La Burlesque équipée du cycliste - Herbert George Wells - E-Book

La Burlesque équipée du cycliste E-Book

Herbert George Wells

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Beschreibung

Des Don Quichotte, chaque époque en voit naître une kyrielle. Au début du siècle, ils enfourchaient un vélo, comme cet Hoopdriver qui se lance sur les routes campagnardes afin de mieux maîtriser sa Rossinante d'acier. Ainsi, sans le vouloir, au cours de son périple, le petit vendeur de calicot découvre l'amour. Mais la Dulcinée peut être envoûtée par un suborneur. Alors commence la véritable aventure. Elle a le parfum des Pickwick papers de Dickens. Elle aurait pu être interprétée par Buster Keaton. En effet, on sourit ou on rit de cette équipée, mais, quelquefois, le rire se coince dans la gorge.

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La Burlesque équipée du cycliste

Pages de titreI DU HÉROS DE LA PRÉSENTE HISTOIREII LE DÉPART DE M. HOOPDRIVERIII LE REMARQUABLE ÉPISODE DE LA JEUNE DAME EN GRISIV SUR LA ROUTE DE RIPLEYV UNE ERREUR ET UNE GAFFEVI LES ÉVÉNEMENTS DE GUILDFORDVII M. HOOPDRIVER CONSIDÉRÉ COMME POÈTEVIII OMISSIONSIX LES RÊVES DE M. HOOPDRIVERX SUR LA ROUTE D'HASLEMEREXI M. HOOPDRIVER ARRIVE À MIDHURSTXII UN INTERMÈDEXII DE L'ARTIFICIEL DANS L'HOMME ET DE L'ESPRIT DU SIÈCLEXIV LA RENCONTRE À MIDHURSTXV LE DÉTECTIVEXVI RÉFLEXIONS ET PROJETSXVII LA POURSUITEXVIII LA CRISE DE BOGNORXIX LE DÉTECTIVE À LA RESCOUSSEXX AU CLAIR DE LUNEXXI TRÊVE NOCTURNEXXII L'INTERMÈDE DE SURBITONXXIII LE RÉVEIL DE MONSIEUR HOOPDRIVERXXIV LE DÉPART DE CHICHESTERXXV UNE CHASSE AU LION INATTENDUEXXVI LES PÉRIPÉTIES DE L'EXPÉDITIONXXVII RELÂCHEXXVIII M. HOOPDRIVER, CHEVALIER ERRANTXXIX L'HUMILIATION DE MONSIEUR HOOPDRIVERXXX SUR DES ÉPINGLESXXXI M. HOOPDRIVER RÉVÈLE TOUTXXXII DU PASSÉ ET DE L'AVENIRXXXIII LA CAPITULATIONXXXIX LE RASSEMBLEMENTXXXV PAROLESXXXVI L'ADIEUXXXVII L'ENVOIPage de copyright

Herbert George Wells

LA BURLESQUE ÉQUIPÉE

DU CYCLISTE

(1906)

I DU HÉROS DE LA PRÉSENTE HISTOIRE

Si, le 14 août 1895 (à supposer que vous soyez du sexe qui se livre à ce genre de distraction), vous étiez entrée dans le magnifique magasin de nouveautés de M.M. Antrobus et Cie — Cie purement fictive, soit dit en passant, — à Putney, et que, étant entrée, vous ayez tourné à droite, du côté où se dressent les rouleaux de toile blanche et les piles de couvertures de laine, vous auriez fort bien pu être accueillie par le héros de la présente histoire. Il se serait avancé vers vous, derrière son comptoir, puis, gracieusement incliné, aurait posé, tout à plat, sur la table luisante, ses deux grosses mains aux doigts courts avec des jointures énormes ; et, le menton levé, sans rien d'ailleurs dans sa personne qui annonçât la moindre attente d'un plaisir, il vous aurait demandé « ce qu'il pouvait avoir le plaisir de vous montrer ». En certains cas, — comme, par exemple, si vous aviez nommé, en réponse, des chapeaux, du linge d'enfant, des gants, de la soie, de la dentelle, ou des rideaux, — il se serait simplement incliné de nouveau, et, avec un geste circulaire qui aurait eu quelque chose d'un balayement symbolique, il vous aurait invitée à « passer de ce côté », vous conduisant ainsi hors de son champ d'action particulier ; mais, dans d'autres cas plus heureux, — si notamment vous aviez fait mention de percale, de cretonne, de calicot, ou de toile, — il vous aurait priée de vous asseoir (il aurait même accentué le caractère de cette marque d'hospitalité en se penchant sur le comptoir et en touchant, d'un geste arrondi, le dossier d'une chaise), après quoi il se serait mis en devoir d'atteindre, de déplier, et de vous exhiber sa marchandise. Et vous, dans ces heureuses circonstances, — pourvu seulement que vous soyez d'un tour d'esprit observateur, et que vos soucis de mère de famille ne vous eussent pas rendue absolument étrangère aux sentiments humains, — vous auriez pu accorder au héros de cette histoire une minute d'attention.

Or, si vous aviez remarqué quelque chose en lui, ç'aurait été surtout qu'il ne présentait rien de remarquable. Il portait le costume habituel de sa profession, la jaquette noire, la cravate noire, le pantalon gris foncé (dont le bas se perdait pour vous dans une ombre mystérieuse, au-dessous du comptoir). Il avait un teint pâle, des cheveux d'une sorte de blond fade, des yeux grisâtres, et une petite moustache rare et broussailleuse sous un nez pointu, sans forme précise. Ses traits étaient tous petits, mais au reste normaux. Une rosette d'épingles décorait le revers de sa jaquette ; vous auriez également noté que ses réflexions étaient de l'espèce qu'on appelle communément des clichés, c'est-à-dire des formules que n'engendre pas immédiatement l'occasion présente, mais qui ont été fixées une fois pour toutes depuis des siècles, et apprises par cœur depuis des années. « Cet article, madame, — vous aurait-il dit, — se vend énormément. » Ou bien : « Nous fabriquons un article excellent à quatre cinquante le mètre. » Ou encore : « Pas le moindre dérangement, madame, je vous assure. » Tels auraient été les très simples éléments de sa conversation. Poursuivant l'examen superficiel de notre héros, vous l'auriez vu danser d'un pied sur l'autre derrière son comptoir, replier soigneusement les « articles » qu'il vous aurait montrés, mettre à part, près de lui, ceux que vous auriez choisis, extraire de sa poche, un bloc-notes à souches accompagné d'un crayon, y inscrire quelques mots de cette écriture débile et élégante qui est spéciale au commerce des nouveautés ; et vous l'auriez ensuite entendu crier : « Caisse ! » Sur quoi un gros petit inspecteur serait apparu, aurait jeté un coup d'œil sur l'autographe du vendeur, y aurait ajouté un paraphe encore plus orné, et vous aurait priée de l'accompagner à la caisse. Encore un salut du jeune vendeur, un dernier regard de vous sur lui, et ainsi votre entrevue se serait trouvée terminée.

Mais la véritable littérature, — et c'est même là ce qui la distingue de l'anecdote, — ne se contente pas des apparences superficielles. Toute littérature est une révélation : la littérature moderne est une révélation indiscrète, affranchie de l'antique scrupule des convenances. Le devoir de l'auteur sérieux est de vous dire ce que vous-même n'auriez pas pu voir, — de vous le dire, dussiez-vous rougir à l'entendre. Et la chose que vous n'auriez pas pu voir chez ce jeune homme, chose qui est de la plus grande importance pour notre histoire, et qu'il faut que je vous dise, sous peine de renoncer à écrire ce livre, c'est, au moment où aurait pu avoir lieu l'entrevue susdite, c'est — abordons le sujet carrément et bravement — c'est le remarquable état des jambes de ce jeune homme.

Essayons de traiter le sujet avec la froide exactitude, avec l'esprit scientifique, avec le ton sec et presque professoral, qui conviennent à un bon réaliste. Essayons de considérer les jambes de ce jeune homme comme un simple diagramme, et d'en indiquer les points intéressants avec la précision impassible d'un préparateur de laboratoire. Et maintenant, écoutez mes révélations. Donc, en examinant la partie interne de la cheville droite de ce jeune homme, vous auriez observé, mesdames et messieurs, une contusion et une abrasion ; à la partie interne de la cheville gauche, également une contusion ; à la partie externe, une large tache jaune. Sur son mollet gauche, vous auriez découvert deux taches, l'une d'une teinte cuivrée, se fonçant par endroits jusqu'au pourpre, et l'autre, évidemment plus récente, d'un rouge vif, avec enflure et ecchymose. La partie supérieure du même mollet vous aurait exposé une enflure et une rougeur anormales ; et, au-dessus du genou, une grande surface contusionnée, quelque chose comme un réseau serré de petites éraflures. La jambe droite vous serait apparue toute endommagée, d'une façon non moins extraordinaire, mais surtout aux environs du genou. Après quoi, si, stimulé par ces découvertes, un investigateur avait voulu poursuivre ses recherches plus haut, il aurait trouvé d'autres contusions analogues sur les épaules, les bras, et même sur les mains du héros de notre histoire. Le fait est que celui-ci avait dû être heurté et pilé à un nombre prodigieux d'endroits différents de son corps. Mais voilà assez de descriptions réalistes, assez du moins pour ce qu'il nous en faut. Même en littérature, il y a des choses qu'on doit savoir taire. Et maintenant, nos lecteurs seront tentés de s'étonner qu'un respectable commis de magasin ait pu mettre ses jambes, et même en vérité toute sa personne, dans un état aussi effrayant. Quelques-uns se demanderont sans doute si ce jeune homme n'a pas, par imprudence, introduit ses membres inférieurs dans quelque machine compliquée, une machine à battre, par exemple, ou une faucheuse. Mais le fameux Sherlock Holmes, lui, en présence de ce cas, ne se serait point égaré en de telles hypothèses. Il aurait immédiatement reconnu que les contusions à la partie interne de la jambe gauche, considérées dans leur nature et leur distribution, attestaient, sans erreur possible, les rencontres violentes d'un débutant cycliste avec la selle d'une bicyclette, et que l'état désastreux du genou droit annonçait, avec une égale éloquence, une série de concussions résultant d'une suite de descentes hâtives, souvent imprévues, et invariablement mal préparées. Il y avait là de certaines marques qui révélaient clairement, en outre, un défaut d'aptitude assez prononcé pour la manœuvre de la bicyclette, défaut qui, à son tour, suggérait l'hypothèse d'une personne peu accoutumée aux exercices musculaires. Des ampoules aux mains trahissaient l'effort nerveux du cycliste qui se cramponne au guidon. Et ainsi de suite, jusqu'à ce que Sherlock finisse par nous expliquer, de proche en proche, que la machine montée par le sujet doit être à coup sûr une vieille machine à l'ancienne mode, avec une fourche transversale au lieu d'un cadre droit, un caoutchouc plein fort usé à la roue d'arrière au lieu de pneumatiques, le tout d'un poids total de dix-neuf kilos et demi.

Ma révélation est faite ; derrière la modeste figure du consciencieux commis dé magasin que j'ai eu d'abord l'honneur de vous présenter, surgit maintenant à vos yeux l'image d'une lutte nocturne, de deux figures sombres aux prises avec une machine, sur une route obscure. (Je puis vous cure tout de suite que c'était la route de Rœhampton à Putney Hill) ; et, à cette image, s'ajoute le bruit d'un talon heurtant le sol, un cri et un grognement, suivis d'un ordre énergique ; « Le guidon d'aplomb, voyons, le guidon d'aplomb. » Puis, une chute. Après quoi, vous apercevez vaguement, dans les ténèbres, le héros de cette histoire assis au bord de la route, et frottant sa jambe à quelque endroit nouveau, pendant que son compagnon, — plein de sympathie mais nullement éploré, — s'occupe à remettre en place le guidon faussé.

C'est ainsi que, même chez un commis de boutique, s'affirme l'énergie virile, le poussant, malgré les conditions défavorables de son métier, malgré les conseils de la prudence et les obstacles qui lui viennent de l'exiguïté de ses ressources, à rechercher les saines délices de la lutte, du danger et de la douleur. C'est ainsi que notre premier examen du vendeur d'étoffes nous révèle, sous les tissus qui le couvrent, l'homme. Révélation importante, et avec laquelle nous n'en avons pas fini.

Mais assez de ces révélations. Resté seul après votre départ, derrière son comptoir, notre héros s'empare tout à coup d'un rouleau de guingan, et, minutieusement, il se met en devoir d'en redresser les plis. Près de lui, se tient un apprenti, aspirant à la même profession de vendeur de nouveautés, un massif garçon aux cheveux roux, avec une veste noire très courte, quelque chose comme un habit sans queue, et un faux col très haut : celui-là, non moins délibérément, s'occupe de déplier et à replier quelques rouleaux de cretonne. À les voir, si d'aventure vous repassiez dans leur voisinage, vous ne manqueriez pas de supposer que ces deux jeunes gens n'ont pas d'autre pensée que la qualité des étoffes confiées à leur charge, et d'autre souci que la rectitude de leur pliage. Mais le fait est, pour vous dire la vérité, que ni l'un ni l'autre ne pense au travail auquel, machinalement, il se livre. Le vendeur rêve au délicieux moment, — à peine quatre heures à l'attendre encore, — où il pourra reprendre la série de ses contusions et de ses éraflures. L'apprenti, lui, moins émancipé des romanesques rêveries de l'adolescence, se demande à quel exploit héroïque il pourrait s'employer en l'honneur de la dame de ses pensées, c'est-à-dire de l'une des plus jeunes apprenties du rayon des confections, à l'étage supérieur. « Ah ! — soupire-t-il, — une bataille dans la rue contre les révolutionnaires ! Au moins, elle me verrait de la fenêtre, là-haut ! »

Mais voici que, les ramenant tous deux dans le temps présent, voici que revient le gros inspecteur, un papier en main.

— Hoopdriver, — dit-il au vendeur, — comment vont les guingans ?

Il en coûte à Hoopdriver d'abandonner la vision où il se complaisait, d'un triomphe définitif sur les incertitudes de la descente de bicyclette.

— La moyenne largeur va très bien, monsieur ! — répond-il. — Mais la grande largeur paraît s'être un peu calmée. L'inspecteur se rapproche du comptoir.

— À propos, avez-vous quelque préférence particulière concernant l'époque de votre congé annuel ?

Hoopdriver tire les poils de ses moustaches.

— Non, monsieur… Cependant, pas trop tard dans la saison…

— D'aujourd'hui en huit ? Cela vous irait-il ? Hoopdriver se raidit immédiatement, et son visage exprime le conflit qui se débat en lui. Pourra-t-il, en une semaine, achever d'apprendre à pédaler ? Toute la question est là. S'il refuse la date proposée, c'est Briggs qui prendra son congé la semaine suivante ; et lui-même aura à attendre jusqu'en septembre, alors que le temps est souvent bien incertain. Notre jeune héros est, au reste, par nature, d'une imagination optimiste. Tous les vendeurs de nouveautés le sont et doivent l'être, faute de quoi ils ne pourraient jamais avoir la foi qu'ils professent dans la beauté, la lavabilité, et l'excellence inaltérable des, produits qu'ils nous vendent. Aussi la décision ne tarde-t-elle pas.

— Cela m'ira parfaitement, monsieur, — assure M. Hoopdriver après une courte pause.

Le sort en est jeté. L'inspecteur prend note de la date, et s'en va auprès de Briggs, le préposé à la « confection pour hommes », qui vient immédiatement après Hoopdriver dans l'échelle hiérarchique de la maison Antrobus et Cie. M. Hoopdriver, nerveusement, tantôt déplie et replie son guingan et tantôt reste en méditation, le bout de sa langue posé dans le creux, tout récent, de sa dent de sagesse.

Au dîner, ce soir-là, l'emploi des congés devint tout de suite le sujet de la conversation. M. Pritchard parla de l'Écosse, Miss Isaacs vanta les agréments de Bettwsy-Coed, M. Judson avoua sa prédilection pour le Norfolk.

— Moi ? — dit Hoopdriver, quand son tour vint de répondre. — Hé, la bicyclette, naturellement !

— Vous n'avez pas l'intention, bien sûr, d'employer tout votre congé à monter sur votre horrible machine ? — demanda miss Howe, du rayon des modes.

— Pardon ! — répliqua Hoopdriver, avec le plus de calme qu'il put, en tirant son insuffisante moustache.

— Je vais faire une grande excursion à bicyclette tout le long de la Côte Sud.

— Et vous n'oublierez pas d'emporter un litre d'arnica, dans votre sac, hein ? — insinua le jeune apprenti au faux col trop haut, car, un soir, il avait assisté à l'une des leçons, sur les hauteurs de Putney Hill.

— Tu vas fermer ta boîte, toi ! — enjoignit M. Hoopdriver, avec un regard menaçant à l'apprenti. — Pot de marmelade ! — ajouta-t-il tout à coup, à la même adresse, d'un ton d'amer mépris ; puis, se retournant de nouveau vers miss Howe : — Je commence à me tenir tout à fait bien sur ma machine, tout à fait à mon aise ! — assura-t-il.

Il se leva de table très vite, de façon à avoir une bonne heure à consacrer à sa gymnastique désespérée sur la route de Roehampton, avant le moment où les employés logés devaient avoir regagné leurs chambres, à l'étage supérieur du magasin. Quand on éteignit le gaz pour la nuit, à dix heures, notre héros était assis sur le rebord de son lit, occupé à se frotter le genou avec de l'arnica (à un nouvel endroit, et fort étendu) et simultanément à étudier une carte routière de la Côte Sud. Briggs, de la « confection pour hommes », son compagnon de chambre, était couché, s'efforçant de prendre plaisir à fumer sa pipe dans l'obscurité. Briggs n'était, de sa vie, jamais monté sur un vélocipède, mais il déplorait l'inexpérience de Hoopdriver, et lui offrait tous les avis qui lui venaient en tête.

— Aie soin que ta machine soit toujours bien huilée, — disait Briggs. — Emporte un ou deux citrons avec toi. Ménage-toi, ne t'éreinte pas à mort dès le premier jour. Et tiens-toi toujours bien droit. N'oublie pas d'agiter ton grelot à la moindre occasion, et ne perds pas la tête. Fais bien tout ce que je te dis là, et il ne t'arrivera rien de trop fâcheux, Hoopdriver, tu en as ma parole.

Suivait une minute de silence, où le conseiller se consacrait entièrement à sa pipe ; puis, de nouveau :

— Évite avec soin de passer sur des chiens, Hoopdriver, entends-tu ? C'est tout ce qu'il y a de plus dangereux. Tâche de ne pas voiler tes roues ; il y a un type qui s'est tué l'autre jour parce que sa roue d'arrière s'est mise en 8. Ne va pas buter dans les trottoirs ni dans les arbres, garde bien ta droite, et, si tu vois une ligne de tramways, gagne le plus prochain tournant et file dans le comté voisin. Ne manque jamais d'allumer ta lanterne avant que la nuit tombe. Observe comme il faut quelques petites précautions comme ça, mon vieux, et rien d'irréparable ne pourra t'arriver. C'est moi qui te le dis.

— Oui, tu as raison, — répond Hoopdriver. — Bonne nuit, mon vieux.

— Bonne nuit.

Le silence régna, coupé seulement par le gargouillement du tuyau de la pipe. Déjà, Hoopdriver s'élançait, sur sa machine, au pays des rêves, lorsque, soudain, quelque chose vint le faire retomber dans le monde réel. Quelque chose : mais qu'était-ce ?

— Rappelle-toi bien de ne jamais huiler le guidon. C'est très dangereux, — articulait une voix sortant d'un nuage de fumée que perçait, par intervalles, un point lumineux. — Aie soin de nettoyer la chaîne, tous les jours, avec de l'émeri. Observe seulement quelques petites précautions comme ça, et…

— Bonsoir, bonsoir ! — grogna Hoopdriver, et il tira les draps par-dessus ses oreilles.

II LE DÉPART DE M. HOOPDRIVER

Ceux-là seuls qui peinent six longs jours sur sept et toute l'année durant, sauf une brève mais glorieuse série de dix ou quinze jours d'été, ceux-là seuls connaissent les délicieuses sensations du premier matin de congé. Toute la morne et fastidieuse routine s'éloigne de vous brusquement, vous voyez vos entraves tomber à vos pieds. D'un seul coup, vous voici maître absolu de vous-même, maître de chacune des heures d'une libre journée ; vous pouvez aller où il vous plaît, n'appeler personne « monsieur » ou « madame », avoir un revers vierge d'épingles, dédaigner votre jaquette noire pour vous vêtir de vos couleurs préférées ; vous pouvez devenir un homme. Même au sommeil, même au manger et au boire, vous reprochez de vous prendre une part de moments exquis, vous songez que vous n'allez plus avoir à vous lever longtemps avant votre déjeuner, à épousseter et à ranger un lugubre magasin aux stores baissés. Plus d'impérieux rappels à l'ordre, plus de repas précipités, plus de politesse forcée envers de capricieuses vieilles femmes : plus rien de tout cela pendant dix bienheureuses journées. Ce premier matin est d'ailleurs, à beaucoup près, le plus enivrant, car on a encore l'impression de tenir toute sa fortune dans sa main. Chaque soir qui suit, descend sur l'âme une angoisse, un fantôme que rien ne saurait exorciser : le pressentiment du retour. Sans cesse plus noire se projette, devant la lumière du soleil, l'ombre de la rentrée au magasin, de la nécessité de se remettre en cage pour douze autres mois. Mais, le premier des dix matins, les vacances n'ont pas encore de passé derrière elles, et leurs dix jours semblent une éternité de plaisir.

Sans compter que le premier matin du congé de M. Hoopdriver se trouva être un matin radieux, plein de la promesse de jours magnifiques, avec un ciel d'un bleu profond qu'ornaient seulement, par endroits, de légers flocons de nuages blancs. Il y avait des merles sur la route de Richmond, et une alouette dans le parc de Putney. Tout l'air était rafraîchi de rosée ; et la rosée (à moins que ce ne fussent les restes d'une ondée nocturne) étincelait gaiement sur les feuilles et sur l'herbe. Hoopdriver, grâce à la complaisance de la cuisinière de la maison Antrobus, avait déjeuné de très bonne heure. Il conduisait sa machine à la main dans la montée de Putney Hill, et son cœur chantait en lui. À mi-côté, un chat noir, d'apparence vagabonde, traversa la route, et disparut sous une porte cochère. Toutes les grandes maisons de briques rouges, derrière les arbustes multicolores de leurs jardinets, gardaient encore leurs volets clos ; et notre héros n'aurait pas échangé son sort contre celui d'un seul de leurs habitants, même pour cent livres sterling.

Il avait revêtu son nouveau « complet » de cycliste, un élégant Norfolk brun de 30 shillings, et ses jambes, ces deux martyres, se trouvaient amplement consolées de toutes leurs souffrances par une paire de bas orange historiés d'ornements, des bas « légers aux pieds, épais aux mollets ». Un petit sac de toile imperméable, derrière la selle, contenait ses effets de rechange ; le timbre, le guidon et la lampe de sa machine, encore qu'un peu bosselés par l'usage, brillaient à plaisir sous les rayons du soleil levant. Au haut de la colline, après une seule tentative malheureuse qui, Dieu sait comment, s'était terminée sur le gazon du bas-côté, Hoopdriver monta sur sa bicyclette : après quoi, avec une digne et prudente modération dans l'allure, il commença sa grande tournée cycliste le long de la Côte Sud. Il n'y a qu'une image possible pour décrire sa course à ces premiers instants : des courbes voluptueuses. Il n'allait pas vite, il n'allait pas droit, et un critique exigeant pourrait soutenir qu'il n'allait pas bien : mais il allait généreusement, opulemment, utilisant toute la largeur de la route, sans craindre même d'envahir parfois l'un ou l'autre trottoir. Son enthousiasme ne faiblissait pas. Jusque-là, il n'avait encore rencontré ni piétons ni véhicules : à cette heure matinale, la route était déserte. Mais d'avance, se méfiant de lui-même, il se promettait de descendre de sa machine à la première approche de quoi que ce fût qui allât sur des roues. Les ombres des arbres se dessinaient longues et bleues, en travers de la chaussée ; la jeune lumière était comme une flamme d'ambre. Au carrefour de West Hill, le voyageur tourna vers Kingston, et s'enhardit jusqu'à faire sur sa machine la petite montée qu'il avait devant lui. Pendant qu'il luttait, observé avec une curiosité sympathique par un garde du parc en veste de velours, voici qu'apparut, au haut de la montée, le spectre menaçant d'une grosse charrette.

Aussitôt M. Hoopdriver, conformément à sa résolution, décida de mettre pied à terre. Il serra le frein, et la machine s'arrêta net. Le cycliste essaya de penser à ce qu'il devait faire de sa jambe droite. Il étreignit le guidon et desserra le frein, s'appuyant sur la pédale gauche, le pied droit en l'air. Et alors, — mais comme tout cela prend du temps à raconter ! — il sentit que sa machine penchait sur la droite. Puis, pendant qu'il méditait un plan d'action, la loi de la gravitation poursuivit son œuvre. Il hésitait encore, quand, tout à coup, il trouva la machine par terre, lui-même agenouillé sur elle, ayant la vague sensation que, de nouveau, la Providence s'était montrée sévère pour son genou droit. Cet événement prit place juste en face du garde. Le charretier, lui, avait arrêté ses chevaux, afin de pouvoir plus à l'aise contempler l'accident.

— Ce n'est pas comme ça qu'on descend de bicyclette, — fit remarquer le garde.

M. Hoopdriver releva sa machine, dont le guidon était tordu, une fois de plus. Il émit quelque chose comme l'ébauche d'un juron. Il allait avoir encore à dévisser cette dégoûtante affaire.

— Ce n'est pas de cette manière-là qu'on descend de bicyclette, — répéta le garde, après un silence.

— Je le sais, — répondit sèchement M. Hoopdriver, tout en prenant la résolution de négliger, quoi qu'il dût lui en coûter, le nouveau spécimen de blessure qui devait orner son genou. Il déboucla la sacoche, derrière la selle, pour y prendre sa clé à écrous.

— Si vous savez que ce n'est pas de cette manière-là qu'on descend, pourquoi descendez-vous comme ça ? — reprit le garde d'un ton de controverse amicale. M. Hoopdriver, fort ennuyé, prit sa clé et l'approcha du guidon.

— Ça, c'est mon affaire, je suppose ? — dit-il en fourrageant avec son outil. Ses mains tremblaient effroyablement.

Le garde devint pensif, et réunit ses bras derrière son dos.

— Difficiles à manier, ces machines-là, — dit-il, charitablement, — très difficiles !

M. Hoopdriver adapta sa clé sur l'écrou, et se mit en devoir de le desserrer : au premier tour, la clé s'échappa ; brusquement, le touriste se redressa, tenant la roue d'avant entre ses genoux.

— Je vous prie, — dit-il, la gorge serrée — je vous prie de cesser de me regarder ainsi.

Puis, de l'air de quelqu'un qui vient de délivrer un ultimatum, il redressa le guidon, serra l'écrou, replaça la clé dans la sacoche.

Le garde ne bougea pas ; peut-être manifesta-t-il sa surprise en écarquillant les yeux, mais, à coup sûr, il regarda avec plus d'attention encore qu'avant.

— Vous n'êtes guère aimable ! — proféra-t-il tranquillement, tandis que le voyageur saisissait les poignées du guidon, de façon à remonter en selle dès que la charrette serait passée.

Lentement, mais sûrement, une tempête d'indignation s'amassait dans l'âme du garde.

— Pourquoi n'allez-vous pas vous promener sur un chemin qui vous appartienne, si personne n'a le droit de vous adresser la parole ? — demanda-t-il après un silence. — Alors, comme ça, il n'est pas permis de vous faire une remarque en passant, hein, M. Pimbêche ? Je ne suis peut-être pas digne de vous parler ? Monsieur serait-il devenu en bois, tout d'un coup ?

M. Hoopdriver restait indifférent, le regard perdu dans l'immensité de l'avenir. L'excès de son émotion l'avait immobilisé. Autant aurait valu insulter les lions de pierre de Trafalgar Square. Mais le garde considérait que son point d'honneur était en jeu.

— Surtout, ne lui parlez pas ! — cria-t-il au charretier, qui s'approchait d'eux. — Monsieur, voyez-vous, est un Duc, voilà ce qu'il est. Faut être au moins un Comte pour qu'il vous fasse l'honneur de sa conversation… Il s'en va à Windsor, faire visite à Sa Majesté ; c'est pour ça qu'il se redresse. Ah ! il a de l'orgueil ! Il en a tellement qu'il en a mis plein son paquet, là, derrière ; s'il ne s'en était pas débarrassé un peu, il aurait fini par éclater, monsieur le Duc !

Mais M. Hoopdriver n'en entendit pas davantage. Il sautillait obstinément, sur la route, en une série d'efforts spasmodiques pour remonter sur sa machine. Il essaya une fois, et rata ; sur quoi, à l'immense joie du garde, il lâcha un juron. Mais, à l'instant suivant, il se trouvait en selle. Encore un moment d'émotion pendant que la bicyclette faisait une effroyable embardée ; et voilà le garde hors de portée d'oreille !

M. Hoopdriver aurait bien aimé pouvoir se retourner pour lancer à son ennemi un dernier regard de mépris ; mais il se connaissait : se retourner, pour lui, c'était culbuter. Il en fut donc réduit à se représenter la scène qui se déroulait derrière son dos : le garde indigné narrant toute l'aventure au charretier. Du moins s'efforça-t-il de mettre la plus grande somme possible de dédain dans l'aspect de sa retraite.

23

Toujours à sa manière sinueuse, il acheva de grimper la petite montée d'où la route descend ensuite sur Kingston Vale, et, effet curieux de la psychologie du cycliste, il allait d'autant plus droit et d'autant plus aisément que les émotions de sa rencontre avec le garde avaient distrait son esprit de cette appréhension perpétuelle de tomber qui, jusqu'alors, l'avait énervé. Monter proprement à bicyclette, cela ressemble beaucoup à une aventure d'amour : il y faut avant tout la foi. Croyez en vous et la chose est faite ; doutez de vous, et, pour la vie, vous êtes perdu.

Or, le lecteur va peut-être s'imaginer qu'en cet instant notre héros, à la suite de son aventure avec le garde, éprouvait des sentiments de vengeance ou de remords : vengeance pour l'insulte subie, remords de son propre accès de mauvaise humeur. En réalité, rien de pareil. Son cœur n'était rempli que d'un soudain et merveilleux sentiment de gratitude. L'enchantement du congé avait, d'un seul coup, repris possession de son âme. Parvenu au haut de la montée, il lâcha les pédales, allongea ses jambes jusqu'aux repose-pied fixés à la fourche d'avant, et, roulant à présent assez droit, la main sur son frein, il aborda résolument l'excellente descente. Une source nouvelle de joie se révélait à lui et se reflétait dans ses yeux, en plus du ravissement de s'élancer dans un air matinal infiniment vif et doux. Il osa même avancer son pouce et faire sonner le timbre, sans aucune utilité, simplement pour manifester son bonheur.

— « Monsieur est un Duc, voilà ce qu'il est ! » — se répétait à mi-voix M. Hoopdriver ; et sa bouche s'ouvrait en un rire silencieux.

Évidemment ce misérable garde avait voulu l'offenser : mais encore ne lui aurait-il pas lancé cela si sa personne n'avait pas eu quelque chose d'élégant et de distingué. Si injurieuse qu'elle fût, une telle observation, venant d'un tel homme, n'en était pas moins une sorte d'hommage. Oui, c'en était fini pour dix jours, des nouveautés. Le vendeur Hoopdriver, le calicot, avait disparu ; et, à sa place, il y avait maintenant un gentleman, un homme de plaisir, avec un billet de cinq livres, deux pièces d'or, et des pièces d'argent, le tout réparti entre divers endroits de sa personne. Involontairement, à la pensée de ses fonds, la main droite d’Hoopdriver avait lâché le guidon pour tâter la poche intérieure de sa veste ; mais cette main téméraire avait aussitôt ressaisi la poignée, la machine ayant tout à coup décrit une violente courbe vers le mur du cimetière de Kingston. Hé là ! C'est tout juste si une moitié de brique n'avait pas amené une catastrophe. D'ailleurs, a-t-on idée de brutes assez malfaisantes pour déposer un obstacle aussi dangereux au milieu de la route. Ah ! Si la police se décidait une bonne fois à poursuivre quelques-uns de ces gaillards-là, le reste apprendrait bien à se tenir tranquille ! N'était-ce pas la boucle du havresac qui tambourinait ainsi sur le garde-boue d'arrière ? Et comme les roues bourdonnaient joyeusement !

Le cimetière était plein de silence et de paix ; mais Kingston Vale déjà s'éveillait : des fenêtres grinçaient ; il y eut même un chien blanc qui sortit d'une des maisons, et aboya au passage du voyageur. Celui-ci n'en arriva pas moins, un peu essoufflé il est vrai, au bas de Kingston Hill. Il mit pied à terre pour grimper la montée, poussa à la main sa machine. À mi-côte, une voiture de laitier le croisa à toute bride. Puis deux individus à mine patibulaire passèrent, chargés de ballots ; Hoopdriver eut la conviction que c'étaient des cambrioleurs fuyant avec leur butin. Il éprouvait bien une certaine raideur dans les genoux : mais, une fois remonté, il constata aussi, sans erreur possible, qu'il dirigeait sa machine avec beaucoup plus d'aplomb qu'auparavant. Le plaisir de marcher droit eut vite refoulé en lui ces premiers avertissements de la fatigue. Soudain apparut un cavalier ; Hoopdriver, l'âme toute bouleversée de sa propre témérité, le croisa hardiment ; et le voici descendant maintenant vers Kingston, tandis que, sous son séant, dans la sacoche, la clé à écrou s'entrechoque régulièrement avec la burette à huile. Toujours sans l'ombre d'une mésaventure, il dépassa encore une charrette de fruitier et un languissant tombereau de briques. Et quelles exquises sensations il éprouva lorsque, à Kingston, il vit, derrière les stores à moitié levés d'un magasin de nouveautés, deux jeunes gens, s'étirant et bâillant, en vieilles jaquettes poussiéreuses et des foulards sales autour du cou, occupés à épousseter les planches de la devanture avant d'y étaler la marchandise. C'était exactement ce qu'il était lui-même, Hoopdriver, la veille encore. Mais à présent, qu'y avait-il de commun entre ces malheureux et lui ? Les gardes ne le prenaient-ils pas pour un Duc ? Alors, avec un furieux tintamarre de son timbre avertisseur, il alla prendre, dans un virage magistral, la route de Surbiton.

En avant pour la liberté et pour l'aventure ! De temps à autre, sur son passage, une maison, avec une expression de surprise mal réveillée, entrouvrait ses volets comme des paupières, et, sur sa droite, pendant plus d'un mille, la Tamise étincela et miroita. Ah ! Comme il comprenait à présent ce qu'on lui avait dit de la joie de vivre. Quel dommage, seulement, qu'une certaine sensation de crampe autour des genoux et des mollets, lentement et impitoyablement, s'imposât de plus en plus à son attention.

III LE REMARQUABLE ÉPISODE DE LA JEUNE DAME EN GRIS

M. Hoopdriver n'était assurément, en aucune façon, un de nos « jeunes gens dans le mouvement ». Il considérait le sexe féminin comme quelque chose que l'on salue à distance respectueuse, par crainte du danger. Des années d'inapprochable intimité avec des dames, derrière un comptoir, laissent une empreinte sur leur homme. Quand, par hasard, le dimanche, M. Hoopdriver emmenait une de ses collègues à l'église, c'était pour lui toute une aventure. Il n'avait rien du mauvais sujet ni du bourreau des cœurs. Mais, parfois, j'ai pensé que sa machine devait être un peu ensorcelée, qu'il existait un aimant particulier dans le métal dont elle était faite. Après tout, qui saurait divulguer son mystérieux passé ? Notre héros l'avait achetée, de seconde main, à Hare, le revendeur de Putney, qui convint qu'elle avait eu déjà plusieurs maîtres. En fait, « de seconde main » était un euphémisme ; Hare fut quelque peu ébahi de trouver acheteur pour une pareille antiquaille. Il assura qu'elle était parfaitement solide, d'un modèle légèrement ancien, mais il ne souffla mot du caractère moral qu'elle pouvait dissimuler. Qui sait si elle n'avait point commencé sa carrière avec un poète, au temps de sa glorieuse jeunesse ? Peut-être même fut-elle le véhicule d'un homme véritablement dévergondé, dissolu, dépravé. Nul de ceux qui ont jamais monté une bicyclette ne me démentira, en tous cas, si je dis que ces machines-là ont une disposition inexplicable à acquérir de mauvaises habitudes, — et à les garder.

C'est chose indéniable que la bicyclette de M. Hoopdriver fut tourmentée des plus violentes convulsions dès qu'apparut à l'horizon la Jeune Dame en Gris. Aussitôt, elle commença une série sans précédents de sinuosités et de brusques crochets, — sans précédents, du moins dans l'expérience de son possesseur actuel. Celui-ci, de plus, dut constater que sa casquette était sur le point de tomber, et que son reste de respiration allait lui manquer.

La Jeune Dame en Gris, elle aussi, montait une bicyclette, et le soleil, derrière elle, dessinait en or ses contours, laissant les détails dans l'ombre. Hoopdriver eut l'impression qu'elle était jeune, mince et brune, avec un teint brillant et des yeux animés. Le guidon de sa machine étincelait ; le timbre reflétait, avec un éclat aveuglant, un grand faisceau de lumière. Son costume était d'un superbe gris bleu, mais quelle forme bizarre avait donc la jupe ? M. Hoopdriver, étant du métier, avait entendu parler des modèles spéciaux pour dames, — des modèles français, naturellement. Elle suivait un petit chemin qui venait des villas de Surbiton, et gagnait la grande route à angle aigu. Elle allait à peu près à la même allure que M. Hoopdriver. Les apparences annonçaient une rencontre imminente.

Alors un affreux conflit de doutes s'empara de notre héros. Comparée à l'aisance de cette jeune femme, sa façon de monter était grotesque. Ne ferait-il pas mieux de descendre tout de suite, en feignant de réparer une avarie imaginaire à la pédale, par exemple ? Oui, mais l'issue même d'une descente était incertaine. La dernière fois, en présence du garde ! Et, d'autre part, s'il continuait à avancer, que se passerait-il ? Aller très lentement ? C'était abdiquer sa supériorité masculine. Et puis la jeune cycliste elle-même ne marchait pas très vite. Par contre, s'élancer devant elle, lui brûler la politesse, quelle grossièreté ! — sans parler du danger. Son éducation professionnelle l'avait accoutumé à s'incliner et à s'effacer. Si, au moins, il avait pu lâcher le guidon d'une main et soulever sa casquette, au passage, tout était sauvé ! Mais ce geste simple ne rappelait-il pas trop le salut silencieux d'un convoi funèbre ?

Or, pendant ces réflexions, les deux distances se rapprochaient. La jeune personne, qui observait notre héros, avait le sang aux joues, les cheveux un peu dénoués, et des yeux très brillants. Les lèvres rouges s'entrouvrirent, peut-être dans l'effort de gagner de vitesse M. Hoopdriver, mais on pouvait tout aussi bien croire à un sourire discret. Et notre touriste constata soudain que ce représentant du sexe faible portait une jupe-culotte. N'était-ce pas une audace immodeste, indécente même ? Il éprouva un désir irrésistible d'échapper à l'inconnu d'une situation risquée. L'instant pressait, le choix d'un parti s'imposait. Tout à coup, M. Hoopdriver se mit à pédaler frénétiquement, avec l'intention de passer le premier. Il roula sur un fragment de tôle qui s'engagea entre la roue d'avant et le garde-boue. La bicyclette se dirigea malgré lui vers la droite. Quel démon la possédait ?

À ce moment suprême, il se dit qu'après tout il aurait mieux fait de descendre. Il essaya de virer tout à fait, mais, craignant de tomber, il redressa vivement son guidon, le tournant, d'un mouvement instinctif, beaucoup trop sur la gauche, et réussit à passer derrière la jeune personne, en frôlant dangereusement sa roue. Le rebord du trottoir attendait l'acrobate. Il voulut rétablir sa direction, mais franchit l'obstacle trop proche et donna tête baissée dans une palissade en planches. Le choc lui fit quitter la selle ; il bascula de côté et d'autre, et se trouva enfin assis sur le gravier, les jambes entre la fourche et la selle de sa machine. Le contact avec le sol l'avait secoué des pieds à la tête. Il restait dans cette position, regrettant de ne s'être point cassé le cou, regrettant plus cordialement encore d'être jamais né.

Toute sa joie de vivre s'en était allée. Un Duc, en vérité ! Ah ! les femmes !

M. Hoopdriver perçut un doux frémissement, le déclic d'un frein, le bruit de deux pieds tombant à terre ; et la Jeune Dame en Gris, tenant sa machine, était debout près de lui. La chaude lumière du soleil l'éclairait en plein.

— Vous êtes-vous blessé ? — demanda-t-elle.

Elle avait une voix charmante, claire, juvénile, et vraiment elle était toute jeune, presque une fillette. Et elle pédalait déjà si bien ! Amère pensée pour notre héros ! M. Hoopdriver se releva aussitôt.

— Pas du tout ! — balbutia-t-il, prêt à s'excuser, avec la pénible conscience du fâcheux effet que devaient produire, sur un complet Norfolk, de larges placards de terre. — Je suis vraiment désolé…

— C'est entièrement ma faute, — dit-elle, l'interrompant. — J'ai voulu vous dépasser du mauvais côté. C'est à moi d'être désolée.

— Mais, c'est ma direction qui…

— J'aurais dû voir tout de suite que vous étiez novice, — reprit-elle, avec une nuance de supériorité. — Et pourtant, vous marchiez si droit, et si vite, là-bas…