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Jean-Yves tombe amoureux d'une jeune fille paraplégique, Emma, chaperonnée par sa tante. Ma mère de Jean-Yves, veuve, s'oppose à sa liaison. À tort ou à raison ? Laisser vous tenter par une intrigue alambiquée, un thriller romantique où les relations familiales sont au coeur de sombres machinations. Ouvrez la boite de Pandore infernale et découvrez, stupéfaits, un dénouement inattendu. Pour faire simple, « La belle assise » est une histoire de romance qui tourne mal sur fond de machination familiale !
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Seitenzahl: 274
Veröffentlichungsjahr: 2025
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À mes grands-parents italiens Rosa et Mario, À ma mère, Annie, qui nous a quittés, et ne lira jamais cette histoire.
1. Jean-Yves
2. Emma
3. Jean-Yves
4. Armande
5. Jean-Yves
6. Anne-Marie
7. Jean-Yves
8. Emma
9. Jean-Yves
10. Anne-Marie
11. Jean-Yves
12. Armande
13. Jean-Yves
14. Emma
15. Jean-Yves
16. Armande
17. Jean-Yves
18. Emma
19. Jean-Yves
20. Anne-Marie
21. Jean-Yves
22. Emma
23. Englegard
24. Armande
25. Jean-Yves
26. Anne-Marie
27. Jean-Yves
28. Emma
29. Jean-Yves
30. Armande
31. Englegard
32. Anne-Marie
33. Jean-Yves
34. Flash-back
35. Jean-Yves
36. Emma
37. Jean-Yves
38. Englegard
39. Épilogue
Je ne sais toujours pas pourquoi je suis venu faire les courses dans ce foutu centre commercial ! Une malédiction ? L’attirance de la foule ? La nécessité de remplir mon réfrigérateur, désespérément vide ? D’ordinaire, je consacre le samedi matin à la grasse matinée, plus motivé à cuver qu’à couver du regard les rayons d’un supermarché. Coincé dans les embouteillages, au milieu d’autres automobilistes exaspérés, le trajet en voiture me replonge dans l’ambiance. Une fois parvenu à destination, trouver une place de parking ressemble à une épreuve d’un programme de téléréalité. Chaque conducteur joue sa vie à la recherche du précieux sésame : une place de stationnement vacante. Le libéralisme économique a fait de nous des esclaves, addicts des grandes messes consuméristes. Aux portes des villes, les temples de la consommation attirent les citadins comme des mouches sur le miel… Pour ne pas dire autre chose ! Pourquoi les gens convergent-ils le week-end vers les grandes surfaces, comme s’ils accomplissaient un pèlerinage vers un lieu saint ? Les achats de masse se sont progressivement substitués à la communion des âmes. Écœuré par ces pratiques commerciales, j’avais juré de ne plus me laisser piéger dans un pareil merdier. La voix de ma chère mère, qui ne rate pas une occasion de se moquer de moi, résonne encore dans mes oreilles :
— Jean-Yves, tu n’as qu’à t’y rendre en semaine. Après tout, ton emploi du temps te le permet !
L’image de son expression dédaigneuse s’est imprimée sur ma rétine. Le pire, c’est que ma charmante génitrice n’a pas tort. Je peux limiter mes besoins alimentaires à du café et de l’alcool et éviter ainsi un tel cirque. Je dois trouver une raison valable pour pénétrer dans ces galeries marchandes. Faire du lèche-vitrines ? Acheter des fringues ou toute autre sottise vestimentaire me laisse complètement indifférent. Alors, quelle folie m’a poussé à m’aventurer ici ? Ah, oui : la ménagère de moins de quarante ans ! La trentaine passée, je ne suis en couple avec personne, pas même un animal de compagnie. Jusqu’à présent, les femmes n’ont été dans ma vie que les éphémères partenaires d’ébats sexuels. Pendant que ces dames font leurs courses, — du moins celles délaissées par leurs compagnons —, elles deviennent des proies tentantes pour les autres mâles et particulièrement pour les célibataires de mon espèce. La chasse est ouverte : je dois joindre l’utile à l’agréable ! Concentrées sur leurs achats, certaines clientes baissent la garde.
— Le samedi matin, tu risques surtout de croiser des mères de famille débordées plutôt que des mannequins en quête d’aventures romantiques.
Ce sont les mots d’un de mes anciens potes qui ne s’est pas gêné pour m’ôter mes illusions. Pourtant, il faut bien que je cherche des motivations pour communier avec mes congénères. Et qui sait ? La quête sera peut-être couronnée de succès ? Pour le moment, je dois reconnaître que le miracle ne s’est jamais produit. Est-ce mon mode de vie dissolu qui repousse les candidates ou bien un besoin viscéral d’indépendance ? Je ne parle même pas de mon je-m’en-foutisme…
Plutôt que d’emprunter la voie piétonnière, je me faufile entre les bagnoles, en utilisant mon chariot de course à la manière d’une planche à roulettes. Je guette la réaction des conducteurs excédés qui s’efforcent de s’extraire de leur place de parking. Elle ne tarde pas à venir lorsque je frôle l’arrière d’une voiture.
— Connard !
Je feins d’ignorer le doigt d’honneur dont me gratifie l’heureux élu. Avoir réussi à mettre un consommateur en colère suffit amplement à mon bonheur. Finalement, la journée s’annonce plus belle que prévu ! Un soleil radieux inonde l’agglomération, au point que j’hésite à m’enfermer dans un espace éclairé par la lumière artificielle. Pourquoi ne pas profiter de s’être levé tôt pour aller flâner dans la vieille ville ? Les ruelles ombragées et les terrasses des bars sont infiniment plus passionnantes que les rayons de supermarché ! Oui, mais si ce genre de balades nourrit l’imaginaire et étanche la soif, elle ne remplit pas le réfrigérateur. Au moment où je ralentis, prêt à faire demi-tour, j’aperçois devant l’entrée du centre commercial, une jeune femme assise dans un fauteuil roulant. Elle semble perdue dans ses pensées. Sa longue chevelure cascade sur ses épaules menues, tandis que ses mains fines agrippent les accoudoirs comme par crainte de tomber. Sans que je ne comprenne pourquoi, mon rythme cardiaque s’accélère et je reste figé, incapable de détacher mon regard de cette vision. Évoque-t-elle un souvenir dans ma mémoire ? Est-ce ce qu’on appelle un coup de foudre ? Malgré la distance qui nous sépare, je suis persuadé que cette belle assise, affligée d’un handicap, ne m’est pas indifférente. Je ne m’explique pas la raison d’une telle certitude. C’est à peine si j’ai remarqué la robuste quinquagénaire qui veille sur la passagère, cramponnée au dossier du fauteuil roulant. Son attitude laisse penser qu'elle s’opposera à toute forme d’intrusion. Fasciné, je les observe en évitant de jeter des regards trop insistants, par peur d’être pris pour un voyeur. Je ne connais pas cette personne, mais l’injustice de son infirmité m’explose à la face. Jolie demoiselle, dans le rayonnement de votre jeunesse, comment avez-vous perdu l’usage de vos jambes ?
Face à une réflexion aussi stupide, je me mords aussitôt les lèvres : est-ce que j’aurais réagi de la même manière si sa beauté ne m’avait troublé ? J’hésite à l’aborder, à échanger avec elle, mais ses yeux, perdus dans le vague, me déconcertent. De plus, son accompagnatrice n’incite pas vraiment à engager la conversation. En mode garde-chiourme, sa présence réfrigérante éloignerait les plus téméraires tentés d’approcher. Mes hésitations profitent au duo insolite, qui pénètre dans la galerie marchande. Comme enraciné, je ne parviens pas à les suivre à l’intérieur du bâtiment. Est-ce par lâcheté ou par crainte inconsciemment ? En définitive, que représentent ces deux étrangères pour moi ? Redouter de recroiser la charmante infirme semble totalement absurde. À moins que je ne ressente le besoin de conserver intact le souvenir de cette rencontre ? Ce n’est pas la première fois que je réagis de cette façon. La recherche de l’amour parfait n’est-elle pas la quête ultime ? L’apparence suffit-elle à définir un être ? Nous sommes assaillis par des milliers d’images de femmes et d’hommes au physique irréprochable. Cet excès de superficialité nous éloigne des vrais sentiments. Ainsi, nombre de mes compatriotes chercheront, tout au long de leur vie l’âme-sœur, sans parvenir la plupart du temps à la trouver !
Écœuré, je décide purement et simplement de renoncer à mes achats. Rapidement, je me débarrasse du chariot devenu encombrant et me dirige vers ma voiture d’un pas nerveux. Le parking semble désert malgré le flot ininterrompu de voitures. À présent, elles font toutes partie du décor. À la place, la vision de la belle assise m’obsède sans que je ne comprenne pourquoi. Je ne parviens pas à savoir si son souvenir persiste à cause d’un sentiment de fragilité ou bien parce que sa beauté m’a ému. Après être resté un long moment assis au volant de mon véhicule, je me décide enfin à partir, impatient de quitter les lieux.
Dans le ciel auparavant azuré, de sombres nuages s’accumulent et esquissent des formes inconnues. L’imminence d’un orage approche. Je n’ai pas écouté les prévisions météorologiques ce matin, pourtant, je jurerais que le beau temps était de mise. Ce changement soudain symbolise-t-il une vision pessimiste de l’avenir ? Comme pour dissiper un malentendu, j’appuie sur l’accélérateur après être sorti du rond-point, décidé à reléguer l’image de la belle assise dans les oubliettes de ma mémoire.
La vie est parfois étrange. Elle offre une seconde chance au moment où on croit tout perdu. Je n’avais pas saisi l’importance de ce premier contact visuel. J’ai surpris son regard observateur, cette expression habituelle : un mélange de pitié et d’empathie. Malgré la foule qui nous séparait, il a pris conscience de ma silhouette, au point de me dévisager. Parmi l’ensemble des personnes présentes, il m’a repérée. Je devrais me rengorger, en éprouver de la fierté. Je suis à deux doigts d’éclater de rire. La remontrance discrète d’Armande — un avertissement sans frais — me rappelle qu’elle ne tolérera aucun écart. Bordel ! Je n’ai pas mérité un tel châtiment : rester assise de longues heures dans un fauteuil roulant. Si seulement, j’avais eu le choix… Malheureusement, mes frasques récentes ont laissé des traces. D’après les dires de mon « ange gardien », je risquais de trop attirer l’attention. Je la hais pour ce qu’elle représente, pour toutes ces années gâchées, ces identités usurpées.
— Ressaisis-toi, Emma !
Armande ne prend pas de gants pour me donner des ordres. Elle en a fait sa marque de fabrique, sa raison de vivre. Je me retiens de l’envoyer sur les roses. Pour toute réponse, je réprime une grimace et je serre les poings. Tant mieux si les passants l’interprètent comme des douleurs liées à mon état. Je le regarde à la dérobée pour vérifier qu’il se tient toujours au même endroit, persuadé d’être invisible.
— Il deviendrait presque touchant, cet imbécile, s’il ne m’était pas si indifférent…
Pas autant que je le pensais, finalement. Sa valeur intrinsèque pourrait rapporter gros.
— Arrête de râler !
Elle en a de bonnes, Armande. L’attente s’éternise et j’ai une sainte horreur des magasins, en particulier des hypermarchés… Camps d’aliénation modernes où se rassemblent pêle-mêle la populace prisonnière d’enseignes commerciales, en quête de plaisir immédiat qui se traduit par le besoin irrésistible de remplir son caddie. Crétins de consommateurs ! Quoique… Encore faut-il avoir les moyens de s’acheter de quoi manger.
Justement, mon ventre crie famine. Ce matin, Armande m’a réveillée à l’aube, au prétexte d’arriver dès l’ouverture. Pas question de manquer la représentation pour notre célébrité ! À présent qu’il se tient à quelques dizaines de mètres de nous, les mains blotties dans ses poches, figé dans une posture grotesque, je me demande si cela vaut vraiment la peine. J’aimerais partager mes états d’âme avec quelqu’un, mais Armande ne comprendrait pas mes doutes. De manière générale, elle est hermétique à toutes interrogations, comme si le jour d’après satisfaisait ses tourments. Alors que je commence à perdre espoir, elle met un terme à la représentation en effectuant un demi-tour réglementaire dont elle a le secret. Je jette un dernier coup d’œil au garçon qui ne nous a pas quittées du regard jusqu’à présent : il a tourné la tête !
Emprunter la galerie marchande en deux-roues s’avère une expérience étonnante. Certains clients nous épient en toute discrétion, surpris de découvrir mon infirmité. La peur de la différence continue de faire des ravages dans les consciences. Les émissions vantent les changements de comportement sociétaux. À chaque fois, des personnes en situation de handicap sont interviewées. Leur intégration dans le monde du travail est érigée en modèle. Pourtant, le chemin qui reste à parcourir semble encore long. Lorsque je songe à l’ambiguïté de ma situation, je dois me retenir pour ne pas m’esclaffer. Immobilisée dans ce maudit engin, je bénéficie d’un avantage inestimable : pouvoir observer la valse hypocrite de mes concitoyens. Certaines personnes âgées expriment de l’empathie malgré elles ; d’autres personnes plus jeunes passent à côté de moi, sans même se rendre compte de ma présence. Là, un gamin montre du doigt mon fauteuil roulant et la gêne de ses parents est cocasse, voire jubilatoire.
Le brouhaha est intolérable… ou bien est-ce ma position assise qui amplifie les bruits ? Je commence déjà à développer mes autres sens pour palier mon handicap ! Je n’ai plus qu’une seule envie : décamper de ce fichu endroit. Digne d’un parcours du combattant, la progression se poursuit dans la galerie marchande, parmi les badauds qui s’écartent au dernier moment, parfois rouges de confusion. Les dimensions de ma chaise roulante se révèlent inadaptées dans un couloir étroit, surpeuplé de gens pressés.
Je réalise que dans ma vie, de nombreux projets devront encore attendre. J’ai passé mon existence à patienter, persuadée que des jours meilleurs finiront par arriver. Au final, je n’ai jamais été autant spectatrice qu’aujourd’hui. D’habitude, chaque fois qu’une occasion se présente, je saute dessus… Enfin, c’est une manière de parler !
— Il est certainement parti ! marmonne Armande en poussant sans conviction mon carrosse de princesse.
— On va enfin pouvoir l’imiter. Plusieurs heures à arpenter ce paradis de l’Homme occidental : c’est amplement suffisant comme raison pour ne pas s’attarder davantage.
Je jubile, mais Armande n’apprécie pas. Son expression courroucée me rappelle que je ne dois pas sortir de mon rôle. Je me renfrogne en repensant à mon prince charmant : déteste-t-il aussi la corvée des courses ? Était-il présent contre son gré ? La lassitude, voire la nausée, le guettait-il ce matin comme moi-même ? Les affiches et les écrans lumineux captivent-ils son regard au point de le piéger ? Bon, je critique le capitalisme, mais au final, j’en suis la plus fidèle incarnation. Sans ce carrousel mondial, mon existence s’étiolerait comme une fleur sauvage. J’ai foi en l’argent et ses avatars ; le système capitaliste a façonné des monstres et chacun d’eux cherche sa place dans ce maelström infernal.
— On s’tire de là, morveuse !
Armande adore me rabaisser pour me rappeler qui commande. Je n’apprécie pas ses manières, ni ses raisonnements bornés, mais la tantine n’a pas son pareil pour corriger un salopard ou se débarrasser d’un voyou. Qu’importe ! Je ne peux échapper à ce piège à roulettes. À moins qu’une nuit — qui sait ? — je m’enfuie loin de tout ce fatras… ou bien qu’un chevalier ne m’enlève ! Mes rêves sont fragiles comme des poupées de cristal. J’ai brûlé mes jokers ; seule une interprétation réussie m’offrira la richesse et la gloire. Malgré une enfance froissée, je crois depuis toujours au destin. Si cela était possible, j’abandonnerais ce trône pathétique pour m’enfuir le plus loin possible et oublier un passé encombrant. Cependant, les lumières trop vives diffusent une lueur éblouissante qui me ramène à la réalité. Leurs éclats agressent mes pupilles délicates et mon corps se contracte comme sous l’effet d’une réaction photosensible. Consciente du regard inquisiteur de certains clients, je me recroqueville, les bras serrés contre ma poitrine. Pour ces témoins involontaires, je ne fais que manifester la peine liée à mon état. Incapable de dissimuler mes émotions, je libère le chagrin retenu captif au fond de mon cœur. Mes jambes inutilisées s’offrent à tous les regards compatissants. Je puise au fond de moi la force de ne pas exploser, de ne pas hurler ma haine de la société. L’injustice ne frappe pas au hasard. Ce sont toujours les mêmes qui succombent sous le poids de son joug. Je voudrais dénoncer ces erreurs de la Nature, pouvoir corriger leurs effets pervers, mais je reste scotchée à ce stupide fauteuil roulant, à la merci d’une quelconque saute d’humeur et des caprices du destin. Mère, pourquoi avez-vous sacrifié votre fille unique ?
Je me suis levé de mauvaise humeur. Alors que je tentais de l’oublier, elle est revenue me hanter dans mes rêves. Chaque fois que le sommeil me gagnait, elle réapparaissait tel un spectre envoûtant. Pour la première fois de ma vie, la vision d’une femme m’obsède au point de m’empêcher de fermer l’œil de la nuit.
Au petit matin, épuisé, je me prépare une grande tasse de café, avant de m’aventurer sur le balcon de l’appartement pour observer le trafic lointain. Roulant vers des destinations inconnues, quelques rares voitures ou motocyclettes s’éloignent, semblables à des étoiles filantes. Honteux, je me surprends à faire un vœu : j’espère de tout mon cœur rencontrer à nouveau la belle assise. Aussitôt, je réalise l’absurdité d’un tel souhait.
Comment pourrais-je m’amouracher d’une fille avec laquelle je n’ai eu aucun échange ? Cette situation est grotesque. Même si cela me gêne, je suis obligé d’admettre que son handicap m’attire. Son infirmité a touché une corde sensible en moi que je ne soupçonnais pas ; elle a réveillé le protecteur viril. Quelle blague ! Alors, pourquoi les autres paraplégiques que j’ai croisées auparavant ne m’ont-elles pas fait réagir de la même manière ? C’est juste parce qu’on ne croise pas tous les jours une beauté en fauteuil roulant.
De manière inattendue, j’apprécie de flâner sur le balcon, de contempler la réalité quotidienne qui s’immisce dans les rêves… En soi, c’est déjà une prouesse ! D’habitude, je déteste cet endroit, où le but de ne rien faire en désespoir de cause m’horripile. Je traîne les pieds de ma misère sans penser à chercher un autre refuge. Quand le vacarme du trafic routier devient insupportable, je rentre me doucher, déterminé à me préparer ensuite un solide petit-déjeuner.
L’après-midi sera propice — ou ne sera pas ! — à une reprise en main de mon humeur. Le soleil qui brille et une douceur persistante incitent à aller courir dans le parc principal de la ville. Pour se donner bonne conscience, les municipalités aménagent des espaces verts au cœur des métropoles. En faisant diversion, elles évitent de s’attaquer au vrai problème : le fléau des transports thermiques. Tout le monde a compris que les carburants polluants sont voués à disparaître, mais pour autant, les pouvoirs publics s’obstinent à fermer les yeux. Le parc des véhicules motorisés augmente de manière exponentielle, tandis que les milieux urbains suffoquent sous les gaz d’échappement.
Quoi qu’il en soit, la course à pied aura au moins le mérite de me faire oublier un court instant le monde dans lequel nous vivons, et peut-être de me remettre les idées en place. J’enfile mon dernier short encore propre, j’attrape un maillot pas trop sale, ainsi que mes nouvelles chaussures de sport. C’est l’occasion ou jamais d’étrenner le dernier cadeau de ma mère. Un coup d’œil en passant devant le miroir de l’entrée pour me rassurer : grand, plutôt mince, mal rasé, juste ce qu’il faut… Genre play-boy, avec les muscles en moins et la cervelle en plus !
En empruntant les transports en commun, j’arrive devant le parc et je pénètre à l’intérieur, consterné de découvrir la foule des promeneurs. Le dimanche, cette oasis de détente devient aussi fréquentée que les allées des supermarchés. De prime abord, cette affluence record déclenche chez moi une réaction allergique, qui m’inciterait à rebrousser chemin. Néanmoins, je persiste dans ma première intention et commence à courir à petites foulées. Étant donné mes performances sportives en dents de scie, je n’ai pas la prétention de devenir marathonien. La raison principale est simple : l’irrégularité de mes entraînements. Je trouve toujours de bonnes excuses pour remettre à plus tard un jogging. L’inconstance est un des traits principaux de mon caractère. Le seul pour lequel tous ceux qui m’ont fréquenté s’accordent…
Tout en trottinant, je repense à cette jeune femme qui a perdu la motricité de ses membres inférieurs. J’ai honte de ne pas profiter plus de mes facultés intactes. En même temps, je suis agréablement surpris de la constance de mes pensées envers elle. De nouveau, mon esprit vagabonde vers le souvenir de cette rencontre fugace. Pourquoi l’image du fauteuil roulant avec sa passagère défile-t-elle en boucle dans mon esprit ? Comment se fait-il que j’aie eu, dès le premier regard, le sentiment d’une affinité avec cette jeune femme handicapée ?
Alors que je tente de me raisonner et de me convaincre qu’apercevoir une silhouette féminine n’augure pas systématiquement d’un coup de foudre, je heurte de plein fouet, à la sortie d’un virage, le moyen de transport de celle dont l’image m’obsède. Elle pousse un cri de surprise tandis que je tombe en arrière. Assis le cul par terre, je cherche à conserver un semblant de dignité, mais la jolie télescopée laisse éclater un rire cristallin. Troublé par le timbre délicat de sa voix, je souris niaisement malgré ce contact renversant. Tel un diable surgissant de sa boîte, sa duègne — comme je décide de la surnommer — s’avance, les poings sur les hanches et l’allure menaçante.
— Espèce de maladroit, vous ne pouvez pas regarder où vous mettez les pieds !
Face à l’expression outrée de son cerbère, l’inconnue de mes rêves s’esclaffe de plus belle. Incapable de détacher mon regard du visage de la belle assise, je la dévore des yeux, fasciné par la couleur mauve de ses iris, son teint d’ivoire… Elle n’est pas dupe de mon manège et esquisse un sourire enfantin. Je parviens finalement à me relever et à lui tendre maladroitement la main. Amusée, elle la serre d’une poigne légère qui m’effleure à peine la paume.
— Avez-vous un nom, monsieur le tamponneur ?
J’hésite à répondre… Après tout, des présentations ne sont-elles pas les prémices d’un engagement ?
— … Je m’appelle Jean-Yves Devalière.
Je m’attends à ce qu’elle décline son identité, malgré son garde du corps qui hausse les épaules, visiblement agacée par mon attitude qu’elle juge puérile. Cela ne perturbe pas la passagère du fauteuil roulant. Inclinant le buste avec emphase, elle réplique avec humour en mimant une gracieuse révérence :
— Vous êtes en présence de l’ambitieuse Emma Valence !
Même si je ne suis pas dupe de son ton ironique, je persiste à trouver ses manières charmantes. Tout en elle me trouble, un peu comme si je ressentais le mystère de son être. Voilà bien une réflexion totalement absurde ! Depuis sa réapparition, tout semble insensé lorsque je suis avec elle.
— Vous voilà bien silencieux, monsieur Devalière. Resterons-nous éternellement au milieu du chemin à perturber la circulation ?
Emma a raison de m’interrompre dans mes pensées. Visiblement, certaines personnes nous lancent des regards courroucés, comme si elles avaient affaire à des malotrus qui perturbent leur promenade dominicale. Je saisis l’opportunité d’inviter le tandem à boire un verre. Une ancienne guinguette au bord de l’étang sert encore des boissons acceptables. Je propose de les inviter à profiter de sa terrasse moins fréquentée. Les deux femmes échangent quelques regards sans prononcer aucune parole. Bien que l’attitude de la plus âgée démontre son manque d’entrain à me suivre, Emma écarte ses doutes d’un sourire rayonnant.
— À charge de revanche, Jean-Yves !
Son air guilleret ajoute à la satisfaction de l’emploi de mon prénom…
Quelle merveilleuse après-midi passée ensemble ! Dès notre arrivée à la buvette, Emma et moi bavardons sans arrêt, au point de rapidement nous découvrir de nombreux points communs, indifférents aux bâillements et soupirs d’Armande.
— Quelle est votre couleur préférée, Jean-Yves ?
À peine ai-je répondu « bleu » qu’Emma tape dans ses mains en singeant une môme :
— Moi aussi ! Quel heureux hasard ! Je suis sûre que vous êtes adepte des grasses matinées.
Encore une fois, je confirme ses suppositions. Même si nos conversations sont légères, cela ne m’empêche pas de lui demander si elle a une activité professionnelle.
— Ma tante s’occupe de moi depuis que je suis orpheline. J’ai exercé plusieurs petits boulots en tant qu’intérimaire…
Je n’ose pas la questionner au sujet de son handicap. Son état m’intimide et je me contente de l’observer avec attention. Consciente de ma gêne, Emma prend l’initiative :
— Un terrible accident de voiture est à l’origine du décès de mes parents. J’ai moi-même échappé à la mort. Malheureusement, une lésion traumatique au niveau des tissus nerveux de la moelle épinière a provoqué la paralysie de mes membres inférieurs.
Je l’écoute sans oser l’interrompre… Comparée à la sienne, mon existence paraît vraiment banale !
— Miraculeusement rescapée, je considère ma survie comme un présent de la vie, et plutôt que de me lamenter, je tente de profiter de chaque moment comme si c’était le dernier.
Sans me laisser le temps de réagir, Emma change de sujet et me bombarde de mille autres questions. À peine ai-je terminé de répondre à l’une d’entre elles, qu’elle enchaîne aussitôt sur une autre. Je devine que sa curiosité et son impatience sont probablement liées à sa tragédie.
Vers la fin de l’après-midi, des nuages obscurcissent un soleil pâlissant, suivis d’une pluie fine qui perturbe notre conversation. À regret, nous décidons de quitter ce havre de paix.
— On se donne rendez-vous le jour suivant, même heure, même endroit ?
En guise de réponse, Emma esquisse un sourire ambigu. Lorsque je la regarde s’éloigner, son fauteuil poussé maladroitement par sa tante, cahotant sur le chemin graveleux, mon cœur se serre. Juste avant de disparaître dans le virage, elle se tourne vers moi et m’adresse un petit geste de la main.
Je n’ai jamais passé un moment aussi agréable avec une jeune femme ! Ce trouble que je ressens, ces sentiments qui bouleversent mon esprit, sont les symptômes d’un mal que je désire… l’amour ! Je redoute déjà d’être incapable de revivre des moments aussi intenses. Est-ce anachronique de vouloir aimer ? D’accepter de livrer à une personne inconnue son cœur et son corps ? J’ai l’impression, parfois, de vivre dans une autre époque, lointaine, où l’amour courtois était de rigueur. J’aurais voulu chanter des poèmes exquis à celle qui m’a choisi, m’improviser troubadour, baladin. Mimer des poses élégantes, tandis que l’élue de mon cœur soupirerait d’aise en plissant ses yeux immenses. Je hausse les épaules, conscient d’être né au milieu d’un siècle où les rapports amoureux ont considérablement évolué. Les futurs partenaires d’étreintes se jaugent sur un pied d’égalité et les couples se séparent aussi vite qu’ils se sont formés.
À présent, je me décide à quitter le parc déserté, les promeneurs ayant fui l’arrivée imminente de la pluie. Solitaire, mais ravi, le souvenir de cette rencontre fortuite me réchauffe le cœur.
La rencontre s’est plutôt bien déroulée. Elle sera contente. Emma a parfaitement assumé son rôle. Je n’aurais jamais cru qu’elle en soit capable. Pour une fois, Emma n’a pas tout fait foirer. Quel bol de l’avoir croisé dans ce parc, où tout le monde dans la ville s’était donné rendez-vous ce dimanche. J’ai mal aux bras à force de pousser ce maudit fauteuil. Les pneus n’accrochent pas bien le sol recouvert de graviers. Les nombreux dérapages entravent la circulation de ce foutu moyen de locomotion. Je n’apprécie pas de jouer les garde-malades, encore moins pour cette péronnelle !
Emma a le beau rôle dans cette affaire. Elle affecte une pose « façon bourgeoise de la haute », pérore sans cesse et cancane sans retenue. L’autre, le Jean-Yves, il boit toutes ses paroles, en pince pour la morveuse. Tout se présente au mieux. Maintenant, il faut que je surveille encore plus la malheureuse personne en « situation de handicap ». Ce terme, franchement, c’est n’importe quoi ! Un handicapé reste un handicapé, point barre ! J’en ai marre de faire rouler le carrosse de l’autre princesse. Attends qu’on soit à la maison, Emma… Tu verras de quel bois je me chauffe !
Tu ne te doutes de rien, fainéante ! Ta tête dodeline au rythme des chaos du fauteuil qui progresse, parce que bibi fait tout le boulot. Tu rêvasses à ton prince charmant… Comme s’il pouvait être charmant ! Le réveil sera difficile, ma petite. J’y veillerai personnellement. Les instructions sont formelles : pas d’attachement excessif, aucune romance à l’eau de rose. Il faut proscrire les sentiments des affaires. Un business reste un business.
— On arrive enfin à l’autre sortie du parc. Putain ! Il est immense, ce fichu espace vert. J’ai les cannes en surchauffe et les muscles tétanisés. C’est plus de mon âge, ce genre de péripéties.
Emma refait surface lorsqu’on s’arrête au passage piéton. La môme vient de réaliser dans quel pétrin elle s’est fourrée ! Je ne peux m’empêcher de ricaner à haute voix. Les badauds sur le trottoir me dévisagent d’un air suspicieux.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
Je ne réponds pas à Emma. Pour le moment, elle doit conserver cette sensation de coup de foudre. Son ignorance rendra plus crédible sa liaison avec l’autre pomme. Il est tombé dans le panneau, manipulé aussi aisément qu’un premier communiant… Le feu passe enfin au rouge. Je m’empresse d’exercer à nouveau une poussée. Le trafic est relativement calme ce dimanche, même si de nombreux promeneurs ont afflué vers le parc. Ils me sortent par les trous de nez, ces bons pères de famille, ces mères un peu trop maquillées, avec des marmots accrochés à leurs basques, pareils à des morpions. Je préfère penser à autre chose avant d’avoir la nausée.
Tiens, je pourrais féliciter Emma après sa bonne prestation… mais c’est inutile. Après tout, elle n’a fait que suivre les instructions. Le plan élaboré depuis de longues semaines a été scrupuleusement respecté ; la suite ne dépendra pas uniquement de notre volonté. Pour un trentenaire, Jean-Yves est imprévisible : un vrai adolescent attardé. Il agit comme s’il ne désirait jamais grandir. Ne t’inquiète pas, pauvre cloche, bientôt, tu te feras des cheveux blancs ! Le temps de l’insouciance prendra bientôt fin.
Emma tousse salement ; la poussière avalée sur les chemins du parc ne fait pas bon ménage avec son asthme. Combien de nuits ne m’a-t-elle pas gonflée avec ses sifflements haletants, à croire qu’elle faisait exprès de s’étouffer ? Plusieurs fois, j’ai été tentée de lui éclater la tête. Quand elle était toute petite, c’était bien pire. À sa respiration saccadée se mêlaient des pleurs d’enfant que rien ne calmait, pas même les beignes. J’ai levé la main sur elle parce qu’elle m’exaspérait. Les claques, à défaut de la faire taire, avaient au moins le mérite de me défouler.
Heureusement, l’alcool chasse tous les maux et aplanit les emmerdes. Pour plus de tranquillité, j’avale chaque soir une bonne dose de Schnaps. C’est radical pour diminuer le bruit et aider à trouver le sommeil. Emma n’a jamais compris pourquoi je tète ma bouteille aussi avidement : sans son aide, j’aurais sauté depuis longtemps par la fenêtre !
J’espère que les promesses seront tenues et qu’une vie meilleure nous tendra les bras. Ce glandeur de Jean-Yves en est la clé… La clé du coffre-fort, si je puis dire. Cette mascarade risque de me lasser rapidement. C’est vrai qu’il m’est antipathique, ce pauvre petit riche. Je n’éprouve aucune pitié à son égard. Il a eu sa chance : elle est passée.
Ah ! La fourgonnette, enfin. Je vais pouvoir cesser de suer sang et eau. Merde ! J’oublie qu’il faut hisser ce fauteuil à la con dans le coffre à l’arrière. Il pèse une tonne. Je ne pourrai pas compter sur Emma qui a toujours eu deux mains gauches. Il ne manquerait plus qu’un flic nous verbalise ! Je n’allais quand même pas donner sa pitance à cet affreux parcmètre, ce bouffeur de sous.
— Tu dis rien, Em’ ? T’as donné ta langue au chat ?
Justement, un matou gros comme un bouledogue file de dessous la fourgonnette. Notre arrivée a interrompu sa sieste, ou bien les grondements l’ont fait fuir ? C’est certain qu’un orage violent approche. J’ai du mal à croire qu’il ne sera pas moins dévastateur que les précédents. Au contraire, les vents se renforcent dans le ciel couvert de lourds nuages, au point que même Emma a levé la tête, comme si elle cherchait à déchiffrer certains augures dans cette grisaille polluée.
— Y’a rien dans les cieux, Emma. Nous voilà rassurées !
Le salut ne viendra que de notre propre débrouillardise, de cette capacité que nous avons à nous sortir de toutes les galères, même les plus dégueulasses. Comme dans un numéro bien rôdé, nous jouerons notre partition. La vie n’est-elle pas une comédie sordide, où chacun est tributaire des actions des autres ?
— Je veux rentrer. J’ai froid.
Premières paroles sensées de la gamine : il était temps. Je finissais par croire qu’elle avait donné sa langue au chat, en maraude.
— T’inquiète. On ne va pas faire de vieux os. J’en ai plus que marre de jouer les chaperons.
Un éclair blafard transperce le ciel assombri et Emma ne peut s’empêcher de pousser un cri. Elle a toujours été effrayée les nuits orageuses. Je confirme que je n’ai jamais joué les nounous attentives. Sous l’emprise de l’alcool, je l’ai souvent laissée hurler à sa guise dans sa chambre, ou à défaut contrainte au silence par la force. Un connard de pédiatre a osé dire qu’il ne fallait pas laisser un bébé pleurer toute la nuit. Je lui ai balancé mon poing dans la gueule, histoire de lui apprendre la vie. Déjà, j’ai été bien assez bonne en m’occupant de cette greluche.
Tant bien que mal, j’utilise des vieilles planches comme rampe pour faire monter le fauteuil avec sa passagère dans la camionnette. À ce moment précis, l’orage éclate et des trombes d’eau s’abattent juste après que nous avons trouvé refuge à l’intérieur. Les yeux exorbités et la mâchoire crispée, Emma revit des heures sombres de son enfance.
— Je hais les orages… ces foutus orages !