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« Chacun est la solution de l’autre : à deux, et plus forts désormais, nous deviendrons ce que nous aurions dû être. »
C’est autour de ce pacte fondateur que se sont nouées les vies de Jean-Claude et Pascale. Durant quarante ans d’union passionnée, ils n’ont cessé non seulement de se soutenir, mais aussi de se faire à tour de rôle la courte échelle pour tenter de se hisser, ensemble, hors de leurs conditions initiales. Quatre ans après le décès de Jean-Claude dans d’infinies souffrances, Pascale Morelot-Palu tient la plume pour tous les deux, alternant leurs voix pour raconter au plus près ces vies à la fois intriquées et indépendantes. Biographie en diptyque, exercice d’admiration, portraits psychologiques croisés, œuvre de transmission de valeurs et d’expériences… ce livre est tout cela et bien plus encore : une extraordinaire histoire d’amour par-delà la mort.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
"Une histoire de couple, tellement belle, émouvante, courageuse, qui peut inspirer tant de monde, une écriture originale."
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Amélie Nothomb
À PROPOS DE L'AUTRICE
Pascale Morelot-Palu est architecte et artiste peintre. Après le décès dramatique de son époux, elle a senti la nécessité de publier leur biographie en diptyque, comme un témoignage de deux résilients. Avec ce livre, elle offre une voie possible, voire un soutien, à ceux qui cherchent une réalisation de soi.
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Seitenzahl: 293
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Pascale Morelot-Palu
La courte échelle
© Lys Bleu Éditions – Pascale Morelot-Palu
ISBN : 979-10-377-9467-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Avant-propos
Jean-Claude est décédé il y a quatre ans. Nous nous étions rencontrés quarante ans auparavant.
Naufragés de nos enfances et adolescences difficiles, nous nous sommes accrochés l’un à l’autre pour remonter le courant et nous construire ensemble, nous aider à évoluer vers le meilleur pour chacun de nous. Oui, nous avons eu une vie extraordinaire et c’est de cela que parle ce livre.
Peu de temps après sa disparition, l’idée s’est imposée à moi : les œuvres artistiques que j’ai produites en grand nombre durant mon deuil ne concernent que moi et mon ressenti, je dois aussi écrire l’histoire de Jean-Claude pour la transmettre à mes enfants, mes petits-enfants et toute autre personne que cela pourrait aider. J’ai eu envie de créer un mythe, une légende.
Jean-Claude avait une mission de vie qu’il a assumée jusqu’à ses derniers jours, sans compter son énergie : aider toute personne en difficulté et quelle que soit l’échelle de son intervention. L’individu, avec l’enseignement et la psychanalyse. Le social, dans les associations, pour les entreprises en difficulté et par la politique. Son désir de construire un monde juste et une société respectant l’homme et les libertés ne l’avait pas quitté depuis son adolescence.
Jean-Claude se levait tous les jours avec une certitude : par l’action, on intervient dans le réel et on le change. Son éthique, ses fortes valeurs et ses compétences inhabituelles lui ont permis d’intervenir dans tant de mondes différents, sans aucune compromission, que le récit de sa vie semble être un roman.
Toute personne en contact avec Jean-Claude évoluait, apprenait, grandissait, dans une relation affective intense ; beaucoup d’entre vous me l’ont dit : « c’était mon mentor, mon père, mon frère, mon ami ».
Tout le monde savait aussi combien Jean-Claude pouvait être difficile à vivre, râleur, stressé, agressif, plein de certitudes, mais tout le monde le connaissait pour sa gentillesse et son écoute, et c’est la complexité de son caractère et de ses engagements qui le rendait si attachant.
La mort pour Jean-Claude n’était pas la mort physique, mais la mort sociale. Ce livre n’a pas pour objectif de le ressusciter, mais d’engendrer une continuité à cette vie sociale.
Durant l’écriture de cette biographie, j’ai pris petit à petit conscience de l’intrication de nos deux vies, de l’importance que chacun avait pour l’autre, des étonnantes convergences de nos histoires personnelles et de nos évolutions. Il était mon héros, tant il avait une analyse précise et des réponses justes à chaque situation, et parce que je ne serais pas ce que je suis sans l’avoir rencontré. Mais j’étais aussi son soutien, sa muse, son réconfort, celle qui avait l’ambition d’apporter de la beauté, de l’harmonie et du bien-être dans nos vies. C’est pourquoi j’ai décidé de présenter en diptyque ce qui, à l’origine, devait être une seule biographie, chacun de nous deux parlera donc en alternance.
Je vous le propose pour que chacun réalise qu’il est toujours possible de faire ce que l’on souhaite de sa vie.
Accomplir ce travail de souvenir m’a libérée et offert la certitude que, oui, j’ai bien la force de continuer sans lui.
Décembre 2021
On peut dire que tout a commencé fin 1976. Cela peut paraître banal, une rencontre, mais la nôtre ce soir-là, lors d’une fête dans un appartement du XIIIe arrondissement, n’a pas seulement été une rencontre amoureuse : elle a été pour chacun de nous une révélation. Mieux même : une révolution. Elle a déterminé nos vies, elle a été le point de départ de ce pacte qui nous a unis plus de quarante ans, qui nous a permis de nous libérer du poids de nos enfances et à partir duquel nous avons construit nos parcours, chacun le sien, mais toujours à deux. Personne n’aurait pu le prévoir ce premier soir où nous avons fait connaissance.
À cette époque, à 20 ans, tu avais entamé, Pascale, ta deuxième année à l’école d’assistantes sociales de l’AP-HP1. Parmi tes amies de promotion, plusieurs militaient à l’OCI2, l’organisation politique trotskiste dont j’étais moi aussi un membre actif depuis plusieurs années. J’étais même le responsable politique de la cellule où militaient tes copines, et je sortais avec l’une d’entre-elles.
Ce sont elles qui ont eu la bonne idée de t’inviter à cette fête, sans aucun doute avec l’idée de te recruter. Elles savaient que tu partageais une grande partie de leurs idées sans pour autant être engagée comme elles. La politique t’intéressait bien sûr, d’ailleurs il n’a pas fallu longtemps avant que tu nous rejoignes, mais ce dont tu avais véritablement envie ce soir-là, c’était de danser…
Une super ambiance régnait dans l’appartement enfumé. Des conversations par groupes enflammés ici, quelques flirts, timides ou déjà bien engagés, là. Dans chaque recoin, ça causait, ça fumait, ça riait : bref, ça vivait.
Tu étais venue accompagnée de Pascal, ton mari depuis six mois à peine. Pourtant, j’ai vu très vite que tu m’avais remarqué et que je ne te laissais pas indifférente. Moi, je n’avais d’yeux que pour toi. Je me souviens que tu portais un jean et une tunique bleu pervenche avec de la dentelle au col et aux manches.
Alors, avec mon blouson de cuir, mon jean et ma chemise écrue en gros coton, j’ai joué au kéké pour t’épater, j’ai parlé à m’en étourdir, j’ai paradé et j’ai mis en avant mes talents de danseur de rock.
Je voyais bien que tu n’arrêtais pas de m’observer discrètement. Pour éviter que Pascal le remarque, tu t’étais assise entre ses jambes, ne lui laissant la possibilité que de voir ta nuque, pas ton regard fixé sur moi.
Plus tard dans la nuit, alors que nous n’avions échangé que quelques mots au fil des heures, j’ai vu que tu étais sur le point de partir avec lui, en même temps que plusieurs autres invités. J’ai tout de suite su que je devais agir, que je ne pouvais pas te laisser disparaître ainsi. Alors j’ai forcé ma chance. J’ai attrapé mon blouson et je vous ai suivis jusqu’à l’ascenseur.
Je ne sais pas comment je me suis débrouillé, mais lorsque la porte s’est refermée, les autres se sont retrouvés sur le palier tandis que nous étions tous les deux dans la cabine. Seuls. Côte à côte. Mi sérieusement, mi sur le ton de la plaisanterie, sans doute pour tenir à distance la prémonition qui venait de te saisir de ce qui nous attendait, tu t’es écriée : « Au secours ! Maman ! »
Par chance, personne n’est venu te secourir…
Pascal et les autres noctambules nous ont retrouvés au rez-de-chaussée. Chacun a repris sa route et sa vie. Je n’ai pas été long toutefois à te faire passer un message par l’intermédiaire de Sylvie, une de tes amies de promo : quand pourrions-nous nous revoir ?
Très vite, tu m’as répondu, et notre premier rendez-vous en tête à tête n’a pas tardé, à La Périgourdine, un café-piano jazz, à Saint-Michel, juste en face de la fontaine. Il y en aura bien d’autres, ici et là, en particulier au Victoria, un bar situé au pied du Théâtre de la Ville.
*****
Nous ne cessions de nous retrouver. Chaque séparation était plus douloureuse que la précédente. Nous ne voulions plus nous quitter. Nous ne pouvions plus. Nos caractères, passionnés et excessifs, avaient pris le dessus sur la raison. Au bout de quelques semaines, tu m’as dit sans détour : « Ton mariage n’a aucun sens. Tu peux venir t’installer chez moi. Quand tu veux. » Tu m’as noyée dans un flot d’arguments pour me convaincre, comme tu savais si bien le faire pour vaincre les réticences de tes interlocuteurs. Personne ne pouvait y résister. Moi pas plus qu’une autre, moins qu’une autre peut-être : tu as toujours su mieux que moi ce qui était bon pour moi.
J’ai encore en tête nos discussions passionnées durant ces premières semaines fébriles de notre histoire. Notre complicité intellectuelle totale venait compléter celle, aussi intime, qui liait nos corps. Très tôt, je t’ai avoué mon sentiment d’avoir trouvé une compréhension, une voie pour ma vie : toi, et cet engagement politique qui était ton quotidien. Car si j’étais à tes yeux, à cette époque si palpitante, une « gauchiste issue de la petite bourgeoisie » comme tu me le répétais pour me chambrer, ton implication à toi était totale.
Tu travaillais de nuit à l’époque, au Centre de tri postal de la Gare du Nord, et tu passais tes journées dans la ruche bourdonnante du local de l’OCI, rue du Faubourg Saint-Denis. Tu appliquais ainsi à la lettre les consignes du parti, qui demandait à ses militants de travailler en entreprise pour agir dans le réel par le biais de la lutte syndicale et du recrutement politique.
Dans ces turbulentes années 1970, les Centres de tri postaux comptaient parmi les lieux où s’exprimait le plus fortement le combat politique, car, en empêchant l’acheminement du courrier, ils avaient la capacité de paralyser le pays. Des AG, des revendications, des luttes et des grèves à répétition en résultaient. Tu y as tenu ta part. Ainsi lors des grandes grèves de l’automne 1974, tu t’étais fait remarquer en étant le leader du mouvement dans ton centre de tri.
Le militantisme occupait l’essentiel de ton inlassable énergie : tu consacrais plus de temps à tracter, à organiser des réunions qu’à trier des lettres… En parallèle à cet activisme, tu te construisais ce bagage intellectuel, politique, économique impressionnant sur lequel tu bâtiras ton parcours. De longs moments durant tes heures de travail, tu te réfugiais dans les toilettes pour y lire Le Capital et cette littérature économique marxiste dont tu possédais déjà toute une bibliothèque.
Tu étais ingérable, alors : sans doute que cela fascinait la petite fille sage que j’étais au fond de moi.
*****
J’ai toujours voulu changer le monde, son système économique ainsi que cette société au fonctionnement injuste et délétère. Jamais je n’ai changé d’avis là-dessus. Je suis toujours resté fidèle à ces idées et ces engagements de ma jeunesse, même si ma lutte a pris d’autres formes au fur et à mesure de mon ascension sociale. Certains croiront certainement que je me suis reniée en accédant à des fonctions prestigieuses à la Banque de France, au Trésor, à la Médiation du Crédit ou chez Deloitte : ils auront tort.
Mon but n’a jamais dévié. Quels que soient les postes que j’ai occupés, je ne me suis jamais éloignée de l’OCI et de ses objectifs révolutionnaires. J’ai juste été un clandestin infiltré dans le système, au plus haut niveau de celui-ci. Je comprends que ceux qui m’ont connu alors, chefs d’entreprises, hauts fonctionnaires, responsables politiques… puissent être étonnés, déconcertés, scandalisés peut-être, de découvrir ce double visage. Leur surprise est la preuve que j’ai bien tenu mon rôle.
Mais avant d’en arriver là, durant toutes ces années 1970 où j’étais au bas de l’échelle à La Poste, l’action politique dévorait tout mon temps. Cette vie militante était chiche bien sûr, mais aussi animée et exaltante, avec ses luttes, ses échanges d’idées, ses rencontres et ses confrontations.
Il n’a pas fallu longtemps pour que nous la partagions tous les deux, comme nous partagions la même compréhension du monde, le même engagement. Nous conjuguions le même amour aux premières et deuxièmes personnes du singulier. L’accord parfait. Nous nous étions trouvés.
*****
Deux mois après notre rencontre, j’ai franchi le pas qui allait me lier à toi définitivement, qui allait nous permettre de dépasser nos traumas d’enfance et d’adolescence, qui allait nous donner la force d’avancer dans nos vies en prenant appui l’un sur l’autre.
J’ai quitté Pascal, mon mari, et notre appartement de Vigneux, et je t’ai rejoint rue du Faubourg-Saint-Antoine, en face de l’hôpital, dans le petit appartement qu’une amie politique te prêtait depuis quelques mois, depuis une rupture qui t’avait laissé sans domicile. Ta seule obligation : t’occuper des innombrables noyaux d’avocats qu’elle faisait pousser dans toutes les pièces…
Le confort était pour le moins spartiate : la chambre était fermée à clé, tu n’y avais pas accès et devais donc dormir sur un matelas en mousse posé sur une table… Cela ne te gênait pas tant que tu étais seul. Tes heures de sommeil étaient alors réduites au strict minimum : tu leur préférais l’action militante.
C’est là que j’ai débarqué un soir. Mon père, compréhensif, m’avait déposée à la gare, avec tout mon barda. J’ai fait le reste du trajet seule, et je me suis retrouvée sur ton palier.
Tu m’avais dit que tu ne travaillais pas, je pensais donc te trouver là. Mais il n’y avait personne. Alors j’ai attendu patiemment, assise sur une marche. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Renoncer ? Faire demi-tour ? De toute manière, il n’y avait plus de train à destination de Vigneux. Mais même si cela avait été le cas, je crois que cela n’aurait rien changé. Ma décision était prise.
Les heures se sont écoulées lentement, emportant peu à peu avec elles mon moral et ma détermination. Lorsque tu as fini par rentrer, vers 3 h du matin, j’ai pourtant oublié dans l’instant mes reproches et mon humeur morose tant ton bonheur était visible de me trouver devant ta porte.
Heureusement pour toi, j’adorais les mauvais garçons en ce temps-là. Alors j’ai fait semblant de croire tes explications confuses lorsque tu t’es mis à bredouiller que tu rentrais d’une balade nocturne avec un pote dans Paris.
Qu’est-ce que cela aurait changé de mettre en doute cela ? Autant le prendre avec humour… Après tout, c’était presque crédible tant tu adorais arpenter Paris en tous sens. Tu connaissais cette ville par cœur et tu n’allais pas tarder à m’entraîner dans sa découverte, moi qui n’avais jamais eu véritablement l’occasion de marcher, dont le rayon de promenade n’avait jamais excédé dans mon enfance quelques mètres autour d’une mère dont je ne pouvais m’éloigner. Pour les marches dans la capitale comme pour toutes les activités physiques et sportives dans lesquelles tu te lançais, j’allais vite apprendre que toi, tu n’avais pas de limites !
M’installer avec toi, dans cette garçonnière au confort si rudimentaire, c’était faire le grand saut, c’était rompre avec ma vie antérieure, c’était quitter l’homme que j’avais épousé quelques mois auparavant et auquel je n’avais rien à reprocher sinon que j’allais m’ennuyer toute ma vie avec lui.
Cette séparation a provoqué, un temps, drames, dissensions et controverses dans mon entourage familial autant qu’amical. Cette incompréhension était logique, dans la mesure où nous nous connaissions depuis peu. On me disait que c’était un coup de tête, qu’avec Pascal, on allait si bien ensemble.
Et c’est vrai qu’en apparence, c’était peut-être le cas. Nous étions toujours collés l’un à l’autre, Pascale et Pascal, nous nous habillions pareil, nous semblions si proches.
Mais en te rencontrant, j’ai compris que ce n’était pas vraiment de l’amour, que Pascal avait été pour moi une planche de salut pour fuir une adolescence compliquée. Je l’aimais comme j’aimais tout le monde à l’époque. Plutôt que de l’amour, j’éprouvais pour lui un sentiment tendre, rassurant et un peu morne. J’avais la certitude qu’avec toi Jean-Claude, la vie serait plus rock’n’roll…
Alors j’ai tenu bon, malgré les conseils bienveillants des uns, les remarques cruelles des autres. Ce ne fut pas un moment facile, pas une décision prise dans l’inconscience des 20 ans ; je savais que mon choix avait des conséquences, qu’il n’impliquait pas que moi. J’éprouvais de la tristesse pour Pascal, je comprenais son désarroi, sa détresse, la légitimité de son mal-être face à ce qu’il considérait comme une trahison de ma part, une injustice évidemment.
Pourtant, je n’ai jamais douté de la justesse de mon choix, pas même le jour où les pompiers m’ont appelée pour me dire que Pascal était enfermé depuis plusieurs jours chez lui avec une arme et qu’ils craignaient qu’il ne commette l’irréparable. J’ai tout de suite dit « Je m’occupe de lui », et je me suis précipitée à l’appartement. Mais à aucun moment je n’ai pensé que cela pourrait m’attendrir et que, par remords, je me laisserais convaincre de revenir vivre avec lui. Toi, tu étais contre mon intervention, craignant que je fasse marche arrière et que je renoue avec Pascal. Tu ne me faisais pas encore confiance.
Pour te rassurer sur mes sentiments vis-à-vis de lui, je me souviens t’avoir dit « avoir surtout partagé avec lui la maladie infantile de l’amour, celle de la fusion et du mimétisme ». Manière d’acter le fait qu’un amour adulte pointait à l’aube de notre attachement. Qu’une nouvelle vie commençait pour moi !
Cette nouvelle vie pour moi, c’était aussi m’approprier d’autres dimensions de l’existence grâce à toi. Même si j’avais passé mon enfance à arpenter musées, églises et monuments en compagnie de mes parents, tu avais une façon de découvrir les œuvres et les artistes plus instinctive que la mienne, au gré des conseils des uns ou des autres, au hasard de tes lectures ; tu te passionnais pour des points précis de l’histoire de l’art, bousculant ma connaissance plus générale et sans doute plus académique des grands mouvements et de leurs évolutions.
Par toi, j’ai également acquis une nouvelle compréhension sociale du monde et de son fonctionnement. Dans ces années de rupture avec mon passé, tu as ainsi tenu un rôle essentiel : d’initiateur, d’instructeur, de passeur, de révélateur aussi. À tous points de vue, tu m’as fait grandir. Je garde en mémoire avec amusement et tendresse le souvenir cuisant de cette nuit, la première que nous avons partagée, je crois, où tu m’as donné un grand coup de pied aux fesses, au point de me faire tomber du lit parce que je suçais encore mon pouce pour m’endormir : « Tu remonteras quand tu auras arrêté ! » m’as-tu lancé. Tu n’étais pas toujours adepte de la méthode douce…
Rapidement, au fil de nos conversations incessantes, nous en sommes arrivés à ce constat évident, à cette prise de conscience fondamentale : l’essentiel des problèmes auxquels nous nous heurtions résultait de nos familles et enfances respectives, des blessures qui y étaient liées et dont nous portions encore nombre de traces, et en aucun cas de ce que nous étions, toi et moi, au plus profond de nous-mêmes. Ce sont ces blocages que nous devions surmonter, c’est ce moi profond auquel nous devions nous reconnecter. Par tous les moyens. Mais ensemble. (Photo 1)
Au bout de quelques semaines, nous avons donc quitté ta garçonnière pour nous installer, en février 1977, dans un deux-pièces, rue de Tolbiac, dans le XIIIe arrondissement.
Sitôt délivrés de ce souci logistique, nous avons franchi un nouveau pas dans notre réflexion commune. La conclusion en était aveuglante de clarté : nos vies n’étaient en conformité ni avec nos compétences, ni avec nos espoirs.
C’est à ce moment que nous avons donc passé le pacte qui nous a soudés à jamais, ce pacte sans cesse renouvelé, qui disait en substance « Chacun est la solution de l’autre : à deux, et plus forts désormais, nous deviendrons ce que nous aurions dû être ».
Cela allait devenir notre mantra, le guide de notre vie commune tout au long de notre cheminement personnel et professionnel, le vade-mecum du fonctionnement si singulier de notre couple où, en toute occasion, l’un a toujours aidé l’autre à se construire, à développer ses connaissances et ses capacités, l’a soutenu coûte que coûte quitte à sacrifier temporairement ses propres aspirations, chacun faisant la courte échelle à l’autre, à tour de rôle, chacun stimulant l’autre, le poussant jusqu’à ses limites pour lui permettre de se réaliser.
Pour nous y conformer, il nous a fallu d’abord trouver la voie pour affronter nos démons. Depuis, à 15 ans, que j’avais lu Freud, Jung et les autres, j’avais développé une passion pour la psychiatrie et la psychanalyse. Je t’ai proposé de voir un psy : en tant que jeunes adultes, je savais que nous pouvions avoir un accès au dispensaire d’hygiène mentale de notre quartier, qui était alors expérimental dans le secteur de la psychiatrie.
Je pensais que quelques rendez-vous te permettraient de dénouer tes problèmes. Je n’avais alors pas pris la mesure de la profondeur de ceux-ci. Pour ma part, je savais que j’avais à régler les miens, névrotiques et d’expression existentielle : à l’époque, je voulais que la vie finisse vite…
Nous avons d’abord rencontré une praticienne, à laquelle nous avons pu parler, longuement, de nos enfances difficiles. Lors de cette première séance, à l’écoute de nos parcours, la psy s’est mise à pleurer. C’est ainsi, par le regard de l’autre, que j’ai pris conscience que les choses ne seraient pas aussi simples que je l’avais imaginé, que tout ne se résoudrait pas en quelques rendez-vous. Je me souviens parfaitement de m’être dit : « On est des graves ! »
Des années durant, nous avons donc été suivis individuellement par des psychanalystes, premiers d’une longue série tant ce vaste chantier n’a jamais vraiment cessé. Par cette démarche initiale cependant, nous avons jeté les fondements du travail de construction individuel et social qu’il nous fallait entreprendre.
Notre autre préoccupation récurrente était politique. Si travailler sur soi, afin de réparer ce qui avait été mal bâti, nous semblait indispensable, il nous semblait tout aussi urgent, en parallèle, mais pour des raisons identiques, de travailler à changer le monde.
Pour y parvenir, nous avons pris l’exact contrepied des babas cool de notre temps. Le déni de réalité ? Très peu pour nous ! Les paradis artificiels ? Pas davantage. Tes choix et ton discours militant étaient sans complaisance à l’égard de la démarche de ces jeunes qui rêvaient eux aussi d’un autre monde sans, à tes yeux, s’en donner les moyens. Moins engagée que toi dans l’action politique, plus jeune aussi, de trois ans, je me suis laissé convaincre par cette détermination farouche qui était déjà la tienne, et j’ai choisi sans hésiter de suivre un parcours idéologique identique au tien. La révolution était entre nous un objectif partagé.
Du côté de ma famille, la rivière, un moment en crue après le choc brutal de ma séparation, a fini par retrouver son lit. L’incompréhension a régné pendant des semaines, mais jamais jusqu’au point de rupture. Je t’ai donc présenté à mes parents, puis aux autres de mes proches. Très vite, au terme de ces premières rencontres, j’ai pu te rassurer : la plupart d’entre eux reconnaissaient la densité de ta personnalité et comprenaient mon choix.
Dès lors, nous avons entrepris le difficile processus de rapprochement de nos deux familles. À la fin de 1977, pour les fêtes, j’ai décidé de t’offrir un réveillon de Noël, ainsi qu’à tes parents. Je savais que ce serait une grande première pour vous. Profitant de l’occasion, j’avais aussi invité les miens dans l’appartement de la rue de Tolbiac. C’était une manière d’officialiser notre couple à leurs yeux à tous. Je souris encore quand je repense à la manière dont tu as mis le paquet afin d’épater un peu la galerie, et notamment mon père, allant jusqu’à déployer pour l’occasion d’inattendus talents de décorateur qui resteront sans lendemain.
Tu chercheras régulièrement à l’impressionner en lui faisant miroiter tes capacités de bricoleur. Il racontera souvent une anecdote survenue lors d’un autre dîner et qui l’a longtemps fait rire : il y avait, dans le couloir d’entrée de notre appartement, un vélo en pièces détachées dont tu l’avais assuré que tu allais le réparer. Quand nous avons déménagé, deux ans plus tard, l’engin s’y trouvait toujours… dans le même état…
Dès 1979, nous avons tourné nos yeux plus loin vers l’horizon. On s’est dit avec enthousiasme : « Faisons un enfant maintenant. Ce serait formidable pour lui d’avoir 20 ans en l’an 2000 ! » Mais quand j’ai annoncé à mes parents que j’étais enceinte, leur réaction a été tout autre. Sans doute nous trouvaient-ils encore bien immatures, bien peu installés dans la vie, à peine sortis des galères financières que nous avions traversées depuis notre rencontre.
Pendant des mois en effet, nous n’avions vécu que de ma bourse, de mes maigres économies et d’un prêt que j’avais fait auprès d’amis de mes parents, en m’engageant à le rembourser dès que j’aurai mon diplôme. Au total, à peine 1500 francs par mois. Naïvement, j’avais cru au début que viendrait s’y ajouter ton salaire de postier, avant de comprendre que, comme tous les militants de l’OCI, tu en reversais 60 % au parti. Autant dire que les factures avaient vite fait de dévorer le tout, et que certains soirs, nous n’avions pas grand-chose à nous mettre sous la dent.
Il y eut ainsi des périodes de vaches très maigres, de coupures de chauffage, de faim au ventre. Nous étions heureux malgré tout, au chaud sous la couette. Cela ne t’empêchait pas de dépenser cet argent que nous n’avions pas, comme cette fois où tu m’as offert une magnifique marionnette de Pierrot et que tu t’es retrouvé avec ton compte bloqué. Ce Pierrot est toujours là : il attend fidèlement nos petits enfants dans notre maison bretonne, perché sur la lune que je lui ai fabriquée.
Tu avais alors un comportement irrationnel avec l’argent, une sorte d’incapacité à être adulte et à prévoir. Cela m’a forcée, moi qui déteste être dans une situation d’insécurité, à prendre les choses en main, à apprendre à gérer, à organiser. Ça n’a jamais été un problème, cela fait partie de mes compétences. À l’avenir, la plupart du temps, le suivi des décisions matérielles et de gestion m’incombera dans notre couple.
La bâtisse en pierre épaisse, de plain-pied, est si basse qu’elle paraît ramassée sur elle-même. Vue de plus loin, noyée au milieu d’un paysage de campagne monotone et maussade, on la dirait tout droit sortie de quelque cul de basse-fosse végétal. Comble de tristesse, sa façade orientée au sud bute sur la pente d’une colline, tournant le dos au paysage et à la rivière.
Bienvenue aux Neuvillettes, lieu-dit de la ville d’Ecommoy, au cœur d’une région surtout connue pour la qualité de ses rillettes : la Sarthe. (Photo 2)
Cette maison, qui suinte le dénuement et l’ennui, Pépé et Mémé s’estiment toutefois heureux de pouvoir l’acquérir en 1950, après le décès du père nourricier de Pépé, le Père Simon, agriculteur de son état. (Photos 3 et 4)
Pour cela, le couple a réuni, sou après sou, ses maigres économies thésaurisées pendant les années précédentes, au prix d’un dur labeur quotidien sur ce coin de terre où ils ont grandi.
Ils y sont arrivés nourrissons, placés chacun dans leur famille d’accueil respective. Car Pépé et Mémé sont tous deux des enfants abandonnés qui ont uni leurs destinées. Je suis leur fils, Jean-Claude.
Mémé se prénomme Léontine, et tout le monde l’appelle ainsi. Elle travaille comme bonne dans des maisons bourgeoises des environs. Pépé, c’est-à-dire André, est ouvrier agricole.
Leur vie durant, mes parents sont restés des gosses balafrés par leur abandon dû à la Grande Guerre. André Palu naît en 1916, à Paris. Sa future épouse, née Le Moullec, voit elle aussi le jour dans la capitale deux ans plus tard, tandis que les combats font encore rage : dans les mois qui suivent la naissance de Léontine, en janvier, plus de 500 000 Parisiens fuiront la ville menacée par les incessants bombardements allemands.
Tous deux sont abandonnés dès leur plus jeune âge par des mères se déclarant dans l’impossibilité de nourrir leurs bébés ou de payer des nourrices ; recueillis par l’Assistance publique, ils sont placés dans des familles d’accueil paysannes de la même ville d’Ecommoy, mais dans deux hameaux différents.
De ces mères, ni lui ni elle ne sauront rien. Paniquée de s’imaginer fille d’une prostituée, Mémé refusera jusqu’à la possibilité de mener une enquête de toute façon bien inutile puisque sa mère avait brouillé les pistes en faisant disparaître son lieu de naissance.
Je m’en rendrai compte des années plus tard lorsque, profitant du temps libre imposé par une entorse alors que je commence mes études au Conservatoire national des Arts et Métiers, j’entreprends de renouer les fils de mon histoire familiale si bancale en partant à la recherche de ces inconnues qui avaient rejeté mes parents.
Je le fais pour eux bien sûr, mais surtout pour moi, pour tenter de me réparer à un moment de ma vie où l’idée de famille prend un nouveau sens : en cette fin 1979, je m’apprête à devenir père puisque tu es enceinte, Pascale.
Si j’abandonne vite ma quête du côté de Mémé, ma persévérance finit par payer concernant Pépé. Je découvre en effet l’adresse de sa mère, à Lyon. Avant de l’y emmener, je me rends dans ce petit pavillon où j’aperçois un vieil homme qui jardine.
Je lui demande si Maria Palu habite bien là :
« Je viens vous voir parce que je suis votre petit-fils.
Je lui raconte cette histoire dont il n’a jamais rien su, son épouse ayant tout fait pour effacer son passé, changeant de prénom et d’âge. Désormais souffrant de la maladie d’Alzheimer, ce passé est effacé pour elle. Pourtant, lorsqu’elle voit Pépé, elle le regarde avec une telle intensité qu’on pourrait croire qu’elle le reconnaît. C’est un moment bref et intense. À l’issue de cette rencontre, son mari murmure à Maria : « Si tu m’avais parlé de cet enfant, on l’aurait pris chez nous ».
Par la faute de ce silence, l’enfance d’André, comme celle de Léontine, se déroule autrement, dans des familles d’accueil pas toujours très accueillantes et, lourd tribut, la mienne en sera hélas chamboulée.
Les gens qui recueillent des enfants, en ces temps si rudes de la guerre et de l’immédiat après-guerre, le font en effet soit pour l’argent, ne serait-ce que pour améliorer un peu l’ordinaire, soit par vocation. La petite Léontine a de la chance, sa famille relève de la seconde catégorie : elle gardera d’ailleurs des liens toute sa vie avec ses frères et sœurs de lait.
Les choses sont plus sombres pour André. Non content de l’exploiter sans vergogne dès qu’il est en âge de travailler, le couple d’agriculteurs qui le prend en charge le prive de tout. Il trime aux champs toute la journée et dort dans la soue à cochons. De surcroît, ce foyer sans chaleur est dépourvu de la présence d’un autre enfant. Il y grandit donc seul, sans camarade de jeu.
L’école aurait dû sans doute lui servir à se faire des copains, mais quand on est de l’Assistance publique… À Ecommoy, il n’y en a qu’une : c’est donc là que les deux infortunés se rencontrent.
Le malheur partagé et leur singularité les rapprochent. La cape bleue et les sabots de bois, qui sont les signes extérieurs des pupilles de la Nation, les exposent aux quolibets, et parfois à la méchanceté des autres gamins. Ils sont bien obligés de se serrer les coudes.
Par chance, un excellent instituteur « à l’ancienne » veille et les prend sous son aile. Il les accompagnera, sans relâche, de la communale jusqu’au certificat d’études qui marque la fin de leur scolarité. Grâce à ce maître dévoué, rare rayon de soleil de leurs jeunesses moroses, tous deux savent lire, écrire et compter à la perfection.
Mémé fait d’ailleurs de la lecture, dès l’adolescence, une échappatoire au réel, s’étourdissant des livres que certaines de ses riches patronnes, compatissantes, lui prêtent. Elle les dévore le soir après le travail, en croquant une pomme ; elle évoquera toujours ces moments de liberté comme ayant été « un de ses rares plaisirs dans la vie ». Conséquence de ces lectures de tous ordres, elle découvre et apprend nombre de choses essentielles dans de multiples domaines.
Pépé, lui, n’a guère le loisir de s’évader. Il passe le plus clair de son temps aux champs. Mal aimé, mal traité, mal nourri (il est parfois contraint de manger des racines), il porte très tôt les stigmates physiques de cette vie rude et ingrate : dès l’âge le plus tendre, la malnutrition lui fait perdre toutes ses dents.
Les deux jeunes gens se fréquentent, se marient en novembre 1941 à Ecommoy et vivent chez le père Simon à Neuvillettes.
Les années passent, immuables et tristes. Durant les années de guerre, Pépé est envoyé en Allemagne dans le cadre du STO3. Il ne cessera d’en reparler jusqu’à son décès, pendant les repas de famille, comme de « la meilleure période de sa vie : on buvait du champagne et on rigolait, c’était riche là-bas, je n’ai jamais retrouvé ça chez mes patrons en France ».
« Les enfants issus de l’Assistance Publique doivent savoir se débrouiller tout seuls », répète leur instituteur toute leur jeunesse. Ils retiennent la leçon, et, en dépit des faibles moyens dont la vie les a dotés, ils vont s’efforcer, avec succès, de demeurer autonomes, de l’adolescence jusqu’au terme de leurs existences.
Léontine, assurément, sait faire. Elle a eu l’habileté de prendre pour modèles ses patronnes successives.
Cette faculté d’adaptation a pourtant d’évidentes limites : chaque événement sortant de l’ordinaire – y compris le plus anodin – prend, à ses yeux, des proportions démesurées, au point de la rendre malade, au sens propre du terme. Ainsi, à chacune de nos visites, elle sera prise de violentes coliques nerveuses dès notre arrivée, se précipitant dans les toilettes pour s’y retrancher de longs moments. Je n’ai pas souvenir qu’elle nous ait épargnés, ne serait-ce qu’une fois, ce cérémonial tragi-comique au cours des décennies. Comme si le simple fait de nous voir la mettait dans cet état, l’incapacité au bonheur…
Si Mémé a réussi, même imparfaitement, à changer, à s’accoutumer à d’autres modes de vie, à aller de l’avant, Pépé n’en aura jamais la capacité. Jusqu’à sa mort, il restera l’enfant de la Grande Guerre, tenaillé par la trouille et l’insécurité, puis mû par un instinct de survie égocentrique et quasi pathologique, avant d’atteindre son discutable statut d’adulte.
Une triste anecdote suffit pour s’en convaincre : celle du vélo acheté comme cadeau de communion pour mes 11 ans. Ce vélo d’occasion, de couleur rose, racheté à la fille de mon parrain, est le premier cadeau digne de ce nom offert par mes parents. Pourtant, dès le lendemain, mon père le met sous clé puis s’en approprie l’usage exclusif. Jamais il ne daignera me le rendre. Des décennies plus tard, alors qu’il chevauche encore cet engin, il meurt, à 72 ans, d’un accident vasculaire cérébral en rentrant du marché, au sommet d’une côte !