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La mer des Sarcasses n'est pas assez vaste pour le tyran Yalstar qui s'apprête à envahir l'archipel de Bellisar. Face au danger imminent, le grand maître de l'Ordre de Chaam prophétise à la cheffe de la garde, Zadia, de se mettre en quête de Tian, un voleur boiteux doté d'un étrange pouvoir. "Leurs différences ne seront qu'apparence..." Serait-il possible que les Ombres soient au rendez-vous ?
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Seitenzahl: 337
Veröffentlichungsjahr: 2024
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À mon épouse et à mes trois enfants qui supportent mes
poussées de fièvre créatrice et mes envies irrésistibles de
publication.
À ma mère, qui nous a quittés pour écrire sa propre
histoire.
1. Moitié mort
2. La vague
3. Au royaume de Drusse
4. L’ombre du chaos
5. Sin-Sinaïl
6. Un client pas ordinaire
7. L’art de flétrir
8. Le saut vers l’inconnu
9. Une femme rallume une flamme
10. Apaisement
11. Un trio disparate
12. Les Flécheurs
13. Amère retraite
14. Un noble coeur ?
15. Une patrouille sans histoire
16. Impitoyables flots
17. Sauvée des eaux !
18. Un choix déraisonnable
19. Les souvenirs, ce lent poison…
20. Touché, coulé !
21. Révélation
22. Les âmes réunies
23. Faux semblants
24. Destin brisé
25. Jeux de guerre
26. Colère volcanique
27. Une rencontre imprévue
28. L’agonie des souffrances
29. Provocation inutile
30. Le règne animal
31. Réminiscence
32. Un allié involontaire
33. La véritable histoire
34. Doute et déroute ?
35. Le voyage étranger
36. Le dernier sursaut
37. Sublime élévation
38. Les rivages délivrés
REMERCIEMENTS
Azaam : Grand Médicateur de l’Ordre de Chaam
Gaalmon : membre de l’Ordre de Chaam
Hamilcar : Membre de la guilde des sorciers de Zamgar
Kumbal : commandant en chef de la flotte royale
Sigbert de Clérant : Chevalier du guet
Tian : voleur claudiquant
Tongar : canaille des bas-quartiers
Yalstar : despote sanguinaire du royaume de Drusse
Zadia : commandante chargée de défendre l’archipel de Bellisar
Zé-gib : nomade du désert de Sin-Sinaïl
— À mort ! Pendez-le !
Dans les ruelles bondées, les gens hurlent sur son passage avec une animosité croissante. Certains lui crachent dessus avec mépris, d’autres lui jettent des fruits pourris. Attaché par les poignets au moyen d’une chaîne rouillée, une foule haineuse l’entraîne en hurlant sa colère, à défaut de l’acclamer.
— Sacrilège ! Tuez-le !
Les habitants de la cité de Lagos, comptoir situé au sud de la mer des Sarcasses, manifestent légitimement leur désir de vengeance, car il n’aurait pas dû voler un peu de poussière d’Alun. La colère disproportionnée de la population locale s’explique par le caractère sacré de cette précieuse substance. Malheureusement, il n’a rencontré aucune difficulté à s’introduire dans le temple d’Amkat pour dérober la relique.
La chaleur et les cris l’agressent presque autant que les coups qui pleuvent. Il peine à rester debout en suivant la cadence infernale qu’on lui impose. La jeunesse ne suffit pas ! Sa jambe droite le fait de plus en plus souffrir. Depuis l’enfance et un stupide accident, il est affligé d’un boitement. En d’autres circonstances, ce handicap attendrirait les badauds, certains allant jusqu’à lui donner la pièce. Comme pour confirmer son propos, il trébuche et s’affale de tout son long sur les pavés glissants. Des rires moqueurs résonnent de toutes parts, auxquels des insultes viennent se mêler. Un coup de pied dans les côtes l’oblige à se relever, le souffle coupé. Le calvaire se poursuit en claudiquant. Des groupes d’enfants se joignent aux manifestants, ravis d’assister à un spectacle gratuit. Une gamine, pas plus âgée que trois ans, perchée sur les épaules de son père, applaudit en riant, visiblement fascinée.
Il ne cherche plus le réconfort dans son propre regard. Les murs blancs de la cité, baignés de soleil, réfléchissent son visage défiguré par l’effort. Dans une venelle, il aperçoit des filles court-vêtues qui font commerce de leur chair. Une jolie brune à la mine pensive lui fait un signe encourageant, mais aussitôt, un de ses bourreaux le frappe traîtreusement dans le dos. Lagos la blanche ! Lagos l’accueillante ! Il aurait dû réfléchir à deux fois avant de venir tenter sa chance ici. Au même moment, une lavandière déverse sur son passage les eaux usées de sa lessive. Il empeste, mais l’odeur n’est pas le pire des châtiments. Les lois de la cité sont impitoyables : un voleur surpris la main dans le sac aura celle-ci tranchée. Son infirmité, conjuguée à un physique ingrat, ne s’accommodera pas de perdre un membre. Il finira dans la mendicité, selon les prévisions de sa chère mère. Seulement voilà, voler de la poussière d’Alun est passible de la peine capitale : la pendaison immédiate, sans autre forme de procès. C’est pourquoi les habitants s’en donnent à coeur joie ; ils ne font qu’appliquer la sentence.
Jeter un regard furtif sur le ciel si bleu. Ne pas penser mourir par une si belle journée. Malgré une température difficilement supportable pour un fils des régions polaires, la douceur du climat, combinée aux eaux turquoise du lagon, inciterait n’importe quel visiteur à s’attarder. Dans son cas, il s’apprête à y séjourner éternellement, couché six pieds sous terre. Une seconde fois, un instant d’inattention entraîne sa chute. Les quolibets se mêlent toujours plus aux éclats de rires, indifférents à sa souffrance. Les genoux écorchés, des hématomes sur tout le corps à cause des coups généreusement distribués par les passants, font de lui un martyre.
Une volée de marches en pierre s’élève vers une place où la populace attend le clou du spectacle. Au centre, se dresse sur un échafaud une potence, gardienne sinistre des lieux. Certains badauds, amassés sur les gradins disposés pour l’occasion, se lèvent avec enthousiasme pour saluer son arrivée. D’autres applaudissent en beuglant des insanités. La foule l’oppresse, mais il n’arrive pas à s’extraire de la gangue humaine, de ces bras qui le molestent. Pour bien faire, il lui faudrait le silence et la concentration…
On le traîne aux pieds d’un homme de forte stature, les bras croisés, la mine austère. D’après son uniforme, il occupe un poste important dans la cité. Il lève un bras pour imposer le calme et attend stoïquement que la rumeur cesse. Les habitants de Lagos semblent lui accorder une grande importance, car bientôt, la place entière résonne d’un silence assourdissant. Seuls quelques pigeons stupides osent déranger le recueillement de ses détracteurs.
— Tu as tenté de dérober un des biens les plus précieux de nos ancêtres. Tu t’es introduit sans autorisation dans un des temples d’Amkat. Par ce geste, tu scelles à jamais ton destin. La mort sera un bien piètre châtiment pour expier tes fautes !
Des cris de joie couvrent la voix de celui qui doit faire office de chef de la milice. Des femmes lancent des youyous joyeux, signe que les festivités à venir s’annoncent grandioses. Il aimerait se défendre, trouver des arguments pour prouver son innocence, mais hélas, mis à part le mensonge, il est incapable de nier les faits qui lui sont reprochés.
Pendant que son accusateur parlait, un des bourreaux qui précédait l’étrange cortège est monté sur l’estrade pour vérifier qu’un noeud coulant le cravatera efficacement. Il ressent déjà la morsure du chanvre autour de son cou.
— Écoutez-moi, braves gens ! s’exclame-t-il alors, dans une ultime tentative de sauver sa misérable existence. Je suis prêt à rembourser au centuple le prix de mon forfait.
Aussitôt, des rires fusent de toutes parts, et mêmes les nobles accoudés aux balcons des bâtiments cossus s’offusquent de son audace. Des femmes élégantes observent avec plus d’intérêt le prisonnier qui va être livré à la vindicte de la foule. Parmi ces galantes, une brune particulièrement séduisante attire son regard. S’il avait eu la possibilité de séjourner plus longtemps dans cette magnifique cité, il l’aurait peut-être rencontrée par hasard, au détour d’une ruelle embaumée.
— Chien ! Tu oses lever les yeux sur la femme du Chevalier du guet !
Une brute sans pitié, sans doute un des soldats de la garde rapprochée du fameux chevalier, lui balance un coup de pied dans les reins, tandis qu’il se tord de douleur. Son existence n’aura été qu’une longue agonie dans un monde impitoyable. Pourquoi a-t-il quitté les terres glacées très loin au nord ? Pourquoi l’élevage de poneys sauvages ne comblait-il pas ses ambitions ?
Pour toute réponse, des hordes de bambins surgissent et le criblent de cailloux, lui jetant à la face leur mépris. Il n’a rien à se reprocher : le mauvais oeil est braqué sur lui depuis sa naissance !
— Moi, Sigbert de Clérant, officiant en tant que Chevalier du guet, je déclare solennellement que toi, le dénommé Tian, es coupable d’un des crimes les plus odieux de cette juridiction. Sans nul besoin de jugement, je confirme la sentence que tous les habitants ont prononcée à ton encontre : la mort par pendaison.
Agenouillé, face contre terre, il est livré à la vindicte des Lagosiens, satisfaits d’une exécution rapide. Des mains l’attrapent et le portent vers son trépas. Il ne voit plus les visages tordus par la haine qui agitent leurs poings serrés, il n’entend qu’un murmure presque inaudible, une mélodie que son coeur a toujours souhaitée. À cet instant, même si le monde entier se ligue contre sa pauvre personne, il sait qu’il rejoindra d’autres cieux plus cléments que ses voeux appellent depuis longtemps.
Sur l’échafaud, il domine la foule. Leur haine prend alors une autre tournure ; leur besoin de revanche lui saute aux yeux, le saisit au plus profond de sa conscience. S’il avait compris, avant de commettre son acte délictueux, la détresse de tous ces miséreux, il aurait renoncé à son projet de vol. Selon la tradition du pays, une fillette, tout de blanc vêtue, grimpe l’escalier qui mène à l’estrade. Le bouquet de fleurs blanches qu’elle dépose à ses pieds symbolise la pureté et le pardon qui l’attendent pardelà son enveloppe terrestre. Le second bourreau l’aide à grimper à l’échelle que le premier soutient. Les deux exécuteurs officiels sont masqués, mais leurs gestes, empreints de douceur, contrastent avec leur posture martiale. Il se dit que dans la vie de tous les jours, ce sont sans doute de bonnes personnes.
Un soupir de satisfaction retentit lorsqu’on lui attache la corde autour du cou. Le spectacle du pendu gigotant à la potence va bientôt débuter. Pudiquement, des femmes au fond de la place baissent le regard, une main gantée posée sur leur front. Sans savoir comment, il arrive à distinguer leur robe en crinoline parmi les remous fluctuants de la foule. Le bourreau qui a vérifié le noeud coulant s’apprête à lui bander les yeux. Fièrement, il refuse. « Tian, tu n’es qu’une canaille, un vaurien, mais tu mourras en héros ! » Ce sont les mots de sa grandmère avant son départ. Elle avait d’indéniables talents de conteuse, mais aussi de diseuse de bonne aventure. Sa prédiction, sur le pas de sa porte, va bientôt se réaliser. Confiant, il lève les yeux vers le ciel si bleu de cette matinée chaude et ensoleillée, essayant d’entendre une ultime fois les remous de la mer.
— As-tu une dernière volonté avant de payer pour ton crime ?
Décidément, le Sieur Sigbert de Clérant ne le laissera pas mourir tranquillement !
— La poussière sacrée d’Alun s’est envolée, loin de mes préoccupations, mais j’aurais quand même aimé sentir dans ma main sa douce présence une fois encore.
Le brouhaha qui s’ensuit confirme que sa demande ne fait pas l’unanimité. L’air contrarié du Chevalier du guet ne dément pas son impression. Néanmoins, il sait que la loi oblige à satisfaire toute demande « raisonnable » d’un condamné à mort. Des ordres sont donnés pour envoyer chercher ladite substance exceptionnellement.
Tandis que les spectateurs scandent d’innombrables noms d’oiseaux, il cherche la paix intérieure, paupières closes. Étrange quête pour un mort en sursis... Pourquoi ne pas simplement crever sans demander son reste ? Mourir n’est qu’un passage vers une autre dimension. Tous les chamans des régions arctiques le diront. Durant sa courte existence, il aura tenté d’échapper à ces préceptes religieux, profondément ancrés dans sa région natale. À présent, une profonde sérénité envahit son être. Il a fallu qu'il soit pendu à un gibet pour que cela arrive ! Quelle ironie et quel gâchis…
Les deux bourreaux commencent à s’impatienter, d’autant que la foule devient de plus en plus agitée. Le Chevalier du guet a posté en faction plusieurs gardes devant l’escalier afin d’empêcher quiconque de monter. Bras levés, les citadins réclament l’exécution du condamné, furieux de patienter pour une requête qui offense leurs convictions intimes. L’inévitable se produit : les mouvements des manifestants bousculent les soldats, qui cèdent sous la pression. Aussitôt, une dizaine de personnes envahissent l’estrade en poussant des cris de fureur. Les deux exécuteurs, déjà peu motivés à prolonger la pendaison, sautent de l’estrade, puis s’enfuient. L’échelle bascule et Tian croyait ressentir une douleur qui s’apparenterait à une rupture ou une strangulation, mais à la place, il flotte dans un cocon irréel. L’espace envahi par des manifestants en colère a disparu. Indolent voyageur, il attend l’atterrissage sur une surface chaude et sableuse pour sombrer dans un sommeil réparateur.
Sigbert de Clérant n’en croit pas ses yeux, comme la foule qui demeure figée et muette. Le pendu a disparu aussi soudainement qu’une flamme soufflée par une rafale de vent. Peu à peu, un grondement enfle parmi les habitants qui réclament vengeance. Le Chevalier du guet sait déjà qu’il va devoir traquer le fugitif, car nul condamné ne peut se soustraire à une sentence de mort. Avant que le peuple de Lagos ne retourne sa colère contre le responsable légal, le noble bat prudemment en retraite pour se barricader avec sa garde dans son logis. Le soldat qui avait pour mission d’apporter une pincée de poudre d’Alun au pied de l’échafaud ne l’atteindra jamais, victime expiatoire de la cohue incontrôlable.
Si le tumulte n’avait atteint son paroxysme, un observateur attentif aurait noté que de la fumée s’échappe encore du noeud coulant, occupé quelques instants plus tôt par la tête du condamné.
Zadia scrute l’horizon, au sommet de la plus haute montagne de l’archipel de Bellisar. La journée est magnifique et le ballet incessant des oiseaux de mer au-dessus des îles, à la recherche de partenaires pour l’accouplement, annonce le début de la période de reproduction. Pour sa tournée d’inspection, la jeune femme a revêtu une tenue légère de combattante : une ample tunique complétée par des cuissardes, rehaussée par un plastron de cuir bouilli. Les membres âgés de l’Ordre de Chaam trouveraient certainement à redire, car ses choix vestimentaires heurtent régulièrement les plus conservateurs.
Haussant les épaules, Zadia effectue lentement un tour complet sur elle-même afin d’apercevoir toutes les directions de l’horizon maritime. Excepté les vaguelettes désordonnées, la mer moutonneuse s’étend à perte de vue sans révéler la moindre présence. Pourquoi, alors, son coeur se serre-t-il à l’idée d’un danger imminent ? Cheffe de la garde rapprochée du Grand Médicateur Azaam, poste envié qu’elle est la seule femme à occuper, Zadia sait ne pas avoir le droit à l’erreur. L’époque faste de la congrégation est révolue, quand la neutralité millénaire de l’Ordre de Chaam suffisait à imposer le respect aux autres peuples, et non pas à attirer la convoitise de seigneurs ambitieux.
Des mouettes criardes s’agitent dans le vent, comme pour se moquer des craintes de la première des guerrières. N’empêche, s’il fallait compter uniquement sur l’art de la méditation pour défendre l’archipel… Zadia s’entraîne aux maniements des armes chaque jour, imposant une discipline de fer aux soldats sous son commandement. L’un d’eux a payé sa désobéissance de sa vie après l’avoir défiée en combat singulier. Depuis, tous ses hommes mourraient pour elle s’il le fallait. Pourtant, même une cinquantaine de gardes entraînés ne feront pas le poids face à une invasion massive. Heureusement, le Grand Médicateur veille. La consommation d’herbes de Chaam, plante endémique de l’archipel, lui procure des facultés exceptionnelles, mises à profit pour protéger toutes les îles des appétits étrangers.
Zadia soupire en songeant qu’Azaam se fait vieux. Plus que son âge avancé, la maladie contre laquelle il se bat depuis plusieurs années n’augure pas d’un avenir radieux pour la secte. Ses pouvoirs occultes déclinent et certains de ses disciples s’opposent et se déchirent pour désigner son successeur. La communauté s’est établie voilà longtemps sur la plus grande des îles. Au fil du temps, ses membres ont bâti des édifices fortifiés, lieux de prières et de contemplation, d’enseignements et d’échanges. Impressionnées par leur piété et les immenses connaissances accumulées au cours des siècles, les autres civilisations les ont épargnés, respectant leur neutralité. Tous profitent de leur savoir pour envoyer des émissaires séjourner dans ce temple de la sagesse, afin de s’initier aux vertus de la plante de Chaam et tenter d’approcher la vérité sans jamais y parvenir.
Zadia s’accroupit, fatiguée de veiller sur un trésor de plus en plus convoité. Malgré son jeune âge, sa beauté et son intelligence, elle a sacrifié une partie de son existence à ces adeptes de la non-violence. Ellemême ne croit pas que les conflits peuvent se résoudre seulement avec des palabres, en fumant une pipe remplie d’herbes magiques. Seule parmi tous ces mâles pacifistes, à l’exception des gardes qu’elle a formés et recrutés sur les autres îles, sa vie lui laisserait un goût amer si le Grand Médicateur ne lui vouait une confiance aveugle. Ce vieil ami, qu’elle considère plus comme un père d’adoption, croit en sa parole. Il sait que sa protégée ne le trahira jamais.
Rejetant sa chevelure sombre en arrière, telle la crinière d’une jument fougueuse, Zadia se redresse vivement, fière de la considération dont elle bénéficie de la part d’Azaam. Elle frissonne en implorant les dieux qu’il ne meurt jamais. Que deviendra-t-elle le jour où le vieillard s’éteindra ? Aussitôt, elle regrette cette pensée égoïste. Sa petite personne n’a pas d’importance : la fraternité de l’Ordre de Chaam perdurera, même après la disparition de son membre le plus éminent. Cela seul compte. Une brise légère caresse son visage à la peau couverte de taches de rousseur, tandis qu’une lueur espiègle traverse ses yeux couleur noisette. Elle devrait être mariée, soumise à son époux, vouée à lui servir sa boisson préférée et à porter dans son ventre un enfant de son sang. Balivernes ! L’attachement, l’amour, sont des sentiments mièvres, synonymes de faiblesse. Aucun beau mâle bien bâti ne la détournera de sa mission : protéger l’homme qu’elle respecte le plus au monde.
Pour se rassurer, Zadia s’approche de son cheval qui broute paisiblement. Elle lui caresse tendrement l’encolure, enfouissant sa tête dans sa crinière. L’animal hennit pour manifester sa reconnaissance, frappant du sabot sur le sol en signe de contentement.
— Alderam, toi seul es mon unique amour !
Les mots prononcés sur le ton de la plaisanterie n’offusquent pas la brave bête. La main flatteuse de sa maîtresse sur sa croupe dissipe toute moquerie. Le lien qui unit la jeune cavalière à son destrier est sacré. Soufflant bruyamment par les naseaux, Alderam s’impatiente. Zadia sait qu’il voudrait dévaler la pente qui mène à l’immense plage, le long de laquelle il adore s’élancer dans un galop effréné.
Soudain, le cheval lève la tête, lançant des regards nerveux de droite et de gauche. La cheffe des gardes attrape alors ses rênes avant que l’équidé ne fasse un écart, prêt à s’enfuir.
— Calme-toi, Alderam. Qu’est-ce qui t’effraie ?
L’archipel n’héberge aucun prédateur terrestre, hormis l’homme. Parfois, des requins d’une taille imposante sont pris au piège dans la lagune et des pêcheurs s’unissent pour les capturer. Leurs ailerons restent un mets apprécié des autochtones. Quoi qu’il en soit, les eaux qui encerclent les îles renferment plus d’ennemis que la terre ferme.
Mue par son instinct, Zadia se retourne face au soleil qui perce les nuages. Pour se protéger des rayons naissants, elle se sert de ses mains et écarquille les yeux en tentant de décrypter les signes en provenance du large. Le calme règne toujours à l’horizon, pourtant les oiseaux dans le ciel ont disparu. La guerrière touche le pommeau de son épée afin de se rassurer. Personne ne se risquerait à franchir les barrières invisibles dressées par le Grand Médicateur. Depuis sa prise de commandement, les journées se sont déroulées en suivant une routine immuable. Après avoir terminé son inspection, elle rentre au fortin, poste avancé de l’archipel de Bellisar, puis prend une collation avec ses officiers. Ensuite, les entraînements commencent et se poursuivent toute la matinée. Lorsque le soleil est au zénith, la compagnie des gardes se restaure et s’abreuve. Parfois, en été, la chaleur devient écrasante, à tel point que Zadia autorise une sieste à l’ombre pour les plus méritants. La fin d’après-midi est consacrée aux manoeuvres, une partie de sa troupe simulant des attaques du fort.
Non, elle s’inquiète sans raison. L’Ordre de Chaam n’a jamais subi de défaite, ne connaît pas la présence des envahisseurs. Ces îles sont paradisiaques ; elles respirent la plénitude. Qui pourrait vouloir troubler cet ordre immuable ? Son cheval s’agite toujours, aussi Zadia le laisse agir à sa guise. Souvent, pendant qu’elle reste allongée dans l’herbe fraîche, Alderam, débarrassé de sa selle, part se promener. Elle l’imagine à la poursuite de juments pour saillir. L’idée de son étalon qui s’adonne aux plaisirs de la reproduction la trouble. Chaque fois, une onde de désir l’envahit, puis déclenche des sensations agréables dans sa chair. Entre ses jambes, son intimité manifeste du plaisir, qu’elle s’empresse d’assouvir avec sa main.
Ses pensées à nouveau focalisées sur les flots, Zadia s’abîme les yeux pour repérer le moindre mouvement suspect. À force de scruter fixement l’horizon, des larmes s’échappent de ses paupières, qu’elle essuie d’un revers de la main. Lassée, elle s’apprête à redescendre la montagne, lorsqu’un grondement lointain l’interpelle. En provenance du sud, une rumeur inhabituelle approche. Ainsi, son fidèle compagnon avait bien perçu quelque chose. Cette fois-ci, un frémissement de l’horizon accompagne le grondement qui enfle. Sans aucun doute, une déferlante se dirige vers l’archipel. Ce n’est pas la première fois qu’un raz-de-marée prend leurs rivages pour cible. Immanquablement, le Grand Médicateur sait comment y faire face. Ses capacités hors norme lui permettent d’appréhender tous les phénomènes naturels dangereux. Zadia est consciente que le plus raisonnable serait de partir le rejoindre, bien que l’homme sage doive déjà être averti du danger qui se présente. Toutefois, une force plus grande encore lui intime de rester. Au loin, une barre liquide s’étire et un rouleau implacable se dirige vers leur sanctuaire à la vitesse d’un cheval au galop.
Indécise pour une fois, Zadia hésite, certaine que quelque chose lui échappe. Le phénomène connu dans cette région semble gagner en ampleur au fur et à mesure qu’il progresse. Une vague de plusieurs dizaines de mètres de hauteur s’apprête à engloutir l’archipel. Fascinée, la jeune femme oublie ses devoirs. Elle sait que la menace se brisera sur les défenses immatérielles de leur mentor, que comme les fois précédentes, la sécurité sera préservée. Pourtant, une angoisse sourde naît au creux de son estomac, une sensation inhabituelle. Tous ces signaux d’alerte devraient l’inciter à dévaler la pente de son observatoire, mais une curiosité malsaine retient son attention. Le rouleau monstrueux accélère sa cadence, tandis qu’il avance dans leur direction. Cette particularité interpelle Zadia, car elle ne s’est jamais produite auparavant. Fascination morbide ou inexplicable attraction, le bouleversement marin semble hors de contrôle. Elle réagit enfin, lorsque le cor d’alarme retentit en provenance des remparts du fort : ses soldats appellent à l’aide, terrorisés par une menace imprévisible. Son devoir serait d’être présente à leurs côtés, pour les rassurer. Elle doit les rejoindre au plus vite !
Au même moment, un hurlement inhumain couvre le grondement du raz-de-marée. Zadia aperçoit alors une créature aquatique qui domine les flots de toute sa hauteur et s’agite frénétiquement. Le Kraken ! C’est impossible que ce monstre marin, cette abomination redoutée par tous les marins depuis l’Antiquité, resurgisse précisément en face de leurs rivages. Poussant les rouleaux furieux devant lui tel un tapis persan, l’animal légendaire combine sa puissance avec celles des vagues démesurées. L’union de la bête et des éléments ! Zadia comprend à cet instant que l’attaque est coordonnée par la volonté humaine et ne résulte pas seulement du hasard. Heurtant un bouclier invisible, la charge liquide se brise en des milliers de fragments d’écumes, tandis que le Kraken cogne de toutes ses forces contre la protection magique. Des fissures apparaissent à l’emplacement des coups portés, semblables aux lézardes naissantes sur un lac gelé. Inopportunément, Zadia se remémore un court instant son enfance dans les régions septentrionales, avant que la créature ne s’acharne avec plus de détermination. Un test ! Tout cela n’a pour but que de mettre à l’épreuve leurs défenses. Cette conclusion lui traverse l’esprit comme un éclair dans un ciel d’orage.
— Commandante, les hommes vous réclament !
Revenant à la réalité, Zadia dévisage son plus jeune lieutenant en sueur, qui a chevauché à bride abattue pour la rejoindre. Elle réalise que son absence fait courir un grave danger à la garnison, car dans l’affolement, ses soldats pourraient vouloir abandonner leur poste. Il est plus que temps de reprendre la place qui lui échoit. Sans daigner répondre, elle attrape le cavalier et tire de toutes ses forces de manière à ce qu’il vide les étriers, puis saute souplement sur le dos de la monture. Dévisageant son officier médusé à terre, elle hurle au vent avant de s’élancer au galop :
— J’arrive, noble Azaam ! La garde veille et ne se rend pas.
Les courtisans sont des porcs et ceux de la cour du roi Yalstar n’échappent pas à la règle. Les orgies succèdent aux orgies pendant toute la période des festivités du centenaire du règne. Le palais de la ville d’Astrebal retentit des rires et des cris de plaisir des convives. La salle des fêtes brille de mille feux, tandis que les couples enlacés se contorsionnent comme des boas constricteurs. L’immense pièce accueille régulièrement des centaines d’invités, venus des quatre coins du royaume de Drusse. Jadis, cette peuplade inoffensive élevait des moutons, jusqu’au jour où un des bergers, Yamorf, décida d’agrandir son cheptel. Par des alliances subtiles avec d’autres tribus, épousant les filles de leurs chefs, il conquit en quelques années un territoire aussi vaste que la mer des Sarcasses. Ses descendants ont poursuivi son oeuvre jusqu’à ce que les frontières rencontrent la mer ou des montagnes.
Yalstar n’est pas que le lointain parent de Yamorf ; ses ambitions de conquérant restent démesurées. Il aspire à dépasser en notoriété son illustre ancêtre. Pour le moment, il s’exhibe nu sur son trône d’or, chevauchant une esclave lascive à la peau mate, sa poitrine velue recouverte de poils dorés. On raconte que la blondeur de sa pilosité a inspiré son nom à ses géniteurs. En effet, dans la langue de Drusse, celui-ci signifie Pluie d’étoiles dorées.
— Gloire à notre illustre suzerain ! entonnent en choeur des nobles libidineux.
À regret, le roi interrompt son coït, contraint de saluer la foule obséquieuse qui l’acclame. Pour honorer Sa Majesté, des officiers serviles tranchent la gorge de prisonniers arrachés aux quatre coins du Royaume. On chante, on danse, parmi les dépouilles ensanglantées : la semence se mêle au sang dans une atmosphère de débauche générale. Le plafond voûté, décoré de fresques obscènes, se fait écho des hurlements d’esclaves sacrifiés, auxquels se joignent les applaudissements des fêtards. Les agapes se poursuivent tard dans la nuit, jusqu’à la mort de tous ceux qui ont le malheur d’être asservis par les armées du roi-sorcier.
Au matin, le débauché a vomi plusieurs fois pour continuer la beuverie. Lassé par ses partenaires sexuelles, il ordonne à sa garde de congédier tous les pisse-vinaigres qui encombrent sa demeure. Malgré leur gueule de bois, les invités comprennent rapidement qu’ils ne sont plus les bienvenus. Yalstar a la réputation d’aimer faire couler le sang, ne se privant pas de tuer de ses propres mains les indésirables. Monarque cruel, il règne par la terreur, comme nombre de ses prédécesseurs. La crainte qu’il inspire maintient la cohésion parmi ses vassaux. Sans sa poigne impitoyable, le Royaume sombrerait dans le chaos.
— Seigneur Orhan, vous n’approuvez pas mes orgies ?
Obligé d’assister à ce spectacle dégradant, le vieux noble serre les dents pour masquer son mépris. Issu d’une ancienne famille qui a toujours soutenu l’héritier au trône de Drusse, il déteste ce rejeton vautré dans le stupre, au lieu d’être occupé à étendre son emprise sur le monde.
— Votre Altesse sait que je n’approuve pas les dépenses excessives. Longtemps en charge de la gestion de vos finances, mon cerveau ne peut s’empêcher de calculer les moyens d’enrichir la couronne, à la seule fin de financer de nouvelles invasions.
Yalstar se redresse péniblement, puis, d’une démarche lourde, se dirige vers son plus ancien vassal. Des serviteurs appelés à la rescousse soutiennent ses pas hésitants, alors qu’il enjambe péniblement des cadavres déjà putréfiés. Parvenu à hauteur du baron désobligeant, l’homme qui dirige d’une main de fer le pays s’approche, de manière à ce que son haleine pestilentielle indispose le patriarche.
— Vous ne m’avez jamais aimé, n’est-ce pas ? Votre honneur est incapable de s’accommoder de ma présence.
La pause qu’il ménage volontairement ne surprend pas le baron Orhan, coutumier des provocations de son roi. Désormais, plus rien ne l’émeut, ayant vécu tellement longtemps à ses côtés.
— Pourtant, poursuit le monarque d’une voix insidieuse, j’ai ouï dire que votre affection déraisonnable pour votre fille aînée, Flamina, que l’on dit d’une beauté remarquable, vous tourmente au point de vouloir partager sa couche.
Sous l’affront, le visage du vieillard prend un ton cramoisi. Perdant son sang-froid légendaire, il dégaine sa dague, pointant la lame contre le coeur de celui qui l’a offensé. Le visage tordu par la haine, le baron hésite à transpercer la poitrine de son vis-àvis.
— C’est bien ce que je pensais : vous n’êtes qu’un lâche, uniquement capable de vous accoupler avec votre propre descendance !
Avant que le bras tremblant du noble n’exécute le geste fatal, le roi Yalstar saisit la lame entre ses doigts et retourne brutalement l’arme contre son agresseur. Du sang s’échappe à gros bouillons de la gorge de sa victime, sans espoir d’arrêter l’hémorragie. Râlant, celle-ci s’affale en suffoquant, les yeux exorbités. Parmi les témoins, personne n’ose intervenir pour porter assistance au malheureux. Son agonie se prolonge longtemps, à la satisfaction évidente de son assassin. Enfin, s’agitant pathétiquement en un dernier soubresaut, le baron Orhan cesse de vivre.
— Débarrassez-moi de ce cadavre qui m’encombre ! ordonne son tortionnaire d’un air offusqué. Ainsi périssent tous ceux qui osent s’en prendre à ma personne. Le chef de la garde ira arrêter sa femme et sa fille. Elles me serviront d’amusegueules ce soir, préludes à des ribaudes plus expertes.
Les courtisans ayant assisté à la scène baissent la tête en signe de soumission, conscients de pouvoir figurer sur la liste des prochains martyrs. Rassasié, le souverain sort prendre l’air sur le balcon surplombant la mer. Un vent chaud, chargé des sables du désert de Sin-Sinaïl, apporte les senteurs poivrées des marchés le long du port. Dans le lointain, tel un gardien protecteur, le phare de la citadelle veille sur l’immensité bleutée. Des navires transportant des denrées rares accostent sans cesse, symbole de l’économie florissante du pays de Drusse.
Le roi Yalstar apprécie cette activité incessante, mais il voudrait que sa flotte règne sans conteste sur la mer des Sarcasses. Il sait qu’un chapelet d’îles échappe à son contrôle, une poussière de terres qui s’oppose à son hégémonie maritime. La neutralité insolente dont jouit l’archipel de Bellisar ne durera pas éternellement. Bientôt, les protections magiques qui entourent les îles seront réduites à néant. Le temps travaille pour lui ; l’usure des ans affaiblit à chaque instant davantage le Grand Médicateur. L’Ordre de Chaam, ce ramassis de pacifistes, s’effondrera de lui-même, sous l’effet de sa propre suffisance. Le ver est dans le fruit, il n’y a plus qu’à attendre que la pourriture achève son travail.
— Votre Seigneurie, le visiteur que vous attendiez est arrivé.
Le garde qui annonce le premier rendez-vous de la journée n’a visiblement pas compris que son souverain n’aime pas être dérangé lorsqu’il contemple l’oeuvre de sa vie. En soupirant, il quitte son observatoire privilégié et se dirige à regret vers son trône. Un guéridon en bois précieux a été apporté à la hâte, sur lequel ses larbins ont disposé un plateau de victuailles. Le roi attrape une poignée de dattes, qu’il déguste lentement. Son embonpoint alimente les conversations autour des étals. Certains baladins imprudents adorent se moquer de sa disgrâce. Yalstar les fait emprisonner systématiquement, tout comme il condamne à des peines lourdes de galères les inconscients qui font circuler les plus folles rumeurs à son sujet.
L’ordre et l’obéissance forment les piliers sur lesquels repose son pouvoir, particulièrement lorsque les peuplades hétéroclites de son royaume n’aspirent qu’à envahir les territoires mitoyens. La discipline de la population augure de celle de son armée. Le temps viendra où ses bataillons envahiront les contrées sauvages de l’extrême nord. Des richesses incommensurables sommeillent sous la glace depuis des siècles. Yalstar le Conquérant sera le premier à les réveiller. L’arrivée inopportune de son interlocuteur interrompt ses rêves de grandeur.
— Maître, votre sorcier dévoué attend vos ordres.
Membre de la guilde des sorciers de Zamgar, le despote salue distraitement le plus puissant d’entre eux, debout devant lui, imperturbable. Tout observateur de la cour noterait le contraste saisissant entre les deux personnalités : l’une, silhouette replète à l’allure suffisante ; l’autre, longiligne, le corps enveloppé d’une ample cape sombre et le visage aux traits aquilins encapuchonné, dissimulant le rictus mauvais dessiné par sa bouche. Seules quelques flammes timides, pâles lueurs des bougies demeurées allumées, osent se mêler aux ombres mouvantes et danser faiblement sur ses joues marquées aux pommettes saillantes. Le mage répond à son suzerain en s’inclinant solennellement. Tous ses gestes semblent empreints de grâce, mélange de noblesse et de maîtrise.
— Votre Altesse me fait trop d’honneur de me recevoir si tôt dans la matinée, déclare-t-il d’un ton mielleux, presque suave. Si j’avais su que la fête se prolongerait toute la nuit durant, j’aurais demandé audience un autre jour.
— Hamilcar, incorrigible flagorneur ! s’exclame Yalstar. Je sais pertinemment que tu ne penses pas un mot de tes regrets. Arrête ton numéro et passons aux choses sérieuses : le but de ta venue.
Le sorcier ne se donne pas la peine de feindre la surprise. Il connaît parfaitement les réactions de celui qui règne sur le royaume de Drusse. Bien qu’il n’aime pas l’homme, il n’ignore pas son pouvoir de nuisance.
— Seigneur, j’apporte des nouvelles formidables qui justifieront de vous avoir dérangé. La stratégie adoptée à l’encontre de…
Il s’interrompt lorsque plusieurs servantes, munies de longues plumes d’autruches, s’avancent pour éventer leur souverain. Furieux, celui-ci les congédie d’un geste agacé. Les jeunes femmes font demi-tour en accélérant le pas, effrayées par le changement d’humeur du roi.
— Je disais donc que notre dernière attaque contre l’archipel de Bellisar a porté ses fruits…
— Enfin, nous allons percer leurs défenses magiques ! exulte le tyran, incapable de contenir sa joie.
Hamilcar ôte alors sa capuche, comme pour se donner le temps de réfléchir. Son crâne chauve luit sous les flammes mourantes des bougies qui finissent de se consumer. Son visage, couvert de cicatrices, contraste avec un physique avenant, quoique sec et dur. Comme s’il ressentait de la honte à s’exhiber, le mage enfonce de nouveau sa tête dans la protection de sa capuche.
— Le test que vous avez ordonné a démontré que leur résistance s’affaiblit. Bientôt, vos troupes débarqueront sur les rivages paradisiaques de ces îles.
— Et nous les anéantirons tous ! déclare Yalstar d’un ton péremptoire, adoptant une posture jubilatoire.
Hamilcar sait que celui qu’il sert est obsédé par l’extermination de l’Ordre de Chaam. Pourtant, nombre de peuplades respectent les moines pacifiques. Quel secret se dissimule derrière l’expression satisfaite du monarque ?
— Même si les défenses côtières tombent, Azaam, le Grand Médicateur, se dressera face aux envahisseurs…
Un regard mauvais s’allume au fond des yeux plissés de Yalstar. Le sourire, qui ressemble au baiser du fauve, ne laisse rien présager de bon :
— Alors, nous nous occuperons de son cas…
Assise dans l’antichambre de la grande cellule qui sert de bureau à Azaam, Zadia s’impatiente. Depuis son arrivée, avant l’aube, le ballet des soigneurs et des domestiques n’a cessé. Elle s’est tout d’abord inquiétée pour la santé du Grand Médicateur, souhaitant que la dernière attaque contre l’Ordre de Chaam ne l’ait pas vidé de ses forces. Le vieux Jaam s’est montré rassurant lorsqu’elle s’est permise de le questionner à son passage. Le maître-guérisseur a simplement mentionné que le plus sage d’entre tous avait besoin de repos.
Zadia ne peut s’empêcher de revivre les événements récents, cette attaque orchestrée par les ennemis de l’Ordre. Après avoir rejoint le fort, elle a assisté avec ses soldats, médusés, au déferlement de violence du Kraken. La barrière infranchissable a montré des faiblesses, se fissurant par endroits. Par précaution, les armes de traits ont été positionnées, prêtes à catapulter des projectiles divers sur le monstre des eaux. Fort heureusement, cela n’a pas été nécessaire. La protection magique s’est enroulée comme un lien invisible autour du Kraken, le broyant et l’aspirant progressivement. Ceux qui ont perpétré cette attaque se sont alliés avec les forces ténébreuses, de redoutables magiciens qui ne reculent devant aucun sortilège pour parvenir à leurs fins, même ceux interdits.
La jeune femme passe une main dans sa chevelure ruisselante comme les eaux sombres d’une cascade. Les premiers rayons du soleil coïncident avec les reflets qui ornent ses pupilles. Surprise par les lueurs vives, Zadia plisse les paupières, enfouissant sa tête dans ses mains pour se protéger. Le sommeil fuit les âmes tourmentées : la guerrière sait que les défenses de leur refuge ne tiendront pas face à une nouvelle attaque d’envergure. Au même moment, maître Jaam sort du bureau du Grand Médicateur :
— Il vous attend, mon enfant. Ménagez-le, évitez de trop le fatiguer…
À l’intérieur de la pièce, règne un clair-obscur énigmatique. Les parfums d’encens se mêlent à celui de l’herbe de Chaam. Zadia n’a jamais consommé aucune substance qui pourrait altérer son jugement. Elle préfère conserver l’esprit intact, et se fonder sur la raison plutôt que l’imagination. Immobile dans l’encadrement de porte, elle hésite à pénétrer dans l’antre de son mentor.
— N’aie pas peur, Zadia. Approche de ton vieil ami.
Allongé sur une couche garnie de paille, Azaam tend faiblement la main. Son allure implorante a raison des dernières réticences de la visiteuse. Les murs de la pièce austère sont couverts d’étagères, remplies de grimoires et de manuscrits. Le savoir accumulé au cours des siècles par les dirigeants de l’Ordre de Chaam trouve refuge parmi ces pages. Zadia ne peut s’empêcher de caresser la couverture d’un livre posé sur la grande table jonchée de parchemins.
— Tu as toujours aimé L’Odyssée des Ombres. Cette épopée raconte les aventures d’un fidèle serviteur, prêt à donner sa vie pour trouver le remède qui guérira son maître.
Emportée par une quinte de toux, la voix du vieillard s’interrompt brusquement, tandis que Zadia s’empresse de lui tendre un verre d’eau. Le liquide frais apaise momentanément l’irritation de sa gorge.
— Vous devenez chaque jour plus faible, murmure tristement la jeune femme. Bientôt, nous ne pourrons plus compter sur votre pouvoir pour tenir à distance les adversaires de l’Ordre.
Effrayée par son audace, Zadia plaque sa main sur sa bouche. Elle s’en veut d’avoir osé juger celui dont les ressources inépuisables n’ont de cesse d’impressionner ses adeptes.
Péniblement, l’homme décharné se met sur son séant. Son visage exprime la bonté et ses yeux aux couleurs délavées pétillent d’intelligence. Il n’a jamais eu la beauté insolente de certains métis en provenance de la ville de Lagos, ni la musculature imposante des nordiques. Pourtant, un éclat intense s’échappe de son regard et envoûte les personnes en sa présence.
Succombant à cette attirance mystérieuse, Zadia s’installe à son chevet pour prendre sa main dans la sienne. Elle est la seule à s'accorder un geste aussi familier. Après tout, cet homme ne l’a-t-il pas élevée comme un père ?
— Je suis content de te retrouver après la dernière attaque perpétrée. Résister à cette tentative de percer nos défenses a nécessité que je mobilise toute mon énergie, une concentration absolue et une consommation excessive d’herbe de Chaam. J’ai mis trop longtemps à récupérer mes facultés, laissant l’archipel vulnérable.
Son silence après ses aveux en dit plus qu’un long discours. Zadia comprend que le temps des changements s’annonce.
— Pourquoi m’avoir convoquée ? Qu’attendezvous de moi ?