L’Oeuvre de Terry Pratchett - Aude Federspiel - E-Book

L’Oeuvre de Terry Pratchett E-Book

Aude Federspiel

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Beschreibung

Souvent méconnu en France, Terry Pratchett est l’auteur de plus de cinquante romans traduits en trente-huit langues, une oeuvre immense qui s’est vendue à plusieurs dizaines de millions d’exemplaires à travers le monde. Si la série Les Annales du Disque-Monde est sans aucun doute la plus célèbre, il a aussi signé d’autres textes qui ne sont pas moins passionnants. Écrivain de fantasy, Pratchett a longtemps peiné à être pris au sérieux. S’il est vrai que ses premiers ouvrages avaient surtout pour but de parodier le genre, ses écrits ont vite gagné en profondeur pour aborder, sous des dehors toujours légers, des thèmes graves et universels. Ce livre retrace la vie et la carrière de l’auteur afin de mieux analyser l’évolution et les multiples facettes de son oeuvre. De l’élaboration d’un style reconnaissable entre mille aux messages politiques glissés entre les lignes, en passant par une conception singulière du genre de la fantasy, il explore la face cachée des univers de Terry Pratchett.

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Couverture

Page de titre

AVANT-PROPOS

LE PREMIER ROMAN DE TERRY PRATCHETT que j’ai lu était La Huitième Couleur, et je ne l’ai pas aimé. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais c’est plus marquant et dramatique que d’écrire : « J’ai passé un bon moment, sans plus. » Si La Huitième Couleur ne m’a pas convaincue, j’ai désormais consacré ‒ douze ans plus tard ‒ un mémoire de master, six heures de podcast et tout un livre à Terry Pratchett. Que s’est-il passé ? Quelqu’un d’avisé m’a conseillé d’en lire un autre avant de décider que cet auteur n’était pas pour moi. Alors, l’été suivant, j’ai lu Le Grand Livre des gnomes et je l’ai trouvé excellent. J’ai adoré l’histoire de ces personnages et leur façon de penser, je me suis prise de passion pour leurs aventures dans un monde où tout semble si désespérément grand, et j’ai ri, beaucoup ri. J’ai voulu en lire d’autres. Je me suis d’abord tenue à l’écart du Disque-monde, refroidie par ma première expérience, jusqu’au jour où un improbable concours de circonstances a placé Le Régiment monstrueux entre mes mains. J’ai ainsi découvert que les Annales du Disque-monde pouvaient aussi me plaire, et j’ai commencé à les grignoter plutôt qu’à les dévorer, un livre à la fois, au petit bonheur et dans le désordre ‒ aussi, il faut bien l’avouer, en fonction des disponibilités dans ma médiathèque.

Depuis que j’ai entrepris mon travail sur les écrits de Terry Pratchett, on me demande de plus en plus souvent par où commencer. Selon moi, la réponse à cette question dépend de la personne qui la pose, de ses goûts et de ses centres d’intérêt. Cependant, je ne le répéterai jamais assez : ce n’est pas parce que vous n’avez pas apprécié votre premier Pratchett que vous n’aimerez pas le deuxième. Son œuvre est vaste et multiple, si bien que vous y trouverez probablement un titre qui vous conviendra. Parfois, il y a des textes que l’on apprécie moins, voire qui nous déçoivent. Pourtant, il me semble que les lecteurs de Terry Pratchett ne tombent jamais d’accord pour désigner un ou plusieurs mauvais romans. Les moins aimés des uns sont les préférés des autres, car tout le monde ne vient pas y chercher la même chose.

Dans ce livre, j’ai cherché à donner une vue d’ensemble de cette œuvre si riche, d’en explorer les plus importantes facettes, de la considérer dans sa globalité. Je sais néanmoins qu’il m’est impossible d’être parfaitement objective et que mes préférences n’ont pas manqué d’influencer mon travail. Vous trouverez peut-être que cet ouvrage oublie certains de vos aspects favoris, qu’il n’y est pas assez question de Rincevent et beaucoup trop du guet, voire, qui sait, qu’il va à l’encontre de votre avis sur certains sujets.

J’ai aussi dû me restreindre, sélectionner, prioriser. Il y a sans aucun doute encore beaucoup à écrire sur un sujet aussi vaste. Chaque aspect traité amenait son lot de nouvelles idées, mais il arrive un moment où il faut admettre qu’une œuvre aussi massive exigerait une encyclopédie pour frôler l’exhaustivité, où l’on doit se résoudre à cesser d’ajouter des sous-parties aux sous-parties et laisser son travail, si incomplet puisse-t-il nous sembler, entre d’autres mains. Quoi qu’il en soit, j’espère que cet ouvrage vous offrira un autre regard sur l’œuvre que vous appréciez, un nouvel angle sous lequel l’examiner, ni meilleur ni moins bon, simplement différent. Car c’était le plus grand pouvoir de la fantasy selon Terry Pratchett : nous faire contempler d’un œil neuf ce qui nous est familier.

L’AUTRICE

Aude Federspiel dévore les histoires depuis sa plus tendre enfance et a découvert la fantasy quand elle avait 9 ans. Si ses lectures se sont grandement diversifiées depuis, elle garde une tendresse particulière pour le genre qui a bercé son adolescence. Titulaire d’une licence en sciences humaines et d’un master en édition, elle a soutenu un mémoire sur l’œuvre la plus célèbre de Terry Pratchett, la série des Annales du Disque-monde, et ses liens avec le genre éditorial de la fantasy. Elle approfondit ici son analyse et l’étend aux autres romans de Pratchett.

Partie 1L’HOMME AU CHAPEAU

IL EST DIFFICILE D’ISOLER LES INFLUENCES de Terry Pratchett tant son œuvre s’est nourrie de matériaux divers, souvenirs personnels, romans, films, faits historiques, ou expériences racontées par d’autres personnes. Pour comprendre comment s’est forgé ce style unique, retracer le cours de sa vie s’impose. Cela nous semble d’autant plus important au vu de l’étendue de sa carrière : entre la date de son premier roman publié et celle de sa mort, quarante-quatre ans se sont écoulés, soit les deux tiers de sa vie. Il va sans dire que l’auteur a considérablement évolué durant cette période, et son œuvre avec lui.

L’enfance de l’art

Au lendemain de la guerre

Terry Pratchett1 est né le 28 avril 1948 à Beaconsfield, en Angleterre. La Seconde Guerre mondiale s’achevait à peine, l’Europe tout entière tâchait de se reconstruire et la guerre froide s’annonçait déjà. Au Royaume-Uni, le gouvernement se contraignait à un rationnement des ressources plus strict encore que pendant la guerre. Cette période difficile portait néanmoins beaucoup d’espoir : les élections de 1945 avaient mené au pouvoir la première majorité travailliste de l’histoire de la Nation britannique. Celle-ci s’attelait à de grandes réformes sociales : les principales industries furent nationalisées, l’accès aux soins rendu gratuit, un système public d’assurance chômage et de pension de retraite mis en place, la construction de nombreux logements à loyer modéré lancée…

Bien que né au début du baby-boom, une époque où le taux de natalité dépassait les deux enfants par femme, Terry est resté fils unique. Son père, David, exerçait comme mécanicien depuis son retour de la guerre ‒ il s’était engagé volontairement à sa majorité, en 1941, et avait servi jusqu’à l’armistice. Sa mère, Eileen, travaillait comme secrétaire. Ils n’habitaient pas Beaconsfield, petite ville située à une cinquantaine de kilomètres de Londres, mais Forty Green, un village adjacent. Jusqu’en 1958, ils vivaient dans une chaumière sans eau courante ni électricité, ce qui n’était pas rare pour l’époque, surtout pour les familles aux revenus modestes comme les Pratchett.

Malgré ce dénuement matériel, Terry Pratchett ne manqua de rien pendant son enfance, qu’il décrivait volontiers comme « idyllique ». Ses parents lui accordaient de l’attention et partageaient avec lui leurs passions respectives : le petit Terry construisait des cabanes en bois et des circuits électriques avec son père, tandis que sa mère lui transmettait son amour des mots et des histoires. De plus, Forty Green se trouve dans les Chilterns, un grand escarpement crayeux aujourd’hui classé réserve naturelle. Les environs ne manquaient donc pas de prairies dans lesquelles courir, de bois dans lesquels jouer, ni d’arbres dans lesquels grimper.

Par ailleurs, les Pratchett hébergeaient un animal de compagnie peu commun : une tortue, qu’Eileen avait baptisée Phidippidès, d’après l’homme connu pour avoir couru les quarante-deux kilomètres séparant Marathon d’Athènes afin d’annoncer la victoire des Athéniens dans la bataille de Marathon. Un doute subsiste quant à la véritable identité de ce coureur, l’auteur Lucien de Samosate ayant peut-être confondu son exploit avec celui d’un certain Euclès. Quoi qu’il en soit, il n’est guère étonnant qu’avec pareil compagnon, Terry Pratchett se soit plus tard intéressé à la mythologie, à l’humour et, bien entendu, aux tortues.

L’élève Pratchett

Son entrée à l’école constitua pour lui un événement marquant, dont il garda le souvenir tout au long de sa vie. En 1944 avait été voté l’Education Act, qui instaurait ce que l’on appelait le système tripartite : en dernière année d’école primaire, tous les élèves passaient l’eleven-plus2, un test dont les résultats déterminaient le type d’enseignement secondaire auquel ils pouvaient prétendre. Les meilleurs obtenaient une place en grammar school, où ils recevaient une formation théorique complète qui ouvrait la voie à des études supérieures. Ceux qui échouaient à l’examen, en revanche, devaient se contenter d’une place en secondary modern school, dispensant des enseignements pratiques. Il était attendu des élèves sortant de secondary modern qu’ils trouvent un emploi manuel peu qualifié ; la poursuite d’études n’était pas impossible pour les meilleurs élèves, mais rarement encouragée, et l’accès à l’université était bien plus compliqué qu’à l’issue d’une grammar school. La troisième voie, qui justifiait le nom de système tripartite, était moins connue, car peu d’établissements furent construits. Les secondary technical schools visaient à former de la main-d’œuvre qualifiée dans les domaines techniques. Les conditions d’admission se révélaient plus variables que pour les deux autres types d’écoles, toutefois, les places en technical school revenaient généralement aux élèves moyens, ceux qui réussissaient leur eleven-plus de justesse.

Ainsi, il était courant à cette époque ‒ bien que ce point ne figurât pas dans la loi ‒ de répartir les élèves en deux groupes selon leurs aptitudes dès le début du primaire. La théorie selon laquelle les tests passés à six ans prédisaient de manière fiable le résultat de l’eleven-plus, et donc l’avenir de l’enfant, réunissait en effet de nombreux adeptes. Parmi ceux-là se trouvait le directeur de la Holtspur County Primary School, où l’on pratiquait cette scission au moyen des classes A et B, distinguant ceux qui obtiendraient une place en grammar school et les autres, respectivement surnommés les « moutons » et les « chèvres ». Un ancien élève de la Holtspur dit à propos du directeur de l’école : « À l’époque, son jugement semblait s’appliquer davantage à votre nature qu’à votre performance. Les chèvres ne sont pas des moutons dans un mauvais jour ‒ elles sont une espèce entièrement à part3. » La sentence était donc irrévocable : Terry appartenait aux chèvres, les enfants qui ne réussiraient jamais.

C’était toutefois compter sans la détermination d’Eileen Pratchett, qui refusait de voir la vie de son fils unique conditionnée par ses aptitudes à l’âge de six ans et qui décida de prendre son éducation en main. S’il appréciait peu le cadre scolaire, les leçons complémentaires dispensées par sa mère ont éveillé petit à petit chez le jeune Terry un goût pour l’apprentissage qui le suivit tout au long de sa vie. Il devint un lecteur assidu, ce qui était inattendu, car il ne se montrait guère doué pour cette activité dans ses premières années de primaire. Sa mère avait réussi à lui inculquer l’art de la lecture, mais pas l’amour des livres.

Un jour, alors que Terry avait dix ans, un ami de ses parents lui offrit Le Vent dans les saules de Kenneth Grahame, un classique de la littérature jeunesse britannique, qui raconte les aventures de Taupe, Rat, Crapaud et Blaireau dans la vallée de la Tamise. Jusqu’ici, les livres avaient avant tout constitué pour lui des supports d’apprentissage, à l’école avec ceux choisis par l’instituteur, mais aussi à la maison où sa mère lui imposait la lecture à voix haute pour mesurer ses progrès. Celui-ci était différent : il ne venait ni d’un parent ni d’un professeur, il lui avait été donné sans arrière-pensée, simplement comme un cadeau sincère. Terry le lut, puis, selon ses propres dires, le recommença aussitôt du début, tant ce récit ‒ que l’on rattache parfois aujourd’hui à la fantasy animalière ‒ ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait. « Je n’avais pas bien saisi qu’il existait des histoires pareilles », déclara-t-il dans un discours de 19934.

Cette découverte marqua le début d’un appétit dévorant pour la lecture et conduisit le futur écrivain à s’intéresser à la bibliothèque publique de Beaconsfield, qu’il désigna plus tard comme le lieu de son éducation. Bien plus passionné par les livres que par le cadre rigoureux de l’école, Terry ne tarda pas à y devenir bénévole afin d’emprunter davantage de documents que le nombre autorisé au public.

Il passa son eleven-plus avec succès et fut ainsi le seul enfant de son année à contredire les prédictions du directeur. Cependant, il ne demanda pas sa place à la grammar school locale, comme il en aurait eu le droit, et préféra une technical school. Désormais fasciné par la lecture et la connaissance, Terry Pratchett n’était pas pour autant plus à l’aise dans le milieu scolaire, et son père lui avait transmis très tôt le goût des sciences appliquées. La technical school offrait de meilleures perspectives qu’une secondary modern school, mais aussi plus intéressantes qu’une grammar school aux yeux du jeune Terry.

Lectures d’adolescence

L’enseignement secondaire que Pratchett reçut ne fit guère que confirmer son peu de goût pour l’école, dont les méthodes ne lui convenaient décidément pas. En dehors des cours, il continuait à travailler le samedi à la bibliothèque de Beaconsfield et lisait beaucoup. Les histoires qu’il engloutit pendant son adolescence ont marqué sa vie et sa carrière d’écrivain, en particulier l’œuvre de Gilbert Keith Chesterton, une autre célébrité locale. Cet auteur est décédé douze ans avant la naissance de Terry Pratchett, à la fois trop tôt pour qu’ils se rencontrent et assez tard pour que des gens de son entourage s’en souviennent et lui en parlent. L’exemple de Chesterton lui a fait réaliser, a-t-il confié, que les écrivains sont aussi des personnes réelles, au-delà du nom sur la couverture ; des gens comme les autres avec une maison, des parents, des amis. Par ailleurs, nombre de ses discours sur la fantasy mentionnent l’œuvre de cet auteur, dont les romans ont joué un rôle décisif dans la façon dont Pratchett concevait le genre. Chesterton est connu pour son humour et ses écrits en sont empreints : il maniait volontiers l’absurde et le paradoxe comme outils de critique sociale. Cela poussa le jeune Pratchett à s’intéresser à l’humour en général. On sait qu’il acquit notamment une collection complète, achetée d’occasion, des numéros du magazine satirique Punch.

Il développa également à cette période un véritable amour de la science-fiction. Plus jeune, il s’était intéressé à l’astronomie, avait reçu un télescope de la part de ses parents et même envisagé une carrière d’astronome, avant de renoncer en apprenant que cela nécessitait de solides connaissances en mathématiques, une matière où il ne brillait pas et qu’il n’appréciait guère. Toutefois, les romans de science-fiction réunissaient enfin les deux passions de son enfance, la lecture et l’astronomie. Il vint rapidement à bout des titres que proposait la bibliothèque de Beaconsfield, dont le choix se révélait assez limité. Fort heureusement pour lui, un jour, sur le chemin du lycée, il aperçut une petite librairie spécialisée en science-fiction, qui vendait des romans et des magazines neufs ou d’occasion. C’était une chance inespérée pour le jeune Terry d’avoir accès à un grand nombre d’auteurs à prix modeste. Il ne comprit que des années plus tard que le commerce de littérature de SF servait en fait de couverture à celui de magazines pornographiques et qu’il était probablement le seul client à s’intéresser aux étagères de science-fiction.

La troisième découverte littéraire majeure de son adolescence fut celle du Seigneur des Anneaux de J. R. R. Tolkien, en 1961. Il avala les trois tomes d’affilée, en vingt-trois ou vingt-cinq heures ‒ les versions données dans ses discours et interviews varient légèrement. Il s’endormit quelque part en cours de lecture puis, au réveil, reprit aussitôt là où il s’était arrêté. « Ce fichu bouquin a été la brique sur la trajectoire de vélo de ma vie », a dit Terry Pratchett au sujet du Seigneur des Anneaux ‒ et son biographe Marc Burrows de faire remarquer qu’en effet, la taille d’une édition intégrale égale, voire dépasse, celle de la brique moyenne. Comme pour Le Vent dans les saules, Terry n’avait pas bien saisi qu’il existait des histoires pareilles. Devenu adulte, il expliquait volontiers lors de ses prises de parole comment, à treize ans, il s’était lancé dans une quête avide d’autres livres semblables. Au début des années soixante, la fantasy n’était cependant pas encore un genre éditorial. Le terme apparaissait déjà dans le titre de certains des magazines que Terry Pratchett achetait d’occasion, comme Science Fantasy, mais il restait rare et aucun livre n’était encore vendu sous l’appellation « roman de fantasy ». L’adolescent erra donc de sagas islandaises en livres d’histoire et dévora tous les récits ayant quelque ressemblance avec l’œuvre de Tolkien. Sans même s’en apercevoir, il commença ainsi à se forger une solide culture générale et à développer une connaissance encyclopédique du genre encore balbutiant de la fantasy.

La découverte de l’écriture

Il semble également que cet enthousiasme insatiable pour le monde imaginaire de Tolkien ait suscité chez Terry Pratchett les premiers désirs d’écrire lui-même une histoire. Il a ainsi raconté, dans un texte à propos du Seigneur des Anneaux : « Avant même d’avoir entendu le mot fandom, j’écrivais de la fiction délirante de fan5. » Il mentionne par exemple un récit mêlant l’univers de Jane Austen à celui de Tolkien, probablement influencé par les œuvres étudiées au lycée à la même période. Nul ne sait s’il y en eut d’autres ni combien, mais toujours est-il qu’en 1962, Terry brilla en classe par ses talents d’écrivain. Chargé de rédiger une nouvelle en guise de devoir pour le cours d’anglais, il inventa un texte sur le diable qui, désœuvré, demande l’aide d’un publicitaire pour redorer l’image de l’enfer et en faire un lieu de tourisme. L’entreprise est un succès, mais l’enfer devient si populaire que le diable ne sait plus où donner de la tête. Cette histoire obtint la note maximale et la professeure d’anglais la sélectionna pour l’intégrer au journal du lycée.

C’était une expérience peu commune pour le jeune Terry de voir son travail ainsi reconnu et mis en avant dans le cadre scolaire. Il écrivit plusieurs autres histoires pour le journal du lycée, puis, l’année suivante, retravailla sa première nouvelle et convainquit sa tante de la taper à la machine. Nourri par la lecture de magazines et mis en confiance par le succès de ses histoires au lycée, il avait formé le projet de soumettre son texte à une revue pour publication. La nouvelle fut acceptée par l’éditeur de Science Fantasy et parut dans le numéro d’août 1963. À l’âge de quinze ans, Terry Pratchett reçut pour la première fois une rémunération pour l’un de ses textes. Il utilisa les quatorze livres sterling pour acheter une machine à écrire d’occasion, a priori avec l’intention de récidiver. Sa mère lui avait par ailleurs payé des leçons de dactylographie en parallèle de son éducation au lycée, dans l’idée que son amour des livres et du savoir le dirigerait sans doute vers un emploi de bureau.

Un an plus tard, notre jeune auteur se rendit à sa première convention de science-fiction, une pratique bien plus courante au Royaume-Uni qu’en France, même si les îles Britanniques font pâle figure à côté des États-Unis en la matière. Il y rencontra aussi bien certains de ses héros en chair et en os que des amis partageant sa passion.

Ses débuts prometteurs ne donneraient pourtant pas de fruits avant un certain temps. Suivant les conseils prodigués par l’un des auteurs au cours d’une convention : « Si vous voulez devenir écrivain, trouvez-vous un autre boulot6 », il commença à envisager de futures carrières et démarcha en septembre 1965 un journal local pour un poste l’été suivant, à sa sortie du lycée. La réponse du directeur fusa : pour l’été, il n’en savait rien, mais il y avait actuellement un poste d’apprenti à pourvoir. Terry se rendit à l’entretien, obtint la place et, après avoir pesé le pour et le contre, quitta le lycée. Au Royaume-Uni, l’école n’était alors obligatoire que jusqu’à 16 ans, cela ne posait donc aucun problème légal. Encore mineur, Terry avait tout de même besoin de l’approbation de son père pour entrer en apprentissage, ce qui ne constitua en rien une difficulté.

Apprenti journaliste

La formation de journaliste durait trois ans. En parallèle de son emploi au journal, Terry suivit les cours du National Council for the Training of Journalists dans le but d’obtenir une qualification officielle lui permettant d’exercer. Ce travail chez Bucks Free Press lui convenait très bien. Il s’agissait d’une publication locale à l’équipe réduite et le dernier arrivé, jeune et désireux de bien faire, y trouva plusieurs modèles pour guider ses pas, notamment le directeur du journal, Arthur Church, et le rédacteur en chef, George Topley.

L’influence de ce premier emploi sur la future carrière de Pratchett s’impose aujourd’hui comme une évidence à nos yeux, mais lui-même n’en était pas conscient à l’époque. Il n’avait pas renoncé à écrire de la fiction, cependant il avait bien saisi qu’il était rare de subvenir à ses besoins de cette façon. Le journalisme devait lui permettre de vivre de l’écriture, à défaut de vivre de la fiction. S’il escomptait y travailler son style, il n’envisageait pas pour autant cette voie comme un tremplin vers une carrière d’auteur à plein temps.

Toujours est-il qu’il y apprit de nombreuses choses utiles. Devoir écrire régulièrement, sur commande et en respectant des délais constitue un très bon entraînement pour un futur écrivain. Il s’habitua à ce que ses textes subissent des relectures, des modifications et des corrections, ainsi qu’à recevoir des conseils pour les améliorer. Il eut aussi l’occasion d’écrire dans des genres différents. Comme nous l’avons dit, Bucks Free Press était une petite entreprise locale, ce qui signifie qu’un même journaliste pouvait y couvrir des événements et des domaines très variés : les faits divers, l’actualité des villages alentour avec les multiples fêtes, les nécrologies, les annonces de naissance et de mariage, et bien d’autres choses encore. Terry se vit confier presque dès son arrivée une rubrique intitulée Children’s Circle, le cercle des enfants, dans laquelle était publiée chaque semaine une histoire à destination de la jeunesse, un terrain de jeu idéal pour lui.

Enfin, son apprentissage chez Bucks Free Press le mit au contact des gens et de leur quotidien, puisqu’une part non négligeable du travail consistait à les rencontrer et à écouter leurs histoires. Un journal local occupait à cette époque une place importante dans la vie des petites villes et villages de la campagne anglaise. Cela permit aussi à Terry de prendre la mesure du pouvoir et du devoir qu’il avait envers ces gens lorsqu’il écrivait. En effet, les articles du journal faisaient autorité dans la communauté, d’autant plus que l’information était bien moins omniprésente qu’aujourd’hui.

Premier emploi et premier roman

En 1968, à 20 ans, Terry Pratchett obtint haut la main son diplôme de journaliste, fut titularisé chez Bucks Free Press et se maria. L’heureuse élue était Lyn Purves, une étudiante en art rencontrée peu avant la fin de son apprentissage. La photo de leur mariage serait la dernière image de Terry imberbe : il se laissa pousser la barbe pendant leur lune de miel et la garda ensuite toute sa vie, quoique pas toujours à la même longueur.

Ce fut une année marquante pour une autre raison encore : le journal envoya Terry interviewer Peter Bander au sujet de la parution d’un livre qu’il avait dirigé et dans lequel différents auteurs spéculaient sur le futur du système d’éducation britannique. L’ouvrage s’intitulait Looking Forward to the Seventies et il était publié par Colin Smythe Limited. Créée en 1966, cette maison d’édition encore toute jeune était dirigée par Colin Smythe et son associé Peter Bander. Cette rencontre permit à Pratchett d’évoquer son premier roman devant un éditeur.

Personne ne sait depuis combien de temps exactement il travaillait à ce premier ouvrage, mais il est certain que cela faisait déjà plusieurs années. On trouve certains termes spécifiques à son univers, comme « snargue », dans ses cahiers de lycée. Cependant, la première trace d’un véritable récit est la publication en 1965, dans la rubrique Children’s Circle, d’une série d’histoires sur les aventures d’un peuple minuscule vivant entre les poils d’un tapis. En parallèle de son apprentissage, Pratchett avait continué à développer ces textes pour les transformer en un roman destiné à la jeunesse. En 1968, il tenait un manuscrit complet à présenter à Peter Bander et Colin Smythe, qui ne tergiversèrent pas : l’ensemble leur semblait bon, et le jeune âge de Terry ne le rendait que plus prometteur, car ils misaient sur l’amélioration de son écriture avec le temps. Un contrat d’édition fut signé au tout début de l’année 1969 et Terry fut aussi chargé de fournir des illustrations ‒ il avait déjà dessiné des strips de quelques cases pour le Bucks Free Press et ses nouveaux éditeurs le trouvaient suffisamment doué pour illustrer lui-même son manuscrit.

Il fallut presque trois ans pour que le livre voie le jour : Pratchett demanda du temps pour reprendre l’histoire, qui ne le satisfaisait pas entièrement, et pour réaliser les images. Un programme d’autant plus chargé qu’en septembre 1970, il quitta le Bucks Free Press pour un autre journal, le Western Daily Press. Cela signifiait un déménagement de près de 200 kilomètres pour rejoindre la rédaction à Bristol et un rythme de travail bien plus soutenu, car le Western Daily Press était un journal quotidien au lectorat plus important et au ton plus sérieux, plus distant. Terry Pratchett ne s’y épanouit guère et fut licencié en avril 1971. Mouvementée, l’année 1971 s’acheva sur un événement majeur : la publication de son premier roman, Le Peuple du Tapis, au mois de novembre.

1. Son prénom est Terence, mais il semble que bien avant les débuts de sa carrière d’écrivain, il était déjà appelé majoritairement par son surnom, Terry. Si vous voulez briller en soirée, sachez que son nom complet est Terence David John Pratchett.

2. Ainsi nommé parce que les élèves le passaient à l’âge de onze ans, tout simplement.

3. « It seemed at the time that his judgement was not so much of your performance but of your nature. Goats are not sheep having a bad day ‒ they are entirely another kind of thing. » BURROWS, Marc. The Magic of Terry Pratchett. Barnsley : Pen & Sword Books, 2020, coll. White Owl, p. 23.

4. PRATCHETT, Terry. « Ici dragons », in Lapsus clavis. Traduit par Patrick COUTON. Nantes : l’Atalante, 2017, coll. La Dentelle du cygne, p. 124. Traduction de A Slip of the Keyboard.

5. PRATCHETT, Terry. « Classique culte », in Lapsus clavis. Traduit par Patrick COUTON. Nantes : l’Atalante, 2017, coll. La Dentelle du cygne, p. 141. Traduction de A Slip of the Keyboard.

6. PRATCHETT, Terry. « Contes merveilleux et porno », in Lapsus clavis. Traduit par Patrick COUTON. Nantes : l’Atalante, 2017, coll. La Dentelle du cygne, p. 187. Traduction de A Slip of the Keyboard.

1971-1987 : naissance d’un écrivain

Une vie paisible

Si le premier livre de Terry Pratchett ne fut pas un best-seller, il connut tout de même un destin honorable. Il obtint un nombre satisfaisant de chroniques positives dans la presse, fut traduit en allemand et se vendit raisonnablement. En résumé, ce fut un succès qui justifiait que Pratchett ait eu envie de réitérer l’expérience ; il était d’ailleurs question de publier une suite. Néanmoins, son deuxième ouvrage ne sortit que cinq ans après Le Peuple du Tapis.

En effet, alors que le fruit de nombreuses années de travail et de réécriture faisait son chemin en librairie, la vie de Terry Pratchett se poursuivait. Un an après son licenciement du Western Daily Press, il réintégra le Bucks Free Press, cette fois en tant que secrétaire de rédaction : plutôt que d’aller sur le terrain et d’écrire des articles, il relisait et corrigeait ceux des autres, puis les préparait pour l’impression. Il reprit également les deux rubriques dont il avait la responsabilité avant son départ, dont Children’s Circle. Toutefois, en septembre 1973, à peine un an plus tard, il quitta définitivement le Bucks Free Press pour un poste de secrétaire de rédaction dans un autre journal, le Bath and Wilts Evening Chronicle. C’est aussi en 1973 qu’il annonça dans une lettre à Colin Smythe qu’il renonçait à écrire une suite à son premier roman pour s’atteler plutôt à un nouvel univers. Pour la troisième fois en trois ans, le couple Pratchett déménagea et s’installa à Rowberrow, dans le Somerset. Ils avaient déjà habité ce village lorsque Terry avait pris son poste au Western Daily Press et ils étaient tombés sous le charme du lieu.

Le couple fit l’acquisition d’une maison ; il y eut bientôt des chèvres pour le lait, des poules et des canards pour les œufs, des ruches pour le miel, et un potager pour les légumes. Terry acheta également une serre pour y faire pousser des plantes carnivores, un élément parfois cité dans sa présentation officielle d’écrivain. On trouvait aussi chez lui des tortues, évidemment, un ou plusieurs chats, et des oiseaux, pour le simple plaisir de leur compagnie.

Terry s’adapta très bien à son nouvel emploi ; le Bath and Wilts Evening Chronicle avait davantage de lecteurs que le Bucks Free Press et un rythme de publication presque quotidien, mais des enjeux moins élevés et une plus grande proximité avec le public que le Western Daily Press. Il s’agissait donc d’un bon compromis entre un journal dont Pratchett, avec ses six années de service, estimait avoir fait le tour, et un autre qui ne lui correspondait pas. Outre son travail de secrétaire de rédaction, il contribuait régulièrement à l’édition du week-end, en écrivant surtout des critiques de livres, un exercice auquel il n’avait guère eu l’occasion de se prêter jusque-là. Marc Burrows, qui dans sa biographie de Pratchett s’est penché de près sur son travail de journaliste, liste les principaux genres et quelques-uns des titres critiqués. Cette liste témoigne de goûts éclectiques, mais aussi de certains centres d’intérêt, qui ont plus tard nourri ses romans. Il a ainsi commenté plusieurs livres sur la sorcellerie, souvent négativement, parfois positivement. L’une de ses critiques se distingue pour les lecteurs des Annales du Disque-monde : il y pointait entre autres le caractère peu pratique des supposées danses nues des sorcières, en particulier dans un pays comme le Royaume-Uni, dont le climat n’est pas vraiment réputé chaleureux. Outre ce trait d’humour spécifique qui s’est retrouvé ensuite dans plusieurs romans, cela montre que Pratchett avait un goût pour la sorcellerie tout en restant exigeant en la matière et peu disposé à croire le premier auteur venu. Il était par ailleurs intéressé par les ouvrages sur le folklore anglais, autre sujet largement exploité dans la suite de sa carrière d’écrivain.

De plus, il faisait preuve dans ses critiques de livres et dans ses contributions sur la vie locale d’un sens de l’humour certain, qui s’est progressivement affiné. Burrows affirme ainsi : « En 1976, il écrivait régulièrement des textes comiques et se montrait doué en tant qu’humoriste1. » Il croquait déjà ses contemporains avec lucidité, soulignait les absurdités de la bureaucratie et détournait les stéréotypes.

Des débuts discrets mais encourageants

Sur son temps libre, Terry continuait à rédiger de la fiction. Il avait certes décidé de ne pas donner de suite à son premier titre, mais il était déterminé à écrire un nouveau roman, d’autant que Colin Smythe était toujours disposé à étudier ses manuscrits avec le plus grand intérêt et qu’il ne manquait pas d’idées. La Face obscure du Soleil fut publié le 10 mai 1976 au Royaume-Uni et en juin aux États-Unis. Apparemment, un éditeur de St. Martin’s Press, l’une des plus prestigieuses maisons d’édition nord-américaines, aurait entendu par hasard Colin Smythe lisant à voix haute l’une des meilleures scènes d’action du roman à la Foire du livre de Francfort2 et aurait ainsi décidé de publier ce jeune auteur anglais encore inconnu. Le tirage était inférieur à celui du Peuple du Tapis, mais il bénéficia d’une parution en poche deux ans plus tard. Comme son prédécesseur, le roman fut traduit en allemand pour une sortie en 1977, avec une diffusion bien plus importante que pour la version anglaise. Les articles de presse à son sujet étaient rares, mais positifs dans l’ensemble. Le Western Daily Press, pour lequel Pratchett avait travaillé un court moment, écrivit lui aussi une critique, dont la dernière ligne prédisait à l’auteur « un futur excellent s’il réussit l’exploit de réfréner un tant soit peu l’imagination débordante qui lui permet d’écrire de la science-fiction3 ». Leur chronique n’est pas la plus enthousiaste, mais elle touche juste sur ce point, car, comme nous le verrons, La Face obscure du Soleil foisonne tant de concepts et d’idées que cela peut rendre sa lecture difficile. Néanmoins, il s’agissait là d’une nouvelle réussite pour Pratchett, et même d’un progrès : les ventes étaient meilleures que celles du titre précédent, il avait eu la chance d’être publié aux États-Unis et plus tard en poche.

Aux yeux de l’auteur, l’événement le plus marquant de l’année 1976 ne fut cependant pas la publication de son deuxième livre, puisque le 30 décembre, Lyn Pratchett donna naissance à une petite fille. Des complications firent craindre pour la santé de la mère et de l’enfant, mais Lyn et sa fille Rhianna s’en remirent toutes les deux. Les années qui suivirent coulèrent, paisibles : Pratchett conserva son travail au Bath and Wilts Evening Chronicle, demanda à passer à 80 % et dégagea ainsi du temps pour sa famille et l’écriture. Il avait commencé à élaborer un nouveau roman dès l’envoi du précédent manuscrit à son éditeur. Là encore, il fallut attendre cinq ans avant que paraisse son troisième titre.

Le manuscrit était presque achevé en 1979, quand Terry Pratchett quitta son poste au Bath and Wilts Evening Chronicle. Cette décision fut motivée par plusieurs raisons, plus ou moins pragmatiques. En premier lieu, son salaire de secrétaire de rédaction commençait à lui sembler trop maigre pour subvenir aux besoins de sa famille. Par ailleurs, à la suite de nombreux changements dans les bureaux du journal, plus aucun de ses collègues proches n’y travaillait. Devant son nouveau choix de carrière, certaines de ses connaissances émirent enfin l’hypothèse qu’il cherchait un emploi moins exigeant pour se consacrer davantage à ses prochains romans. Il accepta ainsi une place d’attaché de presse auprès du Central Electricity Generating Board (CEGB), à la surprise de ses anciens collaborateurs. Il leur semblait qu’un homme à l’esprit aussi indépendant et sarcastique ne se montrerait guère disposé à se plier à longueur de journée à l’exercice du communiqué de presse, dans lequel il n’aurait que peu de latitude pour exposer son point de vue ou exprimer son style. Cela paraissait d’autant plus étonnant que Pratchett ne représentait pas, comme on le lit souvent, une centrale nucléaire. À cette époque, la production d’électricité était encore nationalisée : le CEGB était l’instance publique qui supervisait les centrales en Angleterre et au Pays de Galles. Terry Pratchett ne travaillait donc pas pour une centrale spécifique ou une entreprise privée, mais bien pour le gouvernement, pour cette bureaucratie qu’il critiquait de façon si acerbe.

Il occupait le poste depuis deux ans lorsque parut son troisième roman, Strate-à-gemmes, qui fut publié en juin 1981 au Royaume-Uni et un peu plus tard aux États-Unis. Une édition poche sortit par la suite dans les deux pays, ainsi qu’une traduction en allemand, et une en néerlandais pour un ouvrage réunissant La Face obscure du Soleil et Strate-à-gemmes. Sans être retentissant, le succès dépassait celui du roman précédent, ce qui constituait un point positif. L’un des aspects les plus marquants de Strate-à-gemmes par rapport aux œuvres suivantes est l’introduction de l’idée d’une Terre plate. Or, sur le site de son éditeur Colin Smythe, on trouve une citation de 1981 attribuée à Terry ; évoquant Strate-à-gemmes et ses thèmes, il conclut ainsi : « Je travaille actuellement sur une autre histoire à propos d’un “disque-monde”, car je pense que je n’ai pas épuisé toutes les possibilités en un seul livre4. » Nous savons aujourd’hui qu’il était en effet loin d’avoir exploité le plein potentiel d’une Terre plate.

La naissance du Disque-monde

Cela montre par ailleurs qu’il travaillait alors sur un autre roman, probablement depuis l’envoi du manuscrit de Strate-à-gemmes à son éditeur. Son nouvel emploi ne lui garantissait pourtant pas autant de tranquillité qu’il avait escomptée. À son arrivée, Pratchett assurait le poste d’attaché de presse de trois centrales nucléaires du sud-ouest du Royaume-Uni et devait contribuer au journal professionnel publié par le CEGB, Power News. Or, le climat était à la méfiance envers l’énergie atomique : à peine quelques mois avant que Terry Pratchett ne prenne son poste, un incident était survenu à la centrale de Three Mile Island, en Pennsylvanie. Bien qu’il n’ait fait aucune victime immédiate et n’ait eu que peu de conséquences, il fallut plusieurs jours pour que la situation se stabilise et des dizaines de milliers de personnes durent quitter temporairement les environs. L’information fit évidemment le tour du monde et marqua les esprits. Une grande partie du travail de Pratchett consistait donc à convaincre les journalistes qu’aucune des trois centrales qu’il représentait n’allait exploser ; la moindre anomalie dans l’activité faisait l’objet d’une suspicion féroce. Dans ces conditions, Terry envisagea même de réintégrer le Bath and Wilts Evening Chronicle si celui-ci lui offrait un salaire équivalent à ce qu’il gagnait au CEGB. Malheureusement, le journal n’en avait pas les moyens.

Il arriva cependant au bout de sa nouvelle création plus vite que jamais auparavant. Celle-ci puisait une partie de ses influences dans des publications récentes, ce qui signifie que Pratchett trouvait non seulement le temps d’écrire, mais aussi celui de lire. Au nombre de ces inspirations figurent Le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams, paru en 1979, ainsi qu’un certain nombre de romans de fantasy. Entre la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, le genre proliférait en Angleterre. La Huitième Couleur se voulant davantage la parodie d’un genre que de titres précis, Terry Pratchett connaissait de toute évidence les clichés qui revenaient le plus souvent dans les succès du moment et les détournements qui feraient mouche. Il devait donc lire au moins une partie des nouveautés. D’après son biographe Marc Burrows, l’auteur trouvait aussi le temps de jouer à Donjons et Dragons avec quelques amis, officiant régulièrement comme maître de donjon. Publié pour la première fois en 1974, Donjons et Dragons était le premier jeu de rôle au sens actuel du terme. Dérivé des jeux de guerre et inspiré de l’œuvre d’écrivains tels que Robert E. Howard ‒ à qui l’on doit le personnage de Conan le Barbare ‒, Jack Vance, Fritz Leiber, Michael Moorcock et J. R. R. Tolkien, il permettait d’incarner des personnages cherchant gloire et fortune dans un univers de fantasy. Le maître de donjon posait le décor narratif et décidait des obstacles que le groupe allait rencontrer, tandis que chaque joueur décrivait les actions et réactions de son propre personnage, sur la base d’un certain nombre de caractéristiques et de compétences prédéfinies ainsi que de jets de dés pour ajouter du réalisme. En effet, la réussite d’une action entreprise dépendait à la fois des compétences du personnage dans le domaine et du résultat du dé, car même les meilleurs peuvent parfois échouer. Il n’est pas étonnant que Terry, féru de fantasy et écrivain depuis l’âge de 16 ans, se soit piqué au jeu et ait endossé le rôle de narrateur, de maître du donjon. C’est dans ce cadre qu’il aurait créé le Bagage, un coffre magique monté sur des dizaines de jambes, avant de l’intégrer à son projet en cours.

Le quatrième roman de Pratchett, La Huitième Couleur, fut publié en novembre 1983, à peine un peu plus de deux ans après Strate-à-gemmes. En réalité, il l’avait pensé comme un recueil de quatre nouvelles indépendantes, bien que liées entre elles, de sorte à mobiliser et détourner autant de stéréotypes que possible. Une fois encore, l’ouvrage fit l’objet d’une coédition entre Colin Smythe Limited pour le Royaume-Uni et St. Martin’s Press pour les États-Unis. Dans les premiers temps, il ne se distingua pas davantage que les précédents romans de Pratchett auprès du public, et ce n’est qu’avec sa sortie en poche que les choses changèrent.

Un succès de librairie

Les éditions poche de La Face obscure du Soleil et Strate-à-gemmes avaient été assurées par la New English Library, qui publiait beaucoup de littérature de genre et notamment de la science-fiction. Toutefois, la maison avait été rachetée en 1981 et la science-fiction ne présentait que peu d’intérêt pour la nouvelle direction, si bien que Colin Smythe fut assez mécontent de la publication poche de Strate-à-gemmes. Il résolut donc de trouver un autre éditeur pour le prochain roman de Pratchett. Transworld Publishers, l’une des plus grandes maisons britanniques de l’époque, cherchait justement des auteurs pour sa collection poche, Corgi, et ils conclurent un accord. Diane Pearson, l’éditrice responsable de la collection, obtint une adaptation radiophonique de La Huitième Couleur dans le cadre de l’émission Woman’s Hour, qui fut diffusée six mois avant la publication en poche. Transworld fit également un excellent travail sur la couverture, en proposant une disposition simple et attrayante, mais surtout en choisissant l’illustrateur Ronald Kirby. Surnommé Josh Kirby, il avait déjà acquis une grande notoriété dans le milieu de la science-fiction et de la fantasy en réalisant des posters de films et la couverture de très nombreux livres.

Les premières éditions de La Huitième Couleur ne comportaient pas la mention « A Discworld Novel » ‒ devenue par la suite récurrente sur toutes les couvertures, et traduite en français par le surtitre Les Annales du Disque-monde ‒ car Terry Pratchett ne percevait alors pas cet ouvrage comme le premier d’une (longue) série. À la place, l’édition poche proclamait : « Jerome K. Jerome meets The Lord of the Rings (with a touch of Peter Pan)5. » Il ne fait aucun doute que Pratchett, qui disposait d’une connaissance approfondie de l’humour britannique, avait lu l’œuvre de Jerome K. Jerome, un écrivain anglais dont les récits comiques sont passés à la postérité ; il le cita d’ailleurs parfois comme l’une de ses influences6. Quant au Seigneur des Anneaux, nous avons déjà mentionné à quel point ce roman a marqué le jeune Terry Pratchett. Reste la mention de Peter Pan, qui demeure pour le moins mystérieuse et à propos de laquelle on en est réduit aux conjectures, même s’il est probable que Terry avait lu le roman de J. M. Barrie. Dans l’ensemble, la mention touchait donc juste, même si elle a parfois été critiquée7 ‒ et il est vrai que La Huitième Couleur doit finalement assez peu aux romans de Jerome K. Jerome.

La version poche fut publiée le 15 janvier 1985, avec un tirage plutôt considérable de 26000 exemplaires. Le 25, Terry se rendit à Londres pour y donner sa première interview en tant qu’auteur à un jeune magazine nommé Space Voyager. Le journaliste, un certain Neil Gaiman (alors totalement inconnu), avait écrit l’année précédente une chronique positive de Strate-à-gemmes pour British Fantasy Newsletter. Ce fut une date marquante pour les deux hommes, puisqu’ils devinrent ensuite de très bons amis et le restèrent.

Une semaine plus tard, Terry Pratchett vécut une autre première dans sa carrière d’auteur : sa première dédicace, dans une librairie spécialisée en science-fiction. L’enseigne était tenue par Roger Peyton, un ancien éditeur de Vector, le magazine de la British Science Fiction Association. Il avait déjà rencontré Pratchett plus de vingt ans auparavant dans le circuit des conventions, à l’époque de sa toute première publication dans Science Fantasy. Convaincu par le marketing mis en place par Corgi, Roger Peyton commanda une centaine d’exemplaires de La Huitième Couleur et se déclara prêt à en prendre le double si l’auteur acceptait de venir en dédicace. Le personnel de la librairie fut très surpris ; compte tenu des ventes des précédents romans de Pratchett, les libraires auraient plutôt envisagé dix ou vingt unités, guère plus. Mais Roger Peyton avait le dernier mot. La dédicace eut lieu et se révéla un franc succès.

En 1985, Terry revint dans le milieu des conventions, ce qui contribua à la promotion de son dernier ouvrage. Dans sa préface au Writers’ & Artists’ Yearbook de 2006, il écrivit à propos de ce quatrième roman : « Il n’a pas exactement marché tout de suite, mais il a rampé avec énergie en montrant une belle détermination à se mettre debout8. » Une façon assez exacte de décrire les choses, car la magie prenait petit à petit. Les 26000 exemplaires de l’édition poche furent tous écoulés avant la fin de l’année.

Une activité de plus en plus lucrative

En 1985, un nouveau contrat fut signé pour une suite à La Huitième Couleur. Plusieurs éléments semblent indiquer que celle-ci était déjà prête, au moins dans les grandes lignes. Pourtant, juste après avoir envoyé le manuscrit à Colin Smythe, Pratchett entama d’abord un autre projet, publié de nombreuses années plus tard sous la forme d’une assez longue nouvelle intitulée Les Hauts Mégas, qui n’a rien à voir avec le Disque-monde. Fin janvier 1985, il affirma à Neil Gaiman qu’il écrivait la suite de La Huitième Couleur et lui cita même l’une des répliques (qui se trouve en effet dans le roman suivant). Puis, début novembre de la même année, Terry Pratchett prononça son premier discours à la Novacon, intitulé « Pourquoi Gandalf ne s’est jamais marié ». Ce texte met en avant des idées qui apparaissent dans le sixième roman de Pratchett, La Huitième Fille ; il a d’ailleurs précisé par la suite qu’il était à ce moment-là en train d’élaborer les personnages de cette histoire. De plus, il mentionna durant son discours « la suite de La Huitième Couleur, qu’on propulse vers l’imprimerie à la vitesse d’une dérive des continents9 ». En novembre 1985, il avait donc déjà rendu le manuscrit du Huitième Sortilège ‒ et commencé à travailler sur le volet suivant, mais n’allons pas trop vite en besogne.

Le Huitième Sortilège fut publié en grand format par Colin Smythe début juin 1986 et en poche par Corgi dès septembre de la même année, pour un volume total d’environ 35000 exemplaires qui s’écoulèrent en moins d’un an. La communauté des lecteurs allait donc en s’agrandissant et l’écriture de fiction commençait à devenir une activité plutôt lucrative. Néanmoins, il était encore trop tôt pour que Pratchett envisage l’écriture à plein temps : les sommes perçues à la signature des contrats restaient faibles et les droits d’auteur ne fournissaient pas un revenu assez régulier et substantiel pour mettre la famille à l’abri du besoin. Terry travaillait donc toujours au CEGB, où il avait atteint le rang de responsable presse. En 1986 cependant, il devint difficile pour lui de concilier ses deux vies. D’une part, sa carrière d’écrivain occupait de plus en plus de son temps. Non pas l’écriture en elle-même, mais plutôt la promotion : on le sollicitait davantage pour des interviews et il lui paraissait important de se rendre à des conventions. D’autre part, c’est en avril 1986, deux jours avant son trente-huitième anniversaire, qu’eut lieu le plus grave accident nucléaire à ce jour, l’explosion de l’un des réacteurs de la centrale de Tchernobyl. Naturellement, on s’inquiéta de savoir si un événement similaire pourrait se produire au Royaume-Uni et les centrales nucléaires firent l’objet d’une méfiance encore plus grande ; le plus petit dysfonctionnement pouvait devenir le point de départ de rumeurs paniquées, que Pratchett et son équipe s’évertuaient à étouffer dans l’œuf. L’auteur a plusieurs fois raconté qu’il avait écrit le dernier tiers de La Huitième Fille en vingt-quatre heures, après une semaine particulièrement éreintante : il aurait commencé à écrire en rentrant du travail le vendredi soir et aurait continué durant la nuit, puis la journée du samedi, jusqu’à s’endormir à son bureau. Pour lui qui trouvait déjà son poste éprouvant, la catastrophe de Tchernobyl se révéla la goutte de trop ; il était temps de trouver une autre façon de gagner sa vie.

Nouveaux contrats

De son côté, Colin Smythe commençait à réfléchir à confier son poulain à un autre éditeur. Publier les textes de Terry le ravissait toujours, mais il devenait évident que le potentiel de Pratchett dépassait le cadre de Colin Smythe Limited. C’est ainsi qu’avec l’approbation de l’auteur, il proposa à Gollancz de copublier les prochains romans portant sur le Disque-monde. La maison était alors un acteur important de l’édition de science-fiction au Royaume-Uni ; il est d’ailleurs probable que Pratchett ait suggéré cet éditeur précis, dont il appréciait le catalogue. Cependant, Gollancz ne donnait que rarement dans la fantasy et la possibilité d’une copublication fut donc longuement considérée avant la signature d’un accord pour les trois prochains titres.

La Huitième Fille parut au début de l’année 1987, en janvier, à peine six mois après son prédécesseur. Jamais encore Pratchett n’avait publié deux romans en un délai aussi court. L’édition grand format portait les logos de Gollancz et de Colin Smythe Limited. La couverture était signée Josh Kirby, de même que celle de l’édition grand format du Huitième Sortilège. Gollancz aurait très certainement pu confier l’illustration à l’un des artistes de la maison, mais Terry Pratchett insista pour que Kirby la réalise. Deux raisons principales ont dû entrer en ligne de compte. D’une part, malgré quelques détails qui ne concordent pas, le style adopté par Kirby fonctionnait bien avec le texte des romans. Pratchett a même affirmé : « J’ai seulement inventé le Disque-monde, Josh, lui, l’a créé10. » D’autre part, Terry avait bien compris le rôle que l’illustration de la version poche de La Huitième Couleur avait joué dans son succès grandissant. Ce n’était que le début de ce qui allait devenir Les Annales du Disque-monde, mais le travail de Josh Kirby incarnait déjà un repère visuel pour son lectorat. Changer d’illustrateur revenait à prendre le risque de perdre une partie de cette communauté naissante. Par ailleurs, Kirby était un professionnel chevronné et reconnu dans le domaine de la sciencefiction ; sa réputation contribuait donc à attirer de nouveaux lecteurs. Dans ces conditions, il était peu probable que Gollancz s’oppose à ce choix ou que le travail avec l’éditeur se passe mal.

Un roman pour la Mort

À son habitude, Terry Pratchett entama un nouveau roman à peine le précédent terminé. Cependant, ici, l’histoire aurait pu suivre un tout autre chemin. Depuis 1985, Terry avait gardé contact avec Neil Gaiman, le premier journaliste à l’avoir interviewé en tant qu’auteur et avec qui il s’était lié d’amitié. Gaiman raconte qu’à cette période, Pratchett lui avait affirmé vouloir arrêter d’écrire sur le Disque-monde et se consacrer plutôt au développement d’une histoire de science-fiction autour du concept des mondes parallèles, dont il avait rédigé le début après l’envoi du manuscrit de La Huitième Couleur. Neil Gaiman l’écouta avec attention tandis qu’il détaillait son projet, puis répondit que cela avait l’air très intéressant, mais que Terry devrait plutôt écrire un roman sur la Mort, car c’était un excellent personnage. Quelques jours plus tard, Neil décrocha son téléphone pour entendre Terry lui dire : « You bastard. It’s called Mort11 » et raccrocher12. Le premier jet de Mortimer fut vite rédigé, si bien que la publication en grand format eut lieu en novembre 1987, la veille de la sortie en poche de La Huitième Fille. Pour la première fois, deux romans de Terry Pratchett paraissaient la même année. Ce fut loin d’être la dernière, car c’est au moment de l’achèvement du manuscrit de Mortimer, au milieu de l’année 1987, que Terry, après de longs calculs, conclut qu’il pouvait démissionner de son poste de responsable presse pour se consacrer à plein temps à l’écriture. Il forma un partenariat officiel avec sa femme, Lyn, si bien que la mention de copyright de tous les livres publiés après Mortimer est « Terry & Lyn Pratchett ».

Il formalisa aussi à cette période un changement dans sa relation avec Colin Smythe. En effet, Colin avait joué un rôle très important pour Terry, allant parfois un peu au-delà de ses attributions en négociant des contrats avec d’autres maisons, et le succès grandissant des romans risquait de les éloigner. Pour officialiser ce point et associer Colin Smythe à ses probables réussites futures, Terry le désigna comme agent littéraire. Cela signifiait que Colin Smythe Limited ne pouvait plus publier ses romans, même en collaboration avec un autre éditeur, sous peine de conflit d’intérêts. Le prochain titre à paraître était encore compris dans le contrat de coédition signé avec Gollancz ; ce fut donc le dernier à porter le logo de Colin Smythe Limited. Smythe entama quant à lui sa nouvelle carrière d’agent littéraire sur les chapeaux de roues, en négociant un nouveau contrat avec Gollancz qui engageait l’éditeur à publier les six prochains romans de Pratchett pour une avance de 51000 livres sterling par roman, soit 306000 livres sterling au total.

1. « By 1976, he was writing regular comic pieces, and was coming into his own as a humourist. » BURROWS, Marc. The Magic of Terry Pratchett. Barnsley : Pen & Sword Books, 2020, coll. White Owl, p. 90.

2. La Foire du livre de Francfort est le plus grand salon de l’édition, et aussi le plus important dans le domaine des cessions de droits à l’étranger.

3. BURROWS, Marc. The Magic of Terry Pratchett. Barnsley : Pen & Sword Books, 2020, coll. White Owl, p. 102.

4. SMYTHE, Colin. « Strata ». Colin Smythe Limited [en ligne].

5. « Jerome K. Jerome rencontre Le Seigneur des Anneaux (avec une touche de Peter Pan). »

6. RUAS, Nathalie.Interview de Terry Pratchett (en français).ActuSF [en ligne] : 20 septembre 2018, propos recueillis en 2004.

7. Notamment par Neil Gaiman, ce à quoi Pratchett a répondu qu’il ne fallait pas lui demander d’expliquer ce que les éditeurs écrivent.

8. PRATCHETT, Terry. « Comment devenir boxeur professionnel », in Lapsus clavis. Traduit par Patrick COUTON. Nantes : l’Atalante, 2017, coll. La Dentelle du cygne, p. 33. Traduction de A Slip of the Keyboard.

9. PRATCHETT, Terry. « Pourquoi Gandalf ne s’est jamais marié », in Lapsus clavis. Traduit par Patrick COUTON. Nantes : l’Atalante, 2017, coll. La Dentelle du cygne, p. 108. Traduction de A Slip of the Keyboard.

10. Cette phrase est mentionnée sur plusieurs sites officiels dont https://discworld.com/josh-kirby, https://www.paulkidby.com/terry-pratchett-hisworld-press-release/ et https://www.joshkirbyart.com/innovative

11. « Espèce de salaud. Ça s’appelle Mortimer. »

12. Cette anecdote est notamment racontée par Neil Gaiman lui-même dans la vidéo Neil Gaiman on Terry Pratchett sur la chaîne YouTube de JCCSF de 8 : 44 à 9 : 12 et dans une version plus détaillée dans la vidéo Magical Mind : The World of Terry Pratchett sur la chaîne de la Senate House Library de 13 : 55 à 15 : 25.

1988-1996 : auteur à plein temps

Retour à la littérature jeunesse

La carrière d’auteur professionnel de Terry Pratchett démarrait donc sous de bons auspices, même si les six romans restaient encore à écrire, sans quoi il aurait fallu rembourser l’avance. L’année 1988 vit paraître deux romans du Disque-monde : en mai, Sourcellerie, le dernier couvert par le contrat de coédition entre Colin Smythe Limited et Gollancz ; en novembre, Trois Sœurcières, le premier sous la coupe du nouveau contrat avec Gollancz. La routine n’était cependant pas près de s’installer, puisque l’année suivante réserva une surprise aux lecteurs de Terry Pratchett avec la parution en septembre d’un roman qui n’avait rien à voir avec le Disque-monde, et ce, pour la première fois depuis la création de cet univers. Il s’agissait d’une œuvre pensée pour la jeunesse, qui ne fut donc pas publiée par Gollancz, la maison n’ayant que peu d’intérêt et d’expertise dans le domaine de la littérature jeunesse. Prenant ses racines dans une série d’histoires écrites au temps du Bucks Free Press pour la rubrique Children’s Circle, elle portait sur des gnomes de dix centimètres de haut et s’intitulait Les Camionneurs. Le roman rencontra un franc succès et contribua à montrer que Pratchett n’était pas seulement un auteur de fantasy humoristique. En effet, les ouvrages qui l’avaient élevé au rang d’auteur professionnel commençaient déjà à lui coller à la peau. On considérait parfois qu’il n’était bon qu’à cela, et même parmi ses lecteurs, certains estimaient qu’il devait s’en tenir au style de La Huitième Couleur, celui qu’ils avaient tant aimé. Les Camionneurs attira un nouveau lectorat qui n’avait pas forcément été conquis par le Disque-monde, et fut sélectionné pour le Smarties Prize1, un prix de littérature jeunesse reconnu. Il fut suivi en 1990 de deux autres titres consacrés aux gnomes, Les Terrassiers et Les Aéronautes, qui forment ensemble une trilogie qui fut plus tard traduite en français sous le titre Le Grand Livre des gnomes2.

Collaboration avec Neil Gaiman

L’année 1990 fut particulièrement prolifique pour Pratchett, dont le nom apparut sur pas moins de cinq nouveaux romans, un record depuis ses débuts dans l’écriture. Le succès des gnomes n’empêchait pas pour autant le Disque-monde de tourner et Terry s’était, semble-t-il, fixé un rythme régulier de deux romans par an, quels que fussent ses autres projets. En 1989 parurent donc Pyramides en juin et Au guet ! en novembre. En 1990, Faust Éric vint s’intercaler entre la publication des Terrassiers et celle des Aéronautes, tandis que la sortie des Zinzins d’Olive-Oued en novembre termina l’année.

Le cinquième projet, paru en mai 1990, constituait une expérience nouvelle à tous points de vue. Plusieurs années auparavant, Neil Gaiman avait envoyé à Terry Pratchett, ainsi qu’à d’autres amis, les 5 000 premiers mots d’une fiction pour obtenir leur avis. Avant d’avoir pu développer davantage cette histoire, il avait décroché ses premiers contrats en tant que scénariste de comics et commencé à travailler sur Sandman, la série qui forgea son succès dans le milieu. Terry l’appela alors pour lui demander s’il faisait quelque chose de l’ébauche de texte qu’il lui avait transmise. Sinon, était-il d’accord pour lui vendre l’idée ou pour écrire la suite ensemble ? Gaiman choisit la seconde option. La nouveauté résidait bien sûr dans le fait d’élaborer une œuvre à quatre mains, mais aussi dans celui d’écrire spontanément, sans engagement auprès d’un éditeur. Jusqu’ici, Terry Pratchett avait toujours travaillé avec un contrat signé, une date de rendu et une avance versée, même pour son premier roman, Le Peuple du Tapis, certes écrit avant la signature de l’accord, mais entièrement remanié pour la publication. La collaboration se passa bien ‒ elle fut parfois un peu laborieuse sur le plan technique, en ces temps précédant l’arrivée d’Internet ‒ et les éditeurs ne furent pas difficiles à convaincre. Le nom de Terry Pratchett constituait un argument commercial sérieux au Royaume-Uni, celui de Neil Gaiman un atout non négligeable aux États-Unis où Sandman faisait déjà sensation, et si nous savons aujourd’hui que les deux hommes n’en étaient alors qu’au début de leur succès, leur collaboration semblait déjà des plus prometteuses. De bons présages fut publié par Gollancz le 10 mai 1990 en Grande-Bretagne, et outre-Atlantique par Workman en août de la même année. Une tournée conjointe contribua ensuite à resserrer les liens entre les écrivains et donna lieu à de nombreuses anecdotes racontées plus tard par l’un ou l’autre. L’une des plus célèbres est celle où un journaliste prit l’un des personnages du roman pour une figure historique réelle, ce dont les deux auteurs ne s’aperçurent qu’en pleine interview. Ils durent déployer des trésors de sang-froid pour rester de marbre jusqu’à la fin du direct, tandis qu’ils voyaient les autres intervenants éclater de rire en régie.

Un écrivain accessible à tous