L’option caravane - Dominique Viennet - E-Book

L’option caravane E-Book

Dominique Viennet

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Beschreibung

L’option caravane est l’histoire d’un fragment de vie hors norme. Un long séjour en caravane – douze années – dans un petit camping ouvrier de l’agglomération nantaise avec sa diversité de personnages parfois pittoresques, souvent atypiques et inattendus. Dans une écriture fluide, à la fois drôle et dure, le récit invite le lecteur à découvrir ce mode de vie alternatif, qui donne lieu à des réflexions plus générales sur notre société, nos choix de vie, de consommation, et montre l’attrait et la beauté qu’il y a à revenir à l’essentiel.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Ancien journaliste indépendant, la dimension littéraire a toujours habité Dominique Viennet et ses écrits professionnels. Il l’exprime pleinement dans Qu’est-ce qu’elle a ma pomme ? publié aux éditions Avenir jeune 2000, pour le compte du ministère de la Justice, ainsi que dans ce vrai-faux roman. L’option caravane fait la peinture et le bilan d’une expérience originale en matière de vécu et d’habitat trop souvent stigmatisés et considérés comme inavouables, voire déshonorants.

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Seitenzahl: 215

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Dominique Viennet

L’option caravane

Roman

© Lys Bleu Éditions – Dominique Viennet

ISBN : 979-10-377-7807-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

I

— Attention ! Retenez bien ça ! Je ne le répéterai pas : ici, les barbecues sont formellement in-ter-dits !s’enflamma Gérard Tourcoin en levant autoritairement l’index, toutefois, précisa-t-il d’une moue ostensiblement magnanime, nous les tolérons ! Fort de ce vertigineux non-sens, le réceptionniste poursuivit :

— Monsieur, laissez-moi par ailleurs vous donner un petit conseil, après la lessive, dites à votre dame de ne pas faire sécher dehors ses toilettes intimes, car nous déplorons, hélas, sur notre terrain, des vols de petites culottes. Mais pas d’inquiétude, au fond, rien de bien méchant, il faut comprendre : la plupart des résidents sont des ouvriers, loin de chez eux, sans leur femme, alors…

Voilà ce qu’il a déclaré, le gardien du camping municipal de Gaibourg, le jour où j’ai déposé mes bagages dans la minuscule caravane gentiment prêtée par un copain. Je quittais volontairement un appartement trop grand et décidément trop cher pour un maigre salaire de pigiste. Le journal bien-pensant et douteusement humaniste qui hébergeait ma douloureuse matière grise, réduisait considérablement mes revenus et comprimait de plus en plus ma liberté d’expression.

Aussi me retrouvais-je matériellement et psychologiquement affaibli, le moral affecté, et la valise à la main à la porte du camping de la Crue du Goix. Et les propos à moitié déments du gardien n’arrangeaient rien, pas plus que l’aspect des lieux d’ailleurs. Une cinquantaine de caravanes ternies et verdies par l’air salin, alignées sur un parterre de graviers, se collaient les unes aux autres. Peu d’espace pour respirer. La promiscuité à l’état pur. Quelque chose me disait que le sens du mot intimité allait disparaître du vocabulaire ambiant. Je supputais déjà les effluves de cassoulet en boîte, les rots houblonnés du voisinage à l’heure de l’apéro et l’échange acoustique des meilleures émissions télé, le soir, au coin du radiateur électrique.

Afin d’éviter au mieux toute proximité embarrassante, je choisis d’installer mon habitacle un peu à l’écart des autres, entre une haie de thuyas bordée d’herbe verte et un joli petit tilleul. Sans doute l’espace le plus agréable des lieux, mais délaissé par les autres résidents, parce que non pourvu d’assainissement. Cette caractéristique impliquait plusieurs inconvénients : pas d’eau courante ni de toilettes à l’intérieur de la caravane. Le semblant de tranquillité à laquelle j’osais aspirer était à ce prix.

Conséquemment, en pénétrant dans ma roulotte ancestrale dépourvue des conforts les plus élémentaires, eus-je la sensation obscure de caresser le fond des latrines. Mais, dès la porte close, je sentis confusément une forme de dépersonnalisation prendre doucement racine en moi. Je changeais d’univers et un vague sentiment de désappropriation de mon être responsable m’accompagnait. Tout devenait fluide, éthéré, presque irréel. Puisque je touchais le fond, je ne me sentais, dès lors, plus garant de quoi que ce soit. Je vivais en quelque sorte, une petite mort, douce, une désensibilisation à la réalité, presque agréable. Pas une résignation, mais un confortable engourdissement, bienvenu, presque salvateur, propice à effacer momentanément les ennuis, à fondre les angoisses. « C’est dans les occasions où tout est à craindre qu’il ne faut rien craindre », pensais-je en paraphrasant Sun Tsé, « c’est lorsque l’on est entouré de tous les dangers qu’il n’en faut redouter aucun, c’est lorsqu’on est sans ressource qu’il faut compter sur toutes ».

Joli paradoxe, au fond, ma petite mort accouchait simultanément d’une accommodante renaissance. En occultant l’épineux présent, je pariais et comptais favorablement sur le lendemain et par extension, sur le reste de l’existence. Et ça, je l’avais toujours vécu, même dans les circonstances les plus critiques.

Ainsi, de nouveau habité par un irrationnel optimisme, décidai-je d’aller rendre visite aux sanitaires du coin. Le bâtiment riche en écho autant qu’en remugles disposait de cinq urinoirs et quatre lieux d’aisance en partie occupés. Pour une première entrée en matière, j’adoptai un w.c. turc. Fermement accroché à la barre latérale, histoire de ne pas sombrer, j’eus la désagréable sensation de partager la libération de mes entrailles avec celle de mon voisin de gauche, lequel contrôlait mal ses plaintes sans doute provoquées par une constipation douloureuse. Pour ma part, j’attribuai ma colique au compte de l’émotion et revins penaud, néanmoins heureux de retrouver ma boîte à roulettes, 10 m2 d’intimité pacifique.

Après avoir grignoté sans appétit, bu une bière tiède en grimaçant et transformé la table escamotable en lit, je dormis comme une roche, pendant 12 heures, dans un calme pénétrant. À ma grande surprise, mes cinquante autres voisins restèrent silencieux pendant toute la soirée. Pourtant, nous étions en mai et les premières grosses chaleurs incitaient chacun à veiller dehors, au frais, le plus tard possible. En conséquence, j’appréhendais un brouhaha général, percé de cris, d’interpellations, voire d’invectives. « L’alcool, la chaleur et les repas façon BBQ ne font pas bon ménage », m’étais-je dit en m’écroulant sur un simili matelas beaucoup trop mou. Et puis, rien, ou presque, hormis le bruissement soporifique du tilleul et la mélodie des grands arbres bercés par le vent dans le parc contigu.

*

Le chant séducteur d’un merle et l’ardeur du soleil eurent raison de mon sommeil profond. Au réveil, mon corps semblait reposé, décontracté, mais l’appel des sanitaires se faisait très pressant. En dépit du souvenir repoussant de la veille, je bondis hors de mon logis, le rouleau de papier hygiénique à la main, une serviette dans l’autre, et me précipitai dans la direction voulue.

À quelques mètres de là, un individu, torse nu, en short, urinait contre la haie de thuyas sur l’espace qui m’était réservé. Surpris, ce dernier cessa promptement de se soulager, remballa son matériel à la va-vite, et s’éloigna, apparemment confus, en claudiquant. Quoique mécontent, je le laissai fuir sans faire de commentaires, en suivant du regard son dos grossièrement tatoué d’une immense croix bleu-livide sur laquelle on pouvait lire cet aphorisme sans doute lourd d’histoire personnelle : « Justice aveugle ! »

Dans les toilettes, Tourcoin arrosait les murs, le sol et les w.c., à l’aide d’un jet d’eau, sans savon. Pas question pour lui de nettoyer dans le détail. Même tarif pour les douches : après chaque intervention quotidienne, les lavabos, les miroirs, les carrelages, les cloisons ruisselaient de toutes parts, mais conservaient un contact visqueux. Contrarié par ma présence inopinée au moment des grandes eaux, « allez chez les femmes ! » hurla-t-il « et passez à mon bureau pour l’enregistrement ». Le secteur femmes venait juste de passer entre ses mains et j’eus beaucoup de difficultés à ne pas mouiller mes vêtements.

Doctement assis dans le petit préfabriqué qui faisait office de réception, le gardien m’attendait.

— Vous avez remarqué que les robinetteries n’ont pas de mitigeur, dit-il, la température de l’eau vous convient-elle ?

 Avant que je ne réponde, Tourcoin poursuivit :

— Certains préfèrent une douche très chaude, d’autres moins. C’est donc moi qui suis chargé de dénicher la bonne solution, confia-t-il avec une pointe de suffisance.

— Certes, je n’ai jamais pris de douche ici, avoua-t-il, mais je crois avoir trouvé l’exacte synthèse des peaux du camping. Donc, la température de l’eau ne changera pas ! Inutile d’en faire la demande, conclut le réceptionniste avant d’aborder un autre sujet :

— Ici, ni w.c. ni douche entre 9 h et 10 h pour cause de nettoyage. Vous m’avez vu à l’œuvre, mais ce n’est pas ma seule fonction. Sachez que j’ai d’autres qualifications. Je suis également régisseur. Apprenez que c’est une grande responsabilité. Je suis d’ailleurs très vigilant sur les rentrées d’argent. Vous devez payer vos factures avant le 5 de chaque mois. Il n’y aura aucune exception, affirma Tourcoin.

— J’espère que vous comprenez, ajouta-t-il en faisant théâtralement appel à mon bon sens, vous savez, je pourrais me retrouver au tribunal ou en prison s’il manquait un seul centime dans la caisse. La fonction publique ne plaisante pas avec la trésorerie.

Le vocable « régisseur » l’enivrait particulièrement. Sur un ton qu’il voulait à la fois auguste et lyrique, le détenteur des clés du camping en rajoutait sans cesse : un régisseur doit faire ci, un régisseur doit faire ça, sans régisseur pas moyen de ci ou de ça, un régisseur, etc.

Sans doute froissé par mon absence de réaction, la tonalité de ses propos devint plus sèche :

— Je suis aussi très attentif et sévère sur les documents donnant droit d’accès au camping. Vous devez présenter un contrat de travail et une attestation de domicile hors département. Si votre adresse se situe en Loire-Atlantique, vous n’êtes pas autorisé à rester ici.

Cette fois-ci, Tourcoin disait vrai. Le camping municipal avait été créé en 1986 par le prédécesseur de la maire Françoise V. Une décision éminemment politique et sociale destinée à rendre plus facile et plus économique la vie des travailleurs itinérants. D’où cette réglementation. Néanmoins madame V, à la tête de la municipalité depuis 1993, savait pertinemment que tous les citoyens ne logeaient pas à la même enseigne et que les exceptions étaient parfois nécessaires sinon impératives.

Quelques semaines avant mon arrivée j’avais eu connaissance des conditions d’entrée au camping. Je n’avais pas de contrat de travail ni d’adresse viable à fournir. Cette mesure distinctive, condamnant tous mes projets de changement, m’obligea à produire des faux. Un CDI flanqué d’un tampon officiel emprunté à Ouest Info et une facture EDF jurassienne transformée à mon nom furent présentés à Tourcoin. J’appréhendais sa réaction. Son regard devint inquisiteur.

— Vous travaillez à Ouest Info ?

— Oui.

— Vous livrez les journaux ?

— Non, je suis journaliste.

— Journaliste ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— J’écris des articles. Je travaille aussi pour d’autres structures. Je viens tout juste d’écrire un livre pour le compte du ministère de la Justice. Il s’agit d’un atelier de réinsertion pour jeunes délinquants. L’histoire se passe à Gaibourg. Elle est véridique, mais rédigée de manière romanesque, façon polar. Si vous voulez, je vous en offre un exemplaire, proposais-je aimablement.

— Non merci, répondit Tourcoin, je ne lis pas. Je ne bois pas non plus, mais je fume. Personne n’est parfait ! concéda-t-il dans une hallucinante bouffée d’humilité.

— Eh bien, ajouta-t-il en consultant mes documents, c’est la première fois que nous avons un journaliste avec nous. Remarquez, rien d’étonnant. Nous avons de tout, ici. Je ne dirais pas que c’est une représentation fidèle de la société, loin de là, mais tout de même. Je ne vous ferai pas l’inventaire des résidents, mais nous avons des gars de chantier, quelques fonctionnaires, un forain, un facteur, des ouvriers, un conducteur de travaux, un vigile, un conducteur de tramway, quelques travailleurs portugais… etc.

— Apprenez aussi que nous hébergeons quelques cas sociaux, poursuivit Tourcoin, ainsi que deux ou trois fêlés, notamment des alcooliques dont je tairai le nom. Devoir de réserve oblige ! ponctua Gérard le régisseur en guise de conclusion avisée.

Abasourdi par ses propos, je regagnai ma caravane, plutôt satisfait de la falsification de mes papiers. Plus tard, j’appris que la moitié du camping opérait de la sorte.

*

La deuxième soirée fut aussi calme que la première et le sommeil tout aussi bénéfique. En ouvrant l’œil, je constatai que le moral ne m’avait pas abandonné. La lumière discrète du jour rendait l’univers attachant, ravissant.

— Bonjour jolie petite roulotte, dis-je gaiement en apprêtant une alléchante cafetière italienne, merci pour ton accueil, ta fraternité !

Je me comportais et j’étais heureux comme un enfant. Je parlais et m’adressais à la caravane comme à un être vivant. D’ailleurs, l’espace lui-même commençait à prendre vie. La cafetière chuintait doucement. Faute de grille-pain, une poêle en fonte tendait de rendre croustillants une ribambelle de toasts convoités par une belle marmelade d’orange. Et puis tout à coup, l’odeur enveloppante du café, supplémentée de celle du pain grillé, envahit les lieux. Un pur bonheur olfactif. Rarement avais-je humé si agréablement, et apprécié à ce point, un petit déjeuner.

J’étais en train de goûter ma énième tartine lorsqu’une soudaine apparition me fit sursauter. Dans le cadre de la petite fenêtre fixée sur la porte, une tête de biche empaillée me dévisageait. L’homme de la veille, au tatouage incongru, tenait à bout de bras l’horrible tête aux yeux vitreux.

— C’est pour toi, dit-il dans un sourire paré de quelques dents en or, je tiens à m’excuser et à te remercier pour ce qui est arrivé hier. Tu m’as surpris à pisser sur ta haie et tu n’as rien dit, expliqua-t-il en rougissant, je suis désolé, mais c’est une sale habitude que j’ai prise depuis longtemps, bien avant ton installation à cet endroit. Ça m’évite d’aller jusqu’aux toilettes. J’ai fait ça par réflexe sans penser à toi. Ça ne se reproduira plus.

Sous mon regard, Maurice Arkaoui, dit Momo, arabe, chrétien, élevé chez les manouches, exhibait également un torse tatoué dont les motifs n’avaient rien à envier au chef-d’œuvre qu’on lui avait gaufré sur le dos à grands coups de burin. Apparemment, le même artiste n’avait pas non plus mégoté sur les jambes.

En dépit de son allure pour le moins redoutable, je sentis chez lui une vraie générosité, une envie sincère de me faire plaisir. Afin de se faire pardonner, je pense qu’il avait mis tout son cœur à choisir le meilleur cadeau possible. Difficile de refuser, Impossible d’accepter. À la rigueur, en matière de taxidermie, j’aurais, par politesse, consenti à un hippocampe dans une petite boule de verre, même artificiellement enneigée, mais une tête de biche, pas question ! Ma caravane étant minuscule et la trombine animale énorme, je n’eus aucune difficulté, après m’être confondu en francs remerciements, à convaincre Momo de garder son amical présent.

— Tu veux voir à quoi ressemble un grand « camping » ? interrogea-t-il en utilisant le vocable des gens du voyage pour signifier celui de caravane. Ne pouvant décliner l’offre, je l’accompagnai jusqu’à son logis. Deux très grands cygnes en plâtre campés à l’entrée d’une maigre allée bordée de cailloux blancs, délimitaient le chemin à l’issue duquel présidait la propriété à Maurice : une « Fendt d’habitation » conçue pour quatre saisons, spacieuse, intelligemment agencée.

— Ce que je préfère, dit Momo en donnant une tape énergique sur la cloison, c’est la parfaite isolation phonique et thermique.

— La mienne est une passoire énergétique, lui dis-je en m’asseyant sur sa grande banquette recouverte de plastique transparent, une tradition d’ameublement héritée de son ancienne vie de manouche.

— Je ne sais pas ce que ça donnera cet hiver, pensais-je tout haut, mais quelque chose me dit que la facture EDF sera salée.

— Ça te coûtera cher, certifia Momo.

Il m’apprit que le prix du kWh était au moins deux fois plus élevé ici que dans un appartement ou une maison.

— EDF facture à la ville un seul abonnement, celui du camping, expliqua-t-il, alors l’entreprise se rattrape en doublant ses tarifs de consommation. Certains payent une fortune pour se chauffer l’hiver. Demande à Line, elle t’en parlera mieux que moi.

Line, Hervé et leurs trois enfants s’étaient installés à la Crue du Goix dès son ouverture. Pour diverses raisons, ni le logement social ni le privé leur étaient accessibles. Restait la solution camping bon marché. Encore fallait-il posséder une ou plusieurs caravanes. Mais sur le marché de l’occasion, chacun pouvait trouver un modèle correspondant à ses moyens.

Sur le terrain, la famille avait aménagé un camp composé de deux très grandes caravanes d’un modèle ancien, réunies par un grand auvent en forme de chapiteau. L’espace était suffisant, le confort relativement précaire, mais les ados semblaient s’y plaire et les parents menaient une vie tranquille, discrète, apparemment heureuse. René travaillait dans un groupe suédois de cartonnage, en intérim continu, depuis plus de dix années. Impossible de décrocher un CDI, l’entreprise contournait légalement la législation et comptait dans ses rangs un cortège d’intérimaires enracinés depuis longtemps.

Les tarifs du camping, classé une étoile, étaient assez avantageux. Mais à la saison froide, la facture énergétique faisait basculer le budget des résidents sédentaires. Pour ceux qui ne disposaient pas d’habitacle moderne, le montant électricité équivalait largement à celui du loyer. C’était notamment le fait pour la famille de Line ou encore celle de Robert. Un vrai casse-tête pour ce dernier, qui habitait avec Lucette et leur fille Gabrielle, dans une immense maison à roulettes, genre mobil-home des années 60, plus ou moins rafistolée, fissures ouvertes aux quatre vents. Un gouffre financier durant les mois d’hiver et d’autant plus difficile à assumer que les revenus du foyer étaient très limités. Hormis quelques missions proposées par une agence de réinsertion, Robert peinait à trouver un emploi permanent. De surcroît, aucune aide au logement ne lui était accordée puisque la caisse d’allocations familiales estimait, à l’époque, qu’une adresse en camping, même sédentaire, n’était pas considérée comme un domicile.

En dépit d’une situation toujours plus problématique, il tentait de tirer les marrons du feu, gardait une petite flamme dans le regard et affichait des espoirs pas forcément illogiques. Son épouse, farouche, méfiante, isolée, lui reprochait un comportement plutôt affable qu’elle estimait hasardeux, comme si tout contact avec d’autres était synonyme de danger ou de problème.

— Mon optimisme l’agace, m’avait-il confié après une altercation dont j’avais été témoin, elle m’accuse d’être irréaliste. Mais les optimistes ne sont pas irréalistes !

— Ils le sont parfois, avançais-je sans grande conviction.

— Non ! rectifia Robert, non ! Il faut savoir faire des distinctions entre l’une et l’autre chose ! Le vrai optimiste c’est celui qui fait, par exemple, le constat que tout va mal, mais se retrousse les manches pour essayer de s’en sortir, ou, tout du moins, pense que ça ira mieux demain. Le pessimiste c’est celui qui fait le même constat, mais baisse les bras et considère que tout est foutu, que rien ne s’arrangera. Je fais partie du premier lot.

Sur ce point, nous étions semblables.

Gabrielle, sept ans, était sans doute le moteur essentiel de la confiance de son père. Une gamine dotée d’une intelligence intuitive remarquable, avide de connaissance, éclairée. Un potentiel inattendu. Son père le pressentait : pas de déterminisme social pour Gabrielle.

Dans les discussions simples qu’il tentait de provoquer avec des mots francs, Robert ne cachait jamais ses aspirations à un avenir meilleur, sans pour autant condamner le présent.

— Quotidiennement, qu’est-ce qui te donne le moral ? lui avais-je demandé un jour de confidences.

— Gabrielle, bien sûr, avait-il instantanément répliqué, mais aussi la joie d’habiter quelque part, d’avoir un chez-moi. Ma caravane n’est pas la plus enviable, mais c’est beaucoup pour moi. C’est une respiration, un nid, un cocon, une transition avant une solution durable en appartement, ou en maison j’espère. Nous pourrions être à la rue, nous n’y sommes pas.

Contrairement à lui, je ne manquais pas de travail. Ouest Info me sollicitait sans cesse, mais je n’avais plus le cœur à l’ouvrage. J’avais depuis longtemps perdu le feu sacré et depuis l’arrivée de la nouvelle direction nantaise, le journal ronronnait. La longueur des papiers était réduite de moitié et la ligne éditoriale privilégiait le consensus mou. Je pris donc la décision de ne traiter que les sujets, à mon sens, dignes d’intérêt.

Deux jours après mon arrivée au camping, je foulais le sol de la capitale pour une rencontre avec Edgard Morin. L’opportunité du rendez-vous avec cette sommité de la sociologie m’avait été offerte par sa fille, compagne de mon ami d’enfance. Le théoricien de la pensée complexe devait participer plus tard à un débat sur les problèmes de la ville organisé dans le cadre de l’agglomération nantaise. En primeur et en exclusivité, une interview m’était accordée.

Dans le train qui me conduisait à Paris, je n’en menais pas large. Je ne me sentais pas vraiment à la hauteur d’un tel personnage et les questions que je comptais poser me paraissaient aussi bancales que ma vie actuelle. Et c’est avec un trac indicible que je franchis le palier d’un très bel et grand appartement d’un très bel arrondissement parisien. J’en appréciai l’espace, le confort et l’esthétique. À Nantes, je sentis ma chambre à roulettes se recroqueviller douloureusement.

Après un bref échange de politesses, contracté comme une puce, je posai une première question d’une banalité à pleurer. Par bonheur, Morin me mit rapidement à l’aise. Très vite, je compris qu’il avait naturellement à l’esprit, toutes les questions et réponses possibles sur le sujet. Au fil de l’entretien, il accomplissait l’essentiel du travail, introduisait de nouveaux angles de réflexion, enrichissait la discussion, rebondissait sur ses propres propos, m’ôtant ainsi l’essentiel des questions de la bouche, ou presque. En vérité, tout ça m’arrangeait bien. Sur le chemin du retour, j’eus l’impression d’avoir accompli un admirable travail, mais c’est le sociologue, au fond, qui avait intelligemment œuvré pour moi.

*

De retour au camping, grand écart violent, je passai directement de Morin à Momo. Dans le local à vaisselle, ce dernier s’entretenait avec son voisin, vêtu d’un uniforme de la poste. Il lui vantait les avantages du chauffage à gaz et du système de pompe électrique installés dans sa caravane et m’informa qu’il avait une télévision en noir et blanc à me donner ainsi qu’une pompe à eau manuelle. J’acceptai volontiers.

— Je n’ai rien d’autre qu’une malheureuse bouteille pour toute provision d’eau, mais je compte bien m’équiper rapidement, dis-je.

Dix minutes plus tard, Momo et le facteur arrivèrent les bras chargés d’une télévision antique coiffée d’une fourchette en guise d’antenne, d’un jerrycan de 20 L et d’une pompe en caoutchouc à fixer sur le sol, muni de deux tuyaux, l’un à visser sous le robinet de l’évier, l’autre à poser dans le jerrycan. En un instant, le système fut prêt à fonctionner et je me trouvai soudainement en possession de deux décalitres d’eau presque courante. Il suffisait de presser plusieurs fois la pompe, du pied, pour faire jaillir l’indispensable liquide. Une méthode de siphonnage simple, astucieuse, vitale. D’un coup, je passais de l’âge de pierre à l’âge de fer. Et plus tard, dans la soirée, anesthésié par une foule d’images cathodiques enneigées, béatement détendu, le visage amplement hydraté, je ne me sentais pas moins bien que dans le bel appartement parisien du matin. Momo n’avait pas conscience à quel point sa générosité candide bousculait favorablement l’existence.

Le facteur ne quittait jamais ses vêtements de travail, « un principe », disait-il. Été comme hiver, il portait un bermuda et des Tongues frappés du logo de la poste. Toujours alcoolisé, il s’enorgueillait d’un éthylisme qu’il estimait « génial » car « activateur d’esprit ».

Ses soi-disant bons mots, beaufisants, faisaient rire la patronne d’un café PMU situé dans le bourg. Cette dernière n’aimait « ni les jeunes, ni les étrangers, ni les chômeurs, ni les assistés », mais elle aimait le facteur. Elle l’appréciait surtout pour son capital, dont la grande proportion se dissipait en boissons anisées et en tournées générales. Lorsqu’il était autorisé à recevoir sa fille, un week-end par mois, il se privait d’excursion au bistrot, contrôlait sa consommation et devenait un papa poule presque touchant.

L’employé des postes avait également pour voisins Patoche et Antisocial. Ils avaient pris racine au camping et ne cachaient pas non plus leur dépendance à l’alcool. L’un et l’autre avaient choisi l’option caravane parce qu’il leur était « impossible de vivre empilés en HLM ».

— Pourtant, la promiscuité est bien plus importante ici qu’en HLM, leur avais-je fait remarquer à l’occasion d’une sobre discussion.

— Faux ! avait répliqué Antisocial.

— Ou plutôt oui ! avait-il rectifié, mais c’est précisément parce qu’elle est plus importante que chacun, ici, fait attention à l’autre. Tu es souvent dérangé par la télé des uns ou la musique des autres ? Moi, par exemple, je suis fou de rock, je pourrais m’en faire éclater les oreilles et emmerder tout le monde. Mais non !

— Pour l’alcool c’est pareil, avait surenchéri Patoche, on a beau habiter rue de la Soif, c’est pas la foire tous les jours. De temps en temps, pas plus, et seulement le samedi.

C’est vrai que les journées et les soirées étaient calmes. Au fil des semaines, mes a priori négatifs sur la vie au camping tombaient l’un après l’autre. Une personne cependant ne se préoccupait guère des tympans d’autrui. « L’Allemande » baptisée ainsi compte tenu de son fort accent alsacien faisait partager quotidiennement, à force de décibels, une musique alternative féroce, démesurément contemporaine, totalement hermétique.

Du haut de sa culture générale proéminente (elle se disait musicologue et historienne de l’art), elle méprisait les résidents du camping et le faisait savoir à qui voulait bien lui prêter l’oreille. Afin de marquer sa différence avec le menu fretin, elle usait d’un lyrisme exagéré.

— Je réside ici très provisoirement, dans l’attente d’un très bel appartement en cours de rénovation, disait-elle, en attendant, il n’est pas question que je me prive des nourritures didactiques indispensables à ma construction artistique, aussi bousculantes puissent-elles être.

Et alors que par une belle matinée ensoleillée elle daigna partager le local vaisselle avec d’autres, elle prit plaisir, dans un discours ébauché, à nous faire la démonstration de sa pseudo supériorité et de notre inculture.

Une dizaine de personnes astiquait avec fermeté et dans un pénible brouhaha autant de casseroles, poêlons et assiettes figées dans des acides gras poly saturés. La Sony grésillante de Patoche radiodiffusait abusivement une accablante rengaine populaire dans laquelle il était question de queue leu leu.

L’Allemande suffoquait.

— Mr Patoche, voulez-vous bien, s’il vous plaît, endiguer cet atroce galimatias sonore ? implora-t-elle.

— C’est de la musique, rétorqua le mélomane de la rue de la soif.

— De la musique ? Non, mais vous me taquinez. Avez-vous seulement idée de ce que signifie ce mot ? Vous confondez sans doute vacarme et euphonie.

— Euphonie ? balbutia Patoche.

— Ou musique si vous préférez, précisa l’Allemande, mais quand bien même userais-je de tous les qualificatifs appropriés, je doute que vous ne compreniez quoique ce soit à la véritable musique.

— Alors expliquez-nous ! a suggéré plusieurs fois Bruno, un résident apparemment intrigué par la rhétorique de la dame et dont j’avais plusieurs fois remarqué la présence à cause d’une singularité vestimentaire.

La native d’Alsace posa un regard étonné sur son interlocuteur, sembla considérer sa demande, et après quelques secondes de silence, prit la parole.

— Vous expliquer, à tous, que moult théories prescriptives ont accouché d’idées, lesquelles ont intrinsèquement conduit au style contemporain ? Impossible !