La dernière feuille de salade - Thalia Darnanville - E-Book

La dernière feuille de salade E-Book

Thalia Darnanville

0,0

Beschreibung

Tout oppose Axelle et Sarah, le destin va-t-il les rapprocher ?

Un évènement dans leurs vies vient bousculer leurs habitudes, les forçant à affronter leurs démons intérieurs.

Qu’ont-elles fait de leurs rêves, de leur idéal de vie ?

Cette histoire mêle mystère et suspense, et vient questionner l’influence de nos pensées, pointer nos failles et l’urgence à nous respecter.

Ce roman nous appelle à réinventer notre façon de vivre.

"Arrêtons de nous raconter des salades… Soyons authentiques !"



À PROPOS DE L'AUTRICE

Thalia Darnanville - L’écriture est depuis son enfance une source de jeu, d’émerveillement et de liberté. Elle a toujours été portée par les arts et leur pratique à travers la danse, le théâtre et l'écriture. Intuitive et curieuse, elle a eu à cœur de s’initier à l’art-thérapie, à la méditation, au tantra et plus récemment, à la danse soufi qu’elle pratique également sur scène. Chacune de ces expériences lui permettant de découvrir, avec un regard différent et sans cesse renouvelé, la diversité du monde qui nous entoure. Elle est l'auteure de "L'origine des Maux" (Sudarenes editions), vendu à plusieurs milliers d'exemplaires

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 384

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



LA DERNIÈRE FEUILLE

DE SALADE

THALIA DARNANVILLE

Roman

Paru aux éditions Sudarènes :

L’origine des maux, 2021 (roman)

 

 

 

 

À la femme la plus importante de ma vie, sans qui rien ne serait, Michèle ma maman,

À Alain, mon papa, qui a également permis que je devienne celle que je suis aujourd’hui,

À la liberté de penser et à l’amour que vous m’avez offert comme cadeaux de vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Sarah - Vendredi

 

J’ouvre péniblement les yeux, la lumière m’éblouit. Où suis-je ? Mon estomac se contracte violemment, j’ai envie de vomir, mais rien ne sort de ma bouche. Je me mets à trembler de plus en plus fort quand une brulure aigüe dans ma jambe gauche m’arrache un cri.

Une femme s’approche de moi presque aussitôt. Elle injecte un produit dans une poche transparente reliée à mon bras :

— La douleur devrait s’estomper rapidement. Vous avez froid ?

Je fais signe que oui et elle installe une soufflerie chaude sous le drap léger qui me recouvre, calmant peu à peu mes frissons. Mon cerveau est tout embrumé. Que s’est-il passé ?

Dans cette grande salle blanche, mes yeux s’arrêtent sur une horloge : 21h30. Robin ! Mon Dieu ! Instinctivement, mes doigts partent à la recherche de mon téléphone pour les avertir. L’infirmière pose sa main sur mon bras :

— Madame, vous venez d’avoir un accident, ne bougez pas, m’annonce-t-elle d’une voix tranquille, mais ferme.

— Mon fils, mon fils, il faut que j’y aille !

— Calmez-vous et expliquez-moi la situation.

— Il m’attend à la crèche, vous ne comprenez donc pas ?

Elle me répond calmement :

— Votre mari a peut-être pu prendre le relai ? Ils l’ont sans doute contacté.

— Je ne suis pas mariée.

— Son père peut-être ?

Elle m’énerve avec ses questions.

— Il n’habite pas ici.

— Alors une personne proche qui aurait pu le récupérer ?

— Axelle peut-être.

— Une amie ?

— Une voisine.

— Dès que vous serez installée dans une chambre, vous récupèrerez vos affaires et vous pourrez l’appeler.

— Vous ne pouvez pas vous en occuper maintenant ? S’il vous plait.

Il faut absolument que je sache s’il va bien et si Axelle a pu s’en charger. En soupirant, elle finit par céder :

— Je vais voir ce qui est possible. En attendant, calmez-vous ; dès que vos constantes seront bonnes, vous quitterez la salle de réveil.

Impuissante, je la regarde s’éloigner.

 

Oh merde, j’aurais dû lui demander d’appeler également Rémi.

2. Axelle - Vendredi

 

Lorsque mon portable se met à sonner, je n’ai franchement aucune envie de bouger de mon canapé. Depuis que j’ai entendu que la lecture était bonne pour le moral, j’ai perdu tout complexe à m’y évader des journées entières. Je pose mon livre à contrecœur pour regarder de qui vient l’appel. Le numéro inconnu me pousse à décrocher ; j’ai répondu à une ou deux offres d’emploi dernièrement, on ne sait jamais.

— Axelle Rivière ?

— Oui, c’est moi.

— Bonjour, je me permets de vous déranger, car Robin Rochet est encore avec nous à la crèche et nous allons fermer. Sa mère est injoignable et vous êtes sa personne contact. Avez-vous la possibilité de venir le chercher ?

Forcément, j’aurais dû me douter qu’à cette heure-ci, ce ne serait pas un recruteur, mais plutôt un enfant en détresse, dont la maman avait, une fois de plus, été retenue à son travail. Être en retard est une seconde nature pour Sarah.

— Pas de soucis, j’arrive dans 5 minutes.

— Merci, je vous attends.

 

J’entends très distinctement mon livre, sur le bord de la table basse, qui pleure et me supplie de revenir, mais heureusement, Robin est adorable. Les aventures de Ishan et Delhia devront patienter. Je passe en express à la salle de bain et quatre minutes après, me voilà dehors, filant à la rescousse de mon petit Robin des bois, à trois rues d’ici. Je ne pensais pas qu’il faisait aussi doux aujourd’hui.

3. Sarah - Vendredi

 

Alors que les minutes s’égrènent interminablement, mes pensées redeviennent plus claires et mes souvenirs se remettent en place. La crise du petit déjeuner avant de déposer Robin à la crèche, l’arrivée au bureau, le café renversé que mes pieds ont évité de justesse, cet article que je dois absolument achever pour le bouclage de ce soir ; une journée assez banale en somme. Je revois Steeve me tendre ce sandwich infect à midi : je suis sure qu’il l’a fait exprès. Un jour il en profitera pour m’empoisonner et me voler mon poste.

Je me rappelle ensuite être montée dans ma voiture. J’allais une fois de plus arriver à la dernière minute pour récupérer Robin. Les routes sont encombrées, je me faufile entre les véhicules qui me klaxonnent, mais l’essentiel est d’être à l’heure.

Lorsque je tourne sur la rue Suchet, l’une des dernières qui me séparent de la crèche, mon téléphone vibre. Sans réfléchir, je me penche pour l’attraper.

Mais lorsque je relève les yeux, ma respiration se bloque, l’air me manque : je vais percuter la voiture qui freine brusquement devant moi ! J’en suis tellement persuadée que je vois la scène se dérouler dans mon esprit : ma tête part en avant violemment avant de rebondir sur l’appuie-tête, la pression dans ma poitrine, mes dents claquent sur ma langue, me laissant un gout de fer dans la bouche. J’écrase la pédale de frein, tout en fermant les yeux le plus fort possible, comme si cela pouvait me protéger.

 

Contre toute attente, rien ne se passe. J’ai miraculeusement réussi à m’arrêter à quelques centimètres de l’Audi noire qui redémarre. Ouf ! J’en oublie la vibration de mon téléphone et je roule prudemment sur les derniers mètres. Une place libre me tend les bras, m’évitant à nouveau de me mettre en warning au milieu de la rue et risquer une amende.

Une fois garée et sortie de ma voiture, ce maudit téléphone se rappelle à moi avec insistance. Filant à grandes enjambées vers la crèche, je l’attrape et découvre un numéro inconnu. Je clique machinalement sur la notification ; un message qui va me couter beaucoup plus cher que je ne l’imagine.

4. Axelle - Vendredi

 

Lorsque j’arrive à la crèche, à voir le large sourire qui se dessine sur son visage et ses grands yeux bleus pétillants de joie, je me sens érigée au rang de super-héros ! Il en faut peu à cet âge-là pour être heureux.

Il met sa petite main toute chaude dans la mienne, la serre avec force et douceur à la fois et je fonds devant cette boule d’amour inconditionnelle.

Sur le chemin du retour, j’atterris directement sur le répondeur de Sarah et lui laisse un message. L’instant d’après, je retombe en enfance, jouant au chat, au chien ou encore à la souris, quand je ne me transforme pas en carotte que Robin le lapin a décidé de s’offrir en plat de résistance à grand renfort de guilis.

À 19h, toujours pas de Sarah. Je laisse un message à Rémi pour qu’il vienne manger avec nous après son cours de guitare.

Après les meilleures pâtes du monde, une compote, un carré de chocolat et quelques fous rires, le repas s’achève. Je ne peux m’empêcher de regarder mon téléphone en espérant y trouver des nouvelles. Rémi veut retrouver sa tablette chérie et Robin réclame des câlins de sa maman ; il semblerait que les miens ne lui suffisent plus.

À treize ans, Rémi n’est plus tout à fait ce que j’appelle un petit garçon, c’est déjà presque un jeune homme. Il s’exprime avec la voix d’un monstre en mutation et son menton laisse deviner un léger duvet, qui n’enlève rien à la douceur de sa peau. Mais c’est aussi un grand sauvage, qui aime ses habitudes et son chez lui. Pour temporiser, je l’envoie chercher sa tablette, ainsi que le doudou et le pyjama de son frère. Il n’y a qu’un étage qui sépare nos deux appartements. Je les imagine un instant dormir dans leurs lits et moi dans le mien juste au-dessus d’eux, mais je chasse aussitôt cette pensée, c’est inenvisageable.

À 20h30, Robin réclame sa maman avec de plus en plus de force. Il est fatigué, énervé. Je tente de lui lire une histoire, mais me confronte à un mur de pleurs et de cris. Mes bras ne l’intéressent plus. La boule d’amour s’est soudainement transformée, bien avant les douze coups de minuit, en une caravane de colère et de tristesse.

Il en faut si peu à cet âge-là pour que ça dérape.

 

21h sonnent à l’église d’en face quand j’abdique et descends d’un étage pour que mes deux tortionnaires retrouvent leurs lits. Après tout, le canapé est plutôt confortable, vu le nombre de fois où je m’y suis assoupie en les gardant…

 

22h10, tout est enfin silencieux, même Rémi semble s’être endormi. Seul mon cœur s’emballe, en pensant à Sarah qui n’a toujours pas donné signe de vie.

5. Sarah - Vendredi

 

Je n’ai pas le temps de relever les yeux de mon téléphone qu’un grand silence m’enveloppe, doublé d’une lumière vive, presque aveuglante et je me retrouve flottant dans les airs. Je ne sens rien, n’entends rien, la vue est ma dernière alliée. J’ai l’impression d’être enfermée dans une bulle de coton qui me coupe de toute sensation, simple spectatrice de cette scène où je joue le rôle principal, une pâle copie de moi-même. Le temps est suspendu.

 

Les derniers souvenirs que j’imprime avant de perdre connaissance sont ceux du courant d’air qui me fait basculer contre une borne de station Vélo’v, le motard filant à toute allure qui fait une embardée et le bleu du ciel.

Étais-je morte sur ce trottoir ? Techniquement non, car je suis bien vivante dans ce lit d’hôpital. Ai-je fait une expérience de mort imminente, ce dont parlaient Raymond Moody et Élisabeth Kübler-Ross dans les livres de ma mère ? Même si cela me fascinait à l’époque, je n’y croyais pas vraiment, un peu comme une belle fable que l’on raconte aux enfants pour qu’ils s’endorment, sauf que là, il s’agissait d’histoires que l’on pouvait lire aux vieux pour qu’ils s’éteignent un peu plus sereinement.

Il faudra que je pose la question à l’infirmière lorsqu’elle réapparaitra, elle doit avoir un avis sur le sujet en travaillant dans ce service. D’ailleurs, cela fait une éternité qu’elle est partie pour appeler la crèche, elle pourrait au moins revenir me donner des nouvelles de Robin.

 

Plus le temps passe, plus un détail me tracasse : alors que les instants qui ont suivi le choc sont clairs et précis dans ma mémoire, je n’ai aucun souvenir du contenu du SMS reçu dans les secondes qui ont précédé ma chute. Je me revois pourtant devenir livide, suspendue dans mon élan pour traverser la route, comme si je venais d’apercevoir un fantôme.

6. Axelle - Vendredi

 

22h30, mon portable vibre, me tirant du sommeil dans lequel j’étais en train de sombrer : Sarah, enfin !

J’ai à peine le temps de la rassurer sur ses enfants qu’elle se lance dans une longue tirade sur son accident, son transfert à l’hôpital Lyon Sud, l’opération, l’installation trop tardive dans une chambre, et que, sauf imprévu, le médecin l’autorisera à sortir demain matin. Même si sa jambe reste douloureuse, une nuit en observation sera bien suffisante. Et encore, si elle n’avait pas eu ce mauvais coup à la tête qui lui avait fait perdre connaissance, elle serait partie depuis une éternité selon ses dires !

Lorsqu’elle reprend enfin sa respiration, je lui promets de m’occuper de Robin et de Rémi jusqu’à son retour chez elle et je raccroche avant de me rendre compte de la bourde que je viens de faire.

Pourtant, y avait-il une autre solution ? Aurais-je pu décemment dire à Sarah qu’elle se débrouille ? J’étais tellement soulagée d’avoir de ses nouvelles que je n’ai pas réfléchi au programme de mon weekend qui ne laisse aucune place à deux pièces rapportées et à une maman à mobilité réduite. J’appréhende la réaction de Julien quand il rentrera demain matin. Bien sûr, il a l’habitude que je rende service à Sarah en gardant ses enfants, mais nous attendions ce weekend depuis longtemps et je ne vois pas de bonne façon de lui annoncer que je ne serai pas totalement disponible.

 

 

7. Sarah - Vendredi

 

Je ne sais pas ce que je ferais sans Axelle. Elle est toujours là pour m’aider. Je n’ose pas imaginer ce qui aurait pu se passer si elle n’avait pas récupéré Robin. Où se serait-il retrouvé ? Au commissariat comme ils le disent dans le règlement de la crèche ? Et même si Rémi est plus grand, il n’a pas l’âge de se gérer tout seul. J’en frissonne encore.

J’ai de la chance qu’elle n’ait pas d’enfants, cela doit lui faire plaisir de garder les miens. Et elle s’est si spontanément proposée de m’aider ce weekend que je n’allais pas refuser. Avec mon attelle et mes béquilles, je suis loin de l’autonomie : porter Robin et monter les trois étages sans ascenseur relève d’une utopie.

 

 

 

 

8. Axelle - Samedi

 

La nuit fut difficile : Robin s’est mis à pleurer à 3h du matin en réclamant sa maman. Comment expliquer à un petit qui vient de faire un cauchemar dans lequel la personne la plus importante de sa vie est morte dans un avion en feu, qu’il n’aura que mes bras cette nuit pour le réconforter ?

Peu après, son frère s’est levé inquiet et je suppose qu’une grande partie de l’immeuble a profité du concert nocturne et a maudit Sarah de ne pas savoir faire taire le chant de son fils à une heure aussi indécente. Au bout d’une longue et éreintante bataille contre des démons imaginaires et un tyran de trois ans, le calme du sommeil avait repris possession des lieux.

Pour ma part, il me boude, prétextant qu’il n’y a pas assez d’espace dans ma tête et dans mon corps pour que le marchand de sable me dépose quoi que ce soit. En effet, le petit vélo qui avait déjà beaucoup tourné dans mon esprit en début de nuit avait repris l’ascension d’une montagne digne du Mont-Blanc.

Même si mon insomnie me donne l’illusion de retarder l’échéance, je vais devoir faire face à la frustration de Julien. Et s’il y a quelque chose que je déteste par-dessus tout, c’est bien le décevoir.

J’ai l’impression de faire mon maximum pour faire plaisir aux personnes, je m’adapte à ce que l’on attend de moi, pourtant cela ne convient jamais vraiment. Et à trop dépendre des autres, je me retrouve souvent dans des impasses : cette nuit en est la preuve. Je décevrai forcément Julien ou Sarah, et je n’en sortirai pas gagnante.

 

En me retournant pour la énième fois sur le canapé, je me surprends à prier pour que Robin ne se réveille pas trop tôt. Cependant, ce sont mes démons intérieurs qui font fuir mon sommeil.

J’ai fait un rêve horrible. Je revenais vivre chez mes parents, Julien m’avait quittée. Pas même pour une autre, non, juste pour moi, ou, pour être plus précise, à cause de celle que j’étais. Notre relation était un échec à tout point de vue et rien de ce que je faisais ou étais ne lui convenait. J’étais en ruine intérieure-ment. Je ne savais pas exactement ce que j’espérais en rentrant chez mes parents, peut-être un peu de réconfort et d’amour, mais rien de tout cela ne m’y attendait. Mon couple était selon eux le reflet de mon existence : un désastre humanitaire, tout comme ma vie professionnelle qui n’en finissait pas de chercher sa voie. En me réveillant en larmes, le sourire en coin de ma mère et sa petite phrase cinglante prononcée tout bas tournaient encore dans ma tête : « Tu n’as jamais réussi qu’une seule chose : décevoir tout le monde. Quand comprendras-tu que tu ne vaux rien ? »

Je m’en suis voulu immédiatement d’avoir fait ce rêve, d’avoir projeté de telles horreurs sur mes parents. Malgré nos différends, ce n’étaient pas non plus des monstres. Certes, ils avaient une vision de la vie et des convictions auxquelles je n’arrivais pas à coller. Ils auraient aimé que je suive leur modèle, en choisissant la médecine, le droit ou même éventuellement l’ingénierie. J’étais fille unique et tous leurs espoirs reposaient sur mes épaules. Malheureusement, je n’avais pas la bosse des maths et de la logique ce qui m’avait orienté par défaut vers une fac de lettres, la première usine à chômeurs selon eux. J’avais dû chercher un petit job étudiant "pour apprendre à travailler, ce que ne t’inculquera jamais l’université", disait mon père. J’avais assez vite trouvé une place dans une discothèque, ce qui ne redorait clairement pas mon blason. Cependant, tant que je payais mon loyer par mes propres moyens, ils n’avaient pas leur mot à dire.

Une fois mon master de langues étrangères appliquées en poche, et de multiples hésitations sur mes envies de carrière, j’étais rentrée dans le monde du travail sans grande conviction, en tant qu’assistante commerciale dans une boite de BTP, qui avait pour maigre intérêt d’être basée à une distance raisonnable de mon appartement de l’époque à Grange Blanche. J’avais miraculeusement tenu le coup jusqu’à ce que l’on me remercie en fin d’année dernière, dommage collatéral d’une série de licenciements économiques dû à la gestion financière catastrophique du directeur.

Au milieu de tout cela, Julien avait été la première vraie bonne surprise dans mes choix que mes parents trouvaient souvent trop éloignés des leurs. Je les décevais régulièrement et leurs regards, leurs soupirs ou leurs moues affectées pesaient bien plus lourd que tous les reproches qu’ils cachaient dans leur dos. Mon corps percevait des choses qu’ils s’évertuaient à contredire aussitôt et je ne pouvais plus me faire confiance. Était-ce moi qui interprétais mal, qui me faisais des idées ? À ce moment-là, je pensais que les adultes avaient la science infuse et que je devais les croire, même si je sentais exactement l’opposé.

Aujourd’hui encore, je suis persuadée que les autres savent mieux que moi ce qui me convient. Même si maintenant, il m’arrive de douter, parfois.

9. Sarah

-

Samedi

 

La nuit a été difficile malgré les médicaments. Je n’aime pas dormir ailleurs que dans mon lit et les matelas d’hôpitaux avec leur housse plastique qui rendent poisseux, n’ont rien pour me faire changer d’avis. Depuis le premier passage de l’infirmière, les pilules de couleurs et le petit déjeuner, le temps n’en finit pas de s’étirer. Si le médecin qui doit signer mon autorisation de sortie ne se dépêche pas, je vais devenir odieuse.

Heureusement, mon téléphone me tient compagnie. Je gère mes mails, je réfléchis aux jours à venir et à tout ce que je vais devoir mettre en place pour travailler depuis chez moi. Je déprogramme les réunions prévues en présentiel et demande à ce que l’on me transmette les fiches à traiter et le sujet des prochains articles à écrire. Je me force à envoyer deux ou trois messages sympas pour que certains collègues acceptent de m’aider pendant ma convalescence, un peu d’hypocrisie ne fera de mal à personne.

 

Cependant, je n’arrive pas à être aussi concentrée que je l’aimerais. Je repense au motard qui m’a percutée et la colère me monte. Tout est de sa faute ! C’était à lui d’être maitre de son véhicule. Comment a-t-il pu ne pas me voir, je ne passe pourtant pas inaperçue ! La rue était large, il faisait jour : rien ne plaide en sa faveur. Vingt fois je tente de fixer mon attention sur le travail, me raisonnant pour ne pas ressasser les évènements, mais mon esprit divague et me ramène sans cesse à hier après-midi, ainsi qu’à ma messagerie instantanée. Même si je retourne régulièrement la vérifier, comme si j’avais pu mal voir, la réalité ne change pas : le texto de la veille a été effacé, et il ne reste qu’un numéro inconnu en statut « hors ligne » et une stupide notification « supprimé ».

Je suis frustrée, je déteste ne pas avoir le contrôle. Je décide d’écrire un SMS pour demander à la personne de me le renvoyer, mais mon message n’est pas délivré, le téléphone est sans doute éteint. Je vais devoir patienter pour cela aussi.

Mais que font-ils dans cet hôpital ? Je croyais qu’ils faisaient en sorte de libérer les lits au plus vite. J’ai la poisse.

10. Axelle - Samedi

 

Il est 11h30 et je commence à trouver le temps long. Julien doit arriver pour manger et nous devons partir à 13h30 grand maximum. Je ne lui ai encore rien dit, car j’ai rappelé Sarah ce matin pour lui parler de notre rendez-vous en début d’après-midi durant lequel je m’absenterai un peu. Après tout, son état ne nécessite pas une garde-malade toute la journée à son chevet.

Je m’affaire à préparer un repas pour cinq personnes. J’ai récupéré tout ce dont j’avais besoin chez moi, et me voilà cheffe cuisinière pour famille nombreuse. Quand je pense que certaines femmes ont trois ou même cinq enfants, je me dis que je préfère presque ne pas en avoir. Je ne serais pas prête pour un chambardement pareil dans mon quotidien.

À 12h30, la table est dressée et mon portable sonne : Julien vient d’arriver à l’appartement et s’étonne de ne pas m’y trouver.

— J’ai dû dépanner Sarah depuis hier soir et j’ai préparé à manger chez elle, rejoins-moi.

— Comment ça la dépanner ? Elle rentre à quelle heure ?

— Elle ne devrait pas tarder, elle attendait juste le médecin pour sortir de l’hôpital.

— Qu’est-ce qu’elle a encore fait cette fois ? Elle a un peu trop contrarié l’un de ses collègues qui l’a poussée dans les escaliers ? réplique Julien d’un air taquin.

— Non, elle s’est fait renverser par une moto et a fait une mauvaise chute, pour une fois que ce n’est pas de sa faute.

— Pas de sa faute, bien sûr, tu cherches toujours à lui trouver des excuses, ça finira par te perdre. En tout cas, si elle va bien et qu’elle revient ce midi, c’est l’essentiel, je ne voudrais pas que nous soyons en retard.

 

Lorsque Julien arrive, nous nous mettons à table sans attendre Sarah. L’espace d’un instant, je nous imagine tous les quatre formant une famille et ma gorge se noue. Je mérite d’avoir des enfants. Sarah se débarrasse souvent d’eux en les faisant garder, pour retrouver sa chère liberté, et n’a pas d’homme à ses côtés, alors que moi… Je déglutis, ferme les yeux une demi-seconde et enferme cette pensée dans un lourd tiroir ; je m’en veux de l’envier.

J’espère qu’elle rentrera assez tôt.

 

À 13h, Sarah m’envoie un message, elle est sortie de l’hôpital. Il était temps.

À tour de rôle, nous montons nous préparer, avec une tension croissante. Même si la raison toute trouvée en est l’attente de Sarah, je ne suis pas dupe. Ce weekend est rempli d’enjeux pour nous deux, pour notre futur ensemble et cela le rend nerveux autant que moi, à moins que je ne projette mon anxiété grandissante sur lui. Mais nous évitons soigneusement le sujet, comme si cela allait pouvoir faire disparaitre les inquiétudes comme par enchantement.

La sonnette du bas retentit enfin pour que nous l’aidions à monter. Il est 13h30, Julien va m’en vouloir de nous mettre en retard, même pour quelques minutes.

 

Sarah est un vrai moulin à paroles. Déjà dans les escaliers, sa voix résonne pendant que Julien lui sert de béquille humaine. Des bribes de ses lamentations parviennent jusqu’à mes oreilles "Absolument infernal", "Inimaginable", "Je n’ai fait que ça, attendre", elle râle, encore et encore. Une fois le pas de sa porte franchi, elle redouble de véhémence, de mots qui s’agitent, s’écrasant les uns contre les autres pour former un amas de sons insupportables. Elle semble en vouloir à la terre entière d’arriver aussi tard, se plaint au lieu de s’excuser et de nous laisser partir : un comble.

Par chance, Robin pointe le bout de son nez et réclame un câlin de sa maman, notre sauveur ! Nous en profitons pour nous éclipser sans demander notre reste.

Alors que nous avons entamé la descente, j’entends la voix de Sarah qui m’interpelle :

— Tu penses que tu auras le temps de me faire quelques courses pour ce soir ? Je t’envoie la liste par message tout à l’heure.

 

 

Dans la voiture, Julien ne se prive pas d’y aller de son petit commentaire désagréable :

— Elle ne manque pas d’air ! Elle ne te remercie même pas pour tout ce que tu as fait pour elle, et en plus, elle te demande d’être sa servante !

— En même temps, tu l’imagines aller faire ses courses avec son attelle et les enfants ?

— Arrête de toujours la défendre, si tu n’existais pas, elle ferait autrement !

— Bien sûr, mais je suis là.

— Moi aussi je suis là, renchérit Julien d’un ton agacé. Et je passe au second plan.

— Mais non, tu vois bien que j’ai fait en sorte que nous soyons ensemble cet après-midi.

— Et si elle n’était pas arrivée à temps ?

— …

Je n’ai pas de réponse, enfin plus précisément, pas de bonne réponse. Si elle n’était pas rentrée, je n’aurais pas laissé les enfants seuls.

Il savoure mon silence, mais fait preuve de délicatesse en se retenant d’insister. Nous savons tous les deux qu’il a raison et que mon bourreau intérieur est déjà suffisamment sévère avec moi-même.

Au bout de quelques secondes, il embraye sur l’autre sujet du moment :

— Combien de personnes doivent participer ?

— Aucune idée, Rosa m’a informée que quelques couples avaient confirmé leur présence, sans être plus précise. Plus nous serons nombreux, plus nous nous fondrons dans la masse.

— … Mais moins nous aurons d’espace pour nous deux.

— Parce que d’ici à ce soir, tu penses qu’il n’y aura pas suffisamment de temps pour tout le monde ? Moi, je crois qu’il y en aura bien assez.

— Si tu commences déjà à vouloir te cacher derrière les autres, à quoi bon participer ? réplique Julien.

— Je n’aime pas être le centre de l’attention, c’est tout. Si j’ai accepté de venir, c’est parce que je sais combien c’est important, non seulement pour toi, mais pour nous deux.

— Alors, oublie Sarah et sois pleinement avec moi.

Je tourne la tête pour le regarder et je ne peux m’empêcher de le trouver beau. Les yeux rivés sur la route, il a cette esquisse de sourire qui me fait fondre. Sa barbe de deux jours lui rajoute un air de mauvais garçon sensible et tendre auquel il m’est impossible de résister. Moi qui pensais que la routine et l’habitude terniraient l’image du prince charmant et que la cécité amoureuse se dissiperait avec le temps… Je crois que c’est l’inverse qui m’arrive. J’espère tout de même que je ne finirai pas par le prendre pour un Dieu vivant ! Je lui murmure :

— Tu sais que je t’aime ?

— Moins que moi !

Je souris.

C’est à ce moment-là que le SMS de Sarah vient rompre le charme. Même quand elle n’est pas là, elle réussit à mettre son grain de sable dans l’engrenage. Heureusement, nous traversons déjà le Rhône et entrons dans Caluire.

À peine la voiture garée route de Strasbourg, Julien vole mon portable et l’éteint sans que je puisse l’en empêcher.

— Et maintenant, tu n’es plus qu’à moi ! me lance-t-il de son plus beau sourire.

Il ne désactivera pas mes pensées, mais il a raison sur un point : cet après-midi n’appartient qu’à nous deux, ou presque. Et Sarah attendra la fin de la journée même si je meurs d’envie de lui envoyer une réponse, au moins pour m’excuser de ne pas pouvoir lui rendre service avant ce soir.

11. Sarah

-

Samedi

 

Je suis contente d’être de retour à la maison. J’ai l’impression d’avoir été absente une éternité, alors que cela fait à peine plus de vingt-quatre heures. Les enfants sont tellement heureux de me revoir que cela me redonne le sourire. Ils regardent mon attelle digne d’un robot et je leur explique à nouveau ce qu’Axelle leur a déjà raconté avec ses propres mots. Cependant, après dix minutes de questions, de câlins et de délicates attentions, l’incident est presque devenu anodin et ils reprennent leurs activités comme si de rien n’était. C’est quand même fou qu’ils n’aient pas plus de compassion envers leur mère ! Non pas que j’aurais aimé les voir pendus à mon cou tout l’après-midi, mais je suis un peu déçue qu’ils ne fassent pas plus grand cas de ce que j’endure.

Pour ma part, je devine que mon accident ne va pas s’envoler de mes pensées de sitôt. Ne serait-ce que tout à l’heure, après être descendue du taxi, le simple fait de traverser la rue a fait ressurgir un flash d’hier. L’espace d’une seconde, ma vision s’est brouillée et une moto m’a percutée. Je me suis vue, comme dans un rêve très lumineux, projetée à terre, ma tête heurtant violemment le sol. Horrifiée, je distinguais du sang sortant de mon nez et de mes oreilles, tandis qu’une flaque rouge grossissait à côté de moi. L’instant d’après, les sons de la rue reprenaient : j’étais sur le trottoir, hors de danger, vacillante mais debout, avec mes béquilles pour seul soutien. Même si ce fut très fugace, l’empreinte de cette vision morbide me revient sans cesse, et fermer les yeux ne la fait pas disparaitre, bien au contraire. Je vais devoir apprendre à cohabiter avec cette version amplifiée et déformée de la réalité que me renvoie mon cerveau, avec ce qui aurait pu m’arriver. Satané Motard.

12. Axelle - Samedi

 

Nous sommes six couples. Des canapés sont disposés en rond dans la pièce, Rosa et Alberto nous invitent à y prendre place.

Rosa prend la parole en premier :

— Bonjour à toutes et tous. Pour celles ou ceux qui ne m’ont jamais rencontrée, je suis Rosa. J’ai travaillé pendant vingt-cinq ans en tant que sagefemme indépendante sur Lyon et depuis plus de dix ans maintenant, je me suis spécialisée dans l’accompagnement thérapeutique des projets de natalité, ainsi que des femmes qui se sentent en difficulté avec leur quotidien. Je propose des séances individuelles et j’ai plaisir à coanimer des groupes avec Alberto.

— Bonjour, je m’appelle Alberto. J’ai pour ma part une longue expérience en psychologie biodynamique ainsi que dans le suivi des couples dans les différentes étapes de la vie, dont la parentalité. J’organise des stages et je reçois aussi à mon cabinet. Je pratique également le chamanisme et m’en inspire régulièrement dans mes exercices.

Le premier temps qu’ils nous proposent est assez classique : chacun se présente, expliquant le parcours qui l’amène ici. Par chance, c’est Julien qui parle pour nous deux, m’évitant de me sentir gauche.

— Bonjour, nous sommes Julien et Axelle. En couple depuis six ans, nous essayons d’avoir un enfant depuis environ trois ans. Axelle a déjà fait quatre fausses couches et à chaque nouvelle tentative, l’appréhension prend de plus en plus de place et rend les choses plus difficiles. Rosa nous suit depuis bientôt un an.

Le cadre est posé, je n’aurais pas dit mieux, mais je me sens toute nue devant ces inconnus, aussi bienveillants qu’ils puissent être, vu qu’ils sont là pour la même problématique. Sur les couples qui se présentent ensuite, trois sont dans une situation similaire à la nôtre et les deux derniers se sont lancés dans le circuit de la PMA pour remédier à l’infertilité de l’un ou de l’autre.

 

Nous avons à peine commencé la séance que l’une des participantes, Karen, fond en larmes en racontant son parcours. Je suis mal à l’aise, sans doute parce que je n’aimerais pas être à sa place. Même si mon petit doigt me dit que je n’en suis pas à l’abri, je me retranche derrière mon masque rassurant de jeune femme sereine. Ce deuxième temps se veut un espace de parole libre, où chacun peut venir déposer devant le groupe le poids des deuils et des échecs qu’il souhaite partager. Je n’ai pas envie de participer à ce déballage. J’observe les autres s’exprimer, me demandant comment le fait de les entendre parler de ce qu’ils traversent va pouvoir m’aider à ne pas faire une nouvelle fausse couche. Pour ne pas être la seule à ne rien dire ni m’attirer les foudres de Julien, je respire profondément et je finis par me lancer d’une voix faible qui cache mal la boule de peur au fond de mon ventre :

— Je suis fatiguée de ces échecs successifs, j’ai parfois envie de tout laisser tomber.

Le silence s’installe, tout le monde attend que je continue, mais je bloque. Je suis consciente que c’est un peu sec, pourtant la suite ne vient pas.

Rosa arrive à mon secours, pour me relancer :

— Quelle est la sensation en toi après la perte de ces bébés ?

Je ne sais pas comment elle fait ça, régulièrement, elle parvient à appuyer sur le bouton magique en moi qui me pousse à me dévoiler.

— À chaque fausse couche, j’ai l’impression que le monde s’écroule autour de moi. Je me sens nulle, incapable de faire ce pour quoi mon corps est programmé. Je me demande ce que j’ai fait de travers, ou ce que je n’ai pas fait, je repense à la journée où j’ai porté trop de tables lourdes, ou à ce verre de vin que j’ai bu alors que j’ignorais encore que j’étais enceinte. Je m’accable de reproches, comme si m’autoflageller allait pouvoir arranger la situation.

Je me rends compte que j’observe les lattes du plancher en m’exprimant, comme si je dialoguais avec moi-même. Lorsque je relève la tête, tous les regards sont braqués sur moi et le feu des projecteurs me fait rougir. Je n’arrive plus à prononcer un mot. J’ai beau essayer de me convaincre que ces personnes ne me jugent pas, qu’elles peuvent peut-être même sentir de la compassion pour moi, j’ai envie de rentrer dans un trou de souris et de disparaitre. Mon regard se porte sur le nœud plus foncé qui ressort du bois et je parviens à reprendre la parole.

— Après la première, on me disait que c’était fréquent, que cela arrivait à une femme sur quatre et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter pour la suite, mais j’étais certaine que quelque chose clochait en moi. Comme si tout le monde me montrait du doigt en murmurant que c’était de ma faute, que j’avais un défaut de fabrication et que j’échouais là où toutes les mères avant moi avaient réussi.

— En oubliant que beaucoup d’entre elles étaient passées par ce que tu traverses, intervient Rosa.

Peu importe ce que les autres ressentent, cela ne change absolument rien à ma propre peine. Pourquoi suis-je venue écouter tout ça ? L’envie de la contrer prend le dessus et je réplique :

— Peut-être, mais personne n’en parle dans la vie de tous les jours, on ne voit que ces mamans épanouies avec leur gros ventre, ou qui affirment que la naissance de leur enfant était le plus beau jour de leur existence.

— Et c’est justement pourquoi nous sommes ici aujourd’hui, pour que vous preniez conscience que vous n’êtes pas seuls, que cette situation est beaucoup plus fréquente qu’il n’y parait ; pour que vous touchiez du doigt les mécanismes en vous, qui vous tirent vers le bas, ces mécanismes d’autosabotage qui vous font vous dévaloriser et perdre confiance. Même si chacun a un chemin qui lui est propre, vous pouvez aller écouter ce qui vous coupe dans votre désir d’enfant, pour l’accueillir et si possible le transformer.

Et voilà Rosa qui nous ressert son blabla. J’espérais que sa tirade soit finie, mais après une courte pause, elle reprend.

— Pourquoi croyez-vous que dans beaucoup de couples qui se décident à adopter après une longue période infertile, la femme tombe enceinte dans les mois qui suivent, lorsque la pression s’est envolée ? Le corps médical n’a pas le monopole des solutions dans la conception d’un enfant.

13. Sarah - Samedi

 

Vu le peu d’attention que me témoignent les enfants, j’en profite pour ouvrir mon ordinateur. Un collègue a déjà répondu à mon mail de ce matin ; lui aussi doit avoir une vie personnelle palpitante le weekend !

Je décide d’avancer sur l’article à rendre avant lundi soir.

Mon dernier sujet est parfait pour me remonter le moral : Katrina a été prise en photo avec un beau brun ténébreux au cours d’une fête arrosée, alors qu’elle vient tout juste de célébrer ses cinq ans de mariage et les trois ans de sa fille en grande pompe ! Je savoure déjà l’effet que mon article aura sur elle et sur son entourage. Qu’elle redescende un peu sur terre au lieu de se la jouer princesse.

Je tente un premier jet :

« À peine sortie des couches, si tant est qu’elle y ait touché un jour, Katrina, femme d’un acteur en vogue, a trouvé une nouvelle occupation à ses soirées trop calmes ! Derrière ses airs de mère attentionnée, elle ne sait plus quoi faire de son temps libre : pas de courses, pas de ménage, pas de cuisine pour une femme comme elle. Alors, quand son mari part sur des tournages, après avoir savouré un moment de jeu quotidien avec sa fille, l’heure est à la fête et ces messieurs n’ont qu’à bien se tenir ! Si certains rampent devant elle, d’autres redressent la tête fièrement pour l’impressionner. Et vous pouvez être sûr qu’elle n’y est pas indifférente. »

 

Au bureau tout le monde est d’accord sur la ligne éditoriale qui fait le succès de notre revue. Nous savons pertinemment que les articles les plus lus, les numéros les plus achetés, sont ceux à sensations. Les magazines people sont là pour faire le buzz, pour révéler les détails croustillants au grand public, pour choquer, faire rêver ou s’indigner. Et quand le réel ne suffit plus, nous créons de l’illusion, de l’espoir, du « et si moi aussi j’étais riche et célèbre… » tout en sachant que cela n’arrivera jamais, même si tout le monde voudrait y croire, moi la première.

Je cherche la petite phrase qui accroche. Peu m’importe si elle a désiré coucher avec ce mec, mon unique but est de la montrer sous un jour nouveau, et faire vendre. Et puis surtout, je suis payée pour cela ! Alors je ne vais pas m’en priver.

 

Je tente une autre approche plus personnelle, moins frontale et un peu plus subtile :

« Est-ce que toutes les femmes ne rêvent pas d’une vie comme la sienne ? Une heure de jeu avec son enfant le matin, une heure de fitness, puis un délicieux repas que nous n’aurons pas préparé, un après-midi shopping ou coiffeur, un baiser et quelques câlins à notre adorable progéniture avant de sortir pour la soirée faire de nouvelles conquêtes… Tout cela pendant que notre homme travaille pour ramener à la maison assez d’argent pour déléguer toutes les tâches qui ne nous plaisent pas. Juste les bons moments… Katrina pour sa part a l’air de s’y complaire, mais pas sûr que son mari soit du même avis… En tout cas, aucune de nous n’aimerait être dans sa peau de princesse quand ce dernier rentrera de son tournage ; son maquillage à cinquante euros la séance risque d’en prendre un vilain coup. »

Je trouve tout de suite cela beaucoup mieux ! La descendre de son piédestal de femme parfaite donne davantage de valeur à mon statut de mère célibataire se battant sur tous les fronts en même temps.

 

Je n’ai pas le temps de savourer mon plaisir que Robin me saute dessus ; mon ordinateur glisse de mes cuisses. Je tente de le rattraper d’une main maladroite mais il bascule sur le sol avec un son mat qui me fait craindre le pire. Mon sang ne fait qu’un tour, mon cœur tambourine à tout rompre dans ma poitrine, mes mâchoires se crispent et mes poings se serrent… Surtout, respirer, je dois rester calme et respirer, ne pas déverser le flot de colère qui m’envahit en imaginant la mort potentielle de mon seul outil de travail. À côté de moi, je vois Robin qui fait sa tête de chien battu, ses yeux menacent de déborder, il sait qu’il a fait une bêtise. Alors que je lui ouvre les bras pour faire la paix, il se serre fort contre ma jambe blessée pour s’excuser…

 

Un cri qui se transmute en un hurlement explose au fond de mes entrailles.

— Putain, mais c’est pas possible d’être aussi débile ! À peine sortie de l’hôpital que tu veux déjà m’y renvoyer, hein ? T’es pas capable de faire attention à ta mère ! T’en as rien à foutre de moi ! C’est ça, hein ? C’est pas croyable !

J’ai beau me rendre compte que je dépasse les bornes, le flot d’injures se déverse sans que je ne puisse rien y faire. Ma rage est telle que j’attrape fermement ses petits bras, je sens mes doigts qui l’enserrent et je me mets à le secouer, de plus en plus fort, comme une poupée de chiffon. Mon regard mauvais fixé sur lui, je le vois rapetisser face à ma haine qui ne cesse de grandir. Je n’ai que faire de sa voix mièvre qui me supplie de ne pas lui faire mal et qui répète inlassablement "pardon". Même ses larmes de crocodile ne me font aucun effet. Je vais l’écraser comme un pauvre insecte malfaisant qui me pourrit l’existence.

Subitement, j’ai l’impression de me regarder agir, spectatrice d’une scène sur laquelle je n’ai aucune prise. Je me vois dérailler, perdre pied, laissant le flot de la colère me submerger totalement. La réalité a disparu autour de moi, je suis juste l’expression de ma violence brute, réflexe animal que je ne contrôle pas. Je suis incapable de m’arrêter.

Dans un état de sidération, je lâche prise et enfouis mon visage dans mes mains. Que suis-je en train de faire ? Je dois me reprendre, je dois me reprendre, je dois me reprendre…

J’inspire profondément entre deux hoquètements et me frotte les yeux avant de les rouvrir : Robin est là, devant moi, avec son air d’avoir fait une grosse bêtise, ne sachant pas s’il va se mettre à pleurer.

Tout cela n’était donc pas réel ? Est-ce bien vrai que ces atrocités n’ont eu lieu que dans mon imagination ? Je laisse échapper un long soupir de soulagement ; mon fils vient de fondre en larmes, simplement effrayé par mon cri de douleur et avec la culpabilité de m’avoir fait mal. Je l’attire contre moi, tellement rassurée de ne pas avoir succombé au monstre que je devine encore respirer sournoisement au fond de mes entrailles. Mon dieu, comment puis-je avoir des pulsions si horribles ? Quelle mère lamentable ! La honte de moi-même m’envahit et mon cœur se comprime dans ma poitrine jusqu’à devenir aussi insignifiant qu’un petit pois desséché. Je me déteste par le simple fait que ces pensées aient pu se former dans mon esprit. Je me suis toujours refusée de ressembler à mon père, cet être dur et intraitable qui hurlait et nous battait à tout bout de champ, mon frère et moi. La moindre excuse était bonne pour passer ses nerfs et nous n’avions qu’à la boucler, car plus nous protestions, plus il tapait fort et longtemps. Les marques de ses grosses mains, la fois où il nous avait surpris à jouer au docteur avec le fils du voisin sont gravées à tout jamais dans ma mémoire. De ces châtiments, j’ai appris à me blinder de toutes les attaques extérieures, à serrer les dents et à cacher mes émotions.

Le modèle de ma mère n’était pas plus reluisant ni séduisant à suivre. Soumise et résignée, elle regardait ailleurs et laissait faire, alors qu’elle aurait dû être là pour nous protéger. Elle connaissait le prix qu’il en coutait de s’interposer face à mon père et elle faisait profil bas pour ne pas attirer son attention et sa violence. Elle était lâche, faible et insignifiante. L’unique détail qui me permettait de ne pas la détester autant que lui résidait dans les instants de tendresse qu’elle nous manifestait après les tempêtes paternelles. Elle pansait les blessures de nos corps et de nos cœurs, à défaut de nous les éviter.

Une chape de fatigue s’abat soudainement sur moi. Je m’allonge sur le canapé, avec Robin qui se blottit doucement contre moi. Des larmes coulent silencieusement le long de mes joues et je perçois l’immensité de ma solitude face à mes enfants, face à cette vie que je dois affronter seule, qui ne me soutient pas, qui ne me rend jamais la tâche facile, mais me fait sentir combien je dois me battre pour survivre, pour que demain soit, si possible, moins pesant qu’hier. Chaque personne est-elle un monstre en puissance ? Je ferme les yeux, je tente de chasser toutes ces pensées hors de mon cerveau en ébullition et m’imprègne de la chaleur du petit corps de Robin contre le mien. Heureusement qu’au milieu de ce parcours ingrat de mère célibataire, apparaissent ces courts instants de douceur.

 

J’en oublierais presque qu’Axelle ne m’a pas toujours pas répondu.

14. Axelle - Samedi

 

Au moment de la pause, Julien m’observe du coin de l’œil lorsque je m’éclipse aux toilettes, il sait très bien ce que je vais faire. Je récupère mon portable et lis le message de Sarah. C’est une longue liste de courses, avec des choses plus ou moins urgentes. Je lui réponds que je m’arrangerai pour lui acheter tout cela en fin de journée, ce qui, je le sais pertinemment ne sera pas du gout de Julien.

À la reprise, Rosa nous invite à créer un groupe de femmes et Alberto rassemble les hommes dans un autre coin de la pièce. Rosa nous donne comme thématique de réflexion : « Pourquoi voulez-vous être mère ? »

Les réponses sont assez spontanées et classiques, même si j’ai failli lancer un « Pour faire comme tout le monde » histoire de voir les réactions, mais je me suis abstenue et je crois que j’ai bien fait.

La seconde thématique me semble plus dérangeante :

« Et si vous n’aviez jamais d’enfants ? »

Je ne peux m’empêcher de répondre un peu trop rapidement :

— Impossible, j’en aurai forcément.