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Depuis son enfance, Anna est partagée entre deux langues et deux mondes qui la déchirent. Dans les années 80, alors qu’elle mène une carrière de journaliste, elle se retrouve à Santiago, capitale du Chili, propulsée par l’amour. Dans ce pays en proie à la dictature, elle essaiera de vivre, souvent douloureusement, aux côtés de son amoureux, les dernières années du règne de Pinochet.
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Seitenzahl: 280
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Brigitte Calame
L’impossible oubli
Roman
© Lys Bleu Éditions – Brigitte Calame
ISBN : 979-10-377-7556-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À nos mémoires individuelles et collectives
À Pato, Itzel, Nayeli et Silvio
La mémoire n’est rien sans raconter.
Et raconter n’est rien sans écouter.
Paul Ricœur
Note de l’auteure
Ce roman est basé sur des faits réels et des événements historiques chiliens des années 80. On reconnaîtra les patronymes des vrais tortionnaires ainsi que ceux de leurs victimes ou encore des résistants à la dictature. Les lieux, les dates et la description géographique ne sont pas non plus le produit de mon imagination. Ils correspondent aux faits rapportés par les organisations qui dénonçaient les violations aux droits humains, ainsi que par les journalistes de l’époque, par des amis et par ce que j’ai vécu.
Préface
L’impossible oubli, roman de Brigitte Calame, raconte une histoire : celle de femmes et d’hommes qui passèrent leur vie à défendre les valeurs de la démocratie et de l’humanisme, celle d’une fille et d’un jeune homme libres qui décidèrent d’être, de vivre, d’aimer.
Les faits importent autant que l’écriture poétique, fluide, aérée. On plonge dans le siècle et ses tourments, ses hésitations et ses révoltes, ses coups de gueule et ses coups de griffes, ses cris et sa force de rébellion. On navigue dans l’histoire, la petite et la grande avec un « H » majuscule. On plonge au cœur des événements, on vit les histoires avec Anna, avec Mario, avec les parents, les amis, les camarades des combats.
Le roman démarre dans un château provençal et dans un quartier ouvrier chilien, puis nous entraîne dans un tourbillon de voyages, de refuges et d’exils en Amérique latine et en France. Ce récit choral plonge le lecteur dans les années 70 et 80, dans les méandres et les cauchemars d’une dictature chilienne sanguinaire et raconte l’espoir de la démocratie et d’un monde meilleur.
En près de 200 pages, Brigitte Calame montre sans démontrer, suggère sans insister. Elle ravive notre mémoire, si têtue. Cette mémoire qui lutte sans cesse contre l’amnésie et l’oubli.
Chères lectrices, chers lecteurs, prenez le large avec elle et laissez-vous emporter par ce roman émouvant et puissant duquel on ne sort pas indemne.
Maria Poblete,
Écrivaine
Paul, le père, était né entre les deux guerres, juste après le crash boursier de 29 et dans une Suisse romande qu’il n’aimait pas. Il avait grandi avec beaucoup de culpabilité dans la religion calviniste et dans un pays qui avait pour horizon des montres et des horloges, des vaches et des pâturages, des montagnes et des lacs, du fromage et du chocolat. Ses grands-parents étaient paysans, mais son père avait troqué la campagne suisse pour la ville et pour un métier de petit fonctionnaire qui le frustra toute sa vie. À vingt ans, ne voulant pas lui ressembler et n’ayant pas pu faire les beaux-arts – ce n’était pas des études faites pour de vrais hommes –, Paul, qui rêvait de prendre le large et de connaître la mer, connut ma mère, disait Anna qui aimait raconter la rencontre romantique de ses parents.
Après avoir travaillé l’été sur un chantier pour se faire quatre sous, le jeune étudiant du Technicon de la Chaux-de-Fonds avait enfourché son vélo – qui n’avait pas de vitesses – pour descendre dans le sud de la France en longeant le Rhône. Arrivé à Port-Saint-Louis, les moustiques le dévorèrent mais ne l’empêchèrent pas de s’extasier devant l’étendue de la Méditerranée. Face à l’iode et au sel, il fit le serment de la sillonner un jour. Il rejoignit ensuite la ville de Marseille encore ébréchée par des bombardements qui l’avait détruite quelques années auparavant. Il peignit tout de même le Vieux Port, puis en remontant, il parcourut la Camargue, traversa Arles en rêvant de Van Gogh, s’attarda dans les Alpilles. Il découvrit pour la première fois les oliviers tortueux et le chant des cigales. Il aimait cette nature qui sentait le thym et le romarin.
Pour couronner son échappée, il dormait à la belle étoile en attachant son vélo à son poignet gauche afin d’avoir la main droite prête à frapper en cas d’assaut. Cependant, en arrivant tout près d’Avignon, le tonnerre et les éclairs annoncèrent un gros orage. Il s’approcha donc d’une ferme et demanda refuge.
— Je peux dormir dans la grange ?
— Au-dessus de la bergerie, lui rétorqua, sur un ton bourru, un paysan venu d’Italie.
Le lendemain, il attendit que la pluie se calmât pour repartir. En début de matinée, le mistral commença à balayer avec furie les nuages venus perturber la fin de l’été. Il remplit sa gourde de l’eau du puits et était prêt pour reprendre la route lorsqu’il aperçut Antoinette.
Elle descendait de son petit cheval camarguais blanc. Elle avait vingt ans et venait chercher du lait pour les siens. Elle n’était pas spécialement jolie et apparemment sa timidité ne lui permettait pas de regarder les gens en face, si bien que Paul eut l’impression qu’elle souffrait d’un petit strabisme.
C’était une jeune fille, petite, mince mais musclée, une sportive aux cheveux châtains, au nez aquilin très prononcé, aux yeux qui changeaient du jaune au vert-gris selon la lumière du jour. Lui, à ses côtés, semblait un géant. Non seulement il était grand pour l’époque mais de plus c’était un bel homme dont les poils avaient doré au soleil et les mollets gonflés sous l’effort du pédalage. Ils se parlèrent en se vouvoyant. Elle lui posa des questions. Il lui raconta son aventure, lui montra ses peintures et elle l’invita à passer au château.
Antoinette habitait à cinq kilomètres de Tarascon, dans le château Les Mouttes, une construction qui avait été le pavillon de chasse du Roi René, duc d’Anjou et comte de Provence, contemporain de Jeanne d’Arc. C’est dans ce petit château acheté par un de ses ancêtres, qui se disait descendant d’un chevalier du bon roi qui participa aux dernières batailles de la guerre de Cent Ans, que la jeune fille grandit dans une famille de paysans très atypiques.
Intrigué par ce regard fuyant d’Antoinette, Paul, n’étant pas pressé de rentrer chez lui, accepta son invitation et lui emboîta le pas. À travers les champs et à vol d’oiseau, la demeure d’Antoinette n’était qu’à une demi-heure à pied de chez le laitier. Ils longèrent des rizières, puis laissèrent de côté de vieilles vignes avant d’atteindre la ferme attenante au château.
Une énorme cave se dressait dans une cour abritée qui sommeillait sous d’énormes platanes. Plusieurs corps de bâtiments semblaient protéger le château. Un petit canal, appelé roubine, en faisait le tour et du côté nord, un pont donnait accès à un grand parc ombragé. Mais Paul ne vit pas les arbres tout de suite car il entra dans la maison par le sud, du côté de la terrasse et de la salle à manger.
Il eut l’impression de pénétrer dans une autre époque : Antoinette et les siens habitaient dans une immense demeure sans aucun confort. Il n’y avait pas de salle de bain ni d’eau chaude ; pas de téléphone ni de radio. Chez un Suisse citadin des années 50, cela était impensable. La salle à manger, qui mesurait près de 80 mètres carrés, vivait les volets fermés. Le salpêtre rongeait les murs et montait presque jusqu’aux tableaux qui les décoraient. Obscurcis par le poêle à charbon, qu’on n’allumait en hiver que pour les grandes occasions, on devinait à peine les paysages bucoliques peints par des artistes anonymes de la fin du XVIIIe. L’obscurité de l’intérieur contrastait avec la lumière aveuglante du dehors.
Nonobstant, l’essentiel de la vie se déroulait dans une grande cuisine tapissée d’une énorme batterie de cuisine en cuivre et autour d’un poêle sur lequel, jour et nuit, été comme hiver, bouillait l’eau qui servait aussi bien à préparer les repas qu’à laver dans une bassine le cul des merdeux. Les bains d’ailleurs n’avaient lieu qu’une fois par semaine et il fallait frotter très fort pour faire disparaître la crasse incrustée au niveau des chevilles et à l’arrière des oreilles des enfants. Pour le reste, trop délabrées pour être entièrement habitées, plusieurs ailes du château étaient condamnées. C’était un château qui tombait en ruine et n’avait absolument pas la majesté de la belle forteresse médiévale de Tarascon où vécut le roi René en surveillant le Rhône.
Lors d’un deuxième séjour, Paul découvrirait cependant des aspects plus attrayants de ce petit pavillon de chasse qui avait tout de même sa chapelle avec ses reliques Renaissance et trois salons en enfilade avec des plafonds à la française, lesquels, habillés de vieux meubles, faisaient des envieux parmi les antiquaires. Chaque salon correspondait à une saison. Le premier, tout de bleu vêtu, était celui d’hiver. C’est celui qu’on utilisait en permanence car Juliette, la mère d’Antoinette, y passait des heures à jouer du piano. Une cheminée, que son mari Ricardo allumait religieusement tous les matins d’automne, hiver et printemps, et qu’il entretenait toute la journée, permettait de réchauffer ceux qui ne s’en éloignaient pas trop. Le deuxième, en revanche, demeurait clos une grande partie de l’année. Dans ses quatre coins, il y avait des colonnes en stuc, imitation marbre, sur lesquelles reposaient des bustes sculptés des ancêtres de la famille qui semblaient dévisager ceux qui venaient perturber leur éternelle tranquillité. Ailleurs, on pouvait admirer un mobilier Louis XV avec un canapé canné en hêtre mouluré, reposant sur huit pieds cambrés, et six fauteuils assortis. C’est dans ce salon qu’en été on se mettait à l’abri de la chaleur. On pouvait y ouvrir des portes qui donnaient au nord comme au sud, ce qui permettait, tout en laissant les volets mi-clos, de bénéficier d’un courant d’air non négligeable en période de forte canicule. L’ouverture vers le sud donnait d’ailleurs sur la terrasse dallée qui se trouvait en plein cagnard, comme on aime appeler dans cette région le soleil qui chauffe à l’intersaison les vieux jours des personnes âgées. Par la terrasse, on accédait à gauche à la salle à manger et à droite au troisième et dernier salon. C’était le salon rouge ou encore celui de lecture, la bibliothèque se trouvant dans la tour attenante. Malheureusement, la bibliothèque était abandonnée aux toiles d’araignées et à la poussière, car même si Juliette s’intéressait aux archives, dans la famille, personne n’était vraiment attiré par les livres. On préférait les courses camarguaises et les chevaux aux savoirs écrits.
Paul, en revanche, aimait les livres et les antiquités, et même s’il avait été élevé au rythme des métronomes, le côté peu fonctionnel de ce foyer finit par le séduire. Quant à la mère d’Antoinette, elle trouva en lui un jeune homme cultivé qui, contrairement à ses enfants, savait apprécier les belles choses héritées de ses ancêtres et avec lequel elle pouvait partager sa passion pour la musique.
Il s’intéressait effectivement à la musique, à la peinture et au travail méticuleux des artisans d’art. Il admirait les œuvres des ébénistes qui, du temps de Louis XIII, avaient su sculpter dans la masse d’un noyer des buffets et des armoires aux moulures fortement saillantes et aux vantaux en pointes de diamant. Il appréciait la beauté du geste mais aussi celui laissé par la patine du temps. L’élégance des fauteuils et commodes Louis XV le ravissait et il s’extasia à l’étage, dans l’antichambre, devant huit immenses armoires qui gardaient jalousement les secrets, les linges et la vaisselle de la famille Montfrein. Si bien que très rapidement et malgré la distance, Paul devint un habitué du château et d’Antoinette qu’il passait voir chaque fois qu’il partait en voyage. Car fidèle à ses rêves, il ne renonça pas à son projet de connaître la mer de l’intérieur et un an et demi après leur première rencontre, son diplôme de mécanicien en poche, à Port-de-Bouc, non loin du château, il s’embarqua pour l’Orient sur un pétrolier.
Il alla jusqu’en Arabie Saoudite et en passant entre la Sicile et l’Italie, il envoya une bouteille à la mer contenant sa première lettre d’amour à Antoinette, la fille de Juliette dont le souvenir agitait ses nuits de matelot. Il aurait voulu naviguer longtemps, mais après un premier voyage vers l’est où il devina l’Égypte et le désert, sans mettre pied à terre, il rentra un peu bredouille. Le navire n’était pas très en forme et l’armateur fit vite faillite si bien que Paul se retrouva en plein hiver de retour dans son Jura suisse sans espoir de réembarquer. Déprimé, il travailla un peu dans une fabrique de montres tenue par le père d’un ami d’enfance. Ensuite, il décida d’épouser Antoinette qu’il avait appris à aimer à distance.
Au cours de l’été 54, il y eut bien évidemment la rencontre des parents, des frères et sœurs et des copains. Juliette n’était pas très agréable. En pleine ménopause, elle bataillait, sans en parler, contre ses bouffées de chaleur, sa sécheresse vaginale, son manque de libido. Fâchée en permanence, elle ne supportait plus personne et moins encore son mari Ricardo qui l’exaspérait. Néanmoins, le mariage eut lieu après Noël. L’ambiance fut austère car un des frères d’Antoinette était absent et personne n’avait le cœur à faire la fête. Chez Juliette d’ailleurs on ne savait pas faire la fête. On savait manger. On aimait se mettre à table pendant de longues heures en parlant de tout et de rien, de la pluie et du beau temps, des récoltes et des semences, des voisins et de la famille.
La cérémonie religieuse eut lieu dans la chapelle du château. Juliette réussit, non sans mal, à trouver un curé qui accepta de marier sa fille à ce protestant venu de l’est. À l’époque, ces mariages n’étaient pas bien vus et on en parla beaucoup du côté de Tarascon, comme on avait aussi jasé, pendant des décennies, sur l’alliance de Juliette et de Ricardo.
Petit, je vivais dans un cité, dans un quartier ouvrier de Santiago. El cité est une typologie architecturale qui de nos jours tend à disparaître dans cette ville latino-américaine tombée depuis longtemps entre les mains de spéculateurs en tout genre. Mais les nostalgiques d’un temps plus humain arrivent toujours à en dénicher quelques-uns dans le centre historique de cette capitale défigurée. Il s’agit en effet d’un ensemble de petits logements ouvriers de la fin du XIXe siècle, construits en pisé de part et d’autre d’une allée centrale. Cet espace commun, envahi par la marmaille des locataires, donnait naissance à une identité de quartier : on grandissait avec les voisins tout en respectant l’espace privé de chaque famille qui se résumait à quarante mètres carrés divisés en deux pièces où s’entassaient petits et grands. Ces deux pièces donnaient sur une petite cour où se trouvaient les w.-c., auxquels on accédait dans le noir et avec frayeur la nuit tombée.
La douche n’existait pas, mais on prenait notre bain une fois par semaine dans une bassine en bois afin d’enlever el piñen, la crasse, de derrière nos oreilles et entre nos doigts de pieds. L’eau chaude, on ne l’obtenait qu’en la chauffant dans d’énormes bouilloires qui restaient toute la journée sur le feu alimenté par du charbon de bois. En hiver, la neige de la Cordillère se faisait sentir et l’eau du robinet était si gelée qu’elle provoquait de douloureuses engelures à nos mères.
J’ai vécu jusqu’en 1963 avec mes quatre frères et ma sœur, dans l’un de ces cités que nous avons quitté lorsque j’avais dix-sept ans pour aller à Lo Valledor. Nous dormions tous dans la même chambre et nous avions pour voisins des cousins de mon père, de nos âges, qui étaient au nombre de neuf. Ma grand-mère, madame Inès, était une Espagnole qui avait traversé l’océan Atlantique, puis la Cordillère, avec ses sœurs vers 1890, en fuyant, comme beaucoup, des temps difficiles sur sa terre de Castille. En arrivant dans ce nouveau monde, qui tournait le dos à l’Occident, elle avait assez rapidement épousé un Chilien, peu tendre, qui mourut de tuberculose encore plus rapidement en la laissant seule avec deux enfants qu’elle éleva, grâce à Dieu, communiste. Oui, c’était une chrétienne qui prêchait dans sa petite épicerie le marxisme aux fidèles qui n’arrivaient pas à effacer leur ardoise. C’était l’époque où, au Chili, on n’achetait pas les denrées par paquet ni par litre.
— Madame Inès, pouvez-vous me donner dix centilitres d’huile ? Vous le marquez pour la prochaine fois ?
Ce n’était évidemment qu’une question rhétorique car l’argent gagné par les maris s’épuisait avant la fin de la semaine sans que les femmes en voient la couleur. Il arrivait souvent qu’une fois la paie dans la poche, à leur grand désespoir, leurs pauvres bougres d’époux revenaient ivres à la maison sans le sou. Mais ma grand-mère était très compréhensive et mettait tout ça sur le compte de l’exploitation et de la lutte des classes.
Je me souviens, alors que j’avais à peine trois ans, ou parce qu’on me l’a tellement raconté que je la vois faire, qu’à l’époque de la loi maudite, qui proscrivit à partir de 1948 le Parti communiste en envoyant en exil le poète et sénateur Pablo Neruda, elle cachait le journal du PC dans les grands sacs de riz. Ensuite, à la lueur de sa lampe à pétrole, elle lisait le journal interdit. Elle cachait aussi l’eau-de-vie dans des chambres à air et en vendait en catimini à ceux qui venaient s’abreuver le soir après une journée de labeur. Il fallait bien que les affaires marchent pour pouvoir nourrir tout ce monde qui dépendait d’elle. Car non seulement elle avait pris sous son aile protectrice ses enfants, petits-enfants et neveux, mais aussi deux de ses sœurs qui préférèrent le célibat au mariage dans ce pays où le machisme rendait l’amour difficile. Puis à tous ces gens vinrent s’ajouter des orphelines, filles d’une compatriote, qu’elle recueillit et éleva comme elle put. L’une d’entre elles, Aurora, devint d’ailleurs une grande femme d’affaires qui ouvrit des années plus tard « La casa de cristal », un bordel de grande renommée à Rancagua, où descendaient s’abreuver les mineurs qui travaillaient à Sewel, une mine de cuivre nichée dans la Cordillère des Andes à soixante kilomètres de la ville. Mais ça, c’est déjà une autre histoire.
Comme le commerce de madame Inès était à l’entrée du cité, elle avait le regard sur les mouvements de chacun dans cet espace où les enfants allaient et venaient avec insouciance. Nous grandissions d’ailleurs avec nos pantalons rapiécés, qui devenaient vite trop courts, et une seule paire de chaussures à l’année que nous devions enlever dès le retour de l’école. École qui ne se trouvait pas la porte à côté. Il fallait une bonne demi-heure de marche, sous la pluie hivernale, pour s’y rendre en patota, en bande. Car nous ne nous déplacions qu’en patota, c’est-à-dire à plusieurs afin de pouvoir faire face aux autres, toujours considérés comme des voyous alors qu’ils ne l’étaient pas plus que nous.
Pour ma part, je n’aimais pas les bagarres. Mais mes cousins si et ils s’amusaient toujours à les provoquer. Il leur suffisait de pas grand-chose : d’un regard, d’un juron, d’un crachat pour que tout s’enflamme. Je gardais, dans ce cas-là, mes distances ; j’étais toujours à l’écart. J’étais d’ailleurs le calladito, celui qui ne parlait pas. À mon grand désespoir, ma mère se vanterait pendant des décennies de mon mutisme :
— Une fois, la maîtresse m’a appelée pour savoir si Mario était muet. Cette histoire-là faisait rire et elle ajoutait : il était tellement sage qu’il pouvait passer des semaines sans prononcer un mot.
À vrai dire, tout le monde parlait à ma place et j’avais peu d’espace pour m’exprimer. Si bien que je commençai à dessiner, à faire des caricatures de ceux qui m’entouraient, à passer des heures à regarder les autres vivre avec ou sans leurs contradictions. C’est ainsi que les années de mon enfance s’écoulèrent entre rires et quelques pleurs réprimés, car au Chili les hommes en ces temps-là ne pleuraient pas.
L’été était l’époque la plus heureuse et nous l’attendions avec impatience. Il arrivait rapidement après la fin de l’année scolaire. Il commençait à Noël, avec un pauvre père Noël ruisselant sous sa barbe blanche et son habit rouge en feutrine, qui ne distribuait que très peu de cadeaux car il n’en avait jamais assez pour tout le monde. Nous, nous étions plus chanceux que les autres : nous avions un père non seulement bricoleur mais très créatif qui fabriquait pour chacun de ses six enfants le jouet dont chacun rêvait.
Mon père était le fils de madame Inès. Grand, blanc, aux yeux verts, il avait plus une tête de gringo que de Chilien. Mais cela ne l’empêchait pas d’être pauvre. Il avait commencé à travailler très tôt en cirant les chaussures des autres, alors que lui-même n’en avait pas. Il avait grandi en détestant son père et en vénérant sa mère. C’était grâce à elle qu’il s’était construit et il était devenu dans le quartier une figure aussi importante que Madame. Seulement, contrairement à elle, il n’était pas croyant et était en conflit permanent avec le curé de la paroisse qui refusait de donner la communion aux enfants de communistes.
— Beh si tu veux pas les communier, je vais voir la paroisse d’à côté, pauvre blaireau. Tout compte fait, c’est la même merde avec un parfum différent !
Mon père supportait tellement peu le curé que pour lui tenir tête, il avait même créé l’équipe de basket La estrella polar, l’étoile polaire, qui régulièrement jouait contre La santa fé, la sainte foi, de l’église. Comme les matchs étaient d’ordre idéologique, les insultes fusaient de part et d’autre et ils finissaient régulièrement en bagarre rangée.
— Enlève ta soutane espèce de huevón et viens te battre comme un vrai homme, criait mon père en rajoutant des jurons qui défrisaient les pudibondes.
Les injures cessèrent le jour où l’homme à la soutane rendit l’âme dans les bras d’une de ses brebis égarées. Tous savaient que, même s’il prêchait la bonne parole, le représentant de Dieu sur terre ne boudait pas les plaisirs de la chair et comme dans le quartier, dès que quelqu’un passait l’arme à gauche, on s’empressait de venir chercher mon père, spécialiste en vêtir les morts, il fut à cette occasion appelé à la rescousse.
— Don Barta, faites vite avant qu’il ne refroidisse.
Et Bartolo, contraction de Bartolomé, se dépêcha de venir en aide à celui qui venait de franchir le pas vers le repos éternel pour habiller, malgré lui, le curé défroqué, trouvé tout nu dans un lit maculé de péché.
Hormis ce passe-temps, Bartolo travaillait dans une fonderie. À midi, à tour de rôle, nous, les trois aînés de ses enfants, étions chargés de lui apporter la vianda, la gamelle avec le repas préparé par notre mère. Parfois, nous repartions avec le récipient métallique qui nous arrachait le bras : il nous le rendait plein de boulons et d’écrous et tellement lourd que nous avions du mal à repasser devant le gardien en faisant semblant d’être à vide. Pour lui, ce n’était évidemment pas du vol, ce n’était qu’une simple et légitime expropriation. Les salaires étaient très bas et la journée de huit heures demeurait une revendication ouvrière dont les patrons faisaient fi. Le Chili pourtant se targuait d’être un pays développé par rapport à ses voisins latino-américains qu’il considérait comme peuplés d’Indiens analphabètes. Il est vrai que les mineurs étaient syndiqués et ne se laissaient pas marcher sur les pieds. Ce qui avait entraîné, au début du XXe siècle, des massacres et des répressions féroces de la part de gouvernements de droite. Répressions que l’histoire voulut oublier afin de nous faire croire que nos hommes politiques et nos Forces Armées étaient bien plus humains que ceux et celles des autres pays latino-américains.
Pour nos gouverneurs, nos peuples originaires n’existaient pas. Et même si une grande majorité de Chiliens, avons du sang mapuche ou aymara qui coule dans nos veines, les Indiens, comme on les appelait, ne semblaient pas appartenir à la Nation. On voulait encore une fois nous faire croire que nous étions tous descendants d’Européens.
Ma mère, La Chabela, diminutif d’Isabel, était d’origine mapuche. Elle n’avait d’ailleurs pas vraiment connu son père, un homme qui aimait faire la fête et qui quitta sa femme, Maria, et son enfant du jour au lendemain en annonçant qu’il allait acheter des cigarettes. La Chabela n’avait que quatre ans. Pour suivre sa mère, elle dut laisser son village natal de Curico et immigrer à Santiago. Dans le barrio alto, les quartiers riches, ma grand-mère, Maria, trouva du travail, comme la plupart des Mapuches, en tant qu’employée de maison et couturière chez Don Sergio et Doña Rosa, des bourgeois qui ne la maltraitaient pas et qui l’acceptèrent avec sa fille qui devint l’enfant de compagnie de Bernarda, leur progéniture capricieuse.
Bernarda et ma mère avaient à peu près le même âge si bien que les deux gamines s’élevèrent ensemble. De cette période, La Chabela en garda toujours un grand regret car elle connut des moments de bonheur. Elle accompagnait sa maîtresse, qu’elle considéra toute sa vie comme sa sœur, au théâtre, à l’opéra, et avait accès à des activités culturelles qui a priori n’étaient pas pour les filles de son rang social. Mais ce conte de fées s’évapora le jour où Maria tomba enceinte de mon oncle Fernando et dut quitter rapidement le foyer de ses patrons. Après ce départ précipité, ma mère, qui resta chez Don Sergio et Doña Rosa, devint à son tour leur domestique et dut renoncer aux privilèges dont elle avait joui jusque-là.
Toute cette partie de la vie de ma mère était un peu mystérieuse et bien des décennies plus tard, je compris pourquoi : mon oncle Fernando, n’était autre que le fils du gentil bourgeois qui abusa de ma grand-mère sous son propre toit et au vu et su de son épouse. Contrairement à sa sœur, qu’on appelait negra curiche, noire et encore de peau noire en mapudungun, langue des Mapuches, il était grand, avait la peau et les yeux clairs. Tout le monde savait que le frère et la sœur n’avaient pas le même père, mais le secret de famille ne me permit pas d’imaginer que mon tío, mon oncle, était le fils de celui qui avait tendu la main à ma grand-mère et à sa fille à leur arrivée dans la capitale.
Je ne sais pas si cet oncle connaissait l’identité de son père. Mais ce que je sais c’est qu’il avait toujours un sentiment de supériorité vis-à-vis de sa sœur et de nous, sa famille. Contrairement à La Chabela, il fit des études. Ensuite, il trouva un poste de responsable du laboratoire de biochimie de l’Université Catholique fréquenté par des étudiants et des chercheurs. Il avait donc un bon train de vie et nous toisait du regard.
Puis, il devint démocrate-chrétien, admirateur de Kennedy et des self-men-made. Évidemment, il ne partageait pas notre engagement politique. Aussi, pendant les années d’Unité populaire, lorsque les tensions s’exacerbèrent dans le pays, nous sommes devenus des ennemis et peu après le putsch militaire du 11 septembre 1973, quand je l’ai eu au téléphone pour lui donner des nouvelles de sa sœur, il m’a crié :
— Dis-moi où vous avez caché vos armes, sales communistes !
À ce moment-là, mon frère aîné, Pepe, s’était réfugié à l’ambassade du Mexique, mon petit frère Seba était parti de la maison pour entrer dans la résistance et moi j’essayais de me faire oublier.
Née à Paris alors que le XXe siècle n’avait que deux ans, Juliette vécut le vingtième siècle avec ses traumatismes individuels et collectifs. Elle perdit tout d’abord son père à l’âge de 5 ans et ensuite, lors de la Première Guerre mondiale, son seul frère, Oscar qui s’écrasa avec son avion le 12 juillet 1915, à l’âge de vingt-deux ans, non loin de Denting, en Lorraine annexée.
Oscar était polytechnicien et riche. Il conduisit la première automobile de toute la Provence et il construisit son avion sous le regard émerveillé de sa sœur, de dix ans sa cadette. C’était un dandy qui profitait de sa noblesse et de l’argent amassé par un grand-père qui avait participé au financement de la construction du canal des Alpilles et, en tant qu’anthropologue, avait défendu l’idée que seul le mélange des races pouvait créer une grande révolution.
Oscar était cultivé et moderne. Mais, à sa mort, il ne resta de lui qu’une stèle érigée sur le lieu de l’accident et au château, un avion à hélice à moitié construit, quelques photos sépia et, dans une boîte en métal, des vestiges de l’accident : un bout de carte, un morceau d’aile de l’aéroplane qui avait volé en éclat, un bouton, une lanière et puis un semblant de cuir chevelu, quelques poils accrochés à une peau desséchée. Juliette gardait ces reliques précieusement. Presque personne n’eut accès à la boîte en métal. Seule sa petite fille Anna, avec laquelle elle partagea après l’âge de soixante ans ses souvenirs, vit un jour l’ensemble du trésor gardé dans cette sorte d’urne funéraire.
Restée seule avec sa mère dans ce château trop grand pour elles deux, à la mort de son frère, Juliette eut l’impression de se laisser mourir. Comme il se devait à cette époque-là, les deux femmes endossèrent le deuil et renoncèrent bien évidemment à la couleur, à la musique et aux rires. Le noir teinta leur vie et pendant plusieurs années, il n’y eut que la prière pour apaiser leur chagrin et leur solitude.
Les amis insouciants d’Oscar qui, avant la guerre, venaient au château, disparurent avec lui et Juliette, à l’âge de 13 ans, sombra dans une profonde mélancolie. Pendant plusieurs années, elle se sentit creuse, sans souffle. Les pourquoi restaient sans réponses et le Seigneur était incapable de lui donner des mots pour pallier son sentiment d’injustice.
Avant cette perte, la guerre n’avait été qu’un long poème épique. Elle décrivait dans son journal intime la beauté des tirailleurs sénégalais qu’elle était allée voir sur l’île de la Barthelasse, aux bords du Rhône, à Avignon.
Depuis le 7 février 1912, un décret stipule que les indigènes de race noire du groupe de l’Afrique-Occidentale française peuvent en toutes circonstances être désignés pour continuer leur service en dehors du territoire de la colonie. La durée du service actif est de quatre ans et on cherche des marraines pour ces indigènes de la République qui se trouvent loin de chez eux. J’ai rencontré Mohamed et Sekou, je leur ai proposé de devenir leur marraine et de leur écrire. Ils sont tellement vaillants et beaux dans leurs uniformes de tirailleurs !
À la mort d’Oscar, l’adolescente interrompit ces échanges épistolaires. Une longue nuit allait entrer dans son cœur. Il lui fallut ensuite attendre plusieurs étés pour reprendre la plume et remplir des pages vierges qui trahissaient son manque de joie. Continuer à respirer. Comment se convaincre qu’avec le temps tout reprendrait du sens alors que sa tête s’était alourdie et ses poumons rétrécis ? Quelle soustraction : sa vie sans lui, avec leurs promesses mutuelles de beaux lendemains interrompus. C’est ainsi qu’elle fut suspendue longtemps au fil de l’histoire trop courte de son frère disparu en territoire allemand.
Cependant, Juliette hérita de tous ses biens et à la mort d’abord de son frère et ensuite de son parrain, qui n’eut pas d’enfants ou encore de sa tante qui était dans les ordres, elle se retrouva avec des responsabilités et une fortune foncière considérable qu’elle ne savait comment gérer. Puis début 1919, la grippe espagnole vint frapper à sa porte alors que les infrastructures sanitaires étaient débordées par quatre années de guerre. Elle fut très affaiblie par cette pandémie qui n’épargna pas grand monde, mais elle y survécut.
Arrivée à l’âge adulte, sa mère essaya de la marier à des bourgeois qui auraient pu faire fructifier son capital. Mais Juliette se méfiait de sa mère, une arriviste peu scrupuleuse, une bourgeoise sans nom qui était de connivence avec son notaire. Rebelle, la sœur d’Oscar ne supportait pas l’idée qu’on veuille la caser, ou la vendre – dira-t-elle à sa petite fille Anna – en échange de sa dot. Alors elle refusa tous les prétendants qui l’approchaient. Elle gardait ses distances avec les hommes tout en rêvant d’enfants. C’est ainsi qu’à l’âge de 28 ans, voyant dans le miroir comment commençaient à apparaître les premiers cheveux blancs dans sa chevelure blond vénitien, elle décida d’épouser Ricardo, son travailleur émigré espagnol, peu instruit mais qui connaissait les secrets de la terre et était devenu depuis quelques années son bras droit.