L'origine des maux - Thalia Darnanville - E-Book

L'origine des maux E-Book

Thalia Darnanville

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Beschreibung

Deux personnages voient leurs vies qui s’entremêlent contre leur gré.

L’un se débat avec une mémoire défaillante et l’autre avec une disparition énigmatique. Leur quête de vérité, menée dans une étrange réalité et associée à d’inquiétantes rencontres, les poussera jusqu’aux limites de leur personnalité. Tout en cherchant à démêler les fils de leur vie, nous partagerons leurs blessures, leurs émotions et leur besoin d’être aimés et reconnus.

Une réflexion sur l’identité, les influences familiales et notre place dans le monde.

À PROPOS DE L'AUTEURE

L’écriture est depuis l'enfance de Thalia Darnanville une source de jeu, d’émerveillement et de liberté. Elle a toujours été portée par les arts et leur pratique à travers la danse, le théâtre et l’écriture. Intuitive et curieuse, elle a eu à cœur de s’initier à l’art-thérapie, à la méditation, au tantra et plus récemment, à la danse soufi qu’elle pratique également sur scène. Chacune de ces expériences lui permettant de découvrir, avec un regard différent et sans cesse renouvelé, la diversité du monde qui nous entoure.

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L’ORIGINE DES MAUX

1

Ishan attendait au feu piéton pour traverser la route lorsqu’il se sentit observé avec une insistance désagréable. À 26 ans, il n’avait pas encore acquis assez d’aisance pour ignorer ce type de comportement auquel il était régulièrement confronté. D’origine indienne, il avait les traits fins, la peau mate et un menton à la pilosité très discrète ; bien qu’il soit français, la société lui faisait ressentir qu’il n’était pas tout à fait comme tout le monde.

L’homme qui attendait à côté de lui le regardait fixement. Ishan, mal à l’aise, se demandait si ce dernier le connaissait, mais son visage ne réveillait aucun souvenir.

— Excusez-moi, mais vous avez exactement le même regard que Delhia, une amie à moi, seriez-vous de sa famille ? lui demanda l’inconnu.

Ishan sentit une peur sourde lui étreindre le ventre, mais tenta de ne rien laisser paraître. Il regarda le petit bonhomme du feu piéton devenir vert et prit une respiration.

— Désolé, vous faites erreur, je ne connais personne de ce nom-là, répondit Ishan qui s’empressa de poursuivre son chemin.

2

Ce soir, Delhia avait décidé de se mettre en beauté. Elle passa une robe rouge très courte au décolleté plongeant, de jolis bas, des talons aiguilles, se maquilla, se coiffa, attrapa son sac à main et sortit. Ses fesses sautillaient à chacun de ses pas et les hommes qu’elle croisait ne pouvaient s’empêcher de se retourner sur son passage. Ses mains glissaient sur sa robe ; elle savourait ce contact doux et rassurant. Chaque vêtement constituait pour elle une seconde peau, un plaisir de tous les sens. Elle aimait fermer les yeux quelques secondes et ressentir le frisson au bout de ses doigts lorsqu’ils caressaient le tissu soyeux. Sa robe se transformait en cape de beauté, de confiance en soi.

En quelques minutes, elle se retrouva devant une grande porte noire à doubles battants et frappa. Un visage se dessina derrière l’ouverture grillagée pour vérifier son identité et l’instant d’après, elle était à l’intérieur. Elle avait depuis longtemps ses entrées dans ce club privé.

Il était tard, l’endroit était un peu sombre et déjà bien rempli. Le comptoir était l’un de ses lieux favoris après la piste de danse. Quelques personnes la saluèrent ; ici, elle se sentait chez elle. Elle prit un verre avec un habitué, échangea quelques paroles futiles et quelques rires, puis elle se décida à investir l’espace. Son corps adorait bouger au son de la musique. Ses gestes étaient harmonieux, félins, sensuels. Même si elle aimait être regardée et admirée, elle finissait par ne plus remarquer les yeux rivés sur ses formes ondulantes tant elle se laissait envoûter par le mouvement de la vie. Quand elle dansait, il se dégageait d’elle une puissance et une beauté fascinantes ; elle semblait faire corps avec la musique. Elle ne dansait pas, elle était la danse ; tout son être était un instrument traversé par les sons et les rythmes, créant sa propre symphonie corporelle. Ceux qui se risquaient à l’approcher dans ces moments-là avaient tout intérêt à être en phase, sinon ils étaient repoussés sans aucun ménagement. En revanche, si une personne vivait la musique comme Delhia, elle pouvait passer des heures dans ce duo qui transcendait la réalité. Dans cette fusion, plus rien n’existait autour d’eux, il n’y avait plus que la musique, les sensations des corps qui se répondent, la chaleur, le jeu, la sensualité et le désir.

À 4 heures du matin, elle refit le trajet en sens inverse. Le sourire qui se lisait sur ses lèvres reflétait parfaitement la joie et la plénitude qu’elle ressentait intérieurement.

3

Après sa journée au bureau, Ishan poussa la porte de son appartement et se laissa aller sur son canapé, sans aucune énergie pour se préparer à manger.

Sa vie l’épuisait. Son travail lui prenait trop de temps et il dormait mal. Chaque matin, il se réveillait avec une lourdeur dans le corps qui lui faisait comprendre que quelque chose clochait dans son existence. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas connu un vrai sommeil réparateur. Peut-être devrait-il aller consulter un médecin, mais il n’arrivait pas à s’y résoudre. Depuis quelques années, il était devenu méfiant envers le corps médical.

Et Delhia, qui refaisait surface, venait ajouter de l’anxiété à son quotidien. Il avait pensé en être débarrassé, mais voilà qu’elle réapparaissait dans sa vie, un an après une nuit qu’il aurait préféré oublier. Il se rappelait chaque coup, l’intensité de la douleur irradiant son corps, sa tête rebondissant sur le pavé, avant d’être laissé pour mort au milieu de la rue. Une nuit dont chaque seconde, étrangement, était restée gravée, alors qu’elle lui avait fait perdre une grande partie de ses souvenirs antérieurs, « amnésie rétrograde probablement transitoire », lui avait-on dit à l’hôpital. Cependant, la mémoire ne lui était pas revenue comme escompté, seuls quelques flashs, des visages, des noms, des sensations ou des émotions ressurgissaient, mais le cours de son histoire restait flou. Heureusement, ses connaissances techniques et ses capacités cognitives n’avaient pas été altérées, ce qui fut salvateur pour lui. Il avait pu reprendre une vie presque normale assez rapidement.

Il ne comprenait pas comment Delhia avait pu en arriver là, ni ce qu’il avait pu faire pour déclencher en elle cet accès de rage, cette haine qui semblait viscérale ; il allait devoir trouver des moyens pour s’en protéger. Sa tête était lourde et la fatigue lui tomba dessus sans même qu’il ait pu quitter son canapé.

4

Delhia n’arrivait pas à fonctionner autrement qu’en dormant le jour et en vivant à la lumière des rayons de lune. Depuis qu’elle habitait seule, elle était devenue un oiseau de nuit, et cela lui convenait parfaitement.

Comme presque tous les soirs depuis plusieurs semaines, elle se prépara pour sortir. Avant de passer la porte, elle s’arrêta devant le miroir pour se regarder, admirer son corps, ses formes, ses longues jambes fines ainsi que son regard souligné par un trait de khôl noir. Elle aimait plaire tout autant que se plaire. Elle se délectait à susciter le désir des autres, même si elle n’était que très rarement intéressée en retour. Elle cherchait à attirer l’attention des hommes, pour se sentir convoitée. Ceux qui venaient ici savaient parfaitement que moyennant quelques billets, les coins sombres de ce club leur permettraient d’assouvir leurs fantasmes. Du moins, les soirs où elle était d’humeur, car parfois, elle pouvait facilement repousser un prétendant si elle avait seulement envie de danser. Certains de ses habitués en avaient pris leur parti, les soirs où la belle devenait farouche. Elle était comme ça, Delhia. Et elle ne ramenait jamais quelqu’un dans son appartement. Elle pouvait se laisser entraîner dans une ruelle sombre, ou dans un hall d’immeuble, mais personne n’avait eu le privilège de se faire inviter chez elle. Elle tenait à ce que la limite entre sa vie privée et son travail soit totalement imperméable.

Elle venait dans ce lieu par intermittence depuis quelques années : si elle pouvait y passer toutes ses soirées à certaines périodes, elle le désertait complètement à d’autres. Certains se demandaient quelle était la raison de ses absences, mais personne n’avait réussi à percer le mystère. Les plus poétiques pensaient qu’elle voyageait, en bonne compagnie de préférence, alliant le plaisir et l’argent. D’autres l’imaginaient droguée quelque part, d’autres en prison pour des délits plus ou moins avouables. Avec la vie qu’elle menait dans ce club privé et l’impression qu’elle donnait d’être possédée lorsqu’elle dansait, il n’en fallait pas davantage pour que chacun se fasse une idée sur le reste de son existence. Bref, les ragots allaient bon train, mais elle ne s’en préoccupait pas. Et il y avait fort à parier qu’aucun d’eux ne découvrirait la vérité, pas même celui qui avait croisé Ishan par hasard dans la rue le jour précédent.

Lorsqu’elle arriva ce soir-là, il était encore tôt et l’endroit était presque désert. Elle alla s’asseoir à un bout du bar où quelques minutes plus tard, le barman lui apporta son gin fizz, un cocktail que le patron préparait sur commande au blender et qu’elle adorait plus que toutes les autres boissons. Sucré et acidulé, d’une couleur laiteuse, elle n’en avait jamais goûté d’aussi bon ailleurs. Elle aimait moins le regard lubrique que le patron posait sur toutes les femmes qui entraient, à partir du moment où elles avaient un décolleté attirant ou des jambes largement dénudées, mais c’est ici qu’elle se sentait le plus chez elle. Elle revenait encore et encore, malgré ce petit chauve aux lunettes rectangulaires qui n’espérait qu’une chose : caresser, l’air de rien, la moindre rondeur féminine qui passait un peu trop près de lui. Heureusement, le barman était adorable et la complicité entre eux allait jusqu’à se moquer du Thénardier, comme ils aimaient secrètement à l’appeler.

Deux gin fizz plus tard, elle se lança sur la piste de danse, bientôt rejointe par d’autres corps désireux d’obéir aux mouvements que la musique induisait en eux. La nuit allait être longue et joyeuse, Delhia n’en doutait pas.

Après quelques heures endiablées et quelques verres supplémentaires offerts, elle prit le chemin du retour, seule.

Elle n’eut pas le temps d’arriver à destination. Bien qu’étant à pied, elle se fit interpeller sur la Canebière par deux policiers qui attendaient les sorties de bar arrosées. Elle se demanda s’ils arrêtaient toutes les femmes seules pour s’amuser un peu ou si son origine indienne avait joué à son désavantage. Mais cela ne changeait rien à son malaise : elle n’avait pas sa carte d’identité.

Elle tenta immédiatement une approche aux yeux de biche enjouée, mais cela ne fit que renforcer l’unique question qu’ils semblaient connaître : « Vos papiers, s’il vous plaît ». Elle s’efforça alors de leur expliquer la situation : elle n’habitait pas loin et elle était seulement sortie un court moment, et n’avait pris que sa carte de crédit. Mais cela leur était bien égal, pour eux, les options se limitaient à des papiers d’identité ou au poste.

Elle perdit rapidement son sourire ; elle voulait simplement rentrer se coucher, mais ils ne l’entendaient pas de cette façon. Cela ne lui était jamais arrivé auparavant et elle commença à être inquiète, d’autant que son esprit était trop imbibé d’alcool pour être complètement lucide. La suite se passa très vite, comme dans un rêve : elle essaya de fuir, mais les deux policiers étaient plus rapides et la rattrapèrent facilement ; ils n’avaient pas de chaussures à talon. Alors qu’ils tentaient de la maîtriser, une vague de panique la submergea. Chaque contact physique avec ces deux agents ressemblait à un coup de poing qu’elle recevait, une brûlure sur sa peau. Elle se sentait à vif, tel un animal que l’on va éviscérer, et toutes ses sensations, si elles étaient décuplées, étaient également déformées par le prisme de la terreur inexplicable qu’elle éprouvait en cet instant. Incapable de se contrôler, elle se mit à hurler et à se débattre ; elle remonta un coup de genou dans l’entrejambe du premier, et infligea au second une profonde morsure à la main. Elle était enragée, comme si deux criminels avaient voulu attenter à sa vie. Cependant, ce n’était pas de criminels qu’il s’agissait, mais de deux représentants de la loi, et après avoir reçu un coup de poing dans l’estomac, elle se retrouva menottée et emmenée au commissariat pour défaut de justification d’identité et violence envers des agents dans l’exercice de leurs fonctions.

Ce n’est que bien après son arrivée au poste que sa terreur mêlée de rage se calma, et qu’elle put prendre la mesure de ce qu’elle venait de faire. Elle allait finir sa nuit ici, rentrer au petit matin chez elle, et serait convoquée sous quelques semaines pour répondre de ses actes.

5

Ce matin-là, Ishan partit en direction de la gare de Marseille.

La raison officielle était un déplacement pour aller rencontrer un gérant d’entreprise. En tant que responsable d’une petite société de services informatiques, il mettait un point d’honneur à aller rendre visite à certains de ses plus gros clients pour entretenir une relation de confiance et leur proposer des évolutions dans les outils qu’ils utilisaient au quotidien.

Du haut de ses 26 ans, il était plutôt fier de cette entreprise qu’il avait réussi à créer et faire grandir, même s’il ne se souvenait plus des chemins qui l’y avaient conduit. Après des études d’ingénieur informatique à l’INSA Lyon, durant lesquelles il s’était spécialisé en cybersécurité, il avait monté sa propre start-up à Marseille. Ces cinq années d’enseignement, riches en apprentissages et en expériences pratiques, lui avaient permis d’acquérir des bases solides, indispensables à sa carrière et à ses ambitions. Il avait même pu profiter, à la fin de son cursus, d’une mobilité d’un an à l’IIT Dehli en Inde, pays de ses racines familiales. Ce séjour, en plus de compléter sa formation, l’avait aidé à parfaire son anglais, à découvrir la culture de ses ancêtres et à vivre comme il l’entendait, loin des diktats parentaux, avant de se lancer dans la vie active. De retour en France, son diplôme en poche, il avait pris la route du sud, à la poursuite de ses ambitions. En quatre ans, son rêve d’avenir avait évolué d’un simple projet personnel vers une microentreprise dans laquelle ses trois employés à plein temps n’étaient pas superflus. Ils étaient très investis et ils avaient été très précieux à la suite de son accident, pour récolter des informations sur son passé, sur l’entreprise et ses rouages. Chacun savait ce qu’il avait à faire et ils étaient assez autonomes pour que Ishan n’ait pas besoin de les surveiller. D’autant que le travail ne manquait pas ; la sécurité des données était très importante, et les solutions clés en main qu’ils fournissaient permettaient une protection contre les attaques extérieures et une veille continue du bon fonctionnement des outils mis en place.

Même s’il prenait son rôle très au sérieux, il faisait ponctuellement des entorses à la légalité, lorsque cela lui était profitable. Aussi, il arrivait que la visite d’un client ne soit qu’une excuse pour un déplacement personnel, pour aller mener l’une de ses petites investigations, ce qui allait se produire aujourd’hui. Le rendez-vous présumé se limiterait donc à un appel téléphonique.

Un incident survenu quatre ans plus tôt dans sa vie était à l’origine de ce qui allait devenir sa passion. Poussé par son besoin de savoir et de comprendre, il s’était mis à enquêter à son propre compte. Mais très vite, conscient qu’il n’arriverait à rien sans méthode, il avait suivi avec assiduité une formation de détective privé en plus de ses journées de travail durant deux années. L’IFAR, l’école qu’il avait choisie, proposait des enseignements complets et sérieux, et le format en ligne convenait parfaitement bien à la gestion de sa start-up en parallèle. Au cours de la première année, il avait découvert les bases théoriques ; il avait mémorisé de nombreux textes de droit, la jurisprudence, les types d’enquêtes et de surveillance, les preuves, les flagrants délits et tant d’autres sujets qui le passionnèrent. La deuxième année fut plus complexe, car il devait se rendre régulièrement à Nîmes pour des cours en groupe, mais il ne regretta pas son investissement. Il approfondit ses connaissances liées au cadre juridique, la recherche d’informations, la communication non verbale, la stratégie d’influence, l’algorithme des investigations, et il put même faire une expérience avec un détective privé professionnel. Sa persévérance avait payé et il était très doué. Tout en restant discret, il proposait parfois ses services, moyennant finance. Il agissait sous couvert de sa société afin de conserver son anonymat, si indispensable pour passer inaperçu en toute situation. Elle lui permettait de cacher cette activité secondaire et d’en déclarer les rentrées d’argent sans soulever de soupçon. Il savait que cela n’était pas légal, mais étant son propre patron, il faisait en sorte que tout semble le plus normal. Il avait des paiements qui correspondaient à une prestation et quoi de plus simple que de déguiser un service en un autre. Personne n’irait vérifier.

De plus, ses talents en informatique lui étaient très utiles lorsqu’il revêtait son costume « d’agent secret ». C’est du moins ainsi qu’il aimait s’imaginer dans quelques années, car il avait conscience qu’il lui restait encore beaucoup à apprendre et de l’expérience à acquérir pour devenir un maître en la matière. Quoi qu’il en soit, il s’était, en peu de temps, construit une double vie qui lui convenait parfaitement.

La première fois qu’il avait vendu ses services, c’était pour une société qui avait signé un contrat avec sa start-up. Le patron s’était ouvert à lui concernant un de ses employés qu’il soupçonnait de fraude financière, et vu qu’il n’avait ni le temps ni les connaissances pour s’en occuper, Ishan lui avait spontanément proposé son aide. Il avait rapidement trouvé les preuves des contrefaçons et résolu l’affaire, ce qui lui valut d’être chaudement recommandé envers certains amis de ce gérant pour d’autres investigations du même type. Assez naturellement, il se fit payer ce premier service par le biais d’une facture de sa société pour un soutien informatique, ce qui en soi n’était pas un très gros mensonge, mais plutôt une déformation de la vérité. Et cela arrangeait tout le monde. Au fil du temps, il avait conservé cette manière de fonctionner, un peu par défaut. Le bouche-à-oreille lui permit de se faire une petite réputation, sans pour autant prendre une ampleur inquiétante. Il pensait parfois à se déclarer en activité parallèle, mais le manque de temps et le côté pratique de la situation actuelle avaient eu raison de son élan.

Par la suite, il avait eu à faire d’autres types d’enquêtes, dont une grande partie nécessitait des filatures. Il dut découvrir où habitaient des gérants d’entreprises fictives qui ne payaient pas leurs factures à ses clients, accumuler des preuves pour licencier des employés qui passaient leurs journées au bar plutôt qu’à travailler sur le terrain, ou encore pour rapporter l’emploi du temps de la femme au foyer d’un patron de PME. On lui demanda même une fois de retrouver les parents biologiques d’une personne adoptée très jeune. Les tâches étaient diverses et le passionnaient chaque fois. Il aimait rentrer dans l’existence des autres, en reconstruire le puzzle, rencontrer des individus parfois dignes d’un roman, ou aux vies étriquées et tristes qui mettaient en lumière la diversité de ce qu’il vivait.

Il ne se souvenait pas de ces enquêtes, du moins pas de celles qui remontaient à plus d’un an. Cependant, il avait eu la chance de mettre très rapidement la main sur un petit carnet, dont la couverture en imitation cuir révélait son titre, écrit à la main : « La vie et ses énigmes ». Avant son amnésie, il y avait retranscrit chacune de ses recherches, avec les dates, les noms des personnes et les points essentiels de chaque découverte, et il avait tout de suite compris pourquoi ces notes n’étaient pas sur son ordinateur, mais sur du papier, loin des connexions Internet. Il était heureux chaque fois qu’il parcourait ces pages, car à force de les avoir lues et relues, il s’était réapproprié ces récits comme s’il s’agissait de vrais souvenirs. Grâce à ces quelques lignes, il se sentait un peu plus proche de lui-même, de celui qu’il avait été.

Aujourd’hui, il remplirait lui-même la fiche de satisfaction client, et utiliserait son temps à sa toute dernière enquête, personnelle cette fois. Il voulait se rendre dans un établissement spécialisé, car il avait besoin de réponses. Des réponses pour éviter le pire, contrer le retour de Delhia et tout ce qu’elle allait probablement lui faire subir. Il devait absolument trouver une solution pour qu’elle disparaisse définitivement, pour qu’elle ne détruise pas sa vie comme elle avait déjà failli le faire un an auparavant. Il fallait qu’il sache ce qui s’était vraiment passé.

6

Delhia regarda dans le réfrigérateur et le referma aussitôt avec exaspération, il était presque vide. Elle était en colère et aurait pu manger tout ce qui lui tombait sous la main. Elle ouvrit un placard, attrapa un paquet de gâteaux au chocolat, déchira l’emballage et en croqua un premier à pleines dents. Le goût du chocolat dans sa bouche lui procurait exactement ce dont elle avait besoin en cet instant précis : de la douceur et du réconfort. Elle avala la première bouchée et engouffra le reste du gâteau. C’était sucré, très sucré et c’était divin. Un deuxième puis un troisième gâteau subirent le même sort. C’était bon, mais sa colère était toujours là. À la fin du paquet, elle s’était laissée glisser sur une chaise. Son estomac rechignait et pourtant elle en voulait encore. Une tablette de chocolat ferait sans doute l’affaire. Elle se leva, ouvrit le placard et en prit une. Elle arracha l’emballage cartonné, défit le papier d’aluminium sans aucune précaution et mangea un premier carré. À nouveau, elle perçut cette saveur unique de la première bouchée que l’on cherche à retrouver dans toutes les autres, mais qui n’appartient qu’à la première, ce goût si unique d’un contentement instantané et furtif.

Elle reprit un carré et au moment de le croquer, elle entendit un bruit sec provenant du salon. Peut-être que sa sœur était rentrée. Elle n’y prêta pas plus d’intérêt et continua de dévorer le chocolat, carré après carré. La tension redescendait un peu, mais la tempête en elle était encore loin de se calmer. Cependant, un autre craquement attira son attention. Elle décida de se lever, traversa la cuisine et ouvrit la porte qui menait au salon. Une lumière vive l’aveugla. De stupeur, elle laissa tomber le chocolat au sol. Elle n’arrivait pas à croire ce que ses yeux lui montraient. La bibliothèque de livres était léchée par les flammes, les rideaux mimaient une danse endiablée, les canapés étaient avalés par le feu et la fumée commençait à envahir la pièce. Comment avait-elle pu ne rien sentir depuis la cuisine ? Passé le premier moment de stupeur et d’incrédulité, elle pensa un instant à aller chercher de l’eau pour éteindre l’incendie, mais elle abandonna rapidement cette option ; elle ne pourrait rien faire seule, il était trop tard, le feu s’étendait de toutes parts. Elle se précipita dans le couloir, ouvrit la porte et se retrouva dehors.

Derrière les fenêtres, elle voyait les lueurs se propager à une vitesse incroyable. La maison semblait hantée. Elle avait peur, elle avait froid, elle avait chaud, debout sur le trottoir, incapable de faire quoi que ce soit face à ce spectacle désolant. C’est alors que le doute s’empara d’elle. Ses parents venaient de sortir prendre l’air, mais elle ignorait si sa sœur était rentrée ou non. L’altercation avec ses parents, juste avant qu’ils partent marcher pour se calmer, avait capté toute son attention. Elle était incapable d’avoir la moindre certitude. Prise de terreur à l’idée que sa sœur puisse se trouver à l’intérieur, elle voulut y retourner, mais une chaleur intense l’empêcha d’avancer. Avec l’appel d’air de la porte laissée ouverte, les flammes se propageaient encore plus rapidement. Elle cria, cria encore, mais aucune réponse ne lui parvint. Et ses parents, pourquoi ne revenaient-ils pas ? Elle n’osait imaginer sa sœur prise au piège ; la fumée noire s’échappait maintenant de plusieurs fenêtres qui n’avaient pas été fermées… Delhia vacilla devant sa maison qui partait en fumée.

Elle se réveilla en sueur dans son lit. Voilà plusieurs mois qu’elle n’avait plus fait ce cauchemar. Chaque fois qu’elle rêvait de cette nuit-là, les images étaient plus réelles que ce qu’elle avait vécu et les tremblements de son corps mettaient une éternité à se calmer. Chaque détail était à sa place, comme si le film défilait, encore et encore, mémoire fidèle de ce qu’elle aurait souhaité oublier.

Depuis ce jour, elle n’avait jamais revu sa sœur et personne ne savait ce qui lui était vraiment arrivé. Certains disaient qu’elle était morte dans l’incendie, d’autres qu’elle en avait profité pour fuir la maison familiale, son comportement étrange et peu social ayant attiré l’attention de plusieurs de leurs voisins au fil des années. Mais Delhia ne croyait rien de tout cela. Les recherches dans les décombres confirmaient qu’elle ne s’y trouvait pas cette nuit-là. Sa sœur l’aimait et elle ne serait jamais partie sans lui donner de nouvelles. Non, elle était persuadée qu’il lui était arrivé malheur ; peut-être avait-elle été enlevée par quelqu’un qui, elle ne savait comment, avait mis le feu pour détourner l’attention et laisser imaginer le pire. Delhia avait longtemps cherché des indices, des témoignages, pour tenter de comprendre ce qui s’était passé, en vain.

Après ses déboires de la veille, elle avait décidé qu’elle n’irait pas à son QG habituel ce soir. Elle préférait rester chez elle, reprendre ses investigations et découvrir des détails qu’elle aurait pu manquer la dernière fois qu’elle s’y était plongée. Pourquoi venait-elle de faire à nouveau ce cauchemar ? Était-ce en lien avec son altercation avec la police ou à cause de cet habitué qui rêvait qu’elle ait une sœur afin de satisfaire l’un de ses plus grands fantasmes ? Même si cela ne l’intéressait pas de lui donner satisfaction, le simple fait qu’il lui ait dit hier avoir croisé quelqu’un qui lui ressemblait dans la rue avait ravivé sa blessure et son besoin de savoir.

Quatre ans, cela faisait quatre ans qu’elle n’avait pas revu sa sœur, quatre ans que son souvenir perturbait ses nuits et qu’elle ne trouvait aucune issue, aucune réponse pour l’apaiser. Depuis tout ce temps, rien n’avait avancé, rien n’avait été découvert et à présent, personne d’autre qu’elle ne semblait plus s’en soucier. Mais elle n’était pas folle, elle n’avait pas tout inventé, il s’était passé quelque chose.

7

Après un peu moins de deux heures de train, et quinze minutes de taxi, Ishan arriva dans le service spécialisé du Centre Hospitalier Le Vinatier de Lyon, pendant les horaires de visite. Le matin était généralement plus propice à la discussion, car la fatigue de la journée combinée aux médicaments rendaient les échanges très confus, voire impossibles. Et pour obtenir ce qu’il souhaitait, il allait avoir besoin d’un maximum de lucidité de la part de son interlocuteur. Il lui restait à espérer qu’il serait dans un bon jour, parce que suivant les périodes, il pouvait se retrouver face à des propos totalement incohérents. Il savait également que ses passages étaient perturbants et il lui avait été signifié de venir le moins souvent possible, car chaque visite faisait retomber le patient dans un état de mutisme durable. Mais aujourd’hui, Ishan devait absolument lui parler.

Une fois passées les formalités administratives à l’accueil, Ishan se rendit dans le jardin intérieur et trouva le banc sur lequel les infirmiers avaient installé l’homme qu’il était venu rencontrer. Il s’approcha et hésita entre l’embrasser et rester à distance d’un contact physique. Est-ce que cela pourrait avoir une influence ? Difficile de le savoir. Il décida de s’asseoir à côté de lui.

Ishan était mal à l’aise, cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas vu.

— Bonjour, Papa, c’est moi, Ishan.

— Bonjour.

— Je suis heureux de te voir, tu as l’air plutôt en forme.

— …

Le regard dans le vague, le vieil homme semblait ailleurs. Ishan devait aller à l’essentiel pour tenter de déclencher la part des souvenirs qui l’intéressait avant que son père ne s’évade trop loin.

— Papa, j’ai besoin de savoir ce qui est arrivé à ma sœur.

— Nous avons été séparés de ta sœur bien trop tôt ; et de toi aussi. Vous me manquez. Heureusement que vous venez me voir de temps en temps.

— Quoi ? Elle est venue te voir ici ?

— Oui, elle passe parfois me rendre visite, me parle d’elle, m’embrasse fort et repart vite.

Ishan était étonné, son père était-il dans ses rêves ou connecté à la réalité ? Il se recentra sur l’essentiel.

— Papa, j’ai besoin de savoir ce qui est arrivé ce jour-là.

— Ta mère… Aussi belle que changeante. Sûre d’elle, terrifiante et terrifiée, pleine d’élan et recroquevillée sur elle-même. Elle a toujours été celle qui décidait de tout et encore une fois, c’est elle qui a fait seule son choix, qui a eu ce geste qui nous a séparés.

— Et pourquoi n’as-tu rien fait pour empêcher ça ? Tu savais, tu étais là et tu as tout vu.

— Non, je n’étais pas avec ta mère à ce moment-là. C’est elle qui a tout géré seule. Sinon, les choses auraient été très différentes.

— Papa, pourquoi me mens-tu ? Les médias ont parlé de vous deux. Mes souvenirs passés me font défaut, mais les articles sont encore là, ils ne mentent pas et j’ai une excellente mémoire de tout ce qui s’est produit depuis mon agression.

— Les journaux n’ont rien dit du tout, pourquoi se seraient-ils intéressés à nous ? À ta naissance, personne ne s’intéressait à nous. Seules ta mère et une poignée de personnes présentes ont vu ce qui s’était passé. Moi-même, je ne l’ai su que bien plus tard, lorsque ta mère me l’a avoué.

— Pourquoi parles-tu de ma naissance ? Quel est le rapport avec l’incendie ?

— Avec l’incendie, aucun. De quoi veux-tu parler réellement ?

Ishan ne comprenait pas ce que son père lui racontait, cela n’avait aucun sens.

S’il pouvait voir sa mère, cela l’aiderait certainement à y voir plus clair, mais c’était la dernière chose qu’il souhaitait. Elle lui en voulait pour la disparition de Delhia alors qu’il n’y était pour rien, et depuis ce moment, sa mère l’avait renié.

— Papa, pourquoi n’as-tu rien dit quand elle m’a ordonné de partir pour ne plus jamais revenir ?

— Pourquoi revenir sur ces évènements ? Ils sont passés et nous ne pourrons rien y changer. Delhia a officiellement disparu ce jour-là. Mais nous savions tous les trois ce que tu avais fait pour en arriver là.

— Non, Papa, je n’ai rien fait du tout… Je n’ai pas mis le feu à la maison ni tué Delhia ! Tu ne peux m’accuser de rien ! Mais peut-être que toi, tu aurais pu m’aider, nous aider ! Aujourd’hui, j’ai besoin que tu me dises ce qui s’est réellement passé, ce qui est vraiment arrivé à Delhia.

Ishan avait haussé le ton, il sentait la colère monter en lui comme une tempête s’annonce. Il devait se contenir au lieu de braquer son père. Après un silence, ce dernier répondit :

— Toi seul peux trouver le chemin et te libérer à condition de le vouloir. Je n’ai eu personne pour m’aider après ces évènements, tout le monde m’a abandonné. Ma seule aide, je l’ai trouvée en moi. Il te faudra toi aussi écouter ta voix intérieure. Tu n’as pas le choix et plus tu te battras contre tes fantômes, plus ils reviendront. Alors, écoute et accueille-toi tel que tu es, tel que tu as toujours été. C’est à ce moment-là que ton fantôme disparaîtra.

— Mais Papa, je n’entends rien ! Je ne suis pas pareil que toi ou Maman, je n’ai aucune aide, aucune voix pour me parler et me guider. Et je n’ai pas envie de devenir comme toi !

— C’est que tu dois encore écouter davantage, ou que l’heure n’est pas venue de te souvenir, ou que tu dois vivre avec.

— Tu ne comprends pas, je ne peux pas continuer ainsi, sinon elle finira par me tuer. Sous une forme ou une autre, elle est revenue, je le sais et je ne peux pas la laisser faire.

— Un jour, je suis persuadé que tu la retrouveras, cette sœur que ton cœur recherche et combat. Mais il faudra que tu cesses d’en avoir peur, que tu fasses la paix avec elle. Et peut-être découvriras-tu une sœur que tu pensais connaître et dont finalement tu ignores tout.

— Que veux-tu dire ? Je ne comprends pas.

— …

— Papa, j’ai besoin que tu m’aides.

Ishan lui prit la main et la serra très fort, pour le faire rester encore un peu avec lui, pour le garder connecté avec la réalité. Trop fort.

— Papa !

— Au revoir, Ishan,

Puis comme à lui-même, il murmura :

— Adieu, Delhia.

— …

— Papa, confirme-moi au moins que je ne l’ai pas tuée, qu’elle est toujours en vie !

—...

— Papa…

La porte de la communication s’était refermée, son père ne dirait plus rien, il était retourné dans son monde. Ishan était frustré et rageait d’être arrivé si près du but, d’avoir entrouvert une porte sur la vérité et de ne pas avoir eu de réponse claire. Il avait envie de secouer son père, de lui faire avouer ce qu’il cachait. Mais à quoi bon, cela ne servirait à rien.

Son élan de colère retomba, il se sentit abattu. Les yeux dans le vide, il songea un instant à tout ce qui était en train de s’embrouiller dans la tête à côté de lui et cela le rendit triste. Allait-il un jour lui aussi devenir ainsi ?

Il regarda son père, il n’était plus qu’une pâle image de celui qu’il avait connu. Une part de lui s’était enfuie, l’étincelle de joie enfantine qui l’habitait autrefois s’était envolée. Car même si Ishan n’avait plus beaucoup de souvenirs, il lui restait celui du visage rieur et complice de cet homme, telle une photo gravée dans sa mémoire.

Mû par la nostalgie, il posa sa main sur celle de son père. C’est alors que dans son cœur, un silence se fit : une, deux, trois secondes de silence total ; une absence ou peut-être une présence totale, immobile, une communion de cœur à cœur. L’instant d’après, les battements reprirent leur rythme, mais il lui semblait qu’il s’était passé une éternité, une douce éternité, un moment de paix. Cela lui faisait étrangement penser à un cadeau d’adieu.

Lorsqu’il se décida à quitter son père, celui-ci avait une larme qui perlait au coin de l’œil ; Ishan sentit son cœur se serrer. Il devinait qu’il avait été proche de cet homme par le passé, même s’il ne s’en souvenait presque plus ; l’émotion qu’il ressentait dans son corps lui parlait de ça. Il ferma les yeux quelques secondes pour tenter de se remémorer quelques instants partagés, une baignade, des jeux dans le jardin, des histoires racontées avant de se coucher, des fous rires, mais rien ne refit surface. Il ne s’agissait que de constructions venues tout droit de son imaginaire.

Avant de quitter le pavillon psychiatrique, il demanda à rencontrer le médecin en charge de son père pour savoir comment se passaient les autres visites de son père.

— Il n’y a que vous qui veniez le voir, je peux vous le certifier. Mais cela ne veut pas forcément dire qu’il n’avait pas d’ami ; la schizophrénie isole ceux qui en sont atteints, car cela fait peur, et plus le temps passe, plus les gens ont du mal à franchir le seuil d’un hôpital psychiatrique. De plus, votre père fait malheureusement partie des 20 à 30 % des patients qui ne répondent pas ou très peu aux traitements, alors l’espoir de retour à une vie normale est extrêmement faible.

Ishan resta songeur. Où était la limite entre le réel et le rêve dans la tête de son père ? Que pouvait-il croire de ce qu’il venait d’entendre de sa bouche ? Jusqu’à quel point la maladie avait-elle pris le contrôle sur sa réalité ?

Dans le taxi qui le ramenait vers la gare, beaucoup de questions tournaient en boucle :