Le monde déviant - Brice Milan - E-Book

Le monde déviant E-Book

Brice Milan

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Beschreibung

Dans Le Monde déviant, Brice Milan nous transporte en 2130, dans la ville futuriste de New-Rop, où les inégalités sociales sont exacerbées. Sam Hartley, un homme privilégié vivant au sommet de cette société déliquescente, voit sa vie bouleversée lorsqu'un message destiné à une autre personne atterrit entre ses mains. Ce simple incident le propulse dans un univers inconnu, où il devra faire face à des défis inattendus et redéfinir sa perception du monde. L'auteur dépeint un futur sombre et inégalitaire, où les classes sociales sont rigides et les privilèges sont réservés à une élite. À travers les yeux de Sam, le lecteur explore les contrastes saisissants entre les hauteurs vertigineuses des gratte-ciels et les profondeurs obscures des bas-fonds urbains. Cette dualité crée une atmosphère immersive, renforcée par une écriture soignée et détaillée. Le personnage de Sam Hartley est complexe et évolutif. Initialement déconnecté des réalités sociales et humaines, il est contraint de confronter ses préjugés et ses certitudes lorsqu'il est plongé dans un environnement hostile. Cette transformation, bien que parfois prévisible, est rendue avec authenticité, permettant au lecteur de s'attacher à ce protagoniste en quête de rédemption. L'intrigue, bien que linéaire, est ponctuée de rebondissements qui maintiennent l'intérêt du lecteur. Les thèmes de la rédemption, de la lutte des classes et de la quête de soi sont abordés avec profondeur, offrant une réflexion pertinente sur notre société actuelle. En conclusion, Le Monde déviant est une oeuvre de science-fiction qui, tout en explorant des thèmes universels, offre une vision critique et nuancée d'un futur possible. Brice Milan parvient à captiver son lecteur avec une narration fluide et des personnages attachants, faisant de ce roman une lecture recommandée pour les amateurs du genre.

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Seitenzahl: 352

Veröffentlichungsjahr: 2025

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À mon épouse et à mes trois enfants qui supportent mes poussées de fièvre créatrice et mes envies irrésistibles de publication.

À ma mère, qui nous a quittés et n’aura jamais lu cette histoire.

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

1.

— Le monde s’incline à tes pieds… Sam Hartley.

Du dernier étage de la tour où ma société a élu domicile, je contemple la cité tentaculaire de New-Rop qui s’étend à l’infini. Une forêt inextricable de gratte-ciels colonise depuis plusieurs siècles les terres cultivables.

Comme un prolongement funeste de ces troncs de métal, de béton et de verre, des centaines de kilomètres de tuyaux et de câbles serpentent sous le sol : racines méprisables d’une civilisation arrogante !

Je tousse nerveusement en songeant que seuls émergent les sommets des buildings qui s’obstinent à briller sous le soleil déclinant de cette fin d’aprèsmidi automnale. La pâleur de l’astre majeur de la galaxie est accentuée par le voile nauséabond de la pollution.

En posant ma main sur le triple vitrage, je ne peux me rendre compte de la fournaise qui règne à l’extérieur. La climatisation du bureau, poussée à son maximum, diffuse une fraîcheur trompeuse. En tant que directeur des ressources humaines, numéro deux d’une grande entreprise gouvernementale, ne suis-je pas en droit d’espérer les meilleures conditions de travail ?

Ma main droite, crispée autour de mon verre de whisky, n’est pas le gage d’une réponse sereine. En cette fin de journée maussade, je n’arrive pas à oublier qu’une tâche nécessaire, mais peu glorieuse, m’incombe.

Pour me donner du courage, je jette un coup d’œil au beau gosse qui prend la pose face au miroir. Malgré la quarantaine passée, des séances quotidiennes à la salle de musculation attenante et une hygiène de vie privilégiée m’ont préservé d’un vieillissement prématuré. Pourrissement, même. Les conditions d’existence à la surface de la Terre se sont considérablement dégradées. Les populations de miséreux qui s’entassent dans des quartiers nauséabonds, minées par les maladies et le taux élevé de chômage, tentent de survivre en dépit de la criminalité organisée autour du trafic des drogues de synthèse.

L’afflux de réfugiés climatiques vers l’hémisphère nord, les conséquences désastreuses des prises de position des gouvernements des principales puissances mondiales, ont accéléré la précarisation des plus démunis.

Les tours immenses érigées – orgueil des puissants de ce monde ! – sont devenues le refuge des nantis, membres du gouvernement compris. Je remercie chaque jour de mon existence mes parents, qui occupaient des postes importants dans cette société inégalitaire. Sans eux, je croupirais dans quelques bouges, ravagé par des maux innommables.

Je passe la main dans mes cheveux argentés. Cette spécificité capillaire est une des clés de mon succès auprès de la gent féminine. Voit-elle en moi un père rassurant ? Un patriarche en devenir ? Un futur mari plein aux as ?

Je ne me prends pas la tête en vaines explications, mais je profite sans vergogne de toutes les opportunités de coucher avec des femmes. Mes frasques sexuelles sont devenues légendaires dans le service. En tant que DRH, je bénéficie d’un atout supplémentaire pour satisfaire ma libido galopante.

Le bip dans mon oreillette m’indique que la personne convoquée est arrivée. Grâce au signal en provenance de mon cellulaire, je déverrouille la porte blindée de mon antre : on n’est jamais assez prudent. Le lourd battant métallique pivote silencieusement, et une frêle silhouette se dévoile.

— Bonjour, Maria. Merci d’être à l’heure. Entrez et prenez place.

Tout en m’installant sur le fauteuil à mon bureau, je désigne un sofa à mon employée, dont la taille basse a pour but de la mettre en position d’infériorité.

— Non. Je préfère rester debout.

Le timbre de sa voix est agressif, ce qui n’augure pas d’un entretien facile. La jeune femme, dont les formes suggestives m’ont séduit au premier regard, oppose à mon autorité hiérarchique une beauté hostile.

— Bien. C’est votre droit… Maria, je n’ai pas l’intention de tourner autour du pot. Des rumeurs circulent à votre sujet. Les plus insistantes affirment que vous êtes enceinte. J’ai besoin de savoir, car le règlement n’autorise pas une femme qui porte un enfant à poursuivre son activité salariale.

Je fais un effort pour continuer de fixer le visage hautain qui se décompose lentement. Les yeux noisette écarquillés, dont les cils s’affolent en de vains battements, renforcent l’impression de trouble qui émane de la jeune femme en face de moi. J’affectionne particulièrement sa chevelure sombre et épaisse, qui encadre un teint d’une pâleur subitement cadavérique.

— Tu… Vous ne pouvez pas faire ça.

Les lèvres qui ont murmuré ces mots ne me laissent pas indifférent. En d’autres circonstances, sa supplique m’aurait peut-être attendri, sauf que dans l’affaire présente, ma crédibilité professionnelle est en jeu. On ne badine pas avec les lois votées par le Parlement municipal.

— Maria, ne compliquez pas les choses. Je ne fais qu’appliquer le règlement, qui est le même dans toutes les entreprises.

Au moment où je m’y attends le moins, la jeune programmeuse fond en larmes, les mains recroquevillées contre sa poitrine. Je sais parfaitement qu’elle cherche du soutien dans la pièce austère, sans parvenir à en trouver, et tente de comprendre la sentence injuste.

— C’est le fruit de notre union qui grandit dans mon ventre. Tu n’oserais pas condamner à une mort certaine ta progéniture ?

Je me retiens de laisser exploser ma colère ! Quelle impudence de prétendre que quelques nuits passées avec elle pourrait me rendre responsable de sa grossesse…

— Rien ne prouve que je sois le père de cet enfant à venir, Maria. Vous prenez vos désirs pour des réalités !

À ces mots, elle franchit la limite tacite de mon bureau et s’approche du siège où je suis assis. Debout, elle me domine tout en me fixant attentivement, puis, sans me demander la permission, prend ma main gauche et la pose sur son ventre.

— Sens-le, sens combien ton fils aura besoin de toi !

Je la repousse, agacé. Cette folle raconte n’importe quoi. Et d’abord, comment sait-elle que c’est un garçon ?

— Oui, tu t’interroges. Cette certitude à propos du sexe du petit être qui se développe en moi. Je le sais… parce qu’il me l’a dit !

« Elle est possédée ! » m’inquiété-je. Cette femme doit être sous l’emprise de la drogue. De nos jours, c’est devenu tellement facile de s’en procurer grâce à la contrebande. Il faut que j’évite de la contrarier, sinon elle risque de déclarer une crise d’hystérie, ou pire, de commette des actes violents.

Je me lève en évitant toute brusquerie, non sans avoir au préalable discrètement appuyé sur l’application de mon portable pour alerter le service de sécurité.

— Je comprends. J’admire vos certitudes. Prenez place sur le sofa. Je vous sers un verre pour vous détendre ?

Maria recule ; un rictus de colère déforme sa bouche. Avant que je ne réagisse, elle pointe une arme sortie de nulle part, l’air buté.

— Tu n’as couché avec moi que pour satisfaire ton plaisir. Les promesses que tu m’as faites, les déclarations passionnées que tu as prononcées sur l’oreiller n’étaient que du vent, des mensonges ! Je te méprise. Tu ne mérites pas de vivre.

Au grand soulagement de ma vessie qui commençait à s’oublier, deux balèzes du service d’ordre font irruption dans mon bureau. Maria n’a pas le temps de presser sur la détente, qu’elle est foudroyée par une décharge électrique.

— Suspecte neutralisée ! annonce l’un des deux gars à l’intention de son cellulaire. Vous allez bien, Monsieur Hartley ?

Je ne voulais pas que notre relation se termine de cette manière, mais Maria n’aurait pas dû me menacer. Son licenciement ne fait plus aucun doute à présent. Après tout, je ne fais qu’appliquer à la lettre le règlement pour les femmes enceintes.

— Une pauv’ naze, cette bonne femme. Son « Taser » n’était même pas chargé.

Les deux agents éclatent de rire, ce qui a le don de m’agacer. D’un geste nerveux, je leur signifie d’évacuer le corps évanoui.

Je ne peux me satisfaire de l’image que j’emporterai de Maria : un visage crispé sous l’effet de l’électrochoc.

Le soir même, une réception en l’honneur de mon beau-père est organisée au siège de la société CAL’GÈNE. Président-directeur général de la filiale « Recherche Génétique », monsieur Archibald Saint-Jones devrait recevoir la médaille du Mérite des mains du premier adjoint au maire en charge de la Santé.

J’aurais préféré décliner l’invitation, mais mon épouse, Margaret, a absolument tenu à venir. Fille unique pourvue d’une admiration sans bornes pour son paternel, rien ne l’aurait dissuadée de louper son sacre.

Depuis la mort de sa mère, les liens se sont resserrés entre ces deux-là. Alors, déjà qu’au début de notre mariage, Margaret me considérait comme un raté…

Je m’en fous. Archie était un ami de mon père. Ils avaient étudié ensemble à l’université quand celle-ci existait encore. Ce mariage arrangé faisait mon affaire. L’unique rejeton de la famille Saint-Jones n’est pas une gravure de mode, mais elle a le mérite d’être pleine aux as.

— Il est vraiment formidable, ce type ! s’exclame une copine de Margaret assise à notre table.

Pas vraiment baisable. Je lui décerne une note de 3/10 au maximum. Je m’emmerde tellement que tout est bon pour me distraire et ne plus penser à l’incident de cette après-midi.

Je tente d’oublier l’expression chargée de reproches ancrée dans le regard de Maria. J’ai fait l’amour avec elle plusieurs fois, toujours avec bonheur, portés tous deux par un élan passionnel et une véritable tendresse que je ne saurais définir. Une belle femme, différente des autres employées de la compagnie, manifestement peu intéressée par ma position sociale. Pourquoi fallait-il que cette conne tombe enceinte ?

Les discours interminables des personnalités se succèdent les uns après les autres. Je noie dans des coupes de champagne synthétique mon ennui. Margaret ne remarque même pas mon désintérêt croissant pour la soirée, trop occupée à contempler son grand homme de père, les yeux brillants d’admiration.

À un moment, la nausée me gagne et je prétexte un besoin naturel pour fuir la salle de réception. Les vomissements dans les chiottes ne calment pas les maux les plus profonds. Je m’assois sur le carrelage, à côté du lavabo. Puis, je ferme les yeux en essayant de ne plus penser à Maria… J’ai beau tenté de l’oublier, mais je l’ai bel et bien condamnée au bannissement dans les strates inférieures de la société.

2.

Un gouffre sombre et humide m’attire inéluctablement. Je cherche à éviter la chute, mais quelque chose m’oblige à sauter dans le vide. Je glisse interminablement dans un long tube intestinal dont les parois visqueuses sont recouvertes de mousse. Je n’ose imaginer leur pouvoir de contagion. Enfin, une issue apparaît, mais c’est pour mieux me jeter dans une gigantesque toile d’araignée. À demi nu au pied du lit, je me réveille avec un mal de crâne carabiné.

Depuis le début de notre mariage, Margaret et moi faisons chambre à part. D’après ma chère et tendre épouse, mes ronflements l’empêcheraient de dormir. Mesquinement, je préfère imaginer qu’elle s’adonne à des plaisirs solitaires, voire saphiques.

Quoi qu’il en soit, cette situation m’arrange. De cette manière, je n’ai pas de compte à lui rendre. La tête en vrac, je me traîne piteusement jusqu’à la salle d’eau pour me soulager. Ensuite, juché sur le receveur qui me nettoie à l’aide de jets de vapeur, je m’adonne à ce luxe sans honte, malgré la période où l’eau est tellement précieuse.

Année 2130 : voilà soixante-dix ans que le climat est complètement détraqué. Inexorablement, le compte à rebours pour la planète Terre avait commencé dès le début de l’ère industrielle au XXe siècle. Plus d’un siècle plus tard, l’humanité a pris conscience trop tard des dommages irréversibles causés par la surexploitation des ressources terrestres. Un peu partout, la température a augmenté sur le globe et les populations de l’hémisphère sud, souvent plus vulnérables, n’ont eu d’autre choix que de migrer vers le nord. Par peur d’un afflux incontrôlable, les gouvernements des grandes puissances économiques ont décrété le blocus afin de verrouiller les frontières de leurs pays, au mépris de la solidarité et des accords de collaboration internationale.

Progressivement, les mégapoles ont acquis une indépendance croissante, tant économique que militaire, à grand renfort de taxes et de nouveaux impôts. À présent, chaque municipalité se targue de disposer d’une milice défensive. Bien évidemment, toutes ces mesures ont accentué la précarisation des classes les plus pauvres, prélude au déclenchement d’émeutes gigantesques aux quatre coins du monde. Malheureusement, sans unité entre les différents mouvements de contestation, les gouverneurs des mégacités n’ont aucun mal à contenir ces foules désespérées en recourant à la violence.

Depuis, des millions de sans-abri errent le long des artères polluées, abandonnés par les autorités. Les gangs font régner une loi sanglante parmi les couches inférieures de la société, que des médias à la solde du pouvoir ont baptisées les Infernus. Au pied des gratte-ciels aux vitres fumées, grouille une faune qui n’attend que l’occasion de mettre à sac les symboles d’un capitalisme dépassé, sourd et aveugle aux revendications des plus démunis.

En finissant de me sécher à l’air pulsé, je me satisfais d’une situation où le confort perdure. Depuis longtemps, je me suis fixé une règle d’or : éviter de regarder les informations diffusées en boucle. Elles ne montrent que des reportages alarmants de populations en colère qui manifestent. Ces rassemblements se terminent inéluctablement par des d’affrontements avec des milices suréquipées, en face desquelles les armes dérisoires de pauvres hères ne peuvent rivaliser.

— On m’a dit que tu as licencié une jeune informaticienne, une certaine Maria Shakirova…

Quand mon beau-père débute une phrase sans avoir l’air d’y toucher, j’essaie de ne pas trop mentir. Margaret lève distraitement la tête de ses œufs brouillés, puis bâille à s’en décrocher la mâchoire.

— Vous êtes toujours très bien informé, Archie. J’ai effectivement dû me séparer d’une collaboratrice qui a tenté de nous dissimuler sa grossesse.

Margaret fait « Oh ! » d’un air désolé. Envisager de mettre au monde un enfant pour mon épouse s’apparente à une mission impossible.

— Certes, mon gendre, la loi ne badine pas à ce sujet. Une femme porteuse d’un fœtus ne peut assurer convenablement un emploi. La productivité demeure la clé de la réussite. En ces temps troublés, chaque employé déficient doit être écarté.

Parfois, j’ai l’impression d’entendre un de ces juges qui interprètent les textes de loi en faveur des politiques. Néanmoins, je ne suis pas dupe : l’homme courtaud au regard myope et au sourire mielleux, en train de beurrer sa tartine en face de moi, ne doit pas être sous-estimé. De plus, le fait que la mère de Margaret ait failli mourir en mettant sa fille au monde, n’améliore pas l’image des parturientes aux yeux de mon beau-père.

— Quel âge a-t-elle ? Trente, trente-deux ans ? Dommage de sacrifier à cause d’une naissance une jeune et jolie programmeuse. Douée, en plus, si je ne m’abuse…

À son regard torve, je comprends qu’il est au courant de ma liaison avec Maria… et sans doute des autres aussi. Pourtant, je ne ressens aucune crainte dans l’immédiat. Ces secrets inavouables resteront bien gardés par ce brave monsieur Saint-Jones, qui sait pouvoir les utiliser comme moyens de pression, lorsque le besoin s’en fera sentir. Nous échangeons un sourire complice qui ne trompe personne, excepté Margaret, occupée à déshabiller du regard son père.

— J’admets que tu as eu raison de t’en débarrasser. Je connais son dossier : un demi-frère, brillant mathématicien, mais anarchiste. Il a été arrêté, puis transféré aux niveaux inférieurs avec ceux de son espèce et tous les autres dont il voulait défendre la cause. Qui sait ? Les deux exilés se retrouveront peut-être.

J’ignore comment le « Saint » homme a eu vent de ces détails dont j’avais déjà oublié l’existence. Son petit-déjeuner englouti, Archie prend congé au motif que des affaires importantes requièrent sa présence. Sa fille chérie s’empresse de le suivre, tel un toutou bien dressé. Lorsque j’observe le visage de l’homme qui se reflète à la surface du liquide noirâtre, j’ai parfois l’impression de découvrir en face de moi un inconnu, noyé dans le bol de café.

La journée au bureau laisse peu de loisir pour ressasser les événements de la veille. En cette période de pénurie de personnel compétent, le service des ressources humaines est en ébullition. Le départ forcé de Maria entraîne une restructuration : un vrai casse-tête pour trouver un remplaçant digne de ce nom. Je passe plusieurs heures à auditionner des candidats, tous plus décevants les uns que les autres. Faute de mieux, je sélectionne un fils à papa, dont le père est un ami intime d’Archie. Le carnet d’adresses familial ne suffira certainement pas à masquer les lacunes du fiston. Néanmoins, je couvre mes arrières.

Il est 18h30 et j’en ai plein les bottes. Avant de partir, Angie, ma nouvelle secrétaire, vient me signaler un dossier qu’elle a transféré sur mon portable personnel. Elle quitte la pièce en tortillant du cul, et si je ne venais pas de sortir d’une histoire compliquée, j’aurais volontiers croqué la pomme défendue.

L’objet du message consultable sur mon cellulaire est énigmatique : « EM-V2 », son corps de texte illisible. Je maudis une fois de plus les erreurs d’encodage quand Angie m’appelle sur ma ligne professionnelle.

— Monsieur Hartley, désolée de vous déranger encore. Je me suis trompée. Le dernier mail que j’ai envoyé ne vous était pas destiné.

— Pas de problème, Miss Temple ! Vous en serez quitte pour un dîner aux chandelles à la date qui vous conviendra.

Elle bredouille des excuses, mais je sens à sa voix que j’ai ferré le poisson. Un des avantages de ma position est d’avoir la main mise sur la carrière des employés, et en particulier celle du personnel féminin.

Sam, mon cochon, tu vas bientôt accrocher une nouvelle prise à ton tableau de chasse.

Angie avance d’un pas nerveux le long des couloirs faiblement éclairés. Les restrictions d’électricité obligent les entreprises à réduire la lumière après dix-huit heures, Au passage, elles engrangent des bénéfices non négligeables. Aucune société ne lésine sur les économies ! Les employés du service de nettoyage sont déjà entrés en action. Pour la plupart, ils sont originaires de la rue et travaillent jusqu’à l’aube, en échange d’un salaire misérable. Tous acceptent d’être exploités, plutôt que de retourner vivre aux Infernus. À l’évocation de ce nom, Angie frissonne. La personne qui l’a embauchée, sans passer par le DRH, avait besoin de discrétion. Pourtant, elle lui a offert une occasion inespérée de conserver un niveau social respectable.

Une porte d’ascenseur s’ouvre tandis qu’elle tourne à l’angle du corridor. Un homme attend, immobile. Il porte des lunettes de soleil. Angie hésite, mais après tout, des caméras filment tous leurs mouvements.

— Quel étage ? demande l’inconnu.

Sa voix est agréable. Il est habillé de vêtements de marque et son visage hâlé témoigne de séances de bronzage UV : un luxe inouï en cette période troublée. Elle répond en indiquant un faux numéro, pour ne pas prendre de risques. Beaucoup d’hommes ne voient en elle que la blonde platine idéale. Ses formes généreuses ne lui sont d’aucune aide pour décourager les avances masculines. L’aggravation des problèmes climatiques a entraîné l’accélération du dérèglement des mœurs. Le statut de la femme a considérablement régressé. La loi qui oblige les femmes enceintes à arrêter de travailler est profondément injuste. Angie a payé un prix exorbitant pour se faire opérer par un chirurgien, afin qu’elle ne puisse plus concevoir d’enfant. Le sacrifice était énorme, mais il en valait la peine : finir aux pieds des buildings condamne à une mort rapide.

La porte de l’ascenseur s’ouvre lentement. Tandis qu’elle sort en tentant de dissimuler son inquiétude, elle ressent dans son dos le regard inquisiteur de l’autre passager.

— Ce n’est pas très gentil de ne pas me faire confiance. Vous et moi savons que votre appartement ne se trouve pas à cet étage.

Affolée, Angie se tourne et effleure l’écran de contrôle pour obliger l’ascenseur à repartir. Avant que la porte ne se referme, l’homme se glisse à l’extérieur de l’appareil élévateur et s’avance dans sa direction.

— Nous avons tellement de choses à nous dire, Madame Temple.

3.

Finalement, je suis parti tard du bureau. Ce message illisible et l’air affolé de ma secrétaire m’ont perturbé. Par sécurité, j’ai fait une copie du fichier attaché sur la micropuce implantée dans mon poignet droit.

La lassitude a eu raison de mes questionnements, d’autant plus qu’Angie a quitté son poste depuis longtemps. Ce n’est pas la première fois que je sors en dernier du service. Après tout, je n’en suis pas le chef pour rien.

Déjà vingt heures ! La faim me tenaille. Rentrer au foyer directement ne satisfera pas mon appétit… tous mes appétits ! Heureusement, je connais une adresse où on est toujours le bienvenu : chez Valkyrie Vassily.

Cette prostituée offre ses charmes aux cadres supérieurs qui n’ont pas le temps de chercher des partenaires. Mais surtout, elle est une cuisinière hors pair. Je ne veux pas finir ma soirée seul devant un plat d’aliments déshydratés, Margaret coincée dans le salon en train de regarder une ancienne série à succès diffusée une énième fois.

Préserver un cadre de vie luxueux entraîne des contreparties. La solitude en est une. Depuis la disparition tragique de mes parents, j’aurais pu sombrer dans la dépression.

Après tout, la plupart des locataires des grandes tours sont au bord du suicide. À dix ans, perdre les deux êtres les plus chers de ma putain d’existence, ça fait beaucoup. Sans le soutien inattendu du père Saint-Jones qui cherchait à caser sa fille, j’aurais dégringolé les échelons sociaux en même temps que les étages des gratte-ciels.

Je ne sais toujours pas comment mes parents sont morts, car l’enquête policière n’a pas abouti. Une chose est certaine : lorsque, ce soir de novembre 2100, je suis rentré au domicile familial, monsieur et madame Hartley avaient disparu.

« Arrête de broyer volontairement du noir ! » Le passé est le passé, et l’avenir sur Terre est encore plus sombre. Mieux vaut se raccrocher à l’instant présent. « Carpe diem ».

L’ascenseur s’ouvre à l’étage désiré. La sentinelle sur le pas de la porte scanne mon poignet pour vérifier mon identité. Valkyrie bénéficie de protecteurs discrets, dont la plupart sont des clients.

— OK ! Vous pouvez rentrer, confirme le colosse muni de lunettes infrarouges.

Les éclairages s’éteignent définitivement dans les couloirs après vingt-deux heures. Seules des lampes de secours évitent la pénombre totale.

À l’intérieur de l’appartement, lumière tamisée et musique d’ambiance accueillent les habitués. L’odeur d’encens renforce l’impression irréelle de sérénité. Un étroit couloir aboutit au living-room, où plusieurs personnes discutent à voix basse.

Notre hôtesse, vêtue d’un déshabillé vert pâle, papillonne entre les différents groupes. Valkyrie a adopté une perruque de couleur assortie à sa tenue. Sa silhouette androgyne satisfait les hommes comme les femmes.

— Bonsoir, Sam. Soirée sinistre en perspective ?

Mes déboires conjugaux ne sont plus un secret pour personne, excepté mon épouse. Sans me donner la peine de répondre ni de saluer les autres clients, je m’affale sur un fauteuil orphelin. Valkyrie me tend un plateau, sur lequel un verre d’alcool prohibé monte la garde devant une assiette de pâtes faites maison (comment s’est-elle procuré la farine et les œufs ?), puis pose son joli postérieur sur un des accoudoirs.

— Allons, pauvre mari délaissé… Raconte-moi tes malheurs.

Je serre le récipient entre mes doigts, imaginant m’agripper au cou de Margaret. Puis, comme à chacune de mes visites, je déballe ce que j’ai sur le cœur.

Parmi les clients attablés, un homme observe la scène attentivement. Malgré la faible luminosité dans la pièce, il n’a pas retiré ses lunettes de soleil.

L’odeur entêtante de parfums exotiques se mêle à celle de l’alcool, tandis que le corps de Valkyrie s’enroule lascivement autour du mien. Je suis familier de ses chorégraphies parfaitement orchestrées, de cette mécanique bien huilée. À mes caresses sur ses fesses musclées, la call-girl réagit par des soupirs professionnels.

Impatient, je dénoue la liane de nos corps, l’obligeant à s’allonger sur le ventre. Je sens qu’elle s’ouvre telle une huître, prête à recevoir l’offrande de ma verge. Grisé par la boisson, j’imagine une autre voie pour trouver mon plaisir. La putain se cabre en protestant que cette option ne figure pas dans mon contrat.

En bon cadre dynamique, je tente un passage en force, mais Valkyrie résiste. Plutôt que de m’entêter, je pénètre rageusement le vagin offert. Peu surprise, la prostituée accompagne d’un balancement du bassin mes va-et-vient brutaux.

Rapidement, les mouvements de nos corps s’harmonisent et des gémissements s’élèvent. L’alchimie des rapports sexuels opère : deux êtres que tout sépare jouent la même partition, celle de la recherche du plaisir.

Je flotte dans des vapeurs éthyliques, décidé à sombrer dans un océan d’alcool. Les soucis des jours passés larguent les amarres sur un lac trouble. Les difficultés quotidiennes à l’extérieur des immenses tours ne sont que des légendes.

Des vagues de plaisir vont et viennent dans un brouillard irréel. Peu importe le corps de femme que je possède, seule l’union charnelle a sa raison d’être. La sensation de ne faire qu’un avec ma partenaire me rapproche de l’orgasme.

Un instant, le visage de Maria et celui de Valkyrie se superposent. Triste et mélancolique, cette brève apparition met un terme à nos ébats. La marchande d’amour a compris que sa prestation était terminée. Attendue par d’autres clients, elle quitte le lit défait et m’abandonne à la solitude.

Rassasié et fatigué, j’attends que les battements de mon cœur retrouvent un rythme normal. La vision de mon ancienne employée a refroidi mes ardeurs. Un fragment de remords se glisserait-il dans mon inconscient ?

Je tente de chasser les images des ombres livrées à la violence des Infernus. Les conditions météorologiques extrêmes, le taux anormalement élevé de dioxyde de carbone, les bandes rivales qui s’affrontent laissent peu de chances de survie à un résident à l’extérieur.

Même si Maria réussit à se dissimuler dans un abri de fortune, comment se procurera-t-elle de quoi manger et boire ? L’enfant qu’elle porte deviendra un fardeau pour échapper à sa condition.

Merde ! Pourquoi je me prends la tête ? Je ne suis pas venu dans ce lupanar dilapider un mois de salaire pour ressasser mes états d’âme. Ma spécialité quotidienne, broyer du noir, n’a pas besoin de s’exporter.

Une bouteille de whisky à moitié pleine, opportunément oubliée par Valkyrie dans la chambre, tombe à pic. Je bois cul sec l’ersatz de boisson. Les fresques suggestives au plafond s’animent et des corps enchevêtrés copulent frénétiquement.

Rapidement, ma vue se brouille et je tombe dans le puits d’alcool ingurgité. Pendant ma chute d’ivrogne, je croise deux lueurs sombres et des mains expertes qui fouillent mon âme.

Un gouffre sans fond m’aspire sans répit, me digère dans l’indifférence générale. Un rire sardonique résonne et des milliers de lucioles radioactives explosent.

Lorsqu’enfin je refais surface, Valkyrie me tend un verre rempli d’un liquide blanchâtre.

— Bois ! Tu as déliré une partie de la nuit. L’aube va bientôt pointer son nez. Tu dois rentrer au bercail.

Elle pose le remède sur la table de nuit sans plus d’explications. Cette femme possède un cœur en titane pour supporter le défilé de pauvres mecs tels que moi.

Tout en avalant à contrecœur le breuvage amer, je découvre mon portefeuille ouvert, posé à l’envers sur le carrelage. Malgré ma mémoire défaillante, je me souviens l’avoir rangé dans la poche intérieure de ma veste.

4.

Après un bref passage au foyer, où Margaret ne s’offusque pas de mon teint cireux, je me change sans prendre le temps de me laver, m’aspergeant d’un parfum synthétique aux notes poivrées, puis je me sauve en déposant un œillet fané sur la table de la cuisine. La routine, quoi !

Dans l’ascenseur qui mène à l’étage « Entreprises », je me demande si j’ai rêvé pendant mon bad trip ou si quelqu’un est bien entré dans la chambre. Sans doute Valkyrie est venue s’assurer que j’allais bien. Une chose est certaine : son professionnalisme lui interdit de mettre le nez dans les affaires de ses clients – au sens propre, pas figuré.

Je m’aperçois que les autres personnes qui empruntent l’ascenseur me fixent avec insistance. J’ai donc une gueule de bois si visible ? Les sourires condescendants n’augurent rien de bon. Tous les services de la boîte seront rapidement au courant de mes frasques. Bref, encore une fois : la routine !

Soudain, l’écran dans la cabine diffuse les images d’un meurtre et le corps ensanglanté d’une jeune femme est montré. Les médias ne reculent devant rien pour choquer les spectateurs. Le cadreur s’attarde sur un gros plan du visage déformé par la terreur.

Mon cœur s’arrête de battre : Angie Temple, ma nouvelle secrétaire, gît dans une mare de sang ! Les gens autour de moi expriment leurs condoléances, sans que je sache quoi répondre.

Parvenu à mon lieu de travail, je découvre des policiers en uniforme qui quadrillent les locaux. Un grand balèze, la coupe en brosse et la moustache soignée, vient à ma rencontre.

— Lieutenant Cooper. Je suis chargé de l’enquête sur l’homicide de votre assistante. Je peux vous parler en toute discrétion ?

Je désigne mon bureau, mais plusieurs agents sont déjà en train de fouiller et d’effectuer des prélèvements.

— Hé ! Vous auriez pu me demander avant.

Le flic me toise comme si je plaisantais. De guerre lasse, je désigne la salle de convivialité. Les quelques personnes qui discutaient s’esquivent dès l’entrée de notre duo disparate.

— Je viens d’apprendre la terrible nouvelle au journal télévisé. Savez-vous ce qu’il s’est passé ?

Le lieutenant Cooper ne répond pas tout de suite. Il m’examine attentivement, comme si j’étais un suspect potentiel. Une jeunesse dorée, des parents partis trop tôt, ensuite, un mariage arrangé, une vie de nanti, un emploi sur mesure, des conquêtes faciles... Bref, le portrait parfait du type qui croit que tout lui est permis.

— Lieutenant, ce n’est pas un interrogatoire. Cessez ce jeu stupide. Je n’ai rien à me reprocher…

Un nouveau silence fait écho à mes protestations. En y réfléchissant bien, tout le monde a quelque chose à se reprocher. Mon comportement est loin d’être exemplaire, mes collègues de travail me jalousent et ma belle-famille me méprise.

Sans chercher longtemps, la police comblera les zones d’ombre de mon existence.

— Monsieur Hartley, un meurtre n’a rien d’un divertissement. Le tueur court toujours et je voudrais éviter d’autres victimes. Alors, ou vous coopérez, ou je vous place en garde à vue sur-le-champ.

Je connais la loi : les conditions qui régissent la procédure judiciaire ont été considérablement durcies. Pour faire simple, un officier de police peut décider de coller un suspect dans une cellule électronique aussi longtemps qu’il le désire.

— Ne nous énervons pas, lieutenant. Vous devez connaître l’identité de l’assassin, des caméras vidéo filment un peu partout.

Cette fois, le policier remballe son arrogance. Il cherche ses mots, visiblement peu enclin à se justifier :

— Les enregistrements à l’heure du crime ont été effacés. Du travail de pro. Il faut pouvoir accéder au serveur du centre de données. Nos informaticiens sont sur le coup. Le salopard qui a tué sauvagement votre secrétaire a bénéficié de complicité au plus haut niveau.

Malgré mon statut de directeur des ressources humaines, je m’assois, les jambes flageolantes. Je propose néanmoins un café au lieutenant, qui décline mon offre. Je me sers un double expresso.

— Quand vous dites au plus haut niveau, vous parlez du gouverneur ?

Sans bouger d’un pouce, Cooper cligne plusieurs fois des yeux. En d’autres temps, j’aurais trouvé son acquiescement ridicule si la crainte d’être surveillé ne me tiraillait le bide.

— Avez-vous des pistes ? Un tel massacre laisse forcément des traces.

Secouant négativement la tête, l’officier de police s’appuie contre la porte fermée.

— Excepté autour du cadavre, les services de nettoyage ont fait place nette avec un peu trop de zèle, me semble-t-il.

Je comprends que ce type voit des complots partout. L’époque troublée dans laquelle l’humanité se débat favorise les pots-de-vin. Beaucoup sont prêts à vendre père et mère en échange d’une promesse de ne pas finir aux pieds des buildings. La loyauté s’achète aussi facilement qu’un faux témoignage.

Le monde a basculé dans le chaos et la classe dirigeante, dans la débauche.

— Où étiez-vous à l’heure du crime, la nuit dernière ?

Enfin une question à laquelle je peux aisément répondre. Un sourire entendu aux lèvres, le lieutenant note l’adresse, comme s’il ne la connaissait pas. Il m’indique qu’il enverra un de ses hommes vérifier mon alibi, puis prend congé.

Lorsque je me retrouve enfin seul dans mon bureau, j’essaie de repenser à mes agissements la veille. Avec désespoir, je me souviens avoir invité à dîner la pauvre Angie. Dommage qu’elle ait refusé le soir de sa rencontre avec un destin macabre.

Le seul autre fait marquant de la journée est lié à ce message crypté qui ne m’était pas adressé. Mes poils se hérissent en songeant que, peut-être, ma secrétaire est morte à cause d’une erreur d’adressage.

Pourtant, mon angoisse augmente quand je réalise que le fichier attaché au mail reste en ma possession. Si le tueur l’apprend, je ne ferai pas de vieux os. Pourquoi n’ai-je pas informé le lieutenant de cette piste éventuelle ?

Considérant le caractère suspicieux de Cooper, ce lien entre la victime et moi me conduirait tout droit en prison. Je dois réfléchir avant d’agir, prendre conseil. À mon grand regret, la seule personne susceptible de m’aider se nomme Archibald Saint-Jones, mon foutu beau-père.

Je tente de me concentrer sur des dossiers en attendant la fin de la journée. Une de mes assistantes m’appelle sur mon cellulaire, la voix brisée, pour me signaler qu’un conseiller du gouverneur veut me rencontrer.

Intrigué, j’accepte de le recevoir. L’homme est introduit par la secrétaire intérimaire aux yeux rougis.

— Bonjour, Monsieur Hartley. Je ne crois pas que nous nous connaissions. Mon nom est Bavers, Tom Bavers.

Vêtu de manière très élégante d’un complet dernier cri malgré la déroute de l’industrie textile, il s’avance avec assurance, la main tendue. Je la serre mollement, impatient de savoir ce qui justifie la visite de ce personnage.

Sans demander la permission, il prend une chaise libre et s’assoit à côté de moi.

— Je suis missionné par l’équipe du gouverneur Farwell. Il est important que vous entendiez la requête dont je veux vous faire part.

Le conseiller examine avec attention la pièce avant de poursuivre, comme pour s’assurer de l’absence de mouchard.

— Avant sa disparition tragique, votre secrétaire vous a transmis un message qui ne vous était pas destiné. Je vous demande de le détruire et d’oublier son existence. J’insiste sur ce dernier point.

Je suis persuadé que ce mail a tué Angie. Si les politiques s’en mêlent, l’affaire doit être importante.

— Je le ferai… Rendre service au gouverneur est un devoir.

— Nul besoin d’attendre. Procédez immédiatement.

J’obtempère. Mieux vaut éviter de poser des questions. Tom Bavers m’observe, tandis que j’efface le message de ma boîte mail.

— Avez-vous conservé une copie sur une autre unité de stockage ? Par exemple, votre micropuce personnelle ?

L’enfoiré est bien informé ! Mentir risque de m’attirer de gros ennuis, mais j’ai besoin de savoir ce qui a justifié la mort d’une innocente.

— Je ne mélange jamais vie professionnelle et vie privée.

Mon visiteur me fixe avec un air inquisiteur. S’il n’est pas muni d’un mandat délivré par un juge, rien ne m’oblige à lui donner accès à mes informations personnelles.

— Bien, déclare-t-il en soupirant. Le gouverneur a besoin de collaborateurs en qui il peut avoir confiance.

Sans attendre, Tom Bavers se lève, me salue poliment et s’éloigne d’un pas rapide. Après son départ, la nervosité me gagne. J’ai pris un risque inutile en dissimulant ma copie du message.

Si je n’y prends pas garde, je risque de me retrouver pris entre un meurtrier et les agents de la police spéciale du gouverneur. Ces « Cleaners » ont une sale réputation : insensibles à la pitié, surentraînés, suréquipés et assassins infaillibles si la mission l’exige.

Heureusement, mon beau-père adoré m’aidera à déjouer tous ces pièges…

Les événements s’enchaînent à une vitesse folle. Dehors, des millions de personnes luttent pour survivre, pendant qu’à l’abri des tours géantes, une poignée de privilégiés se dispute les restes du pouvoir.

Je suis spectateur face à cette lutte des puissants. La conservation de mon niveau social reste le premier objectif. J’espère ne pas être emporté dans un tourbillon qui me submergera.

La situation est délicate, mais en jouant serré, la partie peut s’avérer payante. L’information que je détiens vaudra un joli petit pactole monnayable en temps voulu. J’ai des atouts dans ma manche : il suffit de savoir s’en servir.

5.

Le lendemain, Archie accepte un déjeuner en tête à tête, malgré une réponse laconique à mon texto. Qu’importe ! Il y a urgence à recueillir son avis. Le vieil homme ne m’a jamais apprécié, mais il me doit une fière chandelle. Avoir accepté d’épouser sa fille tient du sacerdoce !

Attablé dans un coin de la grande salle du restaurant d’entreprise, j’évite de croiser le regard de mes collègues de travail. Ceux qui sont venus prendre de mes nouvelles se comptent sur les doigts d’une main.

Ma santé mentale n’inquiète pas grand monde. Au contraire, nombre de ces soi-disant amis espèrent que je craque pour briguer mon poste. Plutôt que de développer la solidarité, les aléas du monde ont accru l’individualisme, l’opportunisme et le culte de la personnalité.

Je ne le sais que trop bien : j’en suis le parfait exemple !

— Ça va, mon gendre ? Tu tiens le coup ?

Plongé dans mes pensées, je ne me suis pas rendu compte de la présence du père Saint-Jones. Ses petits yeux perçants traquent les signes de faiblesse sur mon visage. Ses doigts manucurés tapotent nerveusement la nappe en papier.

— Je prends sur moi, Archie. Mourir de cette façon est vraiment une chose horrible.

— Il ne faut le souhaiter à personne, renchérit-il. Parfois, la prudence est préférable.

Crois-je déceler une menace dans ses propos ? Comment peut-il proférer de telles inepties ? Angie n’a pas mérité le sort qu’un tueur psychopathe lui a réservé.

— Je la connaissais depuis peu, mais j’appréciais sa façon de travailler. Elle était hyper professionnelle.

Mon vis-à-vis hoche la tête d’un air détaché. Fichu bonhomme ! Il n’en a rien à foutre de cet assassinat.

— Tu voulais me parler d’autre chose ? J’ai peu de temps disponible, une réunion dans quelques minutes…

Je me retiens de le gifler. Cet enfoiré ne prend même pas la peine de dissimuler son indifférence. J’ai soudain envie de lui retourner la table sur la tête, de quitter cet endroit rempli d’hypocrites, d’arrivistes…

— Je réfléchis... Si ma secrétaire a été sauvagement assassinée, c’est peut-être parce qu’elle savait quelque chose…

— Par exemple, des informations dont elle n’aurait pas dû être au courant ?

Soudain moins pressé de partir, mon beau-père adopte un ton qui ne présage rien de bon. Avec son carnet d’adresses, il doit savoir exactement ce qu’a tenté d’obtenir le criminel. Une boule dans le ventre m’avertit de ne pas lui confier toute l’histoire.

— Supposons, et ce n’est qu’une supposition, qu’Angie ait eu accès par erreur à des données top secrètes. Pourquoi nos dirigeants enverraient-ils un tueur faire le sale boulot ? Le gouverneur dispose de polices spéciales très efficaces et, surtout, plus discrètes.

— Un point pour toi, mon gendre. Dans un cas similaire, le pouvoir en place agirait dans l’ombre. Je partage ton point de vue pour une fois : l’assassinat de ta secrétaire n’a pas été commandité par le gouverneur ou ses sbires.

En d’autres circonstances, je me serais réjoui du compliment d’Archie. Qu’il soit d’accord avec ma vision des choses n’est jamais arrivé en dix ans de mariage avec sa fille !

— Merci. Malheureusement, le mystère autour de ce crime s’épaissit. Je n’ai pas la prétention de posséder les qualités d’un Sherlock Holmes pour élucider l’affaire. D’après vous, dois-je faire part aux flics de mes soupçons ?

Le rusé bonhomme déguste son café pour jouer la montre. Ses yeux fouillent dans mon âme comme un clochard fouillerait dans une poubelle.

— Sam, un conseil de vieux singe à qui on n’apprend pas à faire la grimace : collabore avec la police plutôt que de tenter de mener ta propre enquête.

Sans attendre mes arguments, il quitte la table, non sans avaler les dernières gouttes de son café. Je n’ai pas beaucoup avancé après ce déjeuner mitigé.

La suite de ma journée ressemble à celle de la veille. La police scientifique procède à un tas de prélèvements dans les locaux de la boîte, particulièrement dans mon bureau et celui d’Angie. Malgré la confirmation de l’alibi par Valkyrie, l’inspecteur tourne autour de moi comme un vautour.

Versatile, la classe dirigeante réclame un coupable rapidement. Je décide de me rendre en fin de soirée à l’appartement d’Angie. Même si les flics en ont interdit l’accès, j’ai la conviction qu’un détail leur aura échappé.

Vers dix-huit heures, lassé du défilé d’agents de police, je quitte le boulot, ma veste négligemment jetée sur l’épaule. Après consultation de son dossier, mon ancienne secrétaire loge dans un modeste appartement, une trentaine d’étages plus bas. Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvre, je suis déconcerté par le silence qui règne.

Depuis l’agitation médiatique qui a suivi l’annonce de la découverte du corps, j’étais persuadé que des nuées de journalistes camperaient sur le palier de son appartement. Logiquement, un périmètre de sécurité a été délimité pour empêcher les curieux d’approcher.

L’absence de policiers ou de vigiles me choque aussitôt : personne pour monter la garde devant le domicile de la défunte. Et quand je ne dis personne, c’est vraiment personne !