L’origine égyptienne de la Bible, clé de la lecture du livre de la Genèse - Michel Ferry - E-Book

L’origine égyptienne de la Bible, clé de la lecture du livre de la Genèse E-Book

Michel Ferry

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Beschreibung

La référence à la ville de Pi-Ramsès démontre que la Bible contient un noyau historique, car seul un auteur biblique vivant à l’époque ramesside aurait pu mentionner l’édification de cette ville, qui fut abandonnée bien avant la date présumée des premiers écrits bibliques et ne fut redécouverte que très récemment. L’influence exercée par l’Égypte sur la Bible s’étend à de nombreux aspects, notamment l’utilisation méconnue d’une double lecture, à la fois littérale et symbolique. Cette analyse du Livre de la Genèse montre comment l’être humain peut surmonter les épreuves de la vie et trouver l’harmonie intérieure.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ingénieur en conception aéronautique et chargé d’enseignement, Michel Ferry applique son double savoir-faire – recherche et transmission – à un domaine qu’il juge essentiel : la spiritualité. Sa quête du sens de la vie, nourrie par des textes publiés sur le sujet, l’a naturellement conduit à choisir la Bible comme principal support de réflexion.

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Seitenzahl: 377

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Michel Ferry

L’origine égyptienne de la Bible,

clé de la lecture du livre

de la Genèse

© Lys Bleu Éditions – Michel Ferry

ISBN : 979-10-422-4744-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Introduction

L’origine de la Bible

et ses différents types d’exégèse

1 – Les auteurs des premiers récits de la Bible

Ces premiers récits sont généralement situés au 8e ou au 7e siècle av. J.-C., mais celui de l’Exode mentionne un fait historique plus ancien que seul un contemporain de cet évènement a pu rapporter. Ce récit indique que le peuple des fils d’Israël« bâtit pour le pharaon les villes-entrepôts de Pitom et de Ramsès » (Ex 1, 11), et c’est Ramsès II qui fit bâtir Pi-Ramsès au 13e siècle av. J.-C. Or la ville fut abandonnée vers 1000 av. J.-C. à la suite de l’ensablement de la branche pélusiaque du Nil, et les matériaux utilisés pour sa construction ont servi à bâtir la nouvelle capitale Tanis. Cependant, le site de l’ancienne Pi-Ramsès n’a été redécouvert que récemment par l’archéologue Manfred Bietak. Si le récit de l’Exode avait été rédigé au 8e ou au 7e siècle av. J.-C., soit au moins deux siècles après la disparition de Pi-Ramsès, son auteur aurait ignoré l’existence de cette ville, dont la mention dans ce récit a pu par contre être l’œuvre de ceux qui ont bâti Pi-Ramsès. Ce récit contient en tout cas un noyau historique, mais les spécialistes considèrent que Moïse, qui n’a jamais pu être identifié, était absent de sa version initiale.

Le bibliste Thomas Römer, selon qui Moïse apparut dans ce récit après la chute du royaume d’Israël qui provoqua une émigration vers celui de Juda, ajoute : « Les réfugiés de Samarie avaient apporté à Jérusalem… une épopée relatant la sortie d’Égypte… Le document qui contenait cette première histoire ne nous est pas parvenu »1. Ce document pourrait donc être l’œuvre des bâtisseurs de Pi-Ramsès, et le portrait de Moïse dans la Bible sert à introduire cette épopée. Adopté par la fille du pharaon et élevé à la cour d’Égypte, Moïse était en effet « très important en Égypte aux yeux des serviteurs du pharaon et du peuple »(Ex 11, 3). Sa culture égyptienne et ce rang élevé laissent entrevoir l’influence que l’Égypte eut sur la Bible à travers Moïse. L’essai Ce que la Bible doit à l’Égypte2 illustre cette influence, qui concerne surtout la conception du divin, car le Deutéronome souligne après la mort de Moïse : « Il ne s’est plus levé en Israël un prophète comme Moïse, lui que YHWH connaissait face à face » (Dt 34, 10).

La première partie de cet essai s’attache donc à dégager l’influence que l’Égypte eût sur la Bible en tentant de reconstituer le noyau historique du récit de l’Exode et de faire ressortir ce qui fût attribué plus tard à Moïse. Les tentatives visant à reconstituer ce noyau historique peuvent nous renseigner sur les auteurs des premiers récits bibliques. Quant à l’influence de l’Égypte sur la Bible, illustrée ici à travers le personnage de Moïse (qui apparaît dans la version finale du récit), elle traduit aussi le passage de l’hénothéisme (le culte rendu à un seul dieu) au monothéisme (la croyance en un dieu unique), qui eut sans doute lieu lors de l’exil à Babylone. Enfin, les essais du psychologue Paul Diel (Le symbolisme dans la mythologie grecque, puis Le symbolisme dans la Bible) montreront que les récits grec et biblique des origines font appel au même type de symbolisme, lequel pourrait alors être issu d’Égypte.

2 – Les différents types d’exégèse biblique

Les premières exégèses bibliques connues, qui furent réalisées à partir de la Septante par deux érudits juifs d’Alexandrie, Aristobule de Panéas et Philon, étaient de type littéral ou allégorique. En Judée, l’exégèse des récits narratifs (le « midrash ») faisait appel à quatre types de lecture : littéral, allégorique, intertextuel (qui éclaire le sens d’un récit en le rattachant à d’autres textes bibliques) et mystique (qui révèle le sens secret du récit). L’exégèse symbolique n’était pas considérée comme un type de lecture à part entière, mais les exégètes juifs y faisaient appel, comme le montre ce texte d’Origène (185-253) : « Lorsqu’ils lisent la façon dont le Tabernacle fût construit, persuadés que ce qui est écrit est symbole, ils cherchent à qui on pourra appliquer chacun des détails indiqués à propos du Tabernacle : ils ne se trompent pas quand ils sont persuadés que le Tabernacle est symbole de quelque chose, mais parfois ils s’égarent lorsqu’ils veulent appliquer la parole, d’une façon digne de l’Écriture, à telle réalité dont le Tabernacle est le symbole. Et dans tout récit… compris par la foule comme des histoires, ils affirment qu’il y a des symboles. Quant à savoir de quoi… on n’arrive pas à éclaircir le sens de chaque chose »3.

Dans les trois types d’exégèse de la Bible qu’a définis Origène et qui dévoilaient, selon lui, les sens littéral, moral et mystique des récits bibliques, les deux derniers recouraient à des symboles, mais aussi à une lecture symbolique dans laquelle, à l’image des exégètes juifs adeptes du midrash, il n’a pas vu un type d’exégèse à part entière. Or ses lectures symboliques reposaient souvent sur des croyances, car Origène était convaincu que les textes de l’Ancien Testament s’étaient accomplis en la personne du Christ, et il a vu dans le Tabernacle la préfiguration de l’Église4, d’où son différend avec les exégètes juifs concernant la signification prêtée au Tabernacle. Or, dans la Bible, la signification des symboles et l’interprétation des récits dans lesquels figurent ces symboles ne reposent pas sur des croyances, mais obéissent à une logique que le psychologue Paul Diel expose dans « Le symbolisme dans la Bible ».

Son commentaire relatif au premier verset de la Genèse, « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre », est une illustration de la logique qui régit ici la signification de ces symboles : « L’acte créateur originel et le terme Dieu, expressions purement symboliques, traduisent une seule et même chose : le mystère des origines ; ce mystère se manifeste néanmoins sous la forme de l’apparition du monde et de la vie. Le symbole “Dieu” inclut ainsi la légalité harmonieuse de l’apparition, et l’organisation légale implique la manifestation duelle des deux pôles fondamentaux inhérents à tout ce qui existe : esprit et matière. Le terme esprit ne signifie rien d’autre que le principe organisateur de la matière, à quelque niveau que ce soit… Les principes spirituel et matériel sont symbolisés par les éléments ciel et terre »5. Ce symbolisme ne génère pas de conflits d’interprétation, mais il faut vérifier que la Torah y fait appel.

3 – Les difficultés de traduction du texte hébreu

Ces difficultés sont décrites par le prologue du Siracide : « Les choses dites en hébreu dans ce livre n’ont pas la même valeur lorsqu’elles sont traduites en une autre langue. D’ailleurs, non seulement ce livre, mais aussi la Tora, les Prophètes et les autres livres présentent des divergences considérables quant à leur contenu »6. C’est le cas de cette traduction du verset « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre », que la traduction œcuménique de la Bible annote ainsi : « Litt. “En un commencement”. À cause de l’absence de l’article déterminé dans le texte hébreu vocalisé, on a proposé la traduction : “Lorsque Dieu commença la création du ciel et de la terre”. Toutefois, le v. 1 s’explique mieux comme une proposition indépendante. Il s’agit du titre ou du résumé du texte qui suit. L’absence de l’article peut s’expliquer par le fait que l’auteur ne pense pas à un commencement absolu, c’est-à-dire à une création à partir de rien… Dans la perspective de Gn 1, la création consiste en la mise en ordre d’un état chaotique »7. Selon que l’on tient compte ou pas de l’absence de cet article, Gn 1 décrit la « mise en ordre d’un état chaotique » ou une « création à partir de rien », ce qui est en effet très différent.

D’autres traductions dénaturent le sens du texte hébreu, ce qu’illustre le récit de la ligature d’Isaac. Dans la traduction littérale d’André Chouraqui, qui est fidèle au texte hébreu, Dieu dit à Abraham : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va pour toi en terre de Moriah, là monte-le en montée sur un des monts que je te dirai ». (Gn 22, 2) Or, au lieu de « monte-le en montée », on trouve souvent l’expression « tu l’offriras enholocauste »dont Marie Balmary précise qu’elle ne reflète pas la requête de Dieu, mais l’interprétation qu’en fit Abraham puisqu’il était prêt à sacrifier Isaac. Elle ajoute qu’Abraham vécut longtemps « dans un milieu idolâtrique où les sacrifices d’enfants avaient cours »8, et la découverte des tombes royales d’Ur, la cité dont Abraham était originaire, appuie son interprétation. L’exemple du premier verset de la Genèse invite à se référer aux versions annotées de la Bible pour tenir compte des nuances grammaticales du texte hébreu, mais la TOB, qui est annotée, utilise pourtant la traduction fautive « tu l’offriras en holocauste » dans le récit de la ligature d’Isaac.

Or, les versions annotées de la Bible et les traductions fidèles au texte hébreu ne permettent pas, à elles seules, de restituer le sens de ce texte, puisque Marie Balmary a noté qu’André Chouraqui, dont la traduction est pourtant correcte, a cru que Dieu demandait à Abraham de lui sacrifier Isaac, car il annote ainsi sa traduction « monte-le en montée » : « Le genre de sacrifice demandé augmente la tension tragique du texte. Il faudra faire monter Isaac sur l’autel, l’égorger et le brûler jusqu’à ce que tout son corps soit réduit en cendres »9. Enfin, aux difficultés de traduction et de compréhension du texte hébreu, s’ajoutent celles qui concernent son interprétation et qui sont encore plus complexes.

4 – Le symbolisme biblique

Le récit de la Genèse, dont le premier verset n’est que le titre ou le résumé, débute donc au verset suivant : « La terre était informe et vide », ce qui évoque le début de la Théogonie d’Hésiode : « Au commencement était le chaos ». Les essais de Paul Diel sur les récits grec et biblique des origines, que résument les chapitres suivants, montrent que ces deux récits utilisent le même type de symbolisme et que les critiques justifiées, dont sa lecture du récit grec a fait l’objet, n’invalident pas son interprétation symbolique du récit.Selon Paul Diel, les dieux y représentent des dimensions de l’être humain et leurs conflits reflètent nos conflits intérieurs10. Le recours à ce type de symbolisme, dans lequel le ciel et la terre représentent en Gn 1 la dualité esprit/matière de l’être humain, élimine les conflits d’interprétation, car la signification attribuée à ces symboles obéit à une logique. Transposée à l’ensemble du livre de la Genèse, l’interprétation symbolique pourrait alors donner accès à la signification profonde de ce livre.

Le fait que les récits grec et biblique des origines utilisent le même type de symbolisme pourrait être le fruit d’une filiation ou d’une source commune, qui seraient alors, là encore, l’Égypte. En effet, selon les biblistes, les Hébreux y séjournèrent quatre siècles, et Moïse, qui les fit sortir du pays, faisait partie des élites égyptiennes, car il fut élevé à la cour du Pharaon. Or, ces élites étaient initiées aux « mystères égyptiens » qui datent de l’époque ramesside et qui, selon Clément d’Alexandrie, « recouraient aux énigmes et aux symboles, parce qu’ils voulaient réserver aux prêtres et aux gouvernants la science des choses divines »11. Et en Grèce, ce symbolisme était révélé lors de l’initiation aux « mystères d’Éleusis » qui, « selon Diodore et d’autres auteurs, proviennent d’Égypte »12, et dont les épreuves initiatiques sont d’ailleurs décrites dans l’opéra de Mozart, La flûte enchantée, qui les situe, lui aussi, en Égypte.

Les récits grec et biblique des origines sont purement mythiques, ce qui simplifie leur interprétation symbolique, mais la suite du livre de la Genèse est en partie historique comme l’atteste ce commentaire de deux historiens : « En fait, plusieurs textes bibliques montrent que les patriarches ne sont pas des créations littéraires de l’époque perse. Le prophète Amos mentionne “les hauts lieux d’Isaac”, c’est-à-dire le sanctuaire de Beer-Sheba… Il en va de même pour Jacob, à cela près que le livre d’Osée indique que sa notoriété est autrement plus grande que celle d’Isaac… L’image d’Abraham dans l’Ancien Testament est plus difficile à saisir »13.Comme les récits historiques ne peuvent pas faire l’objet d’une interprétation symbolique, il faut séparer les parties historique et mythique qui sont entremêlées dans l’histoire des patriarches et dans les livres qui décrivent la sortie d’Égypte, l’Exode puis la « conquête » de Canaan, ce qui requiert de comparer ces récits bibliques aux sources historiques et archéologiques.

Dans la Bible, la première référence à un fait historique est donc cette mention de l’édification de la ville de Pi-Ramsès que le « peuple des fils d’Israël » bâtit pour un pharaon, lequel est Ramsès II, qui régna de 1279 à 1213 av. J.-C. Or, l’inscription de la stèle de Merneptah indique que, lors de la 5e année de son règne (en 1207 av. J.-C.), ce successeur de Ramsès II triompha dans le pays de Canaan d’une coalition de peuples dont faisait partie un groupe dénommé « Israël ». La mention de ce groupe évoque ce « peuple des fils d’Israël », dont la Bible décrit la sortie d’Égypte sous la conduite de Moïse, qui les mena jusqu’au seuil du pays de Canaan, dont ils auraient fait ensuite la conquête militaire sous le commandement de Josué. De nombreux auteurs ont donc tenté de reconstituer le noyau historique de ces épisodes bibliques (la sortie d’Égypte, l’Exode puis la « conquête » de Canaan), et une synthèse de leurs travaux14 est présentée, elle aussi, dans la première partie de cet essai.

Dans la seconde partie, la comparaison des récits grec et biblique des origines montrera qu’en dépit d’habillages mythiques différents, ces récits utilisent le même type de symbolisme dont l’interprétation obéit à des règles. Cette comparaison s’inspire des interprétations symboliques que Paul Diel propose pour les premiers chapitres du livre de la Genèse et pour la Théogonie d’Hésiode. Mais elle revisite sa lecture du récit grec qui fit l’objet de critiques et que le philologue Raymond Trousson rappelle dans un essai consacré au mythe de Prométhée15. L’interprétation symbolique du récit grec est purement mythique et présente assez peu de difficultés, ce qui permet d’aborder plus facilement celle du livre de la Genèse que l’existence d’un noyau historique rend bien plus complexe. Par ailleurs, la comparaison des interprétations symboliques de ces deux récits permet une validation croisée qui est indispensable.

La troisième partie de l’essai présente donc une lecture symbolique des principaux épisodes du livre de la Genèse, en particulier le récit des origines, ceux du jardin d’Éden, du déluge et de la tour de Babel, puis l’histoire des trois patriarches et de leurs fils. Le récit grec équivalent (la Théogonie d’Hésiode, revisitée et complétée par Eschyle) est purement mythique et sa lecture symbolique décrit des conflits entre des divinités auxquelles se substitue un dieu unique dans le livre de la Genèse, lequel contient par ailleurs un noyau historique. La lecture symbolique du livre de la Genèse et sa comparaison avec celle du mythe grec s’inspirent donc de l’approche présentée par Paul Diel et tiennent compte des critiques justifiées qui ont été mentionnées au paragraphe précédent et qui concernent le récit grec. Bien que ce récit et le livre de la Genèse aient recours à des habillages mythiques qui sont profondément différents, cette comparaison mettra pourtant en évidence le fait que, pris au niveau symbolique, ils décrivent tous deux les conflits intérieurs à l’être humain, dont les désirs d’ordre matériel et affectif sont contradictoires, et s’opposent à un désir d’unité intérieure qui relève du domaine spirituel, de la quête du sens de la vie.

Première partie

Les sources de la Torah

1

La Bible confrontée aux sources historiques

et archéologiques

La trame historique de la Bible débute au 13e siècle av. J.-C. quand un pharaon (Ramsès II) fit bâtir Pi-Ramsès par ceux que le récit qualifie de « peuple des fils d’Israël », et qui sont les descendants du patriarche Jacob. Au début du livre de l’Exode, ce peuple était établi depuis quatre siècles en Égypte où il s’était multiplié, si bien que ce pharaon y vit un danger pour son pays (Ex 1, 8-10). Selon la Bible, il contraignit alors ce peuple à édifier Pi-Ramsès puis ordonna la mort de tous les nouveau-nés hébreux de sexe mâle (Ex 1, 11-21), mais sa fille recueillit l’un d’eux qu’elle nomma Moïse et qu’elle éleva comme un fils. (Ex 2, 5-10) Devenu adulte, Moïse tua un contremaître égyptien qui frappait un ouvrier hébreu et dut s’exiler en terre de Madian pour échapper à la colère du pharaon. (Ex 2, 11-15) Bien plus tard, Dieu se révéla à Moïse et lui dit de retourner en Égypte pour libérer ce « peuple des fils d’Israël » et le mener jusqu’à Canaan, la terre qu’il avait promise aux descendants des patriarches. (Ex 3, 1-10)

Après être sorti d’Égypte en échappant à l’armée du pharaon et après avoir erré quarante ans dans le désert, le « peuple des fils d’Israël », conduit par Moïse, atteignit Canaan, et il aurait ensuite fait la conquête militaire de ce pays sous la direction de Josué. Or, les fouilles réalisées à Cadès-Barnéa, où ce peuple aurait passé l’essentiel des quarante ans d’errance, n’ont révélé aucune trace de ce séjour, et les fouilles réalisées à Canaan montrent qu’il n’y a pas eu de conquête militaire du pays. Elles révèlent par contre que de nombreux villages sont apparus dans les hautes terres centrales de Canaan au milieu du 12e siècle av. J.-C., soit peu après qu’un groupe nommé « Israël » y ait affronté l’armée d’un autre pharaon, Merneptah. Et elles mettent en évidence que les habitants de ces villages étaient des proto-Israélites. L’Exode et la conquête de Canaan ne se sont donc pas déroulés de la façon dont le décrit la Bible, mais ces récits contiennent cependant un noyau historique, puisque la culture proto-israélite est apparue dans les hautes terres de Canaan, peu après qu’y a été attestée la présence d’un groupe nommé « Israël ».

À ces données historiques et archéologiques, il faut ajouter l’analyse que Sigmund Freud présente dans un essai tardif, L’homme Moïse et la religion monothéiste : il a en effet constaté que, dans le récit biblique, les lévites sont les seuls « fils d’Israël » dont les noms sont égyptiens16. Freud se réfère à un scénario erroné de l’Exode, car il ne disposait pas des données archéologiques actuelles, mais le rôle qu’il prête à ces « lévites » pourrait expliquer que certaines pratiques de la religion égyptienne se soient retrouvées ensuite dans la Torah17, et que des épisodes mineurs de l’histoire de l’Égypte qui sont intervenus à peu près à l’époque où la culture proto-israélite est attestée dans les hautes terres du centre du pays de Canaan (12e siècle av. J.-C.), trouvent un écho dans le livre de l’Exode. Ces évènements mineurs de l’histoire de l’Égypte, à l’époque ramesside, seront développés aux chapitres suivants.

Les auteurs de La Bible dévoilée ont noté que les fouilles réalisées en Canaan ne révèlent pas « la moindre trace d’invasion violente, ni même d’infiltration d’un groupe ethnique clairement défini », et ajoutent : « Il n’existe aucun moyen de vérifier si une identité ethnique existait vraiment à cette époque. Nous qualifions ces villages des hautes terres d’israélites dans la mesure où un grand nombre d’entre eux sont demeurés occupés jusqu’à la période monarchique sur laquelle abondent les documents, qu’ils soient bibliques ou extrabibliques, attestant que leurs habitants se considéraient clairement comme des Israélites »18. L’habitat de ces villages, un chapelet de pièces autour d’une cour, traduirait la pratique de l’élevage : « Ce type d’enclos caractérise l’habitat des hautes terres, ou des frontières du désert. Le plan de ce village du Fer ancien I ressemble non seulement aux sites du Bronze et du Fer de la région des steppes, mais également aux campements de tentes des bédouins qu’ont décrits et photographiés ceux qui ont exploré les déserts de Judée, de Transjordanie et du Sinaï ». Ils en concluent : « Beaucoup de ces premiers Israélites étaient… des nomades qui se sont graduellement convertis en fermiers »19.

Ces auteurs ont imputé l’alternance des phases implantation/abandon des villages de cette région au cours du Bronze ancien, au déséquilibre entre le potentiel agricole local et les besoins des pays voisins. Selon eux, le surplus agricole au Bronze récent aurait entraîné la conversion des fermiers en pasteurs nomades, et son déficit ultérieur justifierait la reconversion de ces pasteurs nomades en fermiers. Et ils ajoutent : « La plupart des Israélites ne venaient pas de l’extérieur de Canaan : ils étaient indigènes. Il n’y a pas eu d’exode de masse en provenance de l’Égypte, et le pays de Canaan n’a pas été conquis par la violence. La plupart de ceux qui ont formé le premier noyau d’Israël étaient des gens du cru, ceux-là même qui peuplaient les hautes terres de Canaan durant les âges du Bronze et du Fer »20. Mais cette théorie des pasteurs nomades qui se seraient reconvertis en fermiers ne fait pas l’unanimité.

Pour sa part, l’archéologue William G. Dever rejette cette théorie, car il la considère incompatible avec le résultat des fouilles réalisées dans les hautes terres centrales de Canaan. Et il justifie ainsi cette incompatibilité : « Il est tout bonnement impossible que la plupart de ceux qui ont occupé la région des collines, et qui ont fini par s’appeler les Israélites, aient été des nomades locaux resédentarisés… Les données démographiques suffisent à le démontrer : les nomades étaient en nombre insuffisant pour justifier la soudaine croissance de la population qui se produisit au XIIe siècle dans les installations de la région des collines »21. Selon William G. Dever, ceux qui émigrèrent à cette époque en Canaan dans la région des hautes terres de Canaan et qu’il qualifie plutôt de proto-Israélites, voulaient « fonder une société nouvelle organisée sur un nouveau mode vie » pour échapper aux « conditions misérables qui prévalaient au cœur du pays de Canaan vers la fin du 13e siècle avant notre ère »22.

2

L’ethnogenèse d’Israël

et l’origine du nom YHWH

D’autres spécialistes, dont l’archéologue Donald Redford, ont abordé la genèse d’Israël à partir de l’inscription du temple de Soleb (vers 1370 av. J.-C.) qui cite « les shosou de yhw ». Le signe trilitère yhw évoque en effet le tétragramme YHWH, et comme les Égyptiens qualifiaient tous les nomades de « shosou », ils en ont déduit que yhw était le nom de leur dieu. Or un récit biblique relate que Moïse et les « fils d’Israël » découvrent YHWH en rencontrant les nomades de Madian : « Jethro dit à Moïse : “Béni soit YHWH qui vous a délivrés de la main des Égyptiens et de Pharaon… Maintenant je sais que YHWH est plus grand que tous les dieux”. Jethro, le beau-père de Moïse, fit à Dieu un holocauste et des sacrifices » (Ex 18, 10-12). Et Thomas Römer commente ainsi ce récit biblique : « Il n’y a guère d’autre possibilité que de comprendre que c’est Jethro qui prend l’initiative de ce sacrifice… À partir de cette observation, on peut en effet imaginer que le prêtre de Madian était un prêtre de YWHW »23.

D’autres textes confirment que ce dieu YHWH avait la même origine (Séir) que celui des nomades dont le nom est retranscrit par yhw dans l’inscription de Soleb : « YHWH est venu du Sinaï. Pour eux, il se lève à l’horizon depuis Séir… » (Dt 33, 1) et « YHWH, quand tu sortis de Séir, quand tu t’avanças depuis les steppes d’Edom… » (Jg 5, 4). La Bible a retranscrit ce nom par YHWH et non par yhw, suite au changement d’écriture (l’hébreu au lieu des hiéroglyphes). Le nom du dieu d’Israël s’écrit en effet yhw dans un document en araméen émanant de la colonie juive, qui s’est établie à Éléphantine (Haute-Égypte) avant la chute de Jérusalem (587 av. J.-C.). Dans la région située entre l’Égypte et Canaan, ce qui inclut Séir et Madian, les nomades vénéraient donc une divinité qui est devenue le dieu d’Israël. Or à l’origine, les « fils d’Israël » ne vénéraient pas ce dieu, mais le dieu cananéen El, car le nom « Israël » contient les racines « srh » (combattre) et « el » : ce nom pourrait être traduit par « combattant d’El ».

Mais, vers 850 av. J.-C., YHWH est attesté comme dieu tutélaire du royaume d’Israël sur la stèle qui célèbre la victoire du roi moabite Mesha sur le roi d’Israël. Le récit biblique n’explique pas comment YHWH a remplacé les divinités locales El et Baal dans les hautes terres de Canaan, et il ne dit pas non plus que le peuple désigné par « Israël » sur la stèle de Merneptah se trouvait déjà dans cette région au moment de l’Exode des « fils d’Israël ». Par contre, ce récit indique que le patriarche Jacob était surnommé « Israël », qu’il venait de Canaan, et que ses descendants (le « peuple des fils d’Israël ») y retournèrent après un séjour de quatre siècles en Égypte. La mention d’Israël en tant que peuple sur la stèle de Merneptah et celle de YHWH en tant que « dieu d’Israël » sur la stèle du roi moabite Mesha, invitent à découvrir s’il existait un lien entre les « fils d’Israël » du récit biblique, et le peuple que les Égyptiens nommaient « Israël » sur une inscription qui date de la fin du 13e siècle av. J.-C.

À partir de cette inscription, William G. Dever a montré que l’ordre dans lequel l’armée du Pharaon a affronté les peuples cananéens permettait de situer dans les hautes terres la tribu nommée « Israël » 1. La région des hautes terres comptait environ trente villages et 12 000 habitants à la fin du 13e siècle av. J.-C., et il en a déduit que cette tribu y était déjà établie. Cette population ayant ensuite fortement augmenté, il s’est alors intéressé à ceux qui y ont émigré. Selon lui, il y avait des laissés-pour-compte de zones urbaines, des réfugiés, des Apirou et autres bandits sociaux, des pasteurs nomades locaux (ou « shosou »), et « peut-être même un groupe d’Asiatiques en provenance du delta égyptien »24. Hormis ce dernier groupe, tous ceux qui émigrèrent vers les hautes terres venaient donc de Canaan. L’analyse de William G. Dever relative aux conditions socio-économiques qui existaient dans les hautes terres du centre de Canaan à la fin du 13e siècle av. J.-C. justifie la présence de ces laissés-pour-compte des zones urbaines et de ces réfugiés, et sa conviction que des nomades n’auraient pu se convertir aussi rapidement en fermiers l’a alors persuadé qu’il s’agissait de sédentaires venant des basses terres.

Cette théorie de William Dever recoupe le fait qu’après le chaos qui a suivi l’invasion des « Peuples de la mer », l’arrivée des Philistins dans la plaine côtière au sud de Canaan a dû créer des conflits avec les tribus locales, lesquelles pourraient alors avoir décidé de rejoindre la région des hautes terres. Ces conflits ont pu inspirer le récit qui, dans le livre de Josué et celui des Juges, décrit l’opposition entre les Philistins et certaines tribus des « fils d’Israël ». Le troisième groupe, les Apirou, correspond à ceux que les lettres d’El Amarna appelaient ainsi dès le 14e siècle av. J.-C. et que des textes égyptiens plus tardifs mentionnent sur le chantier de Pi-Ramsès, ce qui évoque la participation des « fils d’Israël » à la construction de cette cité au début du livre de l’Exode. La présence du quatrième groupe (les nomades ou « shosou ») tient au fait que leur dieu yhw a ensuite remplacé les divinités cananéennes El et Baal dans les hautes terres pour devenir YHWH, le dieu tutélaire des royaumes d’Israël et de Juda.

Enfin, le dernier groupe s’inscrit dans le scénario que suggère William Dever pour proposer « une explication plausible à la naissance de la tradition Exode-Sinaï »25, à partir du récit biblique : Jacob, accompagné des siens, s’était établi en Égypte auprès de son fils Joseph, ses descendants (les « fils d’Israël ») revinrent à Canaan, la Bible attribue les hautes terres à la « maison de Joseph » (les tribus qui portent les noms de ses fils Ephraïm et Manasse), et l’Israël historique est né dans cette région. Ces deux tribus correspondraient alors au « groupe d’Asiatiques en provenance du delta égyptien » de la classification de William Dever, le qualificatif « Asiatiques » signifiant qu’elles étaient originaires de Canaan. Mais qui sont ces « fils d’Israël » qui auraient conquis Canaan alors que le véritable Israël s’y était déjà établi et que son dieu était « El » et non pas YHWH, le dieu de leur ancêtre Jacob ? La filiation des « fils d’Israël » à Jacob n’est donc peut-être pas réelle, mais mythique, et elle doit alors être interprétée à la lumière du récit biblique, mais aussi des données historiques et archéologiques.

Cette filiation pourrait alors refléter une alliance entre des tribus qui avaient un intérêt commun, car la tribu nommée « Israël » et les groupes qui l’ont rejointe ont très bien pu unir leurs forces pour défendre la possession des hautes terres convoitées par d’autres tribus de Canaan. Cet épisode aurait d’ailleurs pu avoir lieu après le chaos qui a suivi l’invasion des Peuples de la mer, et que l’historien Mario Liverani commente ainsi : « Si les invasions venues de la mer portèrent le coup décisif qui entraîna l’effondrement de l’organisation palatiale de Canaan, ce furent par contre les groupes de pasteurs qui contribuèrent essentiellement à l’ébauche d’un nouvel équilibre »26. À cela a pu s’ajouter la croyance commune en yhw, la divinité des nomades de Madian qui devint ensuite le dieu tutélaire des royaumes d’Israël et de Juda (YHWH). Ce changement intervenu en Canaan peut être daté, car Mario Liverani a constaté que « pour les noms des rois d’Israël, le tournant s’opère vers le milieu du 9e siècle : aucun des rois précédents ne porte de nom yahviste, et ceux-ci se multiplient en revanche par la suite »27.

Selon Mario Liverani, « le fait que les villages agropastoraux gravitent non plus autour du Palais, mais autour de la tribu, et que de surcroît ils intègrent des fugitifs avec leurs revendications socio-économiques anti-palatiales, confère à la tribu une dimension et une force nouvelles. Le fait est que la tribu, en tant que regroupement de villages qui décident de se considérer apparentés entre eux par une descendance commune… se trouve en mesure de proposer à ses propres membres une alternative politique valable au Palais royal »28. Ladescendance commune revendiquée par les tribus regroupées dans les hautes terres évoque la filiation des tribus d’Israël au patriarche Jacob dont le nom fût ensuite changé en Israël. La rédaction finale du récit de l’Exode étant postérieure à l’exil, l’alliance exclusive des « fils d’Israël » avec YHWH pourrait alors refléter le culte exclusif rendu à ce dieu et institué sous le règne de Josias (622-608 av. J.-C.), après que le grand-prêtre Hilqiyahou ait découvert le « livre de Moïse » lors de la restauration du temple de Jérusalem. Selon la Bible (2 R 22, 8 et 2 Ch 34, 14), ce livre aurait été découvert par hasard, mais, selon les spécialistes, Josias l’aurait fait lui-même rédiger.

Dans le récit biblique, les tribus d’Israël désigneraient alors les regroupements qui furent opérés par les habitants des villages proto-israélites des hautes terres de Canaan, et dont ont émergé des coalitions qui ont pu donner naissance aux royaumes d’Israël et de Juda. Le dieu YHWH qui était à l’origine celui des nomades de la région (ceux de Séir et de Madian) a dû d’abord s’insérer dans le panthéon de ces deux royaumes, avant de devenir leur dieu tutélaire au milieu du 9e siècle av. J.-C. Or la Torah ne s’inspire pas de la religion de ces nomades, mais de celle des puissants voisins des royaumes d’Israël et de Juda, dont les influences s’exercèrent à travers la tutelle de l’Égypte, la déportation des habitants du royaume d’Israël en Assyrie, l’exil des élites judéennes à Babylone et le passage sous la domination du libérateur perse, et enfin de celle de l’occupant grec. La première influence qu’a pu subir la Torah est donc celle de l’Égypte de l’époque ramesside, où l’histoire des « fils d’Israël » a pris naissance.

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Les emprunts de la religion

des proto-Israélites à celle de l’Égypte

Les fouilles dans les villages des hautes terres de Canaan n’ayant pas mis au jour d’ossement de porc durant la période d’occupation israélite, les auteurs de « La Bible dévoilée » en ont déduit : « Un demi-millénaire avant la composition des textes bibliques qui présentent le détail des règlements diététiques, les Israélites avaient décidé, pour des raisons qui demeurent obscures, de ne plus manger de porc »29. Or cet interdit était déjà observé par les prêtres en Égypte d’où venaient certains proto-Israélites et, comme on n’a retrouvé aucun ossement de porc dans les hautes terres de Canaan peu après l’Exode, cela suggère que cet interdit était d’origine égyptienne. D’autres prescriptions de la Torah pourraient donc avoir la même origine, qui daterait alors de l’Exode et de la naissance de la loi mosaïque. Par ailleurs, considérant que le récit de la rencontre entre les Madianites et les « fils d’Israël » qui venaient d’Égypte traduisait en fait l’adoption d’une nouvelle religion par les proto-Israélites, Thomas Römer ajoute : « Moïse fut peut-être le chef d’un groupe de Apirou qui, sorti d’Égypte, a rencontré YHWH à Madian, et l’a ensuite fait connaître à d’autres tribus dans le Sud »30.

Bien que sa reconstitution de la sortie d’Égypte soit fautive, Freud propose une approche permettant d’identifier certains de ceux qui suivaient Moïse, car il a noté que dans ce récit seuls les membres de la tribu des lévites avaient des noms égyptiens31. Il en a déduit que ces lévites étaient des Égyptiens, et leur a attribué l’introduction de la circoncision chez les proto-Israélites. Selon lui, lors de la rencontre entre le groupe de Moïse et les nomades de Madian, les nomades adoptèrent cette pratique égyptienne en échange de l’adhésion des lévites au dieu Yahvé et à la nouvelle religion. Il ajoute : « Il est possible qu’ils aient imposé encore d’autres concessions »32, mais il n’évoque pas l’interdiction de manger du porc, car il ignorait alors que cette coutume avait été constatée chez les proto-Israélites, en Canaan, peu après l’Exode. L’attribution de la paternité de certaines pratiques religieuses des proto-Israélites à ces lévites, qui avaient des noms égyptiens, est d’autant plus plausible que la Torah prête à la tribu des lévites une fonction sacerdotale.

D’autres aspects de la religion égyptienne se retrouvent dans la religion hébraïque d’avant l’exil et ils font référence à la réforme que le Pharaon Akhenaton imposa dans son pays vers 1350 av. J.-C. : il s’agit du culte rendu à un seul dieu, Aton ou Yahvé selon les cas, mais aussi de l’absence de croyance en l’immortalité de l’âme et en une vie dans l’au-delà. On peut être tenté d’y voir une filiation entre les deux religions et d’en attribuer l’origine aux lévites, ce que fit Freud, mais ce sont en fait les nomades shosou qui ont introduit le culte du seul dieu Yahvé chez les proto-Israélites, car les inscriptions égyptiennes du temple de Soleb (qui datent d’environ 1400 av. J.-C.) ne mentionnent à leur sujet que ce dieu. De même, l’absence de toute croyance en l’immortalité de l’âme et en une vie dans l’au-delà semble venir de la religion de ces nomades shosou, et non pas de celle du pharaon Akhénaton.

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Les tentatives d’identification de Moïse

Ne disposant pas des données archéologiques actuelles, Freud ignorait que les proto-israélites étaient apparus sous les ramessides : persuadé que le monothéisme biblique s’inspirait de celui d’Akhénaton, il vit en Moïse un adepte de cette religion qu’il voulait révéler aux « fils d’Israël ». Ayant situé l’Exode trop tôt, il en fit une reconstitution erronée en identifiant Moïse à deux personnages : un haut dignitaire égyptien assassiné à cause de son intolérance religieuse, puis un prêtre madianite. Son identification de Moïse s’est donc révélée vaine, mais peut-être pas le rôle qu’il a attribué aux lévites. Dans Moïse l’Égyptien, Rolf Krauss présente la théorie de Freud sans évoquer ce rôle attribué aux lévites, ce qui incite à faire la synthèse de leurs deux approches. Avant de présenter l’essai de Rolf Krauss qui est très documenté sur le sujet, il faut revenir à la mention, dans le livre de l’Exode, de l’édification de la ville de Pi-Ramsès, car elle révèle l’identité du Pharaon qui aurait contraint les « fils d’Israël » à y participer : il s’agit donc de Ramsès II, qui fit édifier cette ville afin d’en faire sa capitale.

C’est à cette époque que la fille de ce Pharaon adopta le nouveau-né Moïse, mais le récit s’inspire de deux légendes (celles de Sargon d’Akkad et de Cyrus), et il n’est donc pas historique. Rolf Krauss en a déduit que Moïse n’était pas le fils adoptif de cette princesse égyptienne, mais qu’il pouvait être son véritable fils, car sa biographie évoque celle du prince égyptien Masesaya dont la mère était aussi une fille de Ramsès II. Puis il montre que la biographie de Masesaya présente d’autres similitudes avec celle de Moïse, car ils eurent tous deux une épouse étrangère et ils s’opposèrent à un Pharaon. Ce conflit évoque celui qui opposa deux petits-fils de Ramsès II pour la succession de Merneptah : le prince héritier Seth II et Masesaya. Partant de Nubie dont il était le vice-roi, Masesaya conquit la Haute-Égypte, se proclama Pharaon sous le nom d’Amenmesse, puis il fut vaincu par Seth II. Mais comme celui-ci fit marteler toutes les inscriptions qui évoquaient son rival, nul ne sait si Amenmesse a quitté le pays avec son armée après sa défaite ni si ce départ a inspiré le récit de la sortie d’Égypte.

Or c’est justement le scénario qu’avait imaginé Rolf Krauss : « [Amenmesse] aurait pu, depuis son royaume du Sud, lancer une offensive vers la Basse-Égypte dans une tentative de vaincre le souverain légitime Seth II. [S’il] avait subi une défaite et que toute retraite vers sa base méridionale lui était coupée, il aurait pu trouver une éventuelle issue vers l’est… qui lui permettait de gagner le Sinaï. S’il avait réussi à s’échapper avec ses partisans, peut-être avait-il trouvé refuge en Palestine »33. Des essais de critiques de l’Ancien Testament l’ont cependant persuadé que l’histoire d’Israël « ne contient pas de noyau historique, mais constitue une œuvre de fiction élaborée dans les siècles postérieurs à la chute du royaume de Juda »34. Rolf Krauss s’est alors demandé comment un auteur biblique de cette époque avait pu découvrir la biographie du Pharaon Amenmesse, dont Seth II avait fait effacer toute trace.

Il imagina alors cette explication : « L’unique liste royale mentionnant le nom d’Amenmesse qui nous soit parvenue remonte à Manethon… qui, vers 280 av. J.-C., composa en grec une histoire de l’Égypte… Les énumérations de noms royaux et durées de règne sont presque tout ce qui subsiste des volumes de Manethon… La relation circonstanciée des évènements historiques… est presque entièrement perdue. Elle résultait de la compilation des sources écrites disponibles… que des prêtres égyptiens ont pu lire… à l’intention du yahviste, si ce dernier voulut… en savoir plus sur l’histoire de l’Égypte »35. N’ayant pu identifier Moïse, il conclut : « À tous ces hauts faits de Moïse… il manque un noyau historique. Du point de vue de l’archéologie et de la critique vétérotestamentaire, les récits bibliques élaborés autour de Moïse sont des fictions religieuses et non les échos d’une histoire vraie »36. Or si ces récits avaient été inventés, leur auteur aurait ignoré quand eut lieu la sortie d’Égypte et n’aurait pu la situer vers 1200 av. J.-C. ni s’inspirer d’évènements de cette époque, lesquels n’ont pu être relatés dans le récit biblique que par des témoins vivant alors en Égypte. Ces récits pourraient donc avoir un noyau historique, et le scénario auquel Rolf Krauss renonça (la fuite d’Amenmesse) n’est alors plus invraisemblable.

Thomas Römer mentionne un second Moïse potentiel : « Il s’agit d’un haut fonctionnaire portant… le nom de Beya et un nom égyptien dans lequel se trouve l’élément moïse. Ce Beya apparaît sous le règne de Seth II. À la mort de celui-ci, en accord avec la reine mère Taousert… il proclame Siptah, le fils de celle-ci, Pharaon et règne à sa place… Lorsque l’enfant Siptah meurt,Beya veut installer Taousert comme reine, mais une guerre civile éclate… Selon une inscription du Pharaon Sethnakht… Beya aurait engagé des mercenaires cananéens et égyptiens… Il se serait emparé de l’argent et de l’or égyptiens pour financer sa révolte (en Ex 11-2, il est question d’or et d’argent que les Israélites emportent lors de l’exode). Sethnakht parvint à chasser Beya et sa troupe sans pouvoir les rattraper. Cependant, selon un nouveau document, il semble que le chancelier Beya ait été exécuté en Égypte, ce qui rend l’identification avec Moïse aléatoire »37. Selon le document de Pierre Grandet, Siptah fit exécuter Beya, lequel n’a donc pu ordonner le vol de l’or et de l’argent égyptiens. Or une inscription de Ramsès III (le fils de Sethnakht) impute ce vol au Syrien Iarsou, identifié jusqu’ici à Beya.

Thomas Römer ajoute : « Un autre candidat possible apparaît sous Ramsès II, un Sémite originaire de Transjordanie qui occupe la fonction importante d’écuyer tranchant, Ben Ozen, qui porte un nom égyptien contenant également l’élément moïse (“m-s-s”). Il intervient comme médiateur dans un conflit opposant des corvéables shosou aux contrôleurs égyptiens, ce qui peut rappeler l’épisode Exode 2 où Moïse prend la défense d’un esclave hébreu. Pourtant, aucun des candidats possibles ne reflète tous les aspects du Moïse biblique. Celui-ci doit plutôt être compris comme une construction à partir de différentes traces de mémoire »38. En résumé, bien que par certains aspects, sa biographie évoque celles de ces personnages historiques, le Moïse biblique n’a finalement pu être identifié à aucun d’entre eux.

Or plusieurs évènements qui sont intervenus en Égypte, à l’époque présumée des épisodes que décrit le livre de l’Exode (le 13e siècle et le début du 12e siècle av. J.-C.), trouvent pourtant un écho dans le récit biblique. Deux d’entre eux se situent au début du règne de Ramsès II (l’édification de sa future capitale Pi-Ramsès, puis le conflit entre corvéables shosou et contrôleurs égyptiens), et d’autres ont eu lieu peu après (le conflit de succession qui opposa Seth II et Amenmesse à la mort de Merneptah, et le vol de l’argent et l’or égyptiens par des mercenaires du Syrien Iarsou après la mort de Seth II). Enfin, les récits bibliques qui décrivent la période madianite de Moïse (ce qu’ils disent de sa femme et de son beau-père Jethro) peuvent difficilement être pris pour de pures fictions. Une comparaison plus détaillée entre ces différents évènements et leur écho dans le livre de l’Exode serait donc très instructif.

Comme cela a été indiqué, Pi-Ramsès fut abandonnée vers 1000 av. J.-C. et les matériaux utilisés pour sa construction servirent à édifier Tanis. Des siècles plus tard, hormis les Égyptiens qui tenaient les annales du pays, personne ne se souvenait de Pi-Ramsès qui ne fut redécouverte qu’au 20e