L'utopie en marche - Isaline Bourgenot Dutru - E-Book

L'utopie en marche E-Book

Isaline Bourgenot Dutru

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Beschreibung

L'auteur nous raconte l'incroyable aventure d'un entrepreneur hors du commun.

François Neveux, entrepreneur exceptionnel, a souhaité dès le début de sa vie professionnelle travailler différemment. Il a cherché avec tous, employés, clients, concurrents à tisser d’autres relations, où l’homme est premier dans la communauté humaine du travail et non le « système ». Nombre d’exclus, de laissés pour compte seront aussi associés au sein des entreprises qu’il a créées. Lorsqu’il entend parler du projet de Chiara Lubich, fondatrice du Mouvement des Focolari, qui propose l’Économie de communion dans la liberté comme réponse aux problèmes économiques de notre temps, il souhaite pleinement s’engager à sa suite. Progressivement, il lâche tout ce qu’il a édifié en France et s’investit totalement au Brésil. Là, il donne tout : son savoir-faire, ses brevets, sa technologie, son argent.

François Neveux était un spécialiste de l’assainissement, il était aussi un inventeur-né. Il déposa trente-cinq brevets qui le placèrent comme expert auprès des Normes Européennes. Il a aussi développé, en son temps, le marché du loisir, en produisant des planches à voile, des kayaks, des bateaux... François Neveux, avec des éclairs de génie mais aussi avec un humour inouï, nous passionne par cette utopie tenace qui ne l’a jamais lâché : créer le Paradis sur terre ! Il est décédé en août 2006, après quelques mois d’une maladie fulgurante, à l’âge de 70 ans.

Le récit passionnant d'un homme exemplaire qui a mis son génie au service de la société.

EXTRAIT

29 mai 1936, 11 heures

C'est un garçon !
Une mère contemple son chef-d'œuvre dans ses bras en lui murmurant des mots tendres.
Un père crie de bonheur avec force : «Ce petit sera un révo­lutionnaire !» Dehors la clameur de la rue fait entendre la révolte de la foule : le Front Populaire est en marche.
François Neveux est né !
Ces trois voix vont désormais accompagner le petit François : la voix qui ose dire le désir d'amour, la voix de l'enthousiasme et celle de la protestation.
Sève vitale
C'est un enfant rieur ! Il vient d'ouvrir le cadeau de son père : un livre !
C'est un livre qui a ouvert la première fenêtre sur le monde...
C'est une fenêtre entrouverte qui a laissé rentrer le vent de tous les possibles.
Robinson Crusoé : mon monde ! dira le petit François.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Isaline Bourgenot Dutru a été successivement, professeur de français, graphologue puis professeur des Ecoles. Actuellement, elle se passionne pour l’écriture sous toutes ses formes. D’abord du vivant de François Neveux, puis lors d’une enquête au Brésil en compagnie de l’épouse de celui-ci, elle a recueilli la riche matière de ce récit passionnant. Mariée, mère de deux enfants et jeune grand-mère, elle vit dans la région d’Aix-en-Provence.

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Isaline Bourgenot Dutru

L’Utopie

en marche

François Neveux

entrepreneur et inventeur

économiquement incorrect

Récit

Nouvelle Cité

Composition : Nouvelle Cité

Couverture : Laurent Boudre

Illustrations de couverture :

p. 1, portrait de François Neveux, et camion de l’entreprise Rotogine au Brésil

p. 4, portrait de l’auteur, © Bernard Lobet

© photos p. 1 couverture et cahier intérieur : archives famille Neveux, Isaline Bourgenot Dutru, Claude Henriot et Jean Michel

© Nouvelle Cité 2007, pour l’édition papier

© Nouvelle Cité 2015, pour l’édition numérique

Domaine d’Arny – 91680 Bruyères-le-Châtel

ISBN édition papier : 978-2-85313-530-6

ISBN édition numérique : 978-2-85313-973-1

Sommaire

I. La connaissancepar l’imagination

29 mai 1936, 11 heures

Sève vitale

Racines

Première lecture

Quand une mère veut…

Études et copains, l’âge d’or !

Neveux, encore et toujours, alarmé, alarmant…

Celle qu’on n’attendait pas

Lien

Premier départ

Inventer du nouveau, inventer du « Neveux » et entreprendre !

Le plastique, une bombe !

Un nouveau vocabulaire se balance : toute la famille de « roto »…

Pas d’horizon, pas de limite !

Des fosses en fonçant, mais surtout en risquant !

« Si tu veux être heureux, commence par rendre heureux les autres ! »

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement

Des larmes qui changent une vie

Lecture et relecture

II. La part pour l’autre

Un, deux puis cent…

Du travail à loisir

Juste une question de regards

Rebondissements

Débauchés mais embauchés

Vents d’Est

Et pendant ce temps-là, aux Éts Neveux, arrêt sur image…

« Anne, ma sœur Anne »

Alors vint « l’histoire »

Attention d’Angers

Au secours ! Il n’y a pas de loi pour interdire la misère !

Coûte que coûte

Fulgurances

Ils ont aimé !

En retrait

III. Un nécessaire abandon du pouvoir

On peut faire des affaires le jour et chanter dans les rues, la nuit !

Hiver

De la pénombre des abris au soleil des tropiques

Un coup de tonnerre bleu dans un ciel gris à l’infini

Quand croire, c’est faire !

Normes énormes

Le congrès historique

Le pôle Spartaco

Le sourire de José

Émergence

Mais qui étaient ces Brésiliens « moins brésiliens que François » ?

Louco

Injecter, s’associer, recycler et travailler autrement

Le tournant

Petit carnet de voyage

L’imitation héroïque

Virage à 180°

IV. Renaître ensemble

L’atelier de Claire

Le mur blanc, le toboggan jaune et la toute petite tondeuse, en vrac !

Père et fils, tralala !

« Tu peux mettre la machine dans ton garage et commencer à produire »

La chaîne s’allonge, la famille s’agrandit

Le nuage prend forme, on peut lire

Petit inventaire technique à la Prévert. Extraits…

Paroles, paroles, paroles… chiffres et programme de vie

« On attendra qu’ils soient plus mûrs »

Chagrin, paix et reconnaissance

Ô Brésil, à nouveau, nouveau monde !

Liberté, Égalité, Fraternité… ou les trois « phi » économiques ?

Premiers pas à la française…

Si on mangeait ensemble, si on parlait ensemble ?

Synergie

De la boue noire de Philippe à l’or des roses de Fred

Avec ce qu’il y a eu de plus modeste, de plus petit…

Et pourquoi pas nous ?

Lyrisme

Témoins

Quand le rideau se déchire…

26 août 2006, 12 heures 30

V. Épilogue

Lorsqu’un livre nous met en marche…

Le goût du dernier voyage

Éloge des utopies

Petite carte postale de l’auteur

Empreinte

Remerciements

Cahier-Photo

 Dans la même collection

Fin

À François Neveux,

Phare pour beaucoup d’entrepreneurs en France,

au Brésil et dans le monde,

À Françoise Neveux, sa femme,

Le sel de ce livre.

À la nouvelle génération,

À mes enfants, gendre et petit-fils bien-aimés,

Fred et Julie, la relève,

Max, l’avenir,

Thomas, la promesse.

I

La connaissance

par l’imagination

« L’imagination est la reine du vrai,

et le possible est une des provinces du vrai.

Elle est positivement apparentée avec l’infini. »

Charles Baudelaire,

Curiosités esthétiques

29 mai 1936, 11 heures

C’est un garçon !

Une mère contemple son chef-d’œuvre dans ses bras en lui murmurant des mots tendres.

Un père crie de bonheur avec force : « Ce petit sera un révolutionnaire ! » Dehors la clameur de la rue fait entendre la révolte de la foule : le Front Populaire est en marche.

François Neveux est né !

Ces trois voix vont désormais accompagner le petit François : la voix qui ose dire le désir d’amour, la voix de l’enthousiasme et celle de la protestation.

Sève vitale

C’est un enfant rieur ! Il vient d’ouvrir le cadeau de son père : un livre !

C’est un livre qui a ouvert la première fenêtre sur le monde…

C’est une fenêtre entrouverte qui a laissé rentrer le vent de tous les possibles.

Robinson Crusoé : mon monde ! dira le petit François.

Racines

Il est toujours intéressant de mesurer comment un être est habité par les histoires de sa famille, comment il les a faites siennes. Certains destins portent le sceau du désir de continuer l’œuvre commencée par un lointain ancêtre. D’autres accomplissent les rêves secrets qu’un grand-père a tout juste murmurés. Pour d’autres enfin, comme dans une course de relais, le témoin se passe de père en fils. Notre existence est souvent au bénéfice de tous ces rêves, racontés ou devinés, chacun cherchant à tracer son futur.

Un lointain ancêtre de François Neveux, François Lamothe, fut chirurgien mais aussi fabricien au sein d’une église près de Bordeaux. Être fabricien, fonction qui a aujourd’hui disparu, lui donnait la responsabilité de prendre en charge les enfants pauvres, les déshérités, les orphelins, sur le plan de l’éducation et sur le plan religieux. Il se devait aussi de les aider financièrement pour les établir dans le monde. Ainsi, « fabricien » pouvait-il se comprendre comme une sorte de ministère laïque au cœur de l’Église. Tout cela se situait sous le règne de Louis XIV et ce fut la première fois que le prénom de François apparut dans la famille.

Beaucoup plus tard, le grand-père du petit François, Eugène Neveux, se passionna pour la création d’une des plus belles machines à rêves du voyage : les moteurs de bateaux. En tant qu’officier mécanicien de la marine, il suivait scrupuleusement l’entretien des moteurs et pour les maintenir en parfait état de marche, il voyagea tout autour de la terre. Perfectionner les nouveaux moteurs, c’était l’idée fixe. Plus tard, il rejoignit les ateliers de chemins de fer en Alsace puis muté en Nouvelle-Calédonie, il y installa les voies ferrées et les bâtiments de la gare de Nouméa. Lors d’une expédition à Cayenne, il mourut brutalement, et son fils de dix ans dut rapidement assumer le rôle de chef de famille. Le petit Jean-Jacques venait de terminer son enfance.

Né avec le siècle, Jean-Jacques Neveux vivait à Reims lorsque la première guerre mondiale éclata. La ville fut en grande partie détruite, la maison familiale aussi. Il ne restait plus à Jean-Jacques qu’à trouver rapidement un logement pour sa mère, son frère et sa jeune sœur. Il partit seul à Paris et trouva rapidement un petit appartement pour les siens, au dernier étage d’un immeuble de l’avenue des Ternes. À partir de cet instant, Jean-Jacques n’eut de cesse que de se sortir de toutes les situations incertaines, précaires.

Jean-Jacques était devenu le chef de famille.

Mais la vie à Paris lui fit rêver de campagne. Au fur et à mesure des années, Jean-Jacques se sentit un homme de la terre : il désirait secrètement devenir ingénieur agronome. Trois années au sein de l’École d’Agriculture de Châlons-sur-Marne lui donnèrent une solide formation dans le domaine agricole. Mais un rêve ne reste pas longtemps un rêve pour Jean-Jacques. Le devoir de réussir est un des puissants ressorts du jeune homme. Et Jean-Jacques sut vite décrocher un emploi à la hauteur de ses exigences : régisseur d’un excellent château du Médoc. La propriété était splendide, des vignes à perte de vue où les jus de la treille sont connus dans le monde entier. Il fallait tout faire à la perfection pour continuer à produire un grand cru classé !

Très vite, son caractère très affirmé lui attira un respect unanime. C’était l’homme que l’on écoutait et que l’on suivait car il devint rapidement très compétent. Tout ce qu’il entreprenait réussissait avec succès : il fut d’emblée adopté par toute la famille du château.

À côté du domaine, un haras magnifique. Jean-Jacques était souvent invité car les chevaux l’intéressaient et ses conseils étaient utiles. Une nièce du propriétaire s’éprit rapidement de cet homme qui dégageait un charme étrange. Il était fort, puissant, déterminé. Il obtenait la plupart du temps ce qu’il voulait. Très vite, lui aussi fut conquis par cette jeune femme de vingt-six ans, une beauté brune singulière. Au premier coup d’œil, il ne vit qu’une chevelure folle, abondamment bouclée. Mais en se rapprochant, ce fut le regard pur de cette jeune femme qui le retint : ses ravissants yeux verts semblaient une promesse de bonheur. Aussi jolie que douée, elle était très artiste et pleine d’esprit. Excellente pianiste, elle remporta le premier prix du Conservatoire de Bordeaux. Elle composa des mélodies, écrivit des poèmes et des contes. Elle était gaie. Tout le monde aimait Guitou.

Noces intimes avec voile de dentelle pour Marguerite, dite Guitou, voyage de noces magique au Pays Basque… puis quelques semaines passèrent et Guitou découvrit qu’elle serait bientôt mère, dans trois saisons… Très vite, l’histoire s’accéléra. Une petite Colette vit le jour, et moins de deux ans après, Monique fit son entrée. Jean-Jacques, voyant sa famille s’agrandir rapidement, décida d’abandonner ses vignes pour réaliser un projet plus audacieux. Il devint rapidement le bras droit du directeur d’une société de fabrication de machines routières. Cinq ans plus tard, il créait sa société, la société Neveux, et travaillait pour les Ponts et Chaussées. Un chantier énorme à mener à bien. Fabriquer des routes. De belles routes. En France, seuls quelques grands axes étaient achevés et il restait tant à faire.

Inventer… Une obsession… Jean-Jacques transforma sa maison en un immense laboratoire d’expérimentations. Sur la table du salon, des plans, des modèles réduits, de l’huile pour moteurs, de l’essence. Il tâtonnait, cherchait et… la plupart du temps trouvait. Aussitôt, il déposa des brevets, conçut et réalisa des machines très modernes : des goudronneuses, des gravillonneuses et des bitumeuses ! Elles étaient extrêmement performantes !

Jean-Jacques était en train de perfectionner son usine lorsqu’un troisième enfant s’annonça. Alors il déménagea à nouveau toute la maisonnée en achetant à Bordeaux, dans le quartier du Bouscat, Maïtena, une jolie villa basque. Annette, dite Nanette, venait juste de naître.

Jean-Jacques obtint de concevoir tout un important réseau routier. Les routes de La Rochelle à Poitiers puis celles qui descendent sur Angoulême pour remonter à Bordeaux et enfin relier La Rochelle : c’était ce qu’il appelait son « triangle de goudron ». Il partait toute la semaine afin de surveiller au mieux ces quelque cinq cents kilomètres de routes mieux dessinées et plus sûres. Puis l’attente d’un quatrième enfant fit rêver les parents d’un fils… Et si la nature les entendait ?

C’est ainsi que le petit François fit son apparition, le 29 mai 1936, en pleine contestation ouvrière. Et l’immense joie du fils arrivé au foyer donna des ailes à Jean-Jacques pour résoudre les problèmes de son entreprise face aux injonctions du Front Populaire. Mais très vite, d’autres soucis se précisèrent.

Lorsque la seconde guerre mondiale éclata, trois ans plus tard, l’usine dut fabriquer des têtes d’obus pour la France. Puis la débandade générale de milliers de gens sur les routes fuyant les Allemands fit rage. L’exode inonda Bordeaux de familles cherchant un abri sûr, une destination à l’étranger. Guitou s’était inscrite à la Croix-Rouge pour apporter sa contribution en aidant les gens les plus désorientés. Des familles entières allaient transiter par Maïtena.

Rapidement, l’usine de Jean-Jacques fut réquisitionnée par les Allemands. Jean-Jacques savait qu’il ne devait pas se soumettre. Une nuit, il décida d’envoyer toutes les têtes d’obus à une fonderie. Devant ce geste de sabotage, il lui fallut vite partir avant que l’ennemi ne retrouvât sa trace. Il laissa l’usine ainsi, en complet dysfonctionnement. Et dans le même temps, il rassembla sa famille, quitta Maïtena et s’en alla aussi loin qu’il put pour se réfugier dans une grosse ferme du Médoc, une propriété immense où il fallait retrousser ses manches sans relâche pour manger.

Où sont les cultures ? Où sont les vignes ? Où sont les troupeaux ? Il n’y a rien. Des champs tristes à l’horizon. Tout est à imaginer.

Alors Jean-Jacques revint à sa première passion : l’agriculture. Il devait réussir.

Le domaine était immense et François, l’explora à sa façon. Il aimait par-dessus tout aller chez les métayers ou les fermiers du coin. Ils étaient si différents de ses parents. François se sentait vraiment chez lui lorsqu’il les voyait « faire chabrot », blaguer, jurer et chanter. C’est ce monde-là qui l’amusait et qu’il choisit très tôt.

Pendant ce temps, Jean-Jacques ne songeait qu’à faire surgir une oasis. Il voulait planter, cultiver, récolter, rapidement. Les paysans alentour étaient dubitatifs. Mais au bout de quelques mois, quand ils virent l’immense résurrection du domaine avec des moyens très modernes, inattendus pour l’époque, ils ne doutèrent plus de son génie. Les cultures donnaient ! Et les vignes étaient plantées. Jean-Jacques soignait ses animaux tout seul, sans jamais faire appel à un vétérinaire. Il confiera aux siens qu’il vérifiait dans des livres tout ce qu’il était en train de réaliser, mais que son imagination intuitive fut toujours première. Pour lui, c’était la plus sûre voie de connaissance.

Système D. Surtout, « ne pas crever de faim ». Ne pas décolérer. Faire beaucoup avec peu de moyens grâce à la force de l’imagination : voilà le programme de Jean-Jacques Neveux qu’il essaiera coûte que coûte de transmettre à ses enfants. Pour cela, il faut être actif sans relâche et inventer sans cesse. Oui, tout est à conquérir lorsque l’idée est là.

« Des bateaux ont fait le tour du monde et des trains ont pu relier des villes grâce à mon père », pensait Jean-Jacques. Lui, regardait le ciel et considérait les avions. En jouant avec des sarments de vigne, il mit au point le premier aggloméré de bois de vigne. Il réalisa ainsi des planches très particulières, ultralégères et ininflammables. Sûr qu’elles pourraient servir à réaliser de magnifiques ailes d’avion, il proposa ses planches à des sociétés d’aviation. Il implanta également une usine à gaz… gaz issu des sarments de vigne. La vigne est immortelle, Jean-Jacques n’en a jamais douté.

Les routes du Bordelais existent encore et l’esprit d’invention a continué à se transmettre. Et dire que quelques années avant sa mort, dans les années soixante-dix, il réalisa, à partir de l’euphorbe, cette herbe assez commune, un nouveau carburant pour les voitures, le carburant vert. Prophétique, non ?

Première lecture

« Robinson Crusoé : le monde ! » dirait François Neveux.

On ne peut imaginer à quel point ce livre fut un cadeau pour François. Les caractères d’imprimerie devinrent de véritables gènes qui rentraient en lui. Sans cesse il se martelait : « Seul, abandonné, sans ressources, tout reste possible ! L’important : tout tenter, tout imaginer pour découvrir le monde et s’en sortir ! »

Ce que ne savait pas Jean-Jacques Neveux, c’est que ce livre préparait aussi la fébrile volonté d’indépendance de son fils. Pour François, l’horizon immédiat était de quitter son île, celle de sa famille, pour tout oser.

Comment faire quand on ne dispose que d’un vélo pour quatre ? À l’adolescence, on trouve très vite l’énergie pour satisfaire sa soif d’indépendance. François s’organisa un atelier qu’il construisit en pisé. Il n’avait que quatorze ans, mais il avait promis à la plus jeune de ses sœurs, Nanette, de deux ans son aînée, qu’il appelait « l’autre moitié de moi-même », de l’emmener danser dans les bals alentour. Système D. Trouver de vieilles motos. Dans les granges, les garages, les décharges. S’en fabriquer une, originale, unique, toute flambante, avec les pièces mises bout à bout. Et surtout, la repeindre en bleu ! François en collectionna une bonne demi-douzaine ! Toutes bleues ! Écouter le moteur et partir, n’importe où… Nanette et François faisaient le mur. Par précaution Nanette prenait le vélo, et François tirait sa sœur avec sa moto bleue ou la laissait monter sur la moto en tirant le vélo. L’important était de revenir se coucher avec le soleil levant.

Leur mère, toujours au courant, feignait de ne rien voir. Elle préférait se taire mais se réjouissait secrètement de voir que Nanette délaissait ses tâches ménagères pour tenter l’aventure avec lui.

Pourquoi les trois sœurs restaient-elles souvent perplexes vis-à-vis de leur jeune frère ? Il disait toujours qu’il voulait changer le monde. Sa soif de contacts avec les gens les plus différents, comme Robinson avec Vendredi, et les réalisations techniques assez audacieuses dans son atelier les surprenaient tellement qu’elles commençaient à se dire : « Et si c’était lui qui avait raison ? »

Quand une mère veut…

Le premier cadeau de la vie pour le petit François fut le sourire de sa maman : Guitou la tendresse infinie, Guitou l’encouragement permanent, Guitou la confiance absolue en ses enfants. Et tout sera entrepris pour sa grande œuvre qu’est la maternité : cinq enfants, trois filles en premier et deux garçons. François, l’aîné, devra attendre plus de dix ans pour accueillir Jean-Michel, le dernier de la tribu Neveux.

Le ressort puissant de Guitou sera d’oser tous les possibles pour que le petit François grandisse, fasse des études et bâtisse sa vie d’homme. Guitou s’accrocha à cette mission : ses enfants avant tout ! Les mener loin, les mener libres…

En considérant ses enfants, les idées lui vinrent pour venir à bout de toutes les situations. Oui, ses enfants la mettaient en marche et la firent naître à elle-même autant qu’elle continua à les enfanter.

À l’issue du baccalauréat de François, Guitou n’eut qu’une idée en tête : inscrire son fils dans une école d’ingénieurs. Elle pressentait des dons prometteurs, et savait qu’il ne fallait rien gâcher. Jean-Jacques et Guitou étaient à Bordeaux et l’école, à Marseille. Les parents ne pourraient assumer des études supérieures aussi loin. Était-ce raisonnable ? Les obstacles de la distance et de l’argent représentaient de gros freins. Et pourtant, ce ne fut pas la raison qui l’emporta, mais la détermination. En quelques jours, François fut inscrit à l’École de Marseille.

Guitou faisait confiance.

La ténacité de Guitou était telle, que quelques années plus tard, lorsque son second fils dut faire des études supérieures, elle dut trouver coûte que coûte un moyen pour faire rentrer l’argent. Aussitôt, elle se mit à écrire des contes d’animaux pour enfants, « les Contes de Guillaumette ». Elle les fit éditer elle-même et partit les vendre dans les écoles bordelaises.

Oui, Guitou faisait confiance car à chaque fois, elle mettait tout en œuvre pour ses enfants.

Études et copains, l’âge d’or !

Qui a pu penser des études sans copains ?

Études égalent pensionnats ! Au total, presque quinze ans : du cours préparatoire à la fin de la Terminale. Les pensionnats, pour François, furent rapidement une sorte d’initiation à la connaissance de l’âme humaine en général. François se trouvait un air moche et il se sentait pauvre parmi ses « collègues de prison » souvent beaucoup plus aisés que lui. Et pourtant, au lieu de développer un stupide complexe d’infériorité, il comprit qu’il avait un énorme avantage dans la vie : rester soi-même tout en communiquant avec tous. Dans les conversations, il était étonné du peu de profondeur partagée et des tout petits risques que ses collègues osaient prendre. Sa force était de ne juger personne. Il se rendit compte, progressivement, qu’on l’écoutait, qu’on l’imitait et qu’on lui emboîtait le pas quand il proposait des « aménagements » dans cette vie d’interne… si terne. Les projets, il en avait et il était devenu, malgré lui, une vague déferlante dont il était illusoire d’en vouloir arrêter le cours.

Après le pensionnat, démarrage classique : démarrage sans fric. Comment peut-on faire son trou quand on a très peu de moyens ? Étudiant à Marseille, ses parents à Bordeaux, François se débrouilla pour faire toutes les réparations de sa logeuse. Elle avait des travaux tous azimuts à envisager dans sa maison et tout de suite l’esprit d’à-propos a joué. Pourquoi ne pas proposer de tout remettre d’aplomb, en échange, le loyer ne serait plus qu’une simple formalité ? C’était au fond « le mode d’emploi de la vie », selon François : donner sans s’appauvrir, donner et enrichir la relation.

Trois ans à l’École d’Ingénieurs de Marseille en même temps qu’une licence de Sciences à la Fac et voilà François entouré des meilleurs copains. Au début, il y avait les Marseillais et les autres. Les Bordelais faisaient partie des « autres ». François sentait que si l’année se déroulait ainsi, ils allaient tous perdre beaucoup. Il fut tout de suite à la recherche d’une idée pour que « ça prenne » entre tous. Mais en même temps, il était surtout assoiffé de fêtes. Les copains le sentaient. Très vite, ils le surnommèrent « Trublot » du nom d’un personnage d’un film, audacieux, gouailleur, impertinent, séducteur avec panache. Même s’il n’avait pas le physique de Gérard Philippe, il était grand, maigre, efflanqué, désinvolte, fantasque… jusqu’au pittoresque. « Trublot », beaucoup pensaient que ça lui convenait comme un gant, d’autres préféraient « Le Baron de la pompe à merde ». Allez savoir pourquoi, mordel de b… ! vous répondrait-il.

Le copain des années Marseille fut d’abord Jeannot. Jeannot égale guinche dans les bals flonflon, dans les guinguettes. Sans arrêt fauchés, tous les deux se débrouillaient pour ne jamais payer l’entrée. Ils dansaient dans les pince-fesses populaires. Heureux ! Habitués du Splendid’, ils s’encanaillaient : quelques bouteilles encore pleines, abandonnées sur les tables, et les filles étaient vite là ! Danser, danser, ça continuait !

Très vite François réalisa que cette vie d’étudiant manquait d’éclat. Faire partie d’une « vraie école » demandait à ce que les étudiants aient « leur soirée ». Il fallait créer l’événement. On dénicha une salle magnifique qu’on loua pour des boums très select. L’idée, c’était d’inviter des filles de bonne famille ! Nous y voilà ! Jeannot voyait déjà comment embellir le décor dans la salle et créer l’ambiance. François, lui, ne voyait seulement qu’une chose : les beautés marseillaises se battraient pour être invitées ! À l’avance, il était comblé. Tant de copains allaient se joindre à lui.

À l’École d’Ingénieurs de Marseille, familièrement l’EIM, François devint très vite l’élément déclencheur des grosses fêtes. Il était, malgré lui, celui qui manquait cruellement quand des ripailles s’organisaient sans lui. Études, copains et fêtes : le seul moyen intelligent de faire son trou dans la vie. Les filles, c’était juste pour entretenir « la pompe à feeling ! »

Toujours fêtard, mais sérieux dans le boulot, François se disait souvent : « Je ne peux pas ne pas réussir. » Fauché, il était prêt à foncer, la brouette à la main.

En attendant, François considérait les choses et les gens sans a priori. Les atypiques, les différents l’intéressaient. Et malgré le tourbillon des euphories, François remarqua d’emblée un type plein de complexes : Bao. Il était petit, un peu chétif. Son origine vietnamienne faisait qu’il ne se sentait pas très à l’aise avec toute l’équipe de Marseille. François alla le voir et lui dit :

– Tant que tu me diras : « Je suis jaune, je suis pas beau », je te filerai des marrons ! Vas-y, répète-le !

Bao, piqué au vif, voulut répliquer, en le menaçant. Grosse bagarre : les poings, les gnons, les bleus… À force de se taper dessus, François trouva comment couper court en lui disant :

– Et si on allait se finir au restau ?

En voulant sortir du Saint-Charles, les voilà en train de faire des salamalecs réciproques pour laisser passer l’autre en premier. Celui qui sortirait en dernier aurait gagné. C’était un jeu. Alors François faisait mine de s’engager et au dernier moment, il contournait Bao, mais Bao, lui, s’arrêtait pile en s’interdisant de passer. Salutations infinies, salutations débridées. L’heure tournait. Le gérant du Saint-Charles voyant leur manège et pressé de fermer sa boîte les prit tous les deux par le col et les fit passer ensemble, par la porte de sortie.

Il fallait être dans quel état pour s’amuser de ces bêtises ?

Toujours sans le sou, François donnait des leçons particulières. Hélas, à l’autre bout de Marseille ! Bao, lui, n’avait pas de souci d’argent. Un jour, François lui demanda s’il pouvait lui prêter sa moto, cela lui éviterait d’aller à pied si loin. Bao la lui prêta aussitôt. Et en voyant François lorgner sur son imper, il le lui tendit en ajoutant : « Et à l’intérieur tu as aussi ton tabac ! » Sacré Bao, longtemps, longtemps après, les copains ont appris qu’il était le neveu de Bao Daï, l’empereur du Vietnam, celui qui se faisait payer en or son propre poids. Mais la pudeur de Bao était telle que jamais, jamais il ne l’aurait révélé.

François, ayant suivi un cursus de licence en faculté des Sciences avant d’intégrer l’EIM, devait quitter cette école en deuxième année pour accomplir son service militaire. Garat, un ami de la promotion 62, fit paraître un long article dans L’Œil, le journal des élèves, article qui voulait sceller l’amitié que François suscitait auprès de tous ainsi que les vertus bienfaisantes des gros chahuts du fêtard bordelais. Quelques vers, extraits du long poème intitulé Hommage à François Neveux – Trublot, méritent d’être reproduits, juste pour l’émotion partagée.

…Et je me dis : Y a pas, sans Trublot… ça fait con…

Ça fait un grand vide et on a beau être tous là

M. Ratis sent bien que quelqu’un n’y est pas.

C’est pas Piot, c’est pas Bao, c’est pas moi.

C’est toi, mon vieux François…

…Mais n’aie pas peur, l’œuvre de ta vie,

Ce pourquoi tu fus, tu es et tu seras,

Quelqu’un inlassablement la poursuit

Et peut-être, un jour l’achèvera…

…Car tu fus, François, le pionnier de la Boum.

De la danse, tu étendis l’étendard à l’étendue.

Dans les bois, dans les salons, dans les tea-rooms,

Partout on dansait à perte de vue

Et Marseille dans un vougui-vougui

Éclipsait « Paris la nuit »…

…Dans un grand élan de fraternité,

Je dépose sur ton front triomphant

Un baiser paternel d’un frère qui t’aime tant…

Depuis, la bande a continué son histoire et cinquante ans après, les copains signent encore : on ne s’est rien dit, on s’est tout dit et si peu de chose a changé…

Tous les deux ans la promo se retrouve. Cela dure trois jours : on boit, on mange, on danse, on ne faillit pas aux rites. Les internes-internés de Montpellier, de Toulouse ou de Bordeaux se sont tous mélangés aux Marseillais. Ils sont tous devenus parrains des enfants des copains.

Est convoquée la Confrérie des Chevaliers de Ménabréa, ayant pour devise :

« dt = 0 » ou « Loi du travail minimum » :

« Printze Konzort Hantz du Vietendu,

Duc Bao Gaston du Noeudrouge,

Comte Atchi Tudor,

Vicomte Trublot de la pompe à…

Baron Pito de la Bonnecher,

Baron Slipmauve

Frère Milord l’Argouille,

Frère Do de Boutentrain,

Frère Courb de Beaumollet,

Frère Gigi Chaudlapince,

Frère Panisse de la Séduction… »

Comme l’aurait chanté Brassens, il y a un trou dans l’eau qui ne s’est jamais refermé : aujourd’hui, si Bao n’est pas là, c’est qu’il est mort.

La marguerite s’est juste effeuillée d’elle-même, toujours en dansant…

Pourquoi le Directeur de l’École d’Ingénieurs de Marseille, M. Muchart, prit-il le soin de noter sur l’attestation officielle de fin d’études qui enregistrait les réussites aux examens de son élève, son étonnement à propos du grand sens social de François au sein des activités de l’Association des élèves de l’E.I.M. ?

Neveux, encore et toujours, alarmé, alarmant…

Au service militaire, tout a continué sur le même tempo. François aimait faire la fête et prendre des risques. Un jour, il repéra un type pour son calme mais aussi parce qu’il sentait qu’il pouvait faire « de grosses conneries ».

Peu de paroles entre eux. Trois échanges suffirent :

« T’es prêt ? Oui ! On y va ! »

François s’habilla comme le général et son acolyte comme le chauffeur et tant qu’à faire, ils empruntèrent la voiture dudit général. En passant devant la guérite de sortie, des troufions se mirent impeccablement au garde à vous. Dans la voiture, on se pinça pour ne pas rire : « Tiens, au poste, ils ont salué des copains ! »

Promenade dans Paname, ils laissèrent finalement la voiture aux Champs-Élysées. Pas besoin de la garer. Personne ne se serait avisé d’y toucher. Et tout ça, pour aller manger peut-être… une soupe et faire les bistrots. Un seul mot : heureux ! Heureux comme des « clandos chanceux ».

Plus tard, les représailles ne tardèrent pas : pendant toute une matinée, le général a sorti la grosse colère du général très en colère !

– Tu sais que j’peux t’faire mettre au trou ?

– Oui, mon Général !

– Tu sais que je te tiens ?

– Oui mon Général !

Tout cela pendant des heures…

François était toujours prêt à assumer « ses grosses conneries ». À sa façon, il était réglo. Ça s’est terminé par un « T’as d’la chance d’être un brave mec, j’t’attends en bas ! » En bas, c’était le bistrot, et tout à trac, le Général lui demanda :

– Neveux… le Sahara, tu veux pas venir avec moi ?

Mais François n’avait qu’une idée en tête : foncer, foncer et se sortir de là !

Celle qu’on n’attendait pas

Après l’armée, les copains de Marseille décidèrent de continuer l’aventure le plus souvent possible.

Été 1963, Alain V. – un ex de l’École d’Ingénieurs – invita François à passer des vacances au milieu des siens. La sœur pétillante d’Alain le ravit tout de suite, mais elle était prise. Des cousines très séduisantes le charmèrent mais elles étaient toutes engagées. François se sentait bien seul au milieu de toutes ces beautés, d’autant qu’Alain, le charme absolu, était constamment entouré de très jolies filles.

Après avoir fauché le grand pré de la propriété, il lui demanda subitement :

– Depuis le temps que je te connais, tu dois bien avoir une autre sœur, ou une cousine, mignonne comme toutes les filles chez les V., mignonne, mais libre !

4 août 1963 : une tablée énorme chez les V. Ils ont tous les yeux bleus et sont beaux comme des astres. Et soudain, celle qu’on n’attendait pas arriva. Françoise, les mêmes yeux bleus ! Depuis un an elle était partie en Angleterre, et aujourd’hui, elle revenait, définitivement !

Françoise se rappelle cette impression étrange d’être « dévisagée » comme jamais auparavant. Elle qui avait pris l’habitude de baisser les yeux devant les British regarda pour la première fois un jeune homme sans sourciller. Elle ne vit que deux yeux marron insistants, un peu sombres et un sourire étrange, sorte de petit air entendu. C’était assez agréable d’être « envisagée » comme cela…

L’après-midi même, tous les cousins allèrent danser. Trois pas de danse et François fut vite dans son élément. D’emblée, ce danseur assez unique se détachait des autres. Françoise, de son côté, tout en valsant avec un de ses cousins, avait remarqué ce cavalier, singulier.

De nouveaux couples se formaient, d’autres se défaisaient.

Étrange, ce nouvel échange de regards entre eux. Il fut sans doute assez long car la couleur du premier regard, le sombre des yeux de François avait disparu et maintenant, c’étaient deux prunelles vertes, malicieuses, qui fixaient Françoise. Soudainement, quelque chose venait de se préciser pour Françoise. Les yeux de François étaient plus qu’un langage.

Puis la musique s’arrêta. Et tous les bruits de la salle devinrent lointains. Les jupes tourbillonnantes avaient cessé de célébrer ces femmes-fleurs. Il n’y avait plus que trois acteurs dans la salle de bal : l’orchestre, un jeune homme aux yeux verts et une jeune fille prête à valser.

Vite, jouer serré ! Ne pas perdre de temps ! Le vert de François dans le bleu de Françoise. Et sur ce « vous dansez ? », la vie a pris l’allure d’une valse inoubliable.

Très peu de paroles, des pas synchros, un même souffle, c’était assez facile d’être seulement ensemble, car tout était « comme donné »…

Retour après minuit, en Fiat, un modèle de 1932, avec un petit trou dans le plancher, détail important car François n’est heureux au volant que lorsqu’il écoute le bruit de son moteur. Instant magique ! Quand Françoise s’est couchée, elle ne put réprimer sa joie : « Merci, mon Dieu, c’est Lui ! »

Françoise a avoué que, quelque temps auparavant, à l’approche de ses dix-huit ans, elle pensa avoir une vocation : « Je serai missionnaire ! » Pendant l’été, Françoise écrivit une lettre à un prêtre qui lui répondit à la rentrée, lui aussi par courrier, en lui expliquant très simplement en quoi consistait la vie d’une missionnaire. À la lecture de cette lettre, Françoise comprit tout de suite que ce n’était pas « sa » vocation. Il devait sûrement exister un autre destin pour elle. Alors elle se mit à rire et s’exclama : « Alors je pourrai danser ! »

Pourrait-on envisager que souvent le ciel nous fait rêver ce qu’il va nous faire vivre ? Ce serait le plus bel humour de la vie. Mais cet « alors je pourrai danser ! », affirmation à la fois naïve et désinvolte, fut suivi d’un souhait profond adressé à Dieu : « Qu’Il me permette de rencontrer un homme supérieurement intelligent qui s’occupe du Tiers-Monde et que je puisse le convertir… »

La mère de Françoise venait d’être veuve. Ce premier bal mettait du soleil dans les larmes d’autant que tous les jours, oui tous les jours jusqu’à leur mariage, les facteurs ont distribué du ciel bleu dans les boîtes aux lettres des deux familles.

Et la mère de François, de son côté, commençait à se dire : Et si c’était « elle » ? Et comme pour elle-même : « Être amoureux embellit, mon fils n’a jamais été aussi beau ! »

Durant toute la fin des vacances, Françoise tourna en boucle ce premier bal avec François. Et lui vint cette pensée en forme de valse : « N’oublie jamais cette joie du 4 août. »

Lien

Désormais, pour François, le roman Françoise s’écrivit à l’encre bleue. Les yeux fixés entre la Garonne et le ciel, entre le vert et le bleu… entre le vert et le bleu de leurs yeux, François dit un jour avec pudeur :

– Françoise, je l’ai choisie à vingt-sept ans, sans hésitation : c’était Elle ! Voir Françoise, c’est voir le Paradis. Des yeux azur qui caressent le cœur. Et quand je suis à côté de Françoise, je sais que je peux devenir meilleur. J’ai toujours voulu changer le monde, mais devenir meilleur… c’est elle ! Elle m’en a donné le courage et l’énergie est venue. Alors je veux foncer. Françoise ! J’ai souvent eu envie de me remarier avec elle…

Premier départ

C’est un homme, fait de poésie, de vin rouge et d’amour. Il est devant la malle aux trésors : le monde à ouvrir.

À la sortie de l’École d’Ingénieurs, l’aventure reprit avec les copains. Au cours de l’année 1963, François intégra une entreprise sur les conseils de Christian M., dit Atchi, un ex de Marseille… peut-être Atchi l’avait-il recommandé… François ne le vérifia jamais, une idée comme ça… car Atchi n’était pas du genre à donner des conseils pour paraître important, Atchi était avant tout efficace.

L’entreprise en question était La Sabla : traduisez « La Société Anonyme de Béon-Lurieu dans l’Ain ». À l’époque, La Sabla représentait un quart du béton préfabriqué en France. Il y avait dix-sept usines éparpillées dans le pays et François fut affecté dans le secteur géographique du Sud-Ouest le plus reculé, à Malause, près de Moissac. On construisait des bordures de trottoirs, des tuyaux de toutes dimensions, des lavoirs, des fosses septiques.

François apprit à utiliser le béton préfabriqué. Le béton sortait d’un malaxeur, on le mettait dans un moule, on le faisait vibrer et on le retournait. Cette industrie était très simple et très facilement mécanisée. À l’usine, une centaine d’employés y travaillait. « Y travaillait » était un doux euphémisme… car en découvrant le monde des usines, François comprit que l’esclavage existait. Les ouvriers avaient des conditions de travail extrêmement pénibles et étaient tenus par la poigne de fer de M. G., directeur de La Sabla. Parlant haut et fort, ce petit homme rondouillard s’était hissé à la force du poignet – en fer aussi – et s’était forgé une image en fer forgé, style adjudant commandant à des légionnaires sous Tranxène. François eut la douloureuse impression que finalement, son service militaire n’était peut-être pas tout à fait terminé.

Il voyait les ouvriers charger à la main d’énormes tuyaux sur les camions. Écrasés par le poids de ce qu’ils charriaient, on pouvait réellement comparer leur vie à une vie de galérien. Les conditions de travail dans les ateliers le préoccupaient. En observant le déroulement des tâches, François saisit tout de suite qu’il y avait une solution, la solution : utiliser des pinces mécaniques qui simplifieraient le travail et diminueraient la fatigue des ouvriers. Erreur profonde ! Sur cette proposition, François sortit – bien malgré lui – du camp des ingénieurs, et de la sphère de la direction. Autant dire que M. G. se sentit offensé de ne pas avoir eu cette idée. Et l’aurait-il eue qu’il n’aurait sans doute rien mis en œuvre pour le bien-être général.

Aux côtés de François, M. Miellon, le chef de fabrication. Deux harcèlements sonores – pour ne pas dire « engueulades » – deux crises d’aboiements colériques par jour, c’était le régime auquel M. G. soumettait son chef de fabrication. « Bouffer du Miellon » avant le repas, et après le repas, c’était un délice pour M. G. ; après ses coups de sang irrépressibles, cela allait mieux. Alors François sortait son mouchoir deux fois par jour pour consoler Miellon et il s’employait à résoudre les problèmes par la mécanique et non par les brimades ou les coups de pieds aux fesses. Petit à petit, il devint le confident du contremaître, du chef d’atelier, des métallos… et petit à petit, la métamorphose se précisa : il eut l’âme d’un chien qui allait mordre le méchant. Et puis un jour, survint l’élément déclencheur. C’était une note interne qui s’adressait aux ouvriers de l’Entretien. Aucune ambiguïté dans sa rédaction simplissime :

« Vous êtes à la disposition de l’usine

pendant les heures de travail

et en dehors des heures de travail. »

Le Directeur, M. G.

La note précisait que chaque ouvrier devait signer. C’était donc signer, ou prendre la porte. Les directives étaient limpides.

En lisant cette note, François fut profondément indigné. Il fit sur-le-champ son enquête. Les employés, qui voyaient en lui un autre style d’homme, lui déclarèrent :

– On va signer. Mais si vous nous défendez, on ne signera pas.

Aussitôt, il prit la note et alla voir M. G. : imaginez que le Directeur ne connaissait pas tout à fait le mot « dialogue ». Avec la ruse du paysan qui n’a rien à justifier, M. G. répondit simplement :

– Neveux, je vous baiserai – son langage était toujours très fleuri – je vous contournerai et vous serez seul.

Effectivement, l’usine devint rapidement un désert pour François. Comment cela se passa-t-il réellement ? François comprit que G. (dans son esprit, il n’était plus M. G.) avait pris les hommes un par un et chacun s’était dégonflé.

François était seul. Il pressentait qu’une lettre de mutation devrait suivre. Est-ce pour cette raison que peu de temps après, le Président Directeur Général de La Sabla, M. L., vint rendre visite à G. ? La plupart du temps ces visites entre directeurs avaient comme parcours obligé un repas Au chapon fin. Ne pouvant approcher M. L., François décida d’écrire une lettre bien sentie où il décrivait l’ambiance de La Sabla. N’ayant que son culot nourri par un fort sentiment d’injustice, il se précipita au restaurant et leur remit la même lettre. Pour arrêter les attaques permanentes de G., il fallait provoquer un petit électrochoc.

– Vous êtes ensemble. Au dessert, vous lirez ceci, bon appétit ! Et vous M. G., un jour vous partirez de la patate. Vous vous mettez tout le temps en colère, vous méprisez tout le monde, vous allez vous détruire.

François reçut non pas une lettre de mutation mais bien celle de remerciement. Au lieu d’en être attristé, il se sentit apaisé et libre. En découvrant le monde de l’assainissement avec les fosses en béton, François commençait à réfléchir. Juste une intuition… il y avait sûrement de l’or dans ce marché, et du côté des hommes, il fallait certainement s’y prendre autrement.

Deux ans après, François apprit que G. était mort d’un infarctus. « La patate » lui avait-il dit… Ce n’était pas de la haine vengée, ni du chagrin. Simplement, François considérait que le monde du travail méritait « d’autres chefs ».

Mais surtout, en cette année 1965, à deux francs de l’heure, on était loin de voir la classe ouvrière faire des projets d’avenir.

Inventer du nouveau, inventer du « Neveux » et entreprendre !

L’assainissement ! François savait qu’il devait faire confiance à son intuition. Il recherchait une entreprise qui lui permette de mettre en application des innovations qu’il pressentait « juteuses ». Tout en continuant à approfondir ce qu’il avait appris à La Sabla, il sentait qu’il fallait aller plus loin, inventer quelque chose de vraiment nouveau.

Aussi ne tarda-t-il pas à trouver un emploi au sein de La Bémaso, Les Bétons Manufacturés du Sud-Ouest, à Agen, pour rester dans ce secteur particulier qu’il avait commencé à explorer. Dix-sept personnes composaient l’équipe. La Bémaso ne fabriquait que des lavoirs, des auges et des planchers en béton préfabriqué. Pourquoi ne pas créer d’autres matériaux à partir du béton ? Cela deviendrait rapidement une mine s’il trouvait l’idée en premier.

Une seule règle : ne jamais copier. Trouver des astuces vraiment techniques jusqu’à entendre quelqu’un s’écrier : « Ah oui, on n’y avait pas pensé ! » Tout de suite, François s’attela à la tâche. Dessins, expérimentations, vérifications : très vite, en avril 1965, il inventa le filtre hexagonal, très différent des gros rectangles fabriqués dans l’usine précédente, La Sabla. Le filtre hexagonal : son premier brevet ! Ce filtre était un appareil préfabriqué, différent de la cellule rectangulaire de base classique. Il était composé d’éléments modulables avec une entrée et cinq sorties possibles. Cela représentait une innovation beaucoup plus performante dans le domaine de l’assainissement.