La découverte du passage du Nord-est - Adolf Erik Nordenskiöld - E-Book

La découverte du passage du Nord-est E-Book

Adolf Erik Nordenskiöld

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Beschreibung

Dans les pas d'un explorateur

Un possible passage maritime au Nord-est situé entre les océans Atlantique et Pacifique avait été envisagé depuis le début du XVIe siècle. Adolf Nordenskiöld est le premier explorateur occidental à parcourir entièrement la voie navigable septentrionale de l’Europe et de l’Asie. La baleinière Vega quitte la Suède le 22 juin 1878 avec à son bord un équipage de vingt et un hommes, des officiers et des scientifiques. Après avoir navigué le long de la côte sibérienne, Nordenskiöld et son équipage passent l’hiver bloqués par les glaces à une journée du détroit de Béring. Cet hivernage forcé de dix mois est mis à profit pour étudier les mœurs des peuples des confins de la Sibérie, les Tchouktches. Au dégel, ils poursuivent jusqu’au Japon durant l’été 1879, atteignant Yokohama le 2 septembre. Nordenskiöld retourne en Suède via le canal de Suez et arrive à Stockholm le 24 avril 1880. C’est ce périple qui est relaté dans cet ouvrage.

Cet ouvrage est composé d'une autobiographie de l'auteur et de lettres écrites au cours de son incroyable voyage aux confins de la Sibérie et de l'Alaska !

EXTRAIT

Notre voyage, vous vous le rappelez, a été lent à ses débuts. La tempête et le vent contraire nous retinrent à Maso jusqu’au 25 juillet : ce ne fut que le soir de ce même jour que nous pûmes enfin lever l’ancre. Pour éviter la mer extrêmement houleuse qu’avait soulevée la rude tempête des jours précédents, nous fîmes route d’abord par le détroit de Magero et doublâmes Nordkyn. De là nous gouvernâmes sur le Goucinoï Nos (Gaskap), situé sur la côte occidentale de la Nouvelle-Zemble. Quoique je me fusse proposé, ainsi que j’ai eu précédemment l’honneur de vous en informer, de pénétrer dans la mer de Kara par le détroit le plus méridional qui y donne entrée, le Yougorski Char, nous mîmes le cap plus haut vers le nord. En effet, l’expérience l’a démontré, les glaçons qui, souvent bien avant en été, flottent dans la baie formée entre la côte occidentale de l’île de Vaïgatch et la terre ferme, entravent singulièrement la navigation dans ces parages, si l’on ne remonte pas jusque vers le Goucinoï Nos pour longer ensuite la côte occidentale de la Nouvelle-Zemble et de l’île de Vaïgatch jusqu’au Yougorski Char. Mais cette précaution était inutile cette année, car nous atteignîmes le détroit de Yougor sans voir de glace.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Adolf Erik Nordenskjöld (1832-1901) est un scientifique explorateur russe qui dut prendre la nationalité suédoise en raison de ses opinions politiques. À partir de 1858, il explore le Groenland, le Spitzberg, la mer de Kara et tente de rejoindre l’océan Pacifique par le détroit de Béring. Finalement, il réussit et devient le premier explorateur occidental à rejoindre le Japon par le passage du Nord-est lors de son expédition de 1878 – 1879.

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Adolf Erik Nordenskjöld

La découvertedu passage du Nord-est

CLAAE

2013

© CLAAE 2013

Tous droits réservés. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

EAN ebook : 9782379110382

CLAAE

France

Adolf Erik Nordenskiöld (1832-1901) est un scientifique explorateur russe qui dut prendre la nationalité suédoise en raison de ses opinions politiques. À partir de 1858, il explore le Groenland, le Spitzberg, la mer de Kara et tente de rejoindre l’océan Pacifique par le détroit de Béring. Finalement, il réussit et devient le premier explorateur occidental à rejoindre le Japon par le passage du Nord-est lors de son expédition de 1878 – 1879.

Avis de l’éditeur

C e livre est en entier composé de lettres écrites par M. Nordenskjöld, soit pendant son voyage, soit à son arrivée à Yokohama. Cette série de lettres est précédée de la biographie de Nordenskjöld écrite par lui-même. Nous avons fait précéder les lettres écrites à M. Oscar Dickson, de Göteborg, du plan de voyage adressé par le savant explorateur au gouvernement suédois avant son départ, et nous les avons fait suivre du rapport qu’il a adressé, de Yokohama, à ce même gouvernement. Nous avons d’autant moins hésité à le faire, que ces lettres sont de véritables récits d’aventures, de chasses, de détails des mœurs des hommes et des bêtes qui vivent dans ces contrées jusqu’alors inconnues. Ces récits sont écrits avec tant de simplicité et de bonhomie qu’on est à la fois surpris et charmé de voir un homme aussi savant se mettre ainsi à la portée des ignorants et des gens du monde.

M. Daubrée, de l’Institut, directeur de l’École des mines de Paris, l’homme auquel la France doit plus qu’à tout autre de connaître Nordenskjöld, et qui est l’ami personnel de l’intrépide voyageur, a bien voulu nous permettre de mettre, en tête de cet ouvrage, une préface tirée du beau discours qu’il a prononcé à l’Académie des sciences, le 1er mars 1880. Ce discours indique les principaux résultats qui sont dus aux recherches de M. Nordenskjöld. Nous ne pouvions placer ce petit livre sous un patronage plus glorieux, et nous remercions M. Daubrée d’avoir bien voulu le couvrir de son autorité.

Le voyage que vient d’accomplir M. Nordenskjöld n’est pas seulement remarquable par les résultats acquis, et que M. Daubrée a si éloquemment fait ressortir dans son discours ; ce qui surprend, ce qui dépasse l’imagination, c’est la sûreté de vue et de prévision qui a présidé à son entreprise qui constitue, sans contredit, la plus grande découverte faite jusqu’à ce jour. En lisant le projet de voyage, adressé par le savant professeur à son gouvernement, le lecteur verra que tout y avait été prévu, et que rien n’avait été abandonné au hasard.

M. Maunoir, secrétaire général de la Société de géographie de France, avec son inépuisable complaisance, et son dévouement sans borne pour tout ce qui peut inspirer le goût de la géographie et M. Gauthiot, secrétaire général de la Société de géographie commerciale de Paris, qui n’est ni moins obligeant, ni moins dévoué à la science, ont bien voulu mettre à notre disposition tous les documents en leur possession qui étaient de nature à faciliter notre tâche. C’est ainsi que nous avons pu suivre, pas à pas, l’équipage du Véga, dans sa brillante expédition, et que nos lecteurs pourront connaître tous les détails authentiques de cette glorieuse entreprise.

M. Jules Gros, secrétaire de la Société de géographie commerciale de Paris, membre de la Société zoologique de Paris et de la Société de géographie de France, professeur à l’Association philotechnique, bien connu déjà par ses travaux et ses ouvrages géographiques, a pris la direction du travail de classement nécessité par la publication de ce livre. Ce sera un nouveau service rendu à la science par un homme qui, depuis longtemps, consacre sa vie à la vulgarisation de la géographie et de l’histoire des voyages.

Nous terminons cette courte note en remerciant tous ceux qui nous ont aidés dans notre tâche : M. Daubrée ; M. Jules Gros, l’ordonnateur de ce livre ; MM. Maunoir et Gauthiot ; M. Krammer, de Stockholm ; M. William Costello, qui a traduit l’autobiographie de Nordenskjöld; M. F. Schulles qui a mis en français les lettres de M. Nordenskjöld et son rapport et auquel nous avons fait de larges emprunts.

Maurice Dreyfous

Édition 1880.

Carte de l’exploration du « Véga », d’après Nordenskiold.

Préface

Les contrées polaires ont le privilège d’exercer une puissante attraction sur des natures d’élite, ardentes à soulever une partie du voile qui les couvre encore. Ces solitudes glacées et leurs formidables banquises ne recèlent guère moins d’obstacles et de périls que les climats torrides et fiévreux de l’Afrique centrale, avec ses peuplades méfiantes et féroces.

Parmi les noms des plus éminents explorateurs des régions boréales, l’histoire inscrira, dans une place d’honneur, le nom du professeur Nordenskjöld, que l’Académie se glorifie de compter parmi ses correspondants.

Après cinq voyages au Spitzberg et un au Groenland, tous féconds en résultats imprévus, il faisait, en 1874, à la surprise générale, la traversée de la Norvège à la Sibérie, où il débarquait à l’embouchure du Ienisseï. Ce voyage, vainement tenté depuis trois siècles, fut exécuté en moins d’un mois, et le retour plus rapidement encore, quoique la Nouvelle-Zemble ait été, au passage, l’objet de quelques études.

Ce premier succès, renouvelé l’année suivante, fit concevoir à M. Nordenskjöld le projet d’entreprendre une autre expédition, dans laquelle il traverserait tout l’océan Glacial de Sibérie jusqu’au détroit de Béring, l’étude judicieuse d’anciennes explorations faites, en diverses parties du littoral à parcourir, dirigea sûrement cette entreprise sans précédent, et donna à leur auteur un espoir de réussite, qui s’est réalisé de la manière la plus heureuse.

Parti de Tromsøe le 21 juillet 1878, le vapeur Véga touchait presque au but de son expédition le 27 septembre de la même année, et quelques heures de navigation, qu’il aurait été facile de gagner, sur divers points du parcours, si on ne les eût consacrées à des recherches scientifiques, auraient suffi pour atteindre le détroit, lorsque les glaces lui fermèrent le passage. Malgré le soin et l’expérience qui avaient présidé à sa construction, le navire aurait couru grand risque d’être écrasé par leur énorme pression, sans l’abri improvisé qu’il trouva derrière un simple glaçon. Ce fut seulement le 18 juillet 1879, après neuf mois d’une immobilité forcée, qu’une débâcle subite rendit la liberté au Véga, qui, deux jours après, doublait la pointe orientale de l’Asie. « Enfin il était atteint, dit M. Nordenskjöld, ce but poursuivi par tant de nations, depuis que sir Hugh Willoughby quitta le port de Greenwich, le 20 mai 1553, au bruit du canon et des hourras des matelots en grande tenue. Après trois cent vingt-six ans, et lorsque la plupart des hommes compétents avaient déclaré l’entreprise impossible, le passage du nord-est était enfin réalisé, sans qu’on eût à déplorer la perte d’un seul homme, sans préjudice à la santé d’aucun de ceux qui participèrent à l’expédition, sans le moindre dommage au navire. »

Si le voyage que le Véga vient d’accomplir ne peut être répété chaque année, il pourra se renouveler souvent. Dès à présent, on peut dire que deux voies nouvelles sont ouvertes et que des communications maritimes sont assurées désormais entre les grands fleuves sibériens et le reste du monde : l’une de l’Obi et du Ienisseï avec l’occident et l’Atlantique, l’autre de la Léna avec l’orient et le Pacifique. La Sibérie fournirait en abondance, outre ses richesses minérales et les produits possibles de ses pêches et de ses bestiaux, le bois de ses immenses forêts et les grains de ses vastes plaines, dont le sol est d’une étonnante fertilité.

Dès son débarquement au Japon, M. Nordenskjöld a été accueilli par des ovations chaleureuses et des témoignages d’admiration ; comme il devait en recevoir tout le long de sa route, et comme il en recevra bientôt parmi nous.

Outre leur grande valeur géographique, les expéditions de M. Nordenskjöld nous ont ouvert, sur diverses parties des sciences, des horizons nouveaux.

Pendant son séjour d’hiver au nord du Spitzberg, au 79e degré, il faisait recueillir chaque jour, au fond de la mer, dont on devait pour cela briser la glace, de nombreux échantillons de végétaux et d’animaux, qui s’y développent avec vigueur, contrairement à ce que les physiologistes pouvaient supposer, sous un tel climat, en l’absence de l’excitation des rayons solaires. Des recherches analogues ont révélé dans l’océan Sibérien une abondance aussi surprenante de la vie. M. Nordenskjöld nous apprend qu’à une profondeur comprise entre trente et cent mètres, cet océan renferme une faune aussi riche en individus que les mers tropicales, quoique la température du fond soit constamment au-dessous de zéro. D’ailleurs, un littoral s’étendant sur plus de quatre-vingt-dix degrés de longitude, et une vaste mer où les naturalistes n’avaient jamais étudié les formes variées des êtres organisés, c’était un domaine qui devait fournir les notions les plus intéressantes, pour la répartition géographique des animaux et des végétaux sous-marins.

Les débris de mammouths accumulés en quelques parties du littoral de la Sibérie faisaient espérer des trouvailles du même genre, pendant ce long parcours; à cet égard, il y eut déception. En revanche, sur le rivage de la péninsule tchouktche, on découvrit des ossements de baleines, enfouis depuis de longs siècles, en grande quantité, dans des couches de sable. Quelques-uns de ces os étaient encore recouverts de peau et d’une chair rouge presque fraîche. C’est un nouvel exemple à rapprocher de ceux que l’on connaît depuis le voyage de Pallas : il fait voir combien les matières animales gelées peuvent se conserver longtemps sans se putréfier.

Grâce à de nombreux relevés, exécutés dans ses séjours au Spitzberg, M. Nordenskjöld, aussi distingué comme géologue que comme minéralogiste, put déterminer l’âge relatif des terrains stratifiés, à ces extrémités boréales de l’Europe.

Les empreintes de plantes qu’il a extraites des couches du sol arctique, nous ont révélé, à la suite des déterminations de M. Oswald Heer, l’existence d’une forte végétation qui, pendant les époques houillère, jurassique, crétacée et tertiaire, couvrait ces parages aujourd’hui glacés. Quel contraste de l’état actuel de ces régions stériles, avec les fougères arborescentes, les lycopodiacées en arbres, les sigillaires et les calamites, qui les couvraient autrefois et dont les belles formes et la haute stature rappellent notre plus riche végétation tropicale ! Cette vie luxuriante des végétaux de l’époque houillère se montrait donc aussi bien à ces hautes latitudes que dans les régions bien plus méridionales, occupées aujourd’hui par les nombreux bassins houillers de l’Europe moyenne et de l’Amérique du Nord.

Sans correspondre à un climat aussi chaud que celui qui a présidé à la végétation carbonifère, les forêts qui, au milieu de l’époque tertiaire, ombrageaient le Spitzberg, avec leurs chênes, leurs platanes et leurs séquoias, ressemblaient à celles que nous trouvons aujourd’hui à vingt ou trente degrés plus au sud, par exemple, en Californie. Or, on sait que, peu après, à l’époque quaternaire, les glaciers, par une sorte de réciprocité, ont laissé, sur une grande partie de l’Europe, des preuves irrécusables de leur séjour prolongé.

C’est dans les régions boréales qu’on peut espérer trouver la clef de bien des problèmes météorologiques encore à résoudre. Dans ces voyages, et particulièrement pendant les deux hivernages, des observations météorologiques précieuses ont été recueillies. N’en rappelons qu’un seul résultat. Durant plusieurs mois d’hiver, des vents tempétueux n’ont cessé de souffler à l’entrée du détroit de Béring. Or, à la surface du sol régna alors, presque constamment, un courant du nord, à peu près suivant la direction du détroit, tandis que la marche des nuages accusait, à une faible hauteur, un courant atmosphérique, non moins constant, mais venant du sud. « Si donc l’on considère, dit M. Nordenskjöld, que le détroit forme comme une porte entourée de montagnes passablement élevées, placée entre les couches d’air chaud de l’océan Pacifique, et celles d’air froid de l’océan Polaire, on voit que les vents y établissent leur régime, suivant la même loi qu’on observe dans les courants d’air qui se produisent, à travers une porte ouverte, entre une chambre chaude et une pièce froide.»

Il va sans dire que les phénomènes du magnétisme terrestre n’ont pas été négligés plus que tant d’autres. L’espace disponible à bord du Véga n’ayant pas permis d’emporter en Sibérie un observatoire en bois, il fallut en construire un avec la glace et la neige : il n’en répondit pas moins bien à sa destination. Toutefois, pour donner à cet observatoire la stabilité nécessaire à des opérations exactes, on dut l’établir, non sur une banquise, mais sur le rivage, à un kilomètre et demi du navire. Tel est le trajet qu’il fallait faire plusieurs fois par jour, pendant les tempêtes de l’hiver, par l’obscurité, par la tourmente et souvent par un froid de quarante-cinq degrés au-dessous de zéro. Les observateurs séjournaient cinq heures de suite dans cette chambre de glace, où la température accusa longtemps dix-huit degrés au-dessous de zéro. Le service fut confié à onze savants et officiers, répartis en quatre groupes, qui, pendant quatre mois, observèrent, d’heure en heure, les divers appareils. Grâce à l’ardeur héroïque que M. Nordenskjöld avait su inspirer à ses compagnons, nous possédons aujourd’hui pour cette plage, naguère inconnue, un ensemble de mesures plus complet que pour la plupart des localités des pays les plus civilisés.

Quelque dur qu’ait été ce régime volontairement accepté, il a certainement contribué beaucoup à maintenir un état sanitaire, de nature à encourager des imitateurs, qu’il s’agisse d’expéditions polaires ou de stations dans les hautes régions de nos chaînes de montagnes.

Il suffit d’avancer à une latitude, telle que le nord de la Scandinavie, pour jouir de la splendeur des aurores boréales, dont Bravais a fait une étude si justement estimée. Quoique la presqu’île tchouktche paraisse une station plus favorable encore, on n’y a pas vu ces magnifiques bandes rayonnantes ou draperies, dont tout le monde connaît les brillantes images. Le phénomène se réduit à un faible arc lumineux, qui apparaît d’une manière continue et dont la position semble invariable. Notre globe est donc orné, à peu près continuellement, d’une couronne lumineuse, qui n’est pas destinée à être vue par ses habitants, mais qui serait plutôt de nature à éveiller un curieux intérêt chez des observateurs postés sur d’autres planètes de notre système solaire.

On s’étonnera peut-être moins, tout en l’admirant davantage, de cette abondance de résultats variés, dont je n’ai pu indiquer qu’un bien petit nombre, quand on saura que M. Nordenskjöld, si plein de sollicitude pour son équipage, est emporté dans son ardeur pour la science à une témérité extrême, qui maintes fois a mis sa vie en péril. Témoin le voyage qu’il fit au Spitzberg, sur le grand glacier du Nordostland. Il en avait déjà exécuté un autre non moins périlleux, sur l’immense glacier intérieur du Groenland, non exploré jusqu’alors, si ce n’est, dit-on, vers l’an 1000, du temps de Erik den Røde. Aucun glacier connu n’approche, pour les dimensions, de cette nappe de glace continentale qui, sauf des pointements rocheux surgissant çà et là, couvre plus de cent mille kilomètres carrés, avec une épaisseur surpassant un kilomètre et demi, là où des crevasses ont permis de la mesurer1. C’est comme une reproduction actuelle du puissant manteau de glace dont, à une époque géologique, qu’il est permis d’appeler très récente, l’Europe et l’Amérique du Nord étaient en partie recouvertes, dans toute leur largeur et jusque dans leur partie moyenne2. Les Esquimaux qui s’étaient engagés avec notre explorateur refusèrent de continuer une expédition, à leurs yeux trop effrayante, et le laissèrent, seul avec le docteur Berggren, poursuivre sa périlleuse entreprise qui l’obligeait à traverser, de cent mètres en cent mètres environ, des crevasses très profondes, remplies de neige peu cohérente, et n’ayant pas moins de trente mètres de largeur.

L’expédition de 1870, au Groenland, a conduit à une découverte des plus considérables pour l’histoire du globe.

Guidé par ce fait, connu depuis longtemps, que quelques couteaux, fabriqués avec du fer natif, avaient été vus entre les mains d’Esquimaux, M. Nordenskjöld, conduit par les indications de quelques naturels, découvrit sur une plage déserte de l’île Disko, des blocs de fer naturel, dont il rapporta des échantillons. Rien ne paraissait, au premier abord, plus probable que de considérer ces masses, dont la principale ne pèse pas moins de vingt mille kilogrammes, comme tombées du ciel. En effet, d’une part, elles ont la composition des météorites, et, d’autre part, jusqu’alors, le fer, malgré son extrême abondance, sous forme de minerais varié, n’avait jamais été rencontré à l’état métallique, parmi les roches terrestres.

Cependant, à côté de ces masses isolées, de petits grains de fer, également allié de nickel, étaient reconnus dans quelques-unes des éruptions qui, au Groenland, se sont produites sur une vaste étendue, car du 69° au 76° degré de latitude, le littoral présente partout, dans de hauts escarpements, le basalte en immenses nappes horizontales, qui se sont épanchées, à partir de filons verticaux, par lesquels elles jaillissaient, et qui disparaissent sous un gigantesque glacier. Nous savons, maintenant, que, contrairement à ce qu’une induction séduisante faisait admettre, toutes ces masses de fer, grosses et petites, loin d’être originaires des espaces célestes, ont été apportées de la profondeur du globe par les roches volcaniques.

Déjà les nombreuses analogies qui unissent les roches cosmiques, dont les météorites nous apportent des éclats avec certaines de nos roches éruptives, avaient amené à conclure que le fer métallique doit faire partie des masses intérieures de notre globe, mais à des profondeurs jusqu’alors inaccessibles à nos investigations. C’est précisément ce fer métallique terrestre, que les éruptions du Groenland ont fait surgir à nos regards, et, pour que la ressemblance soit plus grande, de même que le fer des pierres tombées du ciel, ce fer d’origine terrestre se montre associé au nickel.

Rien, par conséquent, ne prouve mieux que notre planète offre des caractères de composition identiques avec ceux de certains astres qui en sont bien éloignés : confirmation d’une théorie cosmogonique, que l’on pouvait croire pour toujours inaccessible à tout contrôle direct.

De la sorte s’élargissent incessamment, dans le Temps comme dans l’Espace, les horizons qu’embrasse la Science en scrutant l’Univers physique. Car tandis que l’Astronomie plonge de plus en plus profondément dans l’immensité des cieux, la Géologie remonte chaque jour davantage dans l’immensité des siècles écoulés.

Nous devions, au moment où M. Nordenskjöld reparaît en Europe, le remercier d’avoir porté, avec autant de prévoyance que de hardiesse, le drapeau de la science dans des régions inconnues. L’Académie avait un hommage à rendre à son intrépide et illustre correspondant ; elle est heureuse de commencer, dès aujourd’hui, à lui payer ce juste tribut.

Auguste Daubrée (de l’Institut).

_______________

1. Le premier lieutenant Jensen, de la marine danoise, a fait récemment, par ordre de son gouvernement, une nouvelle exploration de ce glacier hors ligne, et vient d’en exposer les remarquables résultats dans un volume publié à Copenhague.

2. Ce phénomène a exercé une influence de premier ordre sur la nature du sol de ces vastes régions et sur leur configuration actuelle.

Autobiographie d’Adolf Erik Nordenskjöld

(extrait du Dictionnaire biographique de Suède)

Je m’appelle Adolf Erik Nordenskjöld, je suis né à Helsinki, le 18 novembre 1832, le troisième par rang d’âge de sept enfants, dont trois frères et trois sœurs. Mes parents étaient Gustave Nordenskjöld, naturaliste distingué, chef du département des mines de la Finlande, et Marguerite-Sophie de Hartmann. Ma famille s’est signalée depuis très longtemps par un ardent amour de la nature et des recherches scientifiques.

Voici quelques détails sur la famille de Nordenskjöld, tirés du Dictionnaire biographique de Suède 1.

Le fondateur de cette famille était un lieutenant nommé Nordberg qui s’était établi dans le Upland au commencement du XVIIe siècle. Son fils Johan Erik, né en 1660, changea le nom en Nordenberg ; il était inspecteur en chef des manufactures de salpêtre de Uusimaa en Finlande. C’était un homme très instruit. En 1710, pour échapper à la peste qui sévissait en Finlande, il eut l’idée de fréter un navire, de l’approvisionner, de s’y installer avec sa famille et de naviguer dans les mers du Nord, sans communiquer avec la côte jusqu’à ce que la peste eût cessé de sévir. Il mourut en 1740. Ses deux fils furent membres de l’Académie suédoise des sciences à sa fondation en 1739. Un de ces fils, Karl Frederik est le fondateur de la famille des Nordenskjöld2 en Suède et en Finlande.

Un des descendants les plus remarquables de Karl Frederik, le colonel Adolf Gustaf Nordenskjöld, construisit sur sa propriété de Frugor en Finlande un musée d’histoire naturelle.

Tous les membres de cette famille se sont distingués dans la littérature et les études scientifiques. Otto Magnus Nordenskjöld, frère du colonel, après de nombreux voyages en Europe, fut le premier qui introduisit en Finlande des scies à lames multiples. Peu de temps après le malheureux fut persécuté par le pouvoir en Suède et en Russie pour une proposition humanitaire qu’il avait faite à la tsarine Élisabeth. Il ne demandait rien moins que l’établissement d’une paix perpétuelle entre toutes les nations chrétiennes. Ce philanthrope, précurseur de la Ligue de la paix universelle, mourut excommunié par le clergé de la Finlande.

Parmi les enfants du colonel Adolf Gustaf, nous signalerons August, chimiste distingué, qui travailla avec Bernhard Wadström pour l’abolition de la traite des Noirs, et qui mourut en Sierra Leone par suite de blessures qu’il reçut des Noirs pendant qu’il s’efforçait de former une colonie libre.

Le fils puîné d’August, Nils Gustaf, naquit en 1792 ; c’est le père de l’explorateur actuel. Après avoir subi son examen de l’école des mines à l’université d’Uppsala, il fut, pendant plusieurs années l’élève et l’ami intime de Berzelius. Connu de bonne heure comme minéralogiste distingué, il fut nommé inspecteur des mines par le gouvernement. Grâce à la libéralité de l’État, il put entreprendre de nombreux voyages qui lui permirent d’entrer en relation avec la plupart des grands chimistes et minéralogistes d’Angleterre, de France et d’Allemagne. À son retour en Finlande en 1824, il fut nommé chef du département des mines, et consacra trente années d’une activité sans relâche à l’amélioration de cette branche importante de l’industrie du pays. Il parcourut toute la Finlande pour poursuivre ses recherches minéralogiques et géologiques. Ses voyages s’étendirent même jusqu’à l’Oural. Il participa à la rédaction d’un grand nombre de publications périodiques scientifiques ; il publia en outre beaucoup d’ouvrages, et le nombre considérable de minerais découverts par lui prouve toute l’importance de ses recherches. Il fut nommé conseiller d’État et obtint de nombreuses récompenses honorifiques de son gouvernement et de diverses sociétés savantes pour ses travaux scientifiques. Il mourut le 21 février 1866, à Frugor. Cette ville, avec ses collections d’histoire naturelle et sa bibliothèque pieusement créée par toute une famille de savants, fut le berceau du naturaliste et du grand explorateur Adolf Erik qui devait à tout jamais illustrer le nom de Nordenskjöld.

Rendons la parole à Nordenskjöld :

« J’avais treize ans, j’allai avec mon frère aîné au collège de Borgo. Cette institution était un gymnase mixte tenant de l’école et de l’université. On y jouissait de la plus grande liberté ; je me distinguai par mon peu d’assiduité.

» À la fin du printemps, non seulement je n’avais pas fait de progrès dans mes études, mais mon bulletin portait en note non satisfecit sur presque la totalité des sujets d’enseignement. Mes parents avaient heureusement assez de jugement pour n’accorder à ce blâme aucune importance. Au lieu de se répandre en reproches et d’exercer sur nous une surveillance plus active, on nous abandonna, mon frère et moi, à une liberté complète.

» Nous étions logés et nourris modestement, pour la somme minime de cinq roubles-argent par mois, et nous étions absolument libres d’arranger nos études à notre façon. C’est ainsi que s’éveilla chez nous le respect de nous-mêmes. Je devins un bûcheur, et j’arrivai bien vite à mériter les meilleures notes parmi les élèves du collège.

» M. Borenius nous enseignait les mathématiques et la physique ; il avait un cabinet de physique important. M. Ohman nous apprenait la géographie et l’histoire, et s’attachait particulièrement aux mathématiques de la géographie et à la description des pays et des peuples sous toutes les formes, ainsi qu’à la constitution des pays et à la nomenclature des espèces.

» Parmi nos autres professeurs du collège de Borgo se trouvait Johan Ludvig Runeberg, le grand poète. Il enseignait le grec, et était fort estimé par ses collègues et par ses élèves. Cela ne l’empêcha pas de subir quelques désagréments en 1848, pendant l’année de son rectorat, à la suite d’une querelle futile. Deux des élèves du collège furent expulsés, et deux autres furent condamnés, d’après de nouveaux règlements imposés à l’école, à une punition corporelle ; les deux premiers obtinrent un amoindrissement de leur peine, en faisant appel aux tribunaux ordinaires ; mais les autres eurent à subir leur peine qui leur fut infligée sévèrement par le recteur d’alors, Runeberg. Il n’y avait rien à dire à cela au point de vue de la légalité, mais cela ne s’accordait nullement avec la liberté traditionnelle du lycée.

» Ce fait avait lieu pendant l’année mémorable de 1848. L’autorité de Runeberg lui-même était insuffisante pour empêcher une révolution : la moitié des élèves quitta le collège et parmi eux mon frère Otto et moi.

» J’entrai à l’université d’Helsinki en 1849, me vouant principalement à l’étude de la chimie, de l’histoire naturelle, de la physique, des mathématiques et surtout de la minéralogie et de la géologie.

» Déjà, avant de devenir étudiant, j’avais obtenu de mon père la permission de l’accompagner dans ses excursions minéralogiques et j’avais acquis une certaine habileté pour reconnaître et collectionner les minéraux. Mon père m’enseigna en outre l’usage du chalumeau, que lui, comme élève de Gahn et de Berzelius, maniait avec une habileté inconnue à la plupart des chimistes de notre époque.

» Je pris alors à ma charge la riche collection minéralogique de Frugor et je fis en outre, pendant les vacances, de nombreuses excursions dans les pays de la Finlande, les plus intéressants au point de vue minéralogique. C’est ainsi que j’acquis une certaine habileté pour classer les minéraux et cela m’a rendu de grands services dans la carrière que j’ai suivie plus tard.

» Je fus le premier reçu de tous aux examens de 1853, à la suite de cela, j’accompagnai mon père dans une excursion minéralogique dans l’Oural, explorant spécialement les mines de fer et de cuivre de M. Demidoff à Tagilisk. C’est là que je projetai un grand voyage à travers la Sibérie. La guerre de Crimée m’empêcha de mettre ce projet à exécution.

» Après mon retour, je continuai avec ardeur mes études chimiques et minéralogiques, et je pris pour sujet de ma thèse pour la licence, une étude sur les formes des cristaux du graphite et de la chondrodite. Cette thèse fut discutée sous la présidence du professeur Arppé le 28 février 1855. L’année suivante, je publiai un ouvrage plus important : Description des minerais trouvés en Finlande. Plusieurs autres courtes études que je fis sur la minéralogie et la chimie moléculaire furent imprimées dans les Actes de la Société des sciences de Finlande. Je publiai aussi avec la collaboration du docteur Nylander les Mollusques de Finlande (Helsinki 1856), comme réponse à un concours ouvert par la faculté. Pendant l’intervalle, j’avais été nommé directeur de la faculté de mathématiques et de physique. On me nomma en même temps ingénieur des mines, sans emploi actif.

» Je ne jouis pas longtemps des émoluments attachés à ces situations. Avant que six mois se fussent écoulés, je fus révoqué par suite de quelques mots sur la politique que j’avais prononcés à la taverne Tholo dans un banquet que nous avions organisé le 30 novembre 1855. Le cercle joyeux d’étudiants, dont je faisais partie, avait décidé qu’au lieu de célébrer les anniversaires particuliers de chacun de nous, on les réunirait dans une grande fête générale avec musique militaire, décorations, guirlandes, etc. Tout se passa d’une façon charmante et en fait la discussion politique, qui était assez habituelle parmi nous, fut ce jour-là presque complètement oubliée. Malheureusement les apparences étaient contre nous.

» Avouons que nous nous étions déjà si souvent mêlés de politique que les récits véridiques, sur ce qui avait eu lieu cette fois, furent reçus partout avec réserve. Voici comment les choses se sont passées :

« Quelque temps avant, Palmerston avait fait son fameux discours sur la prise des forteresses de la Baltique. Un de nous, K. Veterhof, fit une parodie de ce discours. On continua par des toasts aux vins français, aux fruits de Crimée, aux sardines, etc., et le tout en pure plaisanterie. Nous avions tous été mêlés cent fois à des affaires plus graves, mais ce jour-là les choses se passaient en grand et ce fut notre tort. Nous avions un corps de musique finnois qui accompagnait les toasts d’airs nationaux. Le chef de musique se crut obligé de faire un rapport à son chef : il déclara toutefois que tout s’était passé en pure plaisanterie. Le chef était vexé que nous n’eussions pas employé un corps de musique russe qui n’aurait rien compris à nos discours et aurait par conséquent rendu tout rapport impossible. Tout ce qu’il crut pouvoir faire pour nous, fut de retarder l’envoi de cette accusation le plus longtemps possible. Il pensait qu’il nous serait ainsi permis de tâcher d’arranger l’affaire.

» Ceci paraissait d’abord facile à faire ; mais le gouverneur général prit connaissance de la liste des délinquants. Frappé d’étonnement, il dut probablement se dire : Ah ! diable !... mais ce sont tous de vieilles connaissances ? En effet, la plupart de nous étaient déjà connus de lui pour une raison qui ne pouvait pas lui être agréable.

» Quand il avait accepté la situation de gouverneur général de la Finlande pendant la guerre de Crimée, le comte de Berg, connaissant peu l’esprit d’un pays où chacun parlait librement et où, d’un autre côté, il n’y avait jamais eu trace de société secrète ni de complot, se montra fort alarmé des rapports exagérés qui lui parvenaient sur la situation des esprits de la population. Il essaya alors de se procurer des espions.

» Parmi eux se rencontra un jeune étudiant qu’il envoya à Stockholm pour y découvrir les auteurs d’articles envoyés dans la Finlande aux journaux suédois. Ce jeune homme à son retour devait servir d’espion parmi les étudiants. Un haut fonctionnaire employé dans le bureau de M. de Berg eut connaissance de ce fait et indigné par cet emploi de l’espionnage dans la vie privée, en informa quelques étudiants sur la discrétion desquels il pouvait compter. Il les engagea même à faire un exemple. Ils ne se le firent pas dire deux fois.

» Quelques étudiants, des plus influents, se réunirent dans une maison particulière. L’inculpé y fut convié sous un prétexte quelconque. Pensant qu’il s’agissait de quelque réunion littéraire, il s’y rendit, très flatté de l’attention qu’on lui montrait. À peine fut-il entré que la porte fut refermée derrière lui. On lui adressa ces paroles :

» — Nous avons la preuve que vous êtes un espion !

» Pâle comme la mort, et après quelques moments d’hésitation :

» — Je dois avouer, balbutia-t-il, qu’on m’a fait des offres de ce genre, mais je n’ai pas accepté.

» C’était un commencement d’aveu ; une confession entière suivit bientôt : on lui intima l’ordre de quitter l’université et la ville.

» Le gouverneur général, presque hors de lui en apprenant que nous connaissions si bien ses plus grands secrets, essaya d’abord de prendre l’espion sous sa protection, mais il fut bientôt obligé d’y renoncer. Protéger un mouchard est une tâche impossible même pour un gouverneur général presque tout-puissant.

» Le malheureux jeune homme, qui ne manquait pas de talent, fut nommé à un poste en Russie et disparut d’Helsinki. Le comte de Berg garda la liste des membres du tribunal et promit bien de s’en rappeler au besoin.

» Cette affaire de Tholo lui fournit une excellente occasion. Les premiers sacrifiés furent les chanteurs invités à la fête, jeunes étudiants de goûts artistiques, peu donnés à la politique, mais qui, animés par les discours et le vin, s’étaient mis, en traversant les rues de la ville, à entonner la Marseillaise. Topelius y ajouta quelques vers offensants pour les Russes. Tous ces jeunes gens furent expulsés pour une année. Quant à moi, je reçus ma double révocation sans plus de cérémonie.

» Nous supportâmes tous notre malheur assez paisiblement ; je me procurai de l’argent, et je fis le voyage de Berlin en passant par Saint-Pétersbourg. Pendant mon séjour dans cette dernière ville, je rencontrai inopinément mon père, revenu plus tôt qu’il ne l’espérait d’un nouveau voyage dans l’Oural. Il fut très surpris de rencontrer son fils en ce lieu, mais après explications, il approuva vivement mon voyage et me donna des lettres d’introduction pour ses amis de Berlin, les frères Rose, Mitscherlich, etc.

» Je restai à Berlin pendant le printemps et l’été de 1856, m’occupant de recherches d’analyse minérale dans le laboratoire de Rose. Je profitai en outre de cette occasion pour faire la connaissance des savants les plus éminents de la ville. Grâce au nom bien connu de mon père, je fus accueilli par eux de la façon la plus brillante.

» Pendant l’été de cette même année, je retournai en Finlande en passant par la Suède. Le professeur Arppé, doyen de la faculté de mathématiques et de physique, me demanda si je voulais me proposer pour la chaire nouvellement créée de minéralogie et de géologie ou si je préférais entreprendre des voyages d’exploration au moyen de subventions considérables accordées dans ce but par l’université. Je voulais prendre ce dernier parti, mais mon ami, le philologue si connu, Almqvist eut la préférence ; néanmoins on me fit la promesse formelle de me dédommager au moyen de la subvention Alexandre qui devait être libre dans quelques mois.

» Le plan de voyage que je me proposais était une excursion géologique en Sibérie et spécialement au Kamtchatka ; ce projet fut bientôt abandonné, mais aujourd’hui, après vingt ans, j’espère encore mener à bonne fin une expédition scientifique dans ces régions, en adoptant un plan plus large que je n’aurais pu le faire à cette époque.

« Immédiatement après, j’obtins la subvention Alexandre pour un voyage d’études à travers l’Europe. Cependant, avant de partir, je désirais assister aux fêtes de promotion de 1857 ; je devais en effet y recevoir les diplômes de maître et de docteur, avec la première place d’honneur parmi les maîtres et la seconde parmi les docteurs. Cette promotion devait être une transition inattendue dans mon existence.

» Sur l’invitation des jeunes lauréats, une députation était venue d’Upsale et de Lund : elle se composait d’un professeur et de cinq élèves éminents. Ils furent reçus par nous et partout, pendant leur voyage en Finlande, de la manière la plus cordiale. On prononça de nombreux discours en leur honneur; et je dois l’avouer, même nos aînés ne mettaient aucune mesure dans l’expression de leur amour pour la vieille patrie bien-aimée.

» Le général comte de Berg fut assez puéril pour considérer comme une trahison cette réception basée sur le souvenir du passé et qui n’était que le paiement d’une dette nationale. Ce qui est une circonstance atténuante pour M. de Berg, c’est qu’il n’avait pas encore pu comprendre l’antagonisme qui existait alors entre le despotisme russe et notre vieille liberté.

» À cette fête, on me demanda, à moi qui prenais rarement la parole, de porter un toast et, en raison de mu position comme nouveau docteur, je ne pouvais guère décliner l’honneur qui m’était fait. Mon discours ne fut pas long. Il était naturellement conçu dans l’esprit qui présidait à cette fête. Il fut, disons-le, peut-être un peu plus accentué que d’autres qui eurent la bonne fortune de ne pas exciter l’attention. Je terminai en citant une strophe de Vatterhof dans laquelle il parle de nos souvenirs communs et de l’avenir de la Finlande.

» La première partie de mon discours n’était que le développement de ces mêmes idées exprimées d’une façon prudente et enjolivées de quelques figures de rhétorique. Ces ornements du discours sont, on le sait, aussi nécessaires que le sel à la viande. Salai-je trop mon discours ou nos hôtes furent-ils trop disposés à s’enthousiasmer ? Toujours est-il que mes paroles furent accueillies par une vive approbation d’un côté et par quelques dissentiments d’un autre.

» L’affaire néanmoins serait passée inaperçue comme tant d’autres, mais notre aimé et patriote professeur Cygneus eut malheureusement l’idée, alors, de faire intervenir, pour l’atténuer, un discours prononcé à une fête d’étudiants à Hasselbacken dans lequel Igkarlen avait dit de la Finlande : « Bientôt un nid doré d’esclavage. »

» Ceci fut vivement désapprouvé par la majorité de la réunion. Au nom de plusieurs de nos amis, j’interpellai Cygneus en lui disant : « Ce que vous dites ne représente pas notre pensée. »

» Cet incident fit du bruit et parvint le lendemain aux oreilles de M. de Berg. Depuis longtemps déjà il était aux aguets pour trouver un bouc émissaire. Ce fut moi qu’il choisit. Il fit appeler le recteur et lui commanda de faire une enquête. Le recteur me fit appeler et je lui racontai sincèrement comment les choses s’étaient passées.

» — Mais pourquoi, au nom du ciel, avez-vous parlé ainsi ? me dit-il.

» Là-dessus, je tirai de ma poche une copie de mon discours et la lui tendis.

» Après l’avoir lue, le recteur se calma ; il déclara que mes paroles ne contenaient rien de délictueux et que certainement M. de Berg accepterait mes explications si je lui donnais copie de mon discours.

» Les choses écrites, on le sait, peuvent être diversement interprétées : le gouverneur général déclara au bon docteur que mes paroles constituaient presque de la haute trahison et qu’il ne lui était pas possible de me laisser impuni. Je n’avais pas attaché d’importance à cette affaire et, quelques jours après, me trouvant à Frugor, je reçus avis par un Finnois, ami intime de M. de Berg, que je ferais bien de passer sans délai à l’étranger ou de rester hardiment en déclarant qu’il ne s’agissait que d’un malentendu. Je pris le premier parti et je passai en Suède avec un passeport que je possédais depuis plusieurs mois.

» Quelques jours plus tard arrivait un avis du gouvernement de Saint-Pétersbourg me déclarant pour toujours incapable d’occuper un poste de l’Université. J’ai demandé bien souvent copie de cette pièce ; je n’ai jamais pu l’obtenir, mais je déclare que cette décision sévère était au moins prématurée, sinon illégale.

» À la fin de l’automne de 1858, je revins en Finlande après avoir fait partie de la première expédition de Torell au Spitzberg : on m’offrit de prendre la succession de Mosander comme minéralogiste au muséum de l’État, à Stockholm. Quand je reçus le télégramme m’annonçant cette nomination, je demandai un passeport pour retourner en Suède ; on me fit des difficultés, et le gouverneur général me fit prier de passer chez lui. Il m’accueillit d’abord d’une façon assez amicale, tout en me reprochant d’avoir voyagé précédemment sans être muni de passeport. Je répondis que ce reproche n’était pas absolument mérité, attendu que j’avais employé un passeport datant de l’hiver précédent.

» — Mais, répondit de Berg, il avait plus de trois mois de date?

» À ceci je répondis que les règlements sur la question des passeports m’étaient absolument inconnus et que c’était à l’autorité à savoir s’ils étaient ou non périmés.

» — Alors vous admettez comme moi, dit M. de Berg, que ceux-là ont mal agi qui vous ont permis de voyager avec un vieux passeport.

» — Avec le plus grand plaisir, Votre Excellence.

» Cette réponse fut évidemment agréable à M. de Berg qui parla alors très sensément de l’affaire des promotions. Il déclara qu’après tout, tout cela pouvait s’arranger et que nos relations pourraient être à l’avenir sur un meilleur pied qu’auparavant.