une fiction.

Et si le bleu était la couleur du chagrin !

« Du rouge au vert, tout le jaune se meurt. »

Guillaume Appolinaire.

 

Toute de rose vêtue portant dentelles et souliers vernis, la chevelure mousseuse et dorée irradiée de soleil, une fillette suit à petits pas l’étrange procession d’hommes et de femmes, habillés de vêtements sombres qui regardent leurs pieds, accablés par la chaleur, ployant sous le joug d’un chagrin silencieux. Il n’y a pas si longtemps, un festival de couleurs vives peignait les jupes et les robes des femmes, colorait les fichus recouvrant leurs chevelures et leurs épaules. Les hommes portaient chemises blanches et foulards aux teintes vives autour du cou. Mais ça c’était avant…

L’enfant trottine la tête baissée, serrant ses petits poings de chaque côté de sa taille, le buste en avant, propulsée par la seule volonté de suivre les adultes, coûte que coûte et surtout de ne pas se faire repérer. Malgré la chaleur elle tremble de peur d’être punie, même battue. Son père, le notaire, a la main vigoureuse et la voix puissante. Son fin visage pâle et crispé, son front buté, dessinent l’effort qu’elle fournit pour suivre la marche des aînés.

Personne ne prête attention à cette petite silhouette cachée derrière ce si grand accablement, cette minuscule ne voit que leurs souliers et leurs pieds nus. Le cortège silencieux progresse lentement, comme un long serpent de colère rentrée. Parmi les pèlerins, des anciens courbés par les ans, des jeunes femmes aux visages allongés de tristesse accompagnées de leurs enfants. Les plus petits sont enroulés dans une large étoffe portée sur le dos. Les adolescentes ne chahutent plus avec les garçons de leur âge. Les plus âgés au front strié de soucis au-dessus de regards résignés se tiennent les uns les autres agrippés à leurs cannes de bois foncé, ils avancent lentement, frappant le sol à contretemps. Mais où sont passés les hommes dans la force de l’âge, ont-ils perdu la foi ?

À la guerre pardi, bien loin d’ici, par-delà la Méditerranée, toujours aussi bleue, aussi belle comme si rien ne se passait de terrible ici plus près du ciel. Une image de carte postale lisse sans les touristes. Une vision de paix trompeuse figée dans le temps. Dans ce décor, les oiseaux continuent de voler en arabesque entre les rares nuages. Et si le bleu était la couleur du chagrin ?

Le prêtre mène la procession alourdi par ses longs habits noirs et blancs, le berger des âmes porte calot sombre sur sa tête dégarnie, il s’arrête souvent, s’éponge le front, souffle et ferme les yeux, en marmonnant des prières. Un long murmure frissonne, sortant de toutes ces gorges, pareil à un essaim d’abeilles butineuses, puis le son enfle et devient un chant lancinant et merveilleux, qui s’élance à l’assaut du ciel d’août en une incantation. Un hymne à l’espérance, aux larmes des veuves, au cri des éplorés pour chasser la peine et effacer les drames, se donner du courage.

La longue file chantante continue sa marche, sur le chemin poussiéreux et caillouteux. Au loin les cimes des montagnes en dentelles de granite se découpent sur fond de ciel bleu pâle, reflétant le soleil. De grands machaons noirs et jaunes volètent au-dessus des fleurs roses de ciste, bien loin de cette tristesse, sur fond de ferveur fiévreuse.

Un cri retentit « Halte là ! »

Un homme s’est écarté du groupe et se dirige vers la petite qui se cache derrière la masse compacte des marcheurs. Elle rentre sa tête dans ses épaules menues, pour devenir plus petite encore, ferme les yeux, s’imaginant disparaitre complètement, tout est noir derrière le rideau de ses paupières. Il l’a repérée, comment a-t-il pu ? Mais lui, ce n’est pas un homme comme les autres. Son visage osseux dessine plus d’ombres que de lumière, sa moustache et sa barbe fournies lui mangent la moitié du visage, quelques poils blancs l’adoucissent. Son regard sombre brille d’intelligence, sous sa tignasse hirsute. Il est sec, se tient très droit, ce qui lui donne cette allure imposante, possède le pouvoir ancestral et la force de son métier de forgeron, fils de Vulcain. On lui prête des pouvoirs redoutables, beaucoup le craignent, mais le respectent pour son travail et sa vaillance.

La preuve tout le monde se tait. le « Berger des morts » impassible, esquisse un sourire. Tout autour révélées par ce silence, les cigales s’en donnent à cœur joie, sans se soucier des hommes.

À contre-jour, son ombre immense telle un mauvais présage enveloppe l’enfant. Des larmes lui remplissent les yeux, elle baisse sa tête devenue soudain si lourde, fatiguée d’avoir tant marché, vacille ! Il se penche vers la petite prête à tomber, la saisit par la taille, d’un seul mouvement ample la juche sur ses épaules. La petite silhouette s’accroche à la veste de l’homme de toute la force de ses mains. « Accroche-toi bien, il y a encore du chemin. » Des chuchotements parcourent la procession. « C’est la petite Vanina, la fille d’Honoré le notaire. » le regard de l’homme glisse au-dessus de cette masse murmurante d’où émanent des messes basses. « Tu parles, le père et la mère ne sont pas là, pas avec nous les petits, les moins que rien… » Alphonse ne montre pas qu’il a bien entendu les insinuations, son visage ne reflète aucune émotion. Le silence s’étale comme une aile ouateuse. Il est temps de reprendre le chemin de terre sèche, la destination n’est plus très loin. Les vêtements sombres des fidèles sont recouverts de cette poussière en suspension, pulvérisée comme une trainée de poudre dorée sous le soleil accablant. Tout le groupe en est auréolé, enfariné de sainteté. Le chemin prend de la hauteur, se verticalise. Le rythme des marcheurs ralentit, le plus dur reste à venir, malgré le vertige qui s’empare de certains, qui s’accrochent sans une plainte, chancelants… La chaleur épaissit l’atmosphère, les plantes et le sol alentour frémissent en tremblements légers et continus. La voix de stentor du maitre forgeron retentit, amplifiée par l’espace : « Nous arrivons bientôt, ne faiblissez pas, la vierge nous attendra elle ne risque pas de s’en aller, notre dame nous protège depuis si longtemps, quelques minutes de plus, ce n’est rien par rapport à l’éternité ! »

Un bourdonnement approbateur sort des entrailles de la procession. Quelques rires étouffés apaisent Vanina, perchée sur les épaules solides de l’homme au costume sombre et rugueux. Le prêtre à ses côtés ne répond pas, il est en frémissement de prière, un petit sourire se dessine sur ses fines lèvres. Il sue à grosses gouttes tout en extirpant de sa soutane un grand mouchoir blanc avec lequel il s’éponge le visage. Il avance lentement, ouvre la bouche pour respirer l’air qui semble lui manquer, comme un poisson sorti de l’eau, ses gros yeux globuleux sont si clairs qu’on les croirait translucides. Enfin la voilà la très haute, blanche sur fond de ciel. Les quelques mètres qui séparent la procession de la statue sont les plus durs. Le sentier débouche sur une surface herbeuse. Alphonse s’arrête, dépose la petite sur le sol, qui trottine puis s’assoit sur une souche.

Il lève le bras, crie de nouveau « halte là ! », le cortège s’immobilise, Vanina est frappée de stupeur, la bouche ouverte sans que le moindre son n’en sorte. Le curé est ramassé sur lui-même, immobile, pétrifié, les yeux mi-clos, le silence le sertit de piété, des traînées de sueur brillent sur sa face graisseuse. Le chant reprend avec force et entrain, la vision de la vierge a balayé la fatigue des fidèles. Calasima, le plus haut village de l’île encastré dans le granit, citadelle naturelle tournée vers la mer, on la devine, on la sent tout autour, mais d’ici on ne la voit pas. Des mouettes aux cris stridents de pleureuses, accueillent la longue file des pèlerins…

Les pieds nus des plus pauvres sous les longues robes sombres et les pantalons élimés sont couverts de terre, et de sang.

Il faut souffrir pour mériter le ciel…

À contre-jour, toute de noir vêtue une silhouette silencieuse s’avance au pied de la madone blanche et couronnée. Elle porte sur sa tête une cruche remplie d’eau, qu’elle saisit pour la verser dans les gorges asséchées des plus vieux, des affaiblis, des enfants accompagnés de leur mère. Son port de tête altier, sa silhouette toute en force et en finesse dessinent à contre-jour une ombre majestueuse.

Cette pénitente a marché tout le long, avec son fardeau sur la tête sans jamais se plaindre, sans jamais s’arrêter. L’ombre se glisse dans le groupe, des visages tendus l’implorent : « Maria, encore une goutte encore ! »

« Non il en faut pour tous. Pensez aux autres, je remplirai la cruche, ne vous inquiétez pas ne criez pas, ne suppliez pas, chacun son tour. Gardez vos forces et vos lamentations pour plus tard, vous en aurez besoin… »

C’est la voceratrice, la pleureuse des âmes défuntes, la poétesse de la mort, plus à l’aise lors des processions funèbres. Aujourd’hui, elle étanche les gosiers secs des assoiffés, mouille les lèvres fendillées, abreuve les plus faibles. Cette femme connait la source près du chêne toujours vert, entre deux rochers imposants, elle va et vient avec aisance, suivie par les regards suppliants et fiévreux des plus faibles. Des visages levés dans sa direction avec des sourires de gratitude l’accompagnent. Aujourd’hui c’est parmi les vivants que Maria se sent indispensable. C’est ce qu’elle préfère, malgré la désapprobation du curé qui n’aime pas ses lamentations. Maria ne saurait dire pourquoi, sans doute parce qu’elle a trouvé sa place auprès des siens, malgré tout. On la tolère, mais on se défie de ses dons, de ce qu’ils représentent pour la communauté. Derrière elle flotte un voile de tristesse, sait-elle rire encore ?

Maria !

Le photographe qui les accompagne depuis le début, mitraille la scène. Tout de clair vêtu, portant panama et bretelles pour retenir son pantalon de flanelle. Quelle idée de s’habiller comme ça, avec toute cette poussière qui vole ! On n’a pas l’habitude ici de voir des gens accoutrés ainsi, sauf pour les mariages. Il en profite pour boire un peu de cette eau salvatrice. Il était temps…

L’homme virevolte indifférent aux regards incrédules, son appareil suspendu sur sa poitrine, comme un troisième œil noir qu’il manipule avec dextérité. La petite foule se tait, tout en l’observant. Ici on ne pose jamais trop de questions aux étrangers, même s’ils sont richement vêtus. On l’observe à la dérobée, l’air de rien et des murmures accompagnent les têtes qui se tournent, se rapprochent, les regards sous les paupières à demi baissées.

Des chuchotements fusent de-ci de-là.

« Qui est-il ? Pourquoi ces photos ? Pour un journal ? »

« Oui ! » affirment certains.

« On ne sait pas », lance prudemment Maria.

Il se confiera de lui-même, après un verre ou même plusieurs, autour d’un bon repas sous une tonnelle de fleurs ou dans la fraicheur d’une maison hospitalière.

L’étranger ne voit que la statue et Vanina, d’un geste de la main il dirige les opérations, rassemble, quelques personnes aux pieds de la dame en blanc, muette en ses atours comme un rêve de pierre surplombant tout son petit monde.

Le photographe demande à la fillette et Maria de prendre la pose le plus naturellement possible, recule, clic clac cliquète l’appareil, l’enfant n’a pas la tête à ça, trop fatiguée pour protester. Il cherche du regard Alphonse, lui fait des grands signes pour l’inviter à se rapprocher. Le trio pose devant la statue de toute éternité, celle pour qui ils sont venus si nombreux, malgré la distance, la chaleur et les douleurs des plus anciens. Ça cliquète de plus belle clic clac clic clac…

Satisfait, il clame « j’espère que ce seront de belles photos » puis las, s’assoit, s’éponge le front en enlevant son beau chapeau clair, qui lui donne des allures de planteur des Caraïbes.

Kimiko

« Dans la solitude nocturne, vous voyez passer les mêmes fantômes. Comme la nuit s’agrandit quand les rêves se fiancent. »

Gaston Bachelard.

 

Quelques décennies plus tard sur le continent, dans une vallée qu’entouraient de hautes montagnes aux cimes enneigées jusqu’à la fin du printemps, une jeune femme découvrait les témoignages d’un autre temps.

« C’est qui lui sur la photo ? Celui qui trône avec ses yeux perçants et son costume sombre ? »

« Alphonse le parrain de ma grand-mère, le père d’Orso. »

« Et cette femme qui porte une cruche sur la tête ? »

« Maria, la poétesse des âmes défuntes. »

Kimiko regarde attentivement le cliché en noir et blanc, comme pour l’interroger, lit au dos une date, été 1940 Calasima ; le repose à côté des autres. Assise en tailleur sur le tapis, sa longue jupe plissée s’étale en corolle autour d’elle, son visage menu et pâle émerge d’une longue chevelure d’ébène. Les innombrables photos éparpillées lui donnent le tournis, il y en a tellement, un sacré paquet mais par quoi commencer ? Après un certain temps de réflexion, concentrée dans une immobilité totale, la jeune femme s’anime, prend chaque photo, les scrute comme pour percer un secret, les retourne et les classe patiemment, de ses longs doigts agiles. Elle les glisse une à une sous le film transparent d’un classeur sombre, change de position avec une souplesse féline. Concentrée et attentive, plus rien n’existe en dehors de son occupation. Ce trait de caractère a toujours impressionné Louis, silencieux, assis à ses côtés, il reprend la photo en noir et blanc que regardait Kimiko avant de la poser à part. Ce cliché représente une scène de la vie ordinaire, pendant la guerre, une enfant auréolée de lumière au visage triste, les yeux clos posant sa tête sur les genoux d’une femme au port altier, au regard fiévreux, toute de noir drapée.

« Ma grand-mère Vanina, regarde une vraie poupée. »

Kimiko saisit le cliché, le détaille et répond à voix basse, comme si elle se parlait en une sorte de confidence intime…

« Oui, j’aurais tant aimé posséder cette couleur de cheveux avec ses boucles abondantes qui accrochent le soleil, malheureusement ma chevelure lisse et sombre ne retient que la nuit. »

« Justement tu es une femme d’ombre et tu es ma petite lune. »

Kimiko lève la tête, sérieuse, comme si elle n’avait pas entendu le compliment de Louis et le regarde l’air pensive, en lui tendant un portrait.

« Cette femme toute vêtue de noir m’intrigue, elle possède une allure incroyable, son visage si énergique et son regard perçant m’interpellent et me touchent, je ne saurais dire pourquoi. »

« C’est Maria ma chérie, la pleureuse des âmes perdues, réputée pour ses chants si beaux, si tristes, si intenses, personne ne chantait comme elle. À cette époque et même dans les temps anciens elles furent nombreuses sur l’île. Aujourd’hui tout cela n’existe plus. »

« Tu es sûr ? »

« Je crois, mais peut-être se cachent-elles loin de la mode et de certains touristes qui cherchent à récupérer bien des traditions, en y accolant chamanisme à toutes les sauces… Le secret est fait pour durer, dès qu’il est divulgué et récupéré, il perd son âme. »

La sonnerie d’un portable se fit entendre. D’un bond l’homme se lève, tout en se dirigeant précipitamment dans la pièce d’à côté. Elle l’entend rouspéter, le son de sa voix s’intensifie, devenant de plus en plus forte au fur et à mesure de la conversation.

Puis Kimiko se concentre sur les images qu’elle range avec précaution… Un léger baiser sur le sommet de son crâne l’effleure, elle frémit discrètement pareille à une feuille de charme sous une brise légère.

« Je te raconterai plus tard la terrible histoire de cette malédiction qui pesait sur l’île, mais je dois y aller… »

Il s’éloigne et crie : « On m’appelle au bureau j’ai une mission, je t’appellerai ! »

La porte d’entrée claque, une voiture démarre. Le temps s’arrête pour Kimiko, tout se fige, seule sa respiration pourtant si légère gonfle à un rythme régulier sa poitrine menue, sous son fin chandail noir.

Comme souvent la jeune femme n’a posé aucune question et se replonge lentement dans le tri des photos d’un autre temps, d’un autre lieu… Elle se raccroche instinctivement aux dernières paroles de Louis « la malédiction de l’île… ». Intriguée, elle voudrait en savoir plus avant qu’il parte, mais doit attendre son retour.

L’histoire se recompose graduellement. Il était une fois sur une autre île que la sienne plus proche géographiquement.

Depuis leur rencontre Louis n’a livré que très peu d’informations sur une partie de l’histoire familiale. Heureusement que Vanina lui a raconté quelques histoires émouvantes et étranges, Kimiko aurait tellement aimé en savoir plus. La jeune femme écoute beaucoup et retient tout ce qu’on lui dit, une habitude prise très tôt dans son pays d’origine.

Patiemment, avec des gestes mesurés elle remet le reste des photographies pas encore classées faute de temps, dans une grande boite noire, la range avec le classeur au fond d’un long buffet de bois clair. La suite du tri pourra attendre, la prochaine fois, Kimiko prendra tout son temps.

La jeune femme gracile se dirige dans une pièce spacieuse presque vide, meublée sobrement d’un bureau foncé, installé près de la large baie vitrée, tire l’unique chaise et s’assoit. Avec des gestes mesurés Kimiko sort un grand cahier d’un tiroir, prend un fin stylo dans une trousse posée près d’une lampe, l’ouvre sur une page blanche et écrit, avec lenteur et application. Totalement absorbée par son occupation. Parfois elle lève la tête, son regard se perd au loin par-delà la baie vitrée, dans le paysage alentour. Un arrêt sur image en suspension, la bouche entrouverte. Ses pensées vagabondent par-delà les arbres du jardin, son visage reste lisse, aucun remous ne plisse ses yeux, ne fronce son front, telle une petite statue de marbre.

Elle préfère écrire en japonais sa langue d’origine, à la main pour un premier jet. Sa pensée dérivant au rythme de sa calligraphie. Ensuite, elle tapera la traduction en français sur son ordinateur portable, puis réécrira à la main en français pour le plaisir. Kimiko aime les glissements du stylo sur la page blanche, les pleins et les déliés, les virgules et les points. La beauté des majuscules, habillées comme des commandants au début de chaque phrase. La jeune femme préfère la sensation que lui procure cette forme d’écriture, aux tapotements brefs du clavier d’ordinateur.

C’est le temps suspendu qu’elle s’accorde pour écrire des petits poèmes, composés de trois strophes de 5, 7, 5 syllabes, une invitation à la méditation. Le Haïku se célèbre dans tout le japon, Kimiko a pris l’habitude d’en écrire chaque jour.

C’est aussi une manière de ne pas rompre le lien avec son pays d’origine. La jeune femme vit pour ses deux passions, la poésie et le Butô l’alliance de l’ombre et la lumière, de la mort à la renaissance.

Mais elle n’en dévoile qu’une. L’autre passion est gardée loin des autres, même de Louis qui trouve cette expression macabre. Le seul lien qui la relie aussi à sa mère Fumie, disparue sur l’une des îles de Goto depuis une dizaine d’années, jamais retrouvée, malgré les recherches d’amis et de sa famille, car la police n’intervient qu’en cas de crime ou d’accident avérés. Sa mère s’est évaporée un matin en se rendant à son cours de danse, Fumie a changé de statut social elle est devenue une Joahatsu, une évaporée. Louis va sans doute partir quelques jours, il téléphonera, repassera pour prendre quelques affaires. Kimiko souffre de l’attendre, les nuits surtout en pensant à lui dans la peur qu’il ne revienne plus. Comme sa mère.

L’écriture la remplit d’une force insoupçonnée. Depuis la peur s’est transformée en une sorte de fatalité, car si un évènement dramatique arrivait, rien ni personne ne pourrait jamais changer le cours du destin. Est-ce le fait de se sentir impuissante malgré tout ? l’acceptation peut être aussi une force, associée à une lente patience. Fumie vit peut-être au cœur d’une grande ville, anonyme parmi les fantômes. Kimiko aime le silence qui l’accompagne dans toutes ses occupations journalières, ne supportant ni les cris ni les pleurs.

« Lorsque je suis seule je ne le suis pas vraiment, j’existe entièrement remplie de ma vie, de mes souvenirs. »

Joyeusement Vivaldi s’invite dans son espace, elle sursaute, cherche son portable, l’approche de son oreille, Louis lui confirme son départ quelques jours pour une réparation sur l’une des plates-formes les plus dangereuses. Ses supérieurs ont besoin de son expertise.

Kimiko repose son smartphone rapidement, leur dialogue a duré presque le temps d’une respiration… Pourquoi le perdre lorsqu’il se raccourcit, il sera bientôt là pour la rassurer ?

Imperceptiblement une ombre furtive attire son regard, il lui semble la voir se cacher derrière les haies du jardin, bien trop grande et verticale pour un animal. Le cœur battant la chamade, elle se lève et d’un pas mal assuré, monte à l’étage, traverse sa chambre, fait glisser la fenêtre coulissante qui grince tout en retenant son souffle.

« J’espère qu’il n’a pas entendu, je dois absolument huiler le mécanisme de cette baie vitrée ! »

Sur le balcon, la vue surplombant le jardin est bien plus étendue. Kimiko scrute l’espace de verdure en contrebas, mais ne voit rien sur le moment. Quelques minutes s’écoulent, tout en observant plus attentivement, une silhouette blanche lui rappelle une forme familière, sans en être certaine, peut-être dans ses cauchemars si nombreux ou dans l’œil de ses nuits d’insomnie. Elle se contracte imperceptiblement, suit du regard la forme qui s’éloigne, trop gracieuse pour être masculine. L’ombre longe la haie, saute avec aisance en s’appuyant de la main gauche sur le petit portail de bois au fond du parc, près du cyprès sombre et élancé. Progressivement, sa respiration devient plus saccadée, tout son corps se raidit, « devenir invisible ». La jeune femme recule, puis revient sur sa décision et se rapproche hésitante appuyée à la rambarde en fer forgé, pour regarder attentivement l’espace devant la maison, mais ne voit plus rien, une illusion sans doute. L’absence de Louis l’imprègne totalement, à ce moment-là il lui manque vraiment, bien plus que lorsqu’il part très loin. Elle ne dira