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Aux confins des Terres Brûlantes, Alceste trouvera-t-il les réponses à ses origines? Morgaste accomplira-t-il sa quête des fragments malgré les nombreux obstacles qui se dressent ? Les trois messagers triompheront-ils de leurs adversaires sans dommage ? La fin des aventures en Terres d'Eschizath vous réserve encore beaucoup de surprises.
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Seitenzahl: 348
Veröffentlichungsjahr: 2022
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À mes trois enfants, source éternelle d’inspiration, À ma femme dont la patience a été mise à rude épreuve, À mon beau-père prématurément disparu.
LISTE DES PRINCIPAUX PERSONNAGES
Aberden : oncle d’Annabelle
Alceste Dulhin : élu, investi du pouvoir du fragment
Alquin de Tolgui : grand Maître de l’Ordre
Annabelle : Dame Blanche
Aubert : messager
Bénorin : grand chambellan du roi Kildéric
Eolande Dunegel : dame de haute lignée
Horst Trebor : sergent des gardes de l’Ordre
Kildéric Ier : souverain du royaume des Hisles
Konrad Tolker : magister
Magog : maraudeur, frère du défunt Gunnolf
Manfred : aubergiste
Morgaste : prince conquérant
Oriana Botelli : voleuse orpheline
Othe Monclart : ancien conseiller des Terres d’Eschizath
Tormund : chefs des habitants de la cité lacustre
Ulva : mère de Morgaste
PROLOGUE
1 – LA PROMESSE DU CRÉPUSCULE
2 – COUP D’ÉTAT
3 – UNE PAIX DURABLE ?
4 – LES NUITS BLANCHES
5 – DESCENTE AUX ENFERS
6 – L’HÉRITIER DU ROYAUME DES
7 – SUPERFLUE, LA SURPRISE !
8 – GLOIRE ÉPHÉMÈRE
9 – MÉTAMORPHOSE
10 – LE TEMPS DE LA REVANCHE
11 – UN MIRACLE, EN VÉRITÉ
12 – BALLET MACABRE
13 – UN CONSEIL EXTRAORDINAIRE
14 – AU NOM DU PÈRE
15 – UNE REVANCHE AU GOÛT AMER
16 – UNE FUTURE REINE
17 – UN AVERTISSEMENT SANS FRAIS
18 – UN SONGE DE SABLE
19 – DISCORDANCES ET ATTIRANCES
20 – LE VENT NOMADE
21 – LE PONT FLOTTANT
22 – UNE PLAIE BÉANTE
23 – MISSION SANGLANTE
24 – LES EAUX DE COLÈRE
25 – LA REVENANTE
26 – APPARITION NOCTURNE
27 – IMPROBABLES ALLIÉS
28 – UNE RENCONTRE ATTENDUE
29 – LE PARADIS OU L’ENFER ?
30 – LE FER AU CŒUR OU LE CŒUR DE FER ?
31 – PRÉMICES D’UNE BATAILLE
32 – L’ENFANT DE PERSONNE
33 – LE DON ULTIME
34 – LE RÊVE BRISÉ
35 – ODE À LA RÉSURRECTION
36 – LE PARDON DES DIEUX
37 – UN SACRIFICE FRATERNEL
38 – LE PRÉSENT
39 – LA VOLONTÉ PROPRE
40 – D’ÉGAL À ÉGAL
Il contemple, les yeux grands ouverts, le ciel constellé d’étoiles. Malgré son âge avancé, la vision de l’espace n’a jamais cessé de le fasciner. Les systèmes solaires et leur complexité n’ont plus de secrets pour lui. Membre éminent de l’Académie d’Astronomie, qu’il a présidée durant plusieurs décennies, sa notoriété reste intacte auprès des siens.
« Konrad, mon petit-fils, tu prendras ma place et poursuivras mon œuvre! »
Les paroles prophétiques prononcées par son grand-père résonnent encore dans sa tête, quelques années avant que celui-ci ne meure. Ce brillant scientifique, engagé dans la préservation de son espèce, avait compris avant tout le monde les changements climatiques profonds qui amorçaient la lente agonie de sa planète natale. Celle dont le surnom la « planète rouge », donné par les générations suivantes, signerait le déclin d’une civilisation.
En quelques cycles, les conditions de vie au sol étaient devenues impossibles pour son peuple destiné à régner sur d’autres mondes. Les températures négatives, les tempêtes de poussière, la disparition progressive de la magnétosphère qui entourait leur planète et déviait les particules du vent solaire, et les rayons cosmiques ont obligé ses aïeuls à trouver refuge dans les galeries souterraines naturelles de la planète. Puis, les survivants ont été contraints de migrer vers des stations orbitales conçues par leurs aînés.
Le souvenir de cet exil, s’effectuant en rotation permanente autour de l’objet de leur nostalgie, sans jamais pouvoir y retourner, arrache quelques larmes aux paupières fripées de Konrad. Combien de fois, durant son existence, n’a-t-il pas espéré fouler le sol de sa planète? Saisir une poignée de la matière constituant son essence organique? Tels des naufragés de l’espace, les siens erraient autour de leur monde en des révolutions stériles, incapables de dessiner un nouvel avenir.
Face à ce défaitisme, seuls quelques scientifiques, dont Konrad faisait partie, ont appréhendé que le salut viendrait de l’exploration des systèmes solaires. Longtemps, en effet, son peuple omniscient avait négligé de s’intéresser aux autres corps célestes. Bientôt, des sondes, suivies d’expéditions, ont été lancées à travers les galaxies, avec l’intention de découvrir des planètes habitables.
L’espoir renaissait, aidant ses compatriotes à supporter leur captivité dans de pâles copies de leur monde en orbite. Les cycles se sont succédé, et enfin leurs efforts ont été couronnés de succès. Une sonde a localisé une planète bleue, baptisée par la suite « Awa », car sa surface, recouverte d’océans, offrait les meilleures conditions au développement de la vie. Sur son sol, une faune variée vivait en symbiose avec une flore exubérante. Parmi les mammifères, une espèce particulière a retenu toute l’attention des scientifiques de la mission : une race de bipède qui possédait des aptitudes à évoluer plus rapidement que les autres espèces.
Après des discussions houleuses, la décision a été prise par le Conseil Supérieur de la Nation d’envoyer un équipage composé des plus brillants scientifiques afin d’étudier de près cette planète et particulièrement ses habitants aux capacités prometteuses. Avant de déclencher une migration massive vers ce nouveau paradis, les sages voulaient s’assurer de la possibilité d’une cohabitation pacifique. Ils répugnaient à utiliser leur avance technologique pour s’assurer une place privilégiée.
Malheureusement, le contact a été rompu avec les explorateurs. Plutôt que d’expédier une autre mission spatiale coûteuse en hommes et en matériel, le Conseil a décidé de l’envoi d’une météorite constituée d’un alliage révolutionnaire. Le raisonnement des membres éminents supposait que seuls des représentants de leur race pourraient utiliser à bon escient les pouvoirs que renfermait ce corps stellaire. Une de ses propriétés, en particulier, permettrait aux rescapés de l’expédition d’émettre un signal de détresse à destination de leur planète mère, confirmant la présence de survivants.
Konrad soupire en se relevant péniblement. Malgré une longévité exceptionnelle, il ressent le poids des années sur ses épaules. La salle de l’Observatoire, dans laquelle il aime venir méditer en admirant le merveilleux spectacle de l’espace, ressemble à un cinéma à ciel ouvert. Les films projetés racontent la course des étoiles, la collision des astéroïdes, le dessèchement d’une planète jadis luxuriante…
Il sait que son existence approche de son terme et qu’il ne connaîtra pas la découverte d’une planète hospitalière. Les sacrifices consentis à la recherche en astrochimie ne lui ont pas permis de consacrer suffisamment de temps à une famille. Contrairement à son grand-père et à son père, Konrad n’a pas d’héritier.
La seule femme qu’il ait jamais aimée est morte suite à l’explosion de son laboratoire. Cependant, un si triste bilan familial ne doit pas lui faire oublier sa contribution essentielle à la science : la découverte d’un prodigieux alliage. C’est sur sa proposition que le Conseil Supérieur a accepté d’envoyer sur la planète Awa une météorite forgée dans cette nouvelle matière.
Depuis, l’attente insoutenable n’a cessé de le hanter. La destruction accidentelle du lieu de sa découverte a réduit à néant ses travaux, l’empêchant d’élaborer une nouvelle fois ce matériau aux propriétés inégalables. La mort de sa chère et tendre compagne, Luksa, l’a privé d’une partenaire scientifique irremplaçable, d’une aide sans laquelle il n’a jamais réussi à reproduire le miracle chimique.
Konrad aurait donné plusieurs cycles de sa vie pour que Luksa ne meure pas. Malheureusement, les connaissances de son peuple ne sont pas suffisantes pour ressusciter une personne décédée.
Le confinement forcé sur cette station orbitale a eu pour effet de brider les énergies créatrices, ralentissant la recherche dans tous les domaines. Sans planète pour accueillir une population détentrice de savoirs, les développements restent inutiles, comme une fleur qui n’aurait pas trouvé un terreau fertile pour s’épanouir.
Vénérable parmi les vénérables, Konrad souhaite par-dessus tout que les siens s’installent ailleurs que sur cette immense station spatiale, coquille vide, sans âme, qui ne devait être qu’une résidence temporaire.
Plus que quiconque, il a des raisons de regretter l’échec de l’expédition vers cette planète bleue. Parmi les membres de l’équipage, son jeune frère est porté disparu depuis plusieurs cycles. Il ne se passe pas un moment sans que Konrad ne pense à lui. La douleur d’avoir perdu ces êtres chers est telle qu’il solliciterait presque la mort de lui accorder son repos.
Folie! Tant qu’un souffle animera sa poitrine, que le bleu aimanté de ses yeux brillera d’une faible intensité, l’espoir de revoir celui de son sang persistera. Konrad essuie lentement une larme qui roule sur sa joue ridée.
Comme il aurait aimé pouvoir partir à sa recherche à travers l’espace! Si son état de santé le lui permettait, il candidaterait à la prochaine expédition en partance pour une destination lointaine. Mais Konrad sait que ses chances de jouer les explorateurs sont infimes, tout comme celles d’étreindre une dernière fois son cadet dans ses bras.
Il s’assoit lourdement sur un des sièges de la salle, conscient de la surprise que son retard à la séance du Conseil occasionnera. Il esquisse un faible sourire en pensant aux questions que ses pairs se poseront. Savoir qu’il pourrait embarrasser le président lui met un peu de baume au cœur.
Konrad se prépare à s’extraire pour de bon de son fauteuil, lorsqu’un des secrétaires de séance surgit dans la pièce, manquant d’arracher la porte de ses gonds.
— Magister Tolker, Magister Tolker!
Visiblement très excité, le jeune homme ne parvient pas à se calmer.
— Que se passe-t-il donc de si important, Baukler, qui nécessite de venir troubler ma méditation?
S’efforçant de reprendre son souffle, le commissionnaire fixe d’un air jubilatoire le sage vénéré un court instant :
— Un signal, Magister, un signal ayant parcouru des centaines d’années-lumière a été capté par nos récepteurs!
Oriana profite avec plaisir de la douceur des dernières soirées d’été. Elle flâne sur le chemin de ronde de la citadelle d’Espélia, saluée à son passage par des gardes du roi défunt. La mort de Kildéric Ier a plongé ses soldats et tout le royaume des Hisles dans l’incertitude. Le pays mitoyen des Terres d’Eschizath traverse une grave crise politique, car le souverain a disparu sans laisser d’héritier. La lutte pour le pouvoir entre ses principaux féaux a déjà commencé, alors même que le peuple n’a pas encore fait son deuil.
La plus grande partie des troupes a dû regagner en toute hâte le royaume des Hisles pour servir le futur monarque. Oriana s’arrête au pied de la tour Aveugle qui lui rappelle de sombres souvenirs. C’est de son sommet qu’elle s’est jetée dans les douves pour échapper à l’emprise du tyran Morgaste. Sa tentative de mettre fin à ses jours a finalement échoué, mais elle conserve dans son cœur une blessure qui ne cicatrisera jamais.
Avouer à Alceste cet amour insensé s’avère être au-dessus de ses forces. Depuis que le jeune homme, guidé par cet étrange mage, Aubert, a fusionné les fragments venus de l’espace en une pierre unique, il bénéficie d’une grande aura parmi la population des Terres d’Eschizath. Oriana ne veut pas le détourner de la mission qui lui incombe : débarrasser les pays libres de la menace de Morgaste.
Après avoir été défait, le conquérant sanguinaire s’est replié dans sa principauté, loin au sud, une contrée aux habitants hostiles, où les forges sont plus nombreuses que la fange. Assurément, le pays belliqueux prépare une nouvelle invasion si la volonté d’Alceste et de ses alliés ne s’y oppose pas. Oriana ne veut pas détourner son aimé de ce but, ni l’affaiblir en l’obligeant à entendre sa confession.
Malgré sa fierté excessive, elle garde ce douloureux secret et se pare de l’image d’une compagne idéale. Alceste est trop accaparé pour se rendre compte de sa souffrance. Il passe ses jours en conciliabules interminables, recevant des émissaires en provenance de toutes les régions du pays, siégeant aux côtés de ses plus fidèles soutiens.
Parmi eux, Alquin de Tolgui lui prodigue ses conseils éclairés. Le Grand Maître de l’Ordre ne ménage pas ses efforts pour l’aider à trouver un accord avec les marchands et les commerçants de la capitale, les représentants des paysans, qui réclament que le Conseil des Trente se réunisse à nouveau.
Cette instance que Morgaste a dissoute était en charge de l’administration du pays avant l’invasion des troupes du Prince Noir. La difficulté principale réside dans la désignation du futur Conseiller Suprême qui la présidera.
Oriana sourit à l’idée que l’ancien premier conseiller, Othe Monclart, aurait pu se proposer. Il n’en a rien été. Sa dévotion à Aubert semble lui suffire comme seule ambition. Pour autant, le problème reste entier et occupe les journées de ses amis. Ulva, la sœur d’Alquin, participe également de manière active aux transactions, sous l’œil vigilant du garde de l’Ordre, Horst Trebor.
Oriana préfère ne pas se mêler à ces manœuvres politiciennes où, pour elle, une saltimbanque moitié voleuse n’a pas sa place. Elle est plus à l’aise pour discuter de tactiques guerrières ou encore de stratégies d’invasion. De plus, elle a charge d’âmes depuis qu’Annabelle a recouvré son apparence enfantine. La gamine n’a plus aucun souvenir de ses exploits dans la peau d’une guerrière, des batailles déterminantes qu’elle a remportées au point d’acquérir le surnom de « Dame Blanche ». Elle n’en demeure pas moins une fillette à l’intelligence vive, admiratrice de celle qu’elle jalousait dans le corps d’une femme.
Tandis qu’un souffle léger soulève la chevelure brune de la jeune femme, Oriana songe aux moments passés qu’elle a vécus. Plusieurs fois, elle a échappé à la mort. Plusieurs fois, son cœur s’est brisé et son esprit s’est vidé de sa substance, telle une coupe emplie d’un précieux liquide.
L’avenir appartient à ceux qui savent oublier les fantômes du passé. Aventurière intrépide, Oriana est plus souvent trahie par ses propres élans que par son courage. Elle contemple le coucher du soleil qui emporte les promesses d’un futur meilleur. À l’horizon, les teintes mordorées présagent-elles des jours néfastes?
— Non! Non! Et non! Les marchands osent réclamer cinq représentants au Conseil des Trente. Ils ont fui lorsque les armées Noires ont marché sur la capitale, comme ce tavernier. Comment s’appelaitil, déjà?
— Manfred, répond calmement Alquin de Tolgui à sa sœur.
Il espère que le brave homme auquel il doit la liberté est encore de ce monde. Sans son sacrifice, jamais il ne se serait échappé des geôles de la forteresse du défunt roi Kildéric Ier.
Ulva réprime une expression de dégoût en imaginant tous ces pleutres qui ne pensent qu’à rétablir leurs prérogatives. Assise sur le trône de la salle des Heaumes, face à ses plus fidèles amis, elle voudrait que les habitants d’Espélia soient guidés par l’intérêt de leur pays et non pas par celui de leur bourse. Horst, dont la bravoure n’est plus à prouver, s’agite nerveusement sur le banc en face d’elle. Le garde de l’Ordre ne supporte pas les réunions durant lesquelles les négociations n’aboutissent pas.
— Proposons à la guilde des marchands la présence de quatre conseillers qui siégeront en permanence.
Alceste, appuyé contre le jambage de la cheminée, laisse échapper un bâillement. La journée a vu défiler, comme toujours, nombre de solliciteurs, de demandeurs bien intentionnés. Tous souhaitent faire partie de l’instance qui administrait les Terres d’Eschizath avant sa révocation brutale par le Prince Noir.
Le jeune homme se tiendrait volontiers à l’écart de ces considérations mesquines, mais son statut d’Élu lui confère une place privilégiée dans le cœur de la population. Le prodige qu’il a réalisé, en fusionnant les trois fragments de la pierre venue de l’espace, a tellement impressionné les soldats présents sur le champ de bataille qu’ils ont répandu la nouvelle aux quatre coins du pays. On murmure qu’une majorité d’entre eux serait favorable à sa nomination en tant que Conseiller Suprême.
— C’est une sage proposition, fils de l’espace. La capitale a besoin de commerces vigoureux, sans lesquels les citadins risqueraient de mourir de faim.
Contester la parole d’Aubert n’est pas chose aisée. De plus, il faut compter sur la présence d’Othe Monclart, qui ne lâche pas d’une semelle le mage imprévisible. Ulva se lève pour dominer les représentants masculins rassemblés dans la salle du Conseil. Elle regrette l’absence d’une présence féminine, Oriana, par exemple, sur laquelle elle sait pouvoir compter.
— Bien! Admettons. Il n’en demeure pas moins que la question de la succession reste entière…
Ulva laisse sa phrase en suspens pour mieux capter l’attention de l’auditoire. Elle n’évoque pas les déchirements qui agitent le royaume allié en l’absence de prétendant au trône, mais bien la nomination du premier des conseillers. Dans son esprit, un seul homme est digne d’exercer cette charge ô combien difficile : son frère, Alquin. Malheureusement, celui-ci a décliné cette responsabilité, rappelant qu’il entend se consacrer à la restauration de l’Ordre. L’instance religieuse a beaucoup souffert de l’invasion des troupes de Morgaste. Le conquérant s’est acharné à supprimer les membres de cette organisation qui s’opposaient à son hégémonie.
— Je suis persuadé que le mage Aubert incarnerait la fonction avec talent. Avec lui comme guide, les Terres d’Eschizath retrouveraient enfin leur gloire d’antan. Aucune contrée ne se risquerait à contester la suprématie de notre pays.
— Merci, Messire Othe. Cependant, comme vous le savez, j’ai le devoir de ne pas intervenir dans votre destinée. J’ai déjà trop souvent violé mon serment, au risque de subir un châtiment exemplaire. Je reste le serviteur de la paix et de la justice, sans pour autant endosser le costume de conseiller.
Le silence qui s’éternise dans la pièce, à nouveau décorée des vestiges du passé, confirme à Ulva que les hommes sont décidément toujours aussi lâches au moment de prendre des décisions. Tout compte fait, on n’est jamais mieux servi que par soi-même! Elle se rassied avec toute la noblesse héritée de ses illustres ancêtres.
— Vous ne me laissez guère le choix. Je serai donc la première femme à postuler à cette fonction. Après tout, une voix féminine ne peut pas être plus discordante que celle des hommes.
L’ironie de sa dernière phrase échappe complètement aux mâles présents dans la salle des Heaumes. Leurs visages pétrifiés lui confirment combien le chemin restant à parcourir pour que les compétences des femmes soient reconnues est encore long.
Aberden ne manque pas une occasion de s’entraîner au maniement des armes. Son passé de mercenaire a laissé des traces et les anciennes habitudes refont surface. Aujourd’hui, il affronte en combat à l’épée Magog, ce détestable Maraudeur contraint de servir le mage.
Malgré l’emprise qu’exerce sur lui Aubert, une lueur assassine traverse le regard du combattant. Les nombreuses cicatrices de son adversaire, récoltées au cours d’une vie parsemée de meurtres, exacerbent sa laideur. Aberden se dit qu’il aurait peut-être dû prendre des précautions avant de le provoquer en duel.
Par un stupide réflexe de survie, il jette un coup d’œil dans les gradins de l’arène, où les gardes de la citadelle viennent s’entraîner régulièrement. Le mage n’est bien évidemment pas présent. Seuls quelques soldats en permission sont venus profiter du spectacle.
Magog exécute une succession de passes avec son cimeterre, à n’en pas douter pour impressionner son vis-à-vis. Un spectateur applaudit, ayant visiblement déjà choisi son camp. Aberden préfère se concentrer, serrant avec plus de détermination le manche de la longue épée sur laquelle il a jeté son dévolu.
Un moulinet d’une rapidité surprenante l’oblige à se décaler. Magog ne semble pas savoir ce qu’un combat sans enjeu signifie. Aberden espère que les lames émoussées de leurs armes blanches suffiront à éviter les blessures inutiles.
Le Maraudeur se déplace vite en dépit d’un physique imposant. Il attaque sans relâche, ce qui oblige Aberden à constamment se défendre. Le sable de l’arène qui roule sous ses pieds lui donne une idée. Piqué au vif, le mercenaire improvise une glissade à genoux, frappant au passage Magog au mollet droit. Avec une lame aiguisée, il lui aurait tranché net le muscle.
À la place, le Maraudeur grimace de douleur, puis fonce sur son agresseur en train de se redresser. Sous la brutalité du choc, Aberden lâche son arme et Magog presse la lame de son cimeterre sur la gorge nue. Des exclamations en provenance des gradins saluent sa victoire.
— Dans un combat avec de vraies armes, j’aurais eu le dessus!
Mauvais perdant, l’oncle d’Annabelle fait face au géant, prêt à en découdre. Celui-ci n’attend qu’une nouvelle occasion d’humilier ce prétentieux.
— Retourne chaperonner le gamin, c’est ce que tu sais faire de mieux!
Entendre cet assassin se permettre de dénigrer sa mission envers Alceste déclenche une réaction de fureur chez Aberden. Avant que le Maraudeur n’esquisse le moindre geste, il lui assène violemment un coup de pied dans le bas-ventre. En gémissant, Magog s’affaisse, les mains agrippées sur ses parties génitales.
— La prochaine fois, tu réfléchiras, si tu en es capable, avant d’ouvrir ta grande gueule!
Tandis qu’Aberden s’éloigne sous les huées, l’objet de son courroux, agenouillé au centre de l’arène, jure solennellement de le tuer.
Les orgues basaltiques forment des colonnes sombres adossées au volcan qui sommeille, pareilles à des sentinelles. Les fracturations régulières, issues de contractions thermiques, accentuent la solennité du lieu. Le voyageur, même familier de l’endroit, ne peut être qu’impressionné en empruntant l’entrée majestueuse de la forteresse du Prince Noir.
Après les contrôles d’usage au poste de garde, deux soldats escortent l’invité du seigneur Morgaste jusqu’au lieu du rendez-vous. En traversant à cheval la cour creusée sous la montagne, un sentiment de démesure envahit les cavaliers. Les dizaines de tours en obsidienne dressées le long du passage ont été érigées à des hauteurs vertigineuses. Elles n’ont d’autre utilité que de subjuguer les personnes autorisées à rendre visite au tyran.
Enfin, la façade de la demeure du despote, taillée à même la roche noire, impose sa lugubre apparence. Après avoir mis pied à terre, l’hôte muni du sceau royal est pris en charge par quatre membres de la garde rapprochée. Une enfilade de couloirs, entrecoupés de contrôles effectués par des vigiles, conduit le visiteur devant la porte richement décorée de la Grande Salle.
— Le membre le plus éminent de la Confrérie des Âmes Noires! Quel bon vent vous amène?
Le ton sarcastique de Morgaste ne peut faire oublier à l’intéressé que son hôte souhaite sa mort depuis une saison au moins. La défaite du conquérant à proximité de la capitale Espélia reste la seule raison pour laquelle il demeure encore en vie. Tout en approchant du trône surélevé d’où est partie l’apostrophe, le Grand Prêtre ne peut s’empêcher d’admirer les statues à l’image du monarque ornant les parties latérales de la salle.
— Monseigneur, quel honneur de figurer en votre présence!
La révérence appuyée qu’il effectue ne trompe personne… Et certainement pas les courtisans, mêlés aux féaux rassemblés dans la pièce. Le souverain hausse les épaules, visiblement peu enclin à croire à son hommage.
— Depuis votre évasion miraculeuse de la capitale aux mains de l’ennemi, c’est surtout votre discrétion qui nous a honorés, Grand Prêtre.
Cette fois, Morgaste a prononcé les mots d’un ton acerbe, la mâchoire serrée et les muscles du cou contractés. Il ne s’agit plus de plaisanterie, mais d’une mise en examen. L’accusé devine que le regard de son souverain le transpercerait aussi aisément que la pointe d’une lance.
— Votre Majesté, j’ai dû prendre mille précautions afin de parvenir sain et sauf à la cour. Depuis la victoire des armées ennemies, la frontière qui sépare nos deux pays est étroitement surveillée. Plusieurs fois, j’ai craint pour ma personne. Sans le sacrifice de frères de la Confrérie, je serais certainement captif ou pire encore.
Les rumeurs dans l’assemblée laissent supposer que son message a été entendu. Il n’endossera pas la responsabilité du désastre de la campagne estivale. Morgaste n’est plus le chef de guerre invincible, le stratège inspiré auquel tout réussit. En amorçant le repli en son fief, il a montré les limites de son commandement. Le Grand Prêtre ne peut s’empêcher d’esquisser un bref sourire à l’idée que son plan n’échouera pas.
— J’entends vos excuses pour avoir autant tardé à vous présenter devant moi. Quoi qu’il en soit, quel réel appui suis-je encore en droit d’espérer de la Confrérie des Âmes Noires?
Un silence glaçant fait écho à la question du Prince Noir. Tous les courtisans retiennent leur souffle, tandis que les bannerets présents baissent la tête. Les yeux de braise de Morgaste scrutent son interlocuteur avec impatience.
— Comme toujours, l’aide sera proportionnelle à la notoriété du solliciteur.
Un brouhaha succède à la réponse du téméraire qui défie le conquérant les bras croisés. Excédé, Morgaste s’arrache de son trône, atterrissant en face de l’impudent. Il saisit par le col l’hérésiarque, puis le soulève à la seule force du bras à hauteur d’homme, tremblant sous l’effort. Pour toute l’assistance, le dénouement de la scène ne fait aucun doute, lorsque soudain, des quatre coins de la Grande Salle, des combattants de la Confrérie des Âmes Noires surgissent, brandissant leurs armes avec détermination. La garde rapprochée de Morgaste tente de s’interposer, mais est mise hors d’état de nuire rapidement.
Le Prince Noir lâche son fardeau, qui s’affale lourdement sur la dalle en obsidienne. Deux confrères s’empressent de venir en aide au Grand Prêtre, pendant que l’assistance médusée s’interroge sur le parti à prendre.
— De quel droit tes sicaires osent souiller de leur présence la salle du trône? Je vais vous écraser!
Puisant au plus profond de son être, Morgaste appelle la colère à l’envahir. Même privé du fragment au creux de sa main, il sait que la rancœur dévore son âme, que la haine n’attend que de s’exprimer. Au comble de l’excitation, il lâche la bride à sa fureur en invoquant une onde de choc.
Au lieu de déclencher une tempête dévastatrice, il s’effondre à genoux, terrassé par la douleur qui lui déchire le ventre.
— Est-ce là toute la puissance dont tu disposes? Depuis tant d’années, tu fais régner la terreur, utilisant ce soi-disant pouvoir pour briser tes opposants. À présent, te voilà à mes pieds, réduit à implorer ma pitié si tu veux que je t’épargne!
— Ja…mais, articule péniblement Morgaste. Mes soldats viendront à mon secours, ils défendront mon honneur et écraseront ta misérable rébellion!
Le Grand Prêtre s’approche, s’accroupissant pour murmurer à son oreille :
— Pathétique! Tes hommes sont las des guerres que tu as menées pour assouvir tes intérêts. Les femmes ne supportent plus de perdre leur époux, leur frère ou leur père. Je n’ai eu aucune peine à convaincre tes fidèles de se rallier à ma cause.
— Nooonn!! hurle le monarque déstabilisé.
Quelques rares bannerets hésitent, l’épée à la main, cherchant dans le regard des autres le courage nécessaire. Les hommes de l’assistance ne se bousculent pas pour prêter main-forte à celui qui a régné trop longtemps. Sous la grande voûte en ébène luisant, les silhouettes déformées des courtisans se reflètent, spectres dont les ombres disparaissent.
Sur un ordre de leur supérieur, deux confrères enchaînent sans ménagement le tyran qui n’oppose aucune résistance.
— Tu vas goûter aux cachots de ton palais ; tu y retrouveras peut-être ceux que tu as condamnés impitoyablement. Je suppose qu’ils éprouveront un grand plaisir à ta présence.
— Attends, halète Morgaste. Les Terres Noires ont besoin d’une alliance forte. Jadis, j’ai réussi à fédérer toutes les tribus des sept vallées en imposant mon autorité par la force : c’est le seul langage que comprennent ces peuplades. En m’écartant délibérément du pouvoir, tu briseras la fragile unité.
Dans l’assistance, une rumeur enfle à l’écoute des propos du monarque.
— Il a raison! osent affirmer des voix dont les avis sont aussitôt réprimés.
De toute cette agitation, le Grand Prêtre se repaît, ignorant la menace. Morgaste, assis par terre, les bras noués autour de son ventre, maudit le membre le plus retors de la Confrérie des Âmes Noires.
— Je vais être franc avec vous. L’équilibre de la principauté m’importe plus que tout. Voilà pourquoi j’ai envisagé la seule solution possible : signer un traité de paix avec nos plus farouches ennemis. En ce moment, des ambassadeurs font route vers Espélia sous bonne escorte. Ils ont pour mission de négocier avec les membres du Conseil des Trente une reddition honorable.
Morgaste détourne les yeux de ce méprisable traître, incapable de comprendre que la souveraineté d’un pays garantit son indépendance. Comment empêcher ce pantin d’assouvir sa soif de pouvoir en dilapidant un bien chèrement acquis? Il n’a pas le temps de trouver la réponse à ses questions que déjà le Grand Prêtre donne l’ordre à ses sbires de le conduire en cellule.
Diminué par la maladie, privé des soins dispensés par son médecin mort au combat, l’avenir s’assombrit pour celui que ses ennemis avaient baptisé le « fléau des champs de bataille ». Morgaste se relève sans attendre que les confrères le fassent. Perclus de douleurs, il redresse la tête, défiant de toute sa stature l’assemblée.
— Je reviendrai et tous les traîtres paieront de leur vie.
Seuls quelques rires étouffés font écho à sa mise en garde.
Celui qui a orchestré sa chute le regarde s’éloigner, songeant que tant que le souverain déchu sera vivant, une menace subsistera.
Après tant de tumulte et de batailles, le Conseil des Trente siège à nouveau dans la salle des Heaumes. Alquin de Tolgui, assis à la droite de sa sœur, qui a pris place naturellement sur le trône, ne peut s’empêcher de se remémorer l’hiver dernier, alors que la capitale était assiégée par les armées Noires.
Que de chemin parcouru par son jeune ami! Alceste, inconnu des puissants de cette cité à l’époque, invité aujourd’hui à participer à la première séance. L’Élu, comme nombre d’habitants des Terres d’Eschizath l’appellent, ne réalise pas l’honneur dont il bénéficie. Un roturier, un simple apprenti boulanger! Même lui, Grand Maître d’un Ordre moribond, n’aurait pas parié sur une telle éventualité.
La plupart des nouveaux conseillers s’observent les uns les autres, impressionnés par un cérémonial auquel ils ne sont pas habitués. Seuls les représentants des marchands se permettent de discuter entre eux à voix basse. Tous attendent que la noble dame aux cheveux couleur de neige prenne la parole.
— Membres éminents de ce prestigieux conseil qui veille à la destinée du pays, vous êtes réunis en cette nouvelle lune pour élire le futur Conseiller Suprême qui aura la lourde charge de présider.
Ulva attend un instant avant de poursuivre, s’assurant d’un regard circulaire que tous les hommes présents sont attentifs. Assis à sa gauche, Alceste semble ailleurs, tandis que Dulte, le fils aîné d’Utle le marchand, assassiné à titre d’exemple par Morgaste, ouvre des yeux ronds. Elle sait que, pour la plupart, tous ces mâles n’approuvent pas sa présence, encore moins si elle doit siéger à la table longue.
— Notre contrée a été dévastée par les armées du Prince Noir ; nombre d’entre nous ont perdu des proches pendant cette sombre période. La vie dans les Terres d’Eschizath ne sera jamais plus comme avant. Pourtant, il faut reconstruire un avenir pour redonner de l’espoir à un peuple qui a grandement souffert.
Elle ménage une seconde pause, pendant laquelle son frère, Alquin, lui adresse un signe discret d’assentiment. Son soutien lui importe plus que tout. Ulva retient une larme, serre les poings et poursuit sans attendre d’autres manifestations d’encouragement.
— Particulièrement meurtrie par les assauts des troupes ennemies, notre capitale panse ses plaies. Les maçons s’activent sans relâche pour lui redonner sa splendeur passée.
Le représentant des artisans opine du chef, sensible au compliment de l’oratrice qui met en valeur sa corporation. L’attention des conseillers semble tout à coup plus soutenue, comme s’ils s’attendaient à entendre une révélation de la bouche de cette femme de noble descendance.
— Je n’ai pas la prétention de connaître la solution à tous nos problèmes, de pouvoir résoudre à l’aide d’une formule magique tous nos maux. Mais je peux vous assurer que si vous m’élisez à la tête de ce respectable conseil, que vous m’accordez votre confiance, jamais je ne trahirai une promesse faite, jamais je ne fuirai mes responsabilités!
Les paires d’yeux écarquillés qui la dévisagent témoignent, plus que toute manifestation verbale, du choc engendré par ses propos. Seuls Alceste et Alquin affichent un franc sourire, témoignage de leur fierté qui lui va droit au cœur.
Ulva se rassoit calmement, persuadée d’avoir prononcé les mots justes. Déterminée, elle attend les réactions prévisibles de son auditoire masculin. Elle a pleinement conscience de bousculer les conventions sociales de son époque. Néanmoins, elle est convaincue de posséder toutes les qualités nécessaires à l’exercice de cette fonction ô combien importante pour le nouvel âge qui se dessine.
Alors que le plus vieux des conseillers, un homme corpulent issu des métiers de la pâtisserie, se lève pour prendre la parole, un officier fait irruption dans la salle, brandissant dans sa main droite une missive.
— Vénérables conseillers, pardonnez mon intrusion, mais j’apporte une nouvelle d’une importance capitale.
Ulva est la plus prompte à réagir : d’un geste nerveux, elle arrache le message de la main tendue.
— Des émissaires en provenance des Terres Sombres prétendent être envoyés pour négocier une paix durable avec notre pays.
L’annonce produit l’effet d’un coup de tonnerre sur les personnes attablées. Chaque conseiller s’engage dans des explications pour se convaincre du bien-fondé d’une telle proposition. Seul Alceste hausse les épaules, affichant une moue dédaigneuse. Le brouhaha généré par ses condisciples ne le concerne pas. Il fixe intensément le messager, une lueur bleutée irradiant de ses pupilles.
— Ce ne sont pas des hommes à la solde de Morgaste! Que savez-vous d’autre qui n’est pas transcrit dans ce message, sire Jermond?
La voix du jeune homme a stoppé toutes les conversations. L’interpellé apprécie que celui-ci connaisse son patronyme. Enhardi, il avance d’un pas décidé vers la longue table :
— Les premiers échanges avec les émissaires confirment ce que l’Élu vient de dire. Le Prince Noir a été renversé du pouvoir et croupit dans les cachots de sa forteresse.
Cette fois-ci, un tumulte indescriptible envahit la salle des Heaumes ; la nouvelle inespérée déclenche une salve d’applaudissements et de nombreuses accolades parmi les conseillers siégeant en son sein. Une fois encore, Alceste, le regard brillant, ne partage pas l’allégresse générale.
Ulva se lève pour réclamer le silence. L’interruption de séance a éclipsé sa candidature. La combattante se réjouit de savoir leur ennemi hors d’état de nuire, mais son cœur de mère ne peut s’empêcher de s’inquiéter pour l’avenir de son fils. Malgré tout le mal qu’il lui a fait par le passé, elle garde un faible espoir de réconciliation.
— C’est une formidable opportunité! s’exclame Alquin avant qu’elle ne prenne la parole. Un pays affaibli ne peut plus envisager d’invasion. Nous devons en profiter pour porter un coup fatal à la principauté. Si nos armées envahissent les Terres Noires, la victoire viendra rapidement.
Surprise par le ton belliqueux du Grand Maître de l’Ordre, sa sœur le foudroie du regard. Elle est furieuse, car les propos tenus par son frère recueillent un écho favorable auprès de l’assemblée. Les signes d’allégresse parmi les conseillers ne trompent pas, aussi attend-elle que les manifestations guerrières s’estompent :
— Mes amis, l’heure n’est pas aux réjouissances. Il nous faut garder la tête froide, l’esprit serein, étudier toutes les possibilités qui s’offrent à nous et ne pas refuser une éventuelle alliance avec l’ennemi. Les Terres d’Eschizath n’ont pas la capacité de mener une guerre de conquête. Nos troupes, certes vaillantes, sont exsangues, décimées par les attaques successives. Par ailleurs, nos alliés du royaume des Hisles se cherchent un nouveau dirigeant. Nous tenons au contraire l’occasion unique d’installer une paix durable dans la région.
— Vous n’êtes ni l’un ni l’autre Conseiller Suprême, affirme Dulte. C’est à lui seul que reviendra le droit de proposer des solutions!
Ulva se rassoit avec la sensation de paraître plus âgée. Chez certains, les règles et les lois priment sur les choix. Elle appréhende la suite de la réunion qui sera consacrée à l’élection.
Comme pour confirmer ses inquiétudes, Alceste se lève brusquement, salue distraitement l’assemblée masculine et quitte la salle en compagnie de l’officier. Un frisson parcourt l’échine de celle que les autochtones surnommaient « la Meneuse », lorsqu’elle vivait en compagnie d’une meute de loups dans la forêt d’Eslhongir.
Après avoir échangé avec Sire Jermond, Alceste poursuit son chemin en direction de ses appartements. Les informations glanées en marchant avec l’officier confirment qu’une conjuration a œuvré pour détrôner Morgaste. Comment ce brillant stratège, qui par nature anticipe les mouvements de ses adversaires, s’est-il laissé piéger?
Un malaise grandissant envahit le jeune homme, en même temps qu’il acquiert la certitude qu’une puissante organisation est derrière ce renversement. Si seulement il pouvait utiliser la magie de la pierre venue de l’espace! Depuis que les trois fragments de corps céleste ont été réunis par ses soins, Aubert, encouragé par Alquin et Ulva, a décrété qu’un contact prolongé s’avérerait mortel.
Pour preuve, il a rappelé la maladie contractée par Morgaste, ayant vraisemblablement pour origine l’éclat que le tyran conservait auprès de lui depuis son adolescence. Alceste a protesté, arguant qu’Ulva ne paraissait pas souffrir d’effets secondaires occasionnés par un des fragments.
La vieille dame a répondu que son morceau d’étoile était depuis toujours conservé à l’abri, dans un grimoire muni d’une couverture doublée de plomb. Dès sa détention du précieux objet, Ulva avait ressenti les ondes négatives émises par la pierre, malgré ses propriétés extraordinaires.
Voilà pourquoi la météorite a été placée dans un coffre du même métal, réceptacle scellé dans un des murs de la salle des Heaumes et dont seuls Alquin et Aubert connaissent l’emplacement. Pour faire bonne mesure, la clé du coffre a été confiée à Ulva.
Alceste enrage d’avoir été dépossédé d’un bien dont il s’estime propriétaire, ayant contribué à l’union des morceaux. Néanmoins, il sent sa présence dans le donjon et les effets des fragments lui procurent des capacités hors du commun. L’une d’entre elles a ouvert son esprit à la perception de visions de l’avenir. Il a la certitude que les nouveaux dirigeants des Terres Sombres ne seront pas des alliés fiables. Il sent confusément que le conquérant déchu n’en restera pas là. N’a-t-il pas lui aussi montré sa maîtrise des éclats stellaires?
Les points de vue d’Ulva et d’Alquin sont respectables, mais trop binaires à son avis. Selon leurs dires, il faudrait soit pactiser, soit s’affronter. Il doit certainement exister une autre alternative, une autre voie qu’il reste à emprunter.
D’un pas saccadé, il se dirige vers l’escalier en colimaçon qui mène à sa chambre. Elle est située au sommet de la tour et domine la cité d’Espélia. Est-ce un message subliminal que ses amis lui ont envoyé en l’installant à cet emplacement de choix? Tous ces gens qui voient en lui l’Élu! L’Élu de quoi, exactement? Alceste accélère l’ascension, grimpant les marches quatre à quatre. Atteignant le palier, il reprend son souffle en haletant.
Pourquoi doit-il jouer ce rôle dans l’avenir de ce pays? Comment un apprenti boulanger peut-il incarner l’espoir d’une nation? Parvenu devant sa porte, Alceste remarque l’entrebâillement. Aussitôt, il saisit la dague qu’il porte en permanence sur les conseils de Horst. Ses sens surdéveloppés l’avertissent que quelque chose cloche.
Oriana n’a pas pour habitude d’oublier de fermer. Appuyant précautionneusement sur le battant qui pivote, Alceste emprunte lentement le corridor qui mène à la chambre principale. Une alarme dans son cerveau lui conseille d’aller chercher des renforts. Pourtant, bien qu’il reste sur ses gardes, ses craintes diminuent à mesure que ses pas le mènent vers la silhouette assise dans la chaise en bois face à la cheminée.
Le haut dossier du siège masque l’identité de son visiteur, mais son instinct lui dicte la conduite à tenir.
— Messire Aubert, vous introduire à l’improviste chez les gens contribue-t-il à votre mystérieuse aura?
Le mage se retourne tranquillement, plantant ses yeux d’un bleu azur dans ceux du nouvel arrivant. Il esquisse un bref sourire, tandis que d’un geste ample de la main, il désigne le ciel par la fenêtre :
— Mon cher Alceste, il est temps que nous évoquions vos origines. Nous allons devoir accomplir un long voyage ensemble vers une contrée que vos vœux appellent.
Énigmatique dans ses propos à la manière d’un Alquin de Tolgui (cela, il le savait depuis leur première rencontre), le personnage aime cultiver sa différence, au point parfois d’exaspérer. Néanmoins, poussé par la curiosité, Alceste ne peut s’empêcher de demander quelle sera la destination.
— Aux confins des Terres Brûlantes, mon jeune ami. C’est en ce lieu maudit que vous trouverez les réponses à vos questions!
Annabelle dort très mal la nuit ; des cauchemars, des visages parfois familiers hantent son sommeil. En particulier, la silhouette d’une femme à la chevelure sombre à la peau très pâle et qui la fascine. Ce n’est pas Oriana, dont la couleur de cheveux et le teint bronzé ne correspondent pas aux souvenirs de ses rêves.
La jolie chambre qu’elle occupe dans la partie du donjon réservée aux personnes de qualité est mitoyenne de celle d’Oriana. Annabelle sait qu’après l’avoir couchée, sa princesse s’en va rejoindre son prince. Une fois, elle l’a suivie discrètement jusqu’à la chambre d’Alceste, au dernier étage. Elle a attendu un moment, puis a collé l’oreille contre la porte. Les gémissements étouffés faisaient penser à ceux de sa mère, du temps où elle vivait à la ferme avec ses parents.
L’évocation de sa famille provoque à chaque fois une crise de larmes. Elle se souvient de la mort de son père, du désespoir de sa mère au point d’en perdre la raison. Pour une gamine de six ans, comprendre les raisonnements des adultes n’est pas chose aisée. Malgré une maturité exceptionnelle pour son âge – aux dires de ses proches – Annabelle se sent dépassée, ballottée au gré des événements.