La Dernière transhumance - Alysa Morgon - E-Book

La Dernière transhumance E-Book

Alysa Morgon

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Beschreibung

Ils sont moutonniers. Ils connaissent parfaitement leur métier, ils sont adroits et intuitifs. Un jour, ils abandonnent leur montagne et leur pays pour tenter leur chance en Amérique, dans ces immenses plaines de la Californie.

Félicien et Élisée se connaissent depuis l’enfance. Devenus bergers, ils se retrouvent au moment des transhumances. Voilà trois étés, ils ont fait la connaissance de Barthé. Des liens si solides se sont noués entre eux qu’on ne pourrait imaginer les voir un jour se briser. Tous trois ballottés par leur famille, malmenés par la vie, mais diantrement attachés à leurs troupeaux, ils échafaudent sur l’alpage les rêves les plus fous pour se sortir de leur misère. Élisée, toujours joyeux et décidé, va un jour leur indiquer le chemin de la providence : la Californie… Un paradis lointain où d’autres bergers, à la tête d’imposants troupeaux, courent dans les immenses plaines, remplissant leurs poches de dollars, dit-on !
Bravant familles, peurs et incertitudes, ces garçons, certes courageux mais aussi passablement en déroute, embarquent pour l’Amérique, un pays dont ils ignorent tout. Un voyage au bout d’eux-mêmes, comme au bout de leurs forces et de leur témérité.
Mais cette dernière transhumance sera-t-elle celle de l’espérance ou bien celle du tourment ? À moins qu’elle ne soit celle du bonheur, tout simplement !

Un roman peuplé de personnages attachants, des êtres simples qui ont tout osé pour survivre et garder leur dignité.

EXTRAIT

La combe était large et profonde, mais, de là où il se tenait, le berger pouvait facilement observer ses moutons. Ceux-ci ne craignaient rien, et il y avait assez de pâture pour les contenter ce matin. Il referma son couteau et rejeta sa capuche en arrière, soupirant en étirant son dos. D’une main distraite, il caressa le chien qui se laissa faire, avant de se mettre à japper joyeusement, peut-être bien pour réclamer un autre bout de saucisson ! Mais Barthé l’ignora, car pour lui, à présent, le moment n’était plus à la dégustation !
— Drôle de temps…, se dit-il en regardant le ciel encore couvert. Impossible de savoir vraiment ce qu’il veut faire. Mais il est probablement bien moins triste que moi…
Sur ces mots, il secoua la tête, puis cracha par terre et, cette fois, se leva.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alysa Morgon est née en Provence. Elle y passe toute son enfance et sa jeunesse, entreposant méticuleusement dans sa mémoire des souvenirs qui nourriront son imagination de romancière des années plus tard. À vingt ans, elle change d’accent et s’installe dans les Hautes-Alpes, où elle réside encore aujourd’hui (Gap). Dans chacun de ses romans, les lecteurs retrouvent les couleurs, les senteurs, les coutumes et les traditions provençales, celles d’une Provence qui a malheureusement disparu aujourd’hui. « En enfant du Midi, Alysa Morgon s’est amusée à rendre sonores les accents et les intonations. Elle a souvent le mot juste. Résultat : une tchatche désopilante. » Le Dauphiné Libéré, F. Billy, 21 avril 2013.

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À toute ma famille et à tous mes amis, ce cher troupeau – brebis, béliers et agneaux réunis – qui m’accompagne et m’entoure sur mon chemin de vie et sur mes drailles de transhumance…

À tous mes amis libraires, et aux libraires inconnus, qui sont les bergers de nos livres.

« L’angoisse des départs, sans main chaude dans la main. »

Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre(« C’est le temps de partir »)

1888 – Sur cette terre du Midi, les sentes et les fossés étaient ourlés de grands fenouils fleuris, ornés de limaçons, perles de bracelet. Au bord de chaque champ cultivé, de minuscules cabanons montraient de petits toits inclinés couverts de tuiles rousses qui composaient ainsi un joli ton sur ton d’ocres blondes et douces. En contrebas, en entrelacs, couraient de gros galons d’amandiers, et le moindre phrasé du mistral familier faisait caqueter les amandes. Tous ces grelots improvisés laissaient entendre une chanson à la cadence syncopée. Parfois, cette crécelle au rythme saccadé accompagnait les stridulations des dernières cigales de l’été ; et, le soir, ce bruit sec se mêlait au long chant des grillons qui frottaient leur archet sur leur fragile chanterelle. Abrité par la colline du cap Vernis, Châteauneuf-le-Marquis se blottissait autour de son clocher, troupeau qui se rassemble aux pieds de son berger. Devant lui s’étalait une large plaine, où mille plantes aromatiques exhalaient des fragrances acides ou bien sucrées. Mais, ce matin, tout n’était que dissemblance : le ciel montrait sa triste mine et, d’humeur chagrine, le soleil tirait sa révérence pour la journée. Pas vraiment un temps de Provence tel qu’on pourrait l’imaginer ! Les lieux n’étaient plus parfumés, la garrigue tout entière tenant sa bouche fermée, dans une sorte de souffrance ou d’inquiétude. Ainsi, de la futaie à la plus petite ramure, tout avait été recouvert d’un voile d’organdi, tissé par une brume échevelée qui s’était retirée durant la nuit. Entre-temps, de lourds nuages étaient venus la remplacer, et continuaient de postillonner sur tout le paysage, tout comme sur les épaules de ce pauvre Barthé. Lui, marchait sous la pluie et, à chaque pas, se penchait sur le côté, dans un balancement singulier. Il avait relevé le capuchon de sa pèlerine et caché ses mains sous le tissu de laine fine, afin de se protéger des quelques gouttes qui volaient. Ses souliers étaient trempés, et ses guêtres aussi sur une bonne moitié, bien que l’herbe ne fût plus très haute sur pied, parce que couchée par les pas des brebis qui filaient lentement devant lui. Il accompagnait son troupeau à un rythme d’escargot, alors qu’il aurait préféré pouvoir effectuer de longues enjambées. Mais il ne souhaitait pas non plus contrarier ses bêtes, en les obligeant à accélérer.

Biquet se tenait à ses pieds, dépité, queue baissée, glissée entre ses pattes arrière, car il n’aimait pas mieux la pluie que le berger. L’averse avait fini par tremper le chien, et ses longs poils beiges frisés restaient collés, le faisant paraître plus maigre qu’il n’était en vérité. Le griffon avançait à la même allure que son patron, mais son œil restait vif et attentif au moindre écart d’un mouton. Ayant atteint la combe la plus proche, le troupeau s’y glissa comme s’étale, au fond d’un plat, la pâte lisse d’un soufflé. Il formait une tache mouvante qui changeait de forme souvent, et cela donnait un spectacle charmant qui se transformait sous les yeux du pâtre. Les brebis broutaient volontiers, choisissant leur mets plus copieusement qu’auparavant, une fois passé ce minuscule temps de désenchantement. Barthé s’assit sur un rocher aussi long qu’un pétrin, aussi plat qu’une table, planté au beau milieu du pré depuis des milliers d’années, et qui, dès lors, appartenait au paysage. C’était d’ailleurs celui qu’il retrouvait tous les matins. Le chien s’était couché, mais gardait la tête en éveil. Soudain, le clocher de l’église sonna les neuf heures, et, de sa musette en toile kaki, le jeune homme sortit un gros quignon de pain, une petite bouteille de vin, ainsi qu’une moitié de saucisson. D’un coup de couteau, il trancha le salami, puis il posa délicatement l’entame généreuse sur la mie et engloutit le tout avec plaisir, la bouche joyeuse et l’œil ravi. Le chien aboya, se leva, mais Barthé ne broncha pas. Il continua de manger, pendant que Biquet partait à toute allure pour aller mordiller les mollets d’une jeune brebis qui avait rejoint le fossé afin de se délecter d’un brin d’herbe folle au doux parfum de liberté. Remise dans le droit chemin, l’agnelle sautilla un instant, puis se mit à l’abri de la forme fugace qui se déplaçait petit à petit dans l’espace. À la suite de quoi, Barthé rappela son chien et, pour le récompenser, lui donna la pelure du saucisson. La bête l’avala sans hésitation, mais c’était un si maigre festin qu’elle ne put en sentir le goût ni en connaître le gain ! Alors, elle agita la queue, fit entendre un gémissement malicieux, alla jusqu’à poser sa patte sur le genou de son maître, et celui-ci finit par lui lancer la rondelle qu’il venait de couper. Biquet l’attrapa avec habileté et, de la même façon, l’engloutit vite fait, en se léchant les babines, les yeux brillants de satisfaction.

La combe était large et profonde, mais, de là où il se tenait, le berger pouvait facilement observer ses moutons. Ceux-ci ne craignaient rien, et il y avait assez de pâture pour les contenter ce matin. Il referma son couteau et rejeta sa capuche en arrière, soupirant en étirant son dos. D’une main distraite, il caressa le chien qui se laissa faire, avant de se mettre à japper joyeusement, peut-être bien pour réclamer un autre bout de saucisson ! Mais Barthé l’ignora, car pour lui, à présent, le moment n’était plus à la dégustation !

— Drôle de temps…, se dit-il en regardant le ciel encore couvert. Impossible de savoir vraiment ce qu’il veut faire. Mais il est probablement bien moins triste que moi…

Sur ces mots, il secoua la tête, puis cracha par terre et, cette fois, se leva.

Il était vrai que tout avait poussé Barthé à être aujourd’hui un garçon amer et secret. Tout, et en particulier Clovis, son père, qui avait toujours été dur avec lui, comme si l’homme voulait faire payer à son fils le décès de sa mère ! Catherine était morte à l’accouchement, lui laissant un enfant, certes, mais un enfant estropié ! « C’est elle qui devrait être là ! ne cessait de répéter le père, et non ce paquet braillard qui ne marchera pas ! J’ai besoin de bras, moi, et non d’un goï, d’un boiteux, d’une bouche inutile à nourrir ! » De fait, le garçon était né avec une jambe plus courte que l’autre, ce qui l’avait handicapé dès qu’il s’était mis à marcher ; il n’arrêtait pas de tomber à chaque essai. Devenu grandelet, à force d’assister régulièrement à ces scènes, d’entendre prononcer ces mots terribles, il ne put en venir qu’à détester son père. Très vite, pour s’opposer, il se mura dans le silence, laissant parfois penser qu’il était muet. On entendait sa voix résonner, uniquement lorsque le père le frappait, agacé de le voir si emprunté. Le grand-père, qui vivait également sous ce toit, essayait bien d’intervenir, de compenser, mais cela ne remplaçait pas l’amour d’une mère… Deux années plus tard, Clovis se remaria, et, rapidement, Nine, sa nouvelle épouse, lui donna un autre fils, Lucien, bien portant celui-là, dégourdi et malin. Le garçon prit aussitôt la place qui l’attendait aux côtés du père. Ainsi, par ces façons de faire, les deux gamins finirent par se détester, et Barthé se retrouva solitaire, ténébreux, pire qu’un condamné malheureux, face à son terrible destin. En grandissant, il avait espéré que sa jambe se fortifierait… « Elle a peut-être pris du retard sur l’autre, mais, quand elle aura compris la misère qu’elle me fait, elle aura pitié et finira bien par changer ! » Il tirait alors sur son mollet, le massait, sans le voir pour autant se modifier. Un jour, près du canal d’arrosage, il ramassa un gros bouquet d’orties et le frotta longtemps sur sa jambe, jusqu’à ce qu’elle devienne si rouge et si enflée qu’elle le fit hurler ! « Après une telle friction, elle ne va pas manquer de réagir ! » assurait-il. Or, rien ne changea… Une autre fois, enfermé dans la grange, il se pendit par le pied et resta des heures la tête en bas, jusqu’à ce que le sang lui trouble la vue. Malgré cela, une fois assis par terre, les membres joints, celui valide nargua son voisin toujours aussi petit et décharné. Cruelle et triste vérité pour Barthé. Peut-être plus forte encore qu’auparavant, tant sa désillusion fut énorme. Il devait avoir alors une quinzaine d’années, et, ce jour-là, il comprit qu’il ne lui restait plus qu’à se résigner. « Ce sera ma croix à porter… » Le pauvre garçon était donc contraint de claudiquer, et quand sa jambe le gênait dans son travail, ou bien parce qu’il ne pouvait pas aller aussi vite qu’il l’aurait souhaité, il lui criait : « Putain de jambe ! Tu me gâches la vie, tu sais ! Mais je te ferai avancer ! À coups de trique, s’il le faut ! » Il tapait sa cuisse, donnait des coups de poing sur son mollet, jusqu’à ce que la douleur et la rage finissent par le faire pleurer. Parfois, sa vie lui pesait, et son invalidité devenait un boulet, une drôle de cage. « Je suis un vrai forçat ! Pourtant, je n’ai rien volé à personne, à part la vie de ma mère, il paraît ! Rien que pour cela, sacrebleu, la punition est bien sévère ! Quel est donc le juge qui m’a condamné, mon Dieu ? » Et il pinçait les lèvres pour ne pas crier ni sombrer dans le désespoir. Tous ces moments de désarroi étaient terribles ! Toutefois, ils s’estompèrent au fil des ans, l’âge venant.

Voilà pourquoi Barthé s’était réfugié dans les études et la lecture. Il était vrai qu’il aimait apprendre, découvrir des histoires qui le faisaient rêver, oublier sa jambe qui l’empêchait de vivre normalement. Son père restait indifférent à ces penchants, faisant celui qui n’avait rien remarqué. Après tout, mieux valait un fils savant qu’un fils qui ne savait rien faire ! C’est ainsi qu’à l’école il fut toujours le premier, et souvent le dernier à sortir pour la récréation, emportant un livre sous le bras, comme un autre prenait sa corde, celui-là ses billes ou celui-ci son mouchoir pour s’amuser à cache-tampon. Il ne savait pas mieux jouer au ballon ; quant aux bagarres qui avaient lieu, elles lui répugnaient et parfois l’effrayaient pour de bon. Aussi, il préférait rester à l’écart de ses compagnons qui l’appelaient le boiteux, le goï, visant bassement sa jambe, et, pour lui, son handicap devenait encore plus douloureux. D’autres l’avaient baptisé le Marquis, et ce n’était guère plus gentil, parce qu’ils faisaient allusion à celui qui avait habité un temps le château du village. « Un lettré ! Et marquis pardessus le marché ! » disait-on ici à son propos, mais avec ironie, parce que la plupart ne l’avaient jamais vu, et que le château gardait désespérément ses volets fermés. Plus tard, Barthé fut reçu premier du canton au certificat d’études, ce qui lui valut de recevoir cinquante francs de la part du grand-père, juste avant que celui-ci ne meure d’une mauvaise fluxion. Il avait obtenu un diplôme, et, depuis, il regardait avec fierté, tel un trésor, le billet bleu du grand-père et le diplôme décerné. Durant deux ans, il suivit également le cours complémentaire, puis il arrêta les études définitivement, lorsqu’il apprit qu’il lui faudrait partir pour Marseille s’il souhaitait passer son brevet élémentaire. D’abord, son père ne voulut pas en entendre parler, car il n’était pas question, pour lui, de payer des mois de pension. Ensuite, le fils, lui-même, ne se voyait pas quitter son village, où tout le monde était habitué à sa démarche, pour aller supporter, demain, des regards étrangers… Finalement, peu après, d’un commun accord avec Clovis, il fut décidé qu’il se consacrerait dorénavant aux moutons. L’oncle Maurice était âgé, il était temps de le remplacer ! Petit à petit, le vieux lui apprendrait le métier, et Barthé deviendrait berger. Ce jour-là aussi, son père en profita pour lui annoncer que, en contrepartie, la ferme reviendrait à son frère. « Lucien est capable de travailler la terre, lui ! Il sait s’y prendre, et bientôt il se mariera…, avait-il ajouté. Toi, ce n’est pas pareil avec ton handicap… De toute façon, avec deux familles sous le même toit, il n’y aura pas assez de terres pour tous vous nourrir sans tracas. Alors, c’est très bien que tu aies un métier, étant donné qu’un jour il faudra t’en aller… » Ainsi, en un instant, les quelques centimètres qui manquaient à sa jambe lui enlevèrent également les années supplémentaires, bien réelles, qui le séparaient de son frère et qui attestaient qu’il était son aîné. Voici que ces centimètres oubliés lui retiraient, tout aussi arbitrairement, ce droit d’aînesse dont il bénéficiait depuis sa naissance, et qui était marqué sur les papiers du notaire. Soudain, ce droit changeait de propriétaire ! Douloureusement, la jambe de Barthé s’en trouva un peu plus rapetissée, et il se résigna une deuxième fois. « Que la vie est donc dure, pauvre de moi ! » avait-il fini par conclure d’une petite voix. Après quoi, il s’était tu, restant pour tous impénétrable.

Ces dernières années, sa vie s’était améliorée. Il avait pu prendre un peu d’indépendance en consacrant sa vie aux moutons. Cela lui permettait de se tenir loin de la maison, hormis les trois mois d’hiver où cette obligation devenait une véritable sentence puisque Nine ne le ménageait point. Elle ne l’aimait pas, tout simplement, et n’omettait pas de le lui montrer régulièrement. Mais le garçon n’en était plus affecté, car il l’avait toujours considérée comme une étrangère. Bref, ce n’était pas sa mère, et Dieu soit loué ! Au printemps, il restait toute la journée dans la garrigue, emportant un casse-croûte pour le déjeuner ; et l’été, c’était la suprême récompense, puisqu’il partait en transhumance, rejoindre les Alpes et ses sommets. Ainsi, loin de la ferme et de ses combats coutumiers, il retrouvait enfin le sourire et respirait ! Il voyait même se dessiner une nouvelle destinée, là-haut, où le ciel était si pur qu’il faisait trembler la montagne comme un agneau. Cela lui comblait le cœur et l’apaisait. D’ailleurs, il n’avait plus le même teint, il n’avait plus les mêmes rêves ni les mêmes pensées, et les livres qu’il emportait le passionnaient davantage. Il n’était plus le Marquis, le goï ou le taiseux, il était un berger pareil à tous les autres, qui marchait dans des pentes escarpées, même si ce n’était pas toujours facile pour lui. Malgré tout, il y parvenait, sans avoir besoin d’aide, sans se plaindre lorsqu’il souffrait, quitte, le soir, à se laisser tomber sur sa paillasse, complètement exténué. Au contraire, armé d’un maigre bâton, il avait l’impression qu’à chaque estive supplémentaire il prenait des forces nouvelles…, qu’il faisait des progrès ! Oh ! il ne s’agissait pas pour lui de réaliser des exploits en gravissant les sommets les plus hauts ni les plus droits… Il n’était pas question non plus d’une guérison, car, il le savait, sa jambe jamais ne pousserait ! Mais il arrivait à être plus rapide, plus adroit, passant à des endroits où des valides, eux, hésitaient. Il prouvait ainsi, à tout le monde, qu’il était tout aussi capable que les autres, qu’il n’était plus un handicapé ! Et ça, c’était pour lui une grande victoire, un grand bonheur inespéré. Par là, il ne pensait plus qu’à une chose : quitter définitivement la bastide des Mourre ! Et vu que son père le souhaitait, promis juré, il le ferait ! « J’irai m’installer dans la montagne ! » disait-il, convaincu. Cependant, l’estive ne durant que les trois mois d’été, qu’est-ce qu’il ferait ensuite ? La région était pauvre, les maisons déjà toutes pourvues de bergers… Mais Barthé voulait y croire et garder intactes toutes ses illusions. « Un jour, je trouverai la solution, sans faire de mal à personne, ni à mon chien, ni à mes moutons ! Pas fou, le bougre ! Quant à tous les autres, je m’en fous complètement ! »

Ailleurs, dans les Alpes, un air tiède d’automne, au doux parfum de coing et aux senteurs de pomme, s’installait pour la journée. Une guimpe de paix, couleur de caramel, recouvrait toute la vallée, parant d’or et de miel ce décor installé depuis l’éternité. Les montagnes sauvages, d’une grande sévérité, sinuaient tout autour de ce beau paysage, alignant des pics et des fossés, sous un ciel généreusement azuré. Ce matin, rehaussés de bruns comme de bleus, les sommets tremblotaient, telle la tête d’un vieux, aussi fort qu’en plein mois de juillet, alors qu’en réalité octobre s’en allait. La rousse saison offrait des feux vivants que les sycomores, rouge sang, allumaient dans les fourrés. Tandis qu’ailleurs, toutes rouillées, les feuilles des marronniers volaient en tourbillons, formant des rondes folles sous le petit préau dans la cour de l’école. Le village de Colombeugne s’abritait près d’une falaise. Un fronton escarpé, malmené par les ans, et qui lui conférait des airs de château fort abandonné depuis longtemps. De chaque côté, un rocher se dressait, adjoignant au castel des tours presque jumelles, dans leur découpe et leur dentelle. Tout autour, en raison des hivers rigoureux, les maisons se serraient pour se chauffer un peu, mais ce matin, sur les toits de chaume brun, les cheminées restaient muettes, feu éteint. À cette heure, le soleil inondait la face des montagnes, jouant à chat perché. Quelques chiens aboyaient au passage des bêtes qui montaient vers les prés parsemés de colchiques roses, blancs ou violets. Félicien, le berger, entendait ses moutons trottiner derrière lui, et cela le rassurait. Il savait que ce serait peut-être la dernière fois qu’il les sortirait, vu qu’ici, du jour au lendemain, une fois passée la Saint-Léger, le gel et la neige pouvaient montrer leur tête et, d’un souffle d’airain, tout brûler. Le jeune homme laissa les dernières maisons du village et longea quelques petits murets. Les sonnailles tintaient : celles des béliers et celles des brebis mères qui gardaient leur agneau de seconde portée. Tout se mélangeait aux éclats des cascades, aux bêlements des bêtes, au bruit de leurs sabots qui tapaient sur les pierres, et ce grand tintamarre réchauffait le cœur du berger qui avait l’impression de transporter la vie dans son sillage. Pour lui, c’était un immense bonheur ! D’autant plus grand qu’il n’y en avait pas eu beaucoup dans la ferme des Pailloux où vivaient les Guéraud. La famille n’était pas bien riche, et le désespoir des parents avait longtemps été de ne voir que des filles couchées dans le berceau. Quatre s’étaient succédé presque chaque année, pour justement essayer d’avoir, au bout du compte, un héritier ! Puis, il y avait eu une longue pause obligée, après que Prosper, le père, eut été embroché par un bélier qui l’avait laissé ventre ouvert, tripes à l’air, demi-mort sur le pré. À la suite de cet accident, l’homme avait été longtemps fatigué. Mais, après deux années, pour compenser cette faiblesse passagère et tout ce temps gaspillé, Dieu soit loué, il avait réussi à faire enfin un fils à la Guiberte, à la Guite, comme il l’appelait. Une façon de lui prouver que la vie n’était point finie ! Ainsi était né Eusèbe, dit Zèbe, et, une année plus tard, était arrivé Félicien. De quoi satisfaire le père qui pouvait désormais regarder différemment l’avenir. L’un des garçons était aussi roux que l’autre restait brun. Autant le premier était rustre, autant le second était mutin. Tout les opposait : le caractère et le physique. Rien ne laissait supposer qu’ils étaient frères sous ce toit, presque jumeaux dans le berceau. Zèbe avait une forte personnalité et s’obstinait contre son frère beaucoup plus effacé. Les disputes ne cessaient guère et se terminaient souvent par des coups de poing ou de pied qui faisaient hurler la mère, parce qu’elle ne comprenait pas l’animosité qui existait entre ses deux enfants, ni la violence des rossées qu’ils se donnaient avec acharnement. Au reste, il suffisait de les voir à l’école, lorsque la récréation s’animait, pour comprendre combien les gosses se détestaient. Ils se battaient toujours, cachés par quelques autres, et, à chaque bagarre, on entendait un murmure s’élever, le chant d’un bourdon, le frisson d’une ruche : celui soufflé par les élèves, tête baissée sur les deux gamins couchés par terre et qui luttaient. Le cercle qu’ils formaient autour d’eux retentissait d’une voix décidée : « Félicien ! Beau Sourire ! Félicien ! Triste sire… » Certains envoyaient des coups de pied dans les jambes de celui qui semblait être le plus faible, et qui avait déjà une joue tuméfiée. Puis l’instituteur arrivait, relevait énergiquement le blessé, le remettait droit sur ses pieds, et, un de chaque côté, il tirait par l’oreille les deux combattants, les obligeant à se serrer la main. Ceux-ci le faisaient, mais en restant muets et pas vraiment contents. D’ailleurs, leur geste de colère et leurs yeux arrogants le prouvaient. Le maître leur donnait une punition à rendre le lendemain, souvent la même : les verbes « se battre » et « se réconcilier » à conjuguer à tous les temps et à toutes les personnes. De quoi décourager le plus grand des conquérants ou le plus fort des champions de la castagne !

Une fois le spectacle terminé, les élèves partaient se mettre en rang devant la porte de leur classe, et quelques phrases fusaient au passage du vainqueur : « Belle raclée, Guéraud ! Ça lui fera les pieds ! » Un deuxième lançait : « Dès la prochaine volée, fais-lui péter les lèvres, qu’au moins il ne sourie plus jamais ! » Et un dernier d’ajouter : « Ainsi, on ne l’appellera plus Beau Sourire, mais Gueule Cassée ! » Et toute la classe riait. On sentait presque de la haine dans ces paroles, en tout cas, une volonté certaine de faire pire la prochaine fois au pauvre garçon condamné.

Pendant ce temps, celui-ci avait grimpé les trois marches qui menaient à la petite pièce tenant lieu de cuisine et d’atelier à l’homme d’entretien qui vivait dans l’école. En réalité, le jeune Félicien était un coutumier de la conciergerie ! Et chaque fois qu’il s’y rendait, cette odeur de soupe, de bois et d’arnica mélangés lui rappelait surtout qu’il n’était pas aimé et qu’on le lui faisait chèrement payer ! Mais, en lui ouvrant la porte, Patelle faisait fuir aussitôt les tristes pensées du gamin. « Tu ferais bien de t’installer chez moi, plutôt que de t’obstiner à aller en classe tous les jours, pour, deux minutes après, venir me déranger ! lui disait-il en riant. Ou t’es qu’un querelleur, mon gars, ou ils t’ont dans le nez ! Et là, crois-moi, t’as pas fini d’saigner ! » Le gosse ne répondait pas, s’asseyait sur la chaise en paille que Patelle avait tirée, levait la tête vers lui, menton pointé, prenant toujours la même posture, celle de l’habitué à la triste figure. Il finissait par ne plus sentir la douleur, alors que sa joue était rouge et gonflée ! Ce qui le faisait souffrir, c’était de ne pas pouvoir donner la correction que méritait son frère, « la Rouquette ». C’était ainsi que les copains l’appelaient. Un grand dadais à la tignasse fauve, aux yeux aussi bleus que les siens, mais nettement plus arrogants, et qui le maltraitait autant qu’il molestait son chien. Tout le monde savait que le père préférait l’aîné des enfants, et que la mère, de son côté, réconfortait son cadet du mieux qu’elle pouvait. Ainsi, chacun était aimé par l’un des siens, certes, mais était-ce vraiment une consolation ? De même, vouloir les réconcilier semblait une guerre perdue d’avance. Ils n’étaient que deux frères étrangers qui ne rêvaient que de vengeance. Une haine enracinée, peut-être plus dans le cœur de l’un que dans celui de l’autre, mais que personne ne pouvait enlever. Le sachant, Patelle se contentait simplement de soigner le plus faible, avec patience et aménité.

Félicien était docile et ne sourcillait point lorsque les garçons de la classe l’appelaient Beau Sourire ! Après tout, il était vrai qu’il souriait beaucoup, qu’il était généreux et tranquille. C’est pourquoi Patelle ne pouvait pas faire grand-chose pour le bien du garçon, sinon sortir le remède universel qu’il cachait au fond de son placard : la bouteille d’arnica, glissée au milieu de la vaisselle ! Le flacon était bien sale, parce que beaucoup utilisé, depuis des générations d’écoliers et pour nombre de combats dans la cour ou sous le préau. Chaque année, il le remplissait. Des années plus que d’autres, suivant le caractère des gosses, la force de leurs poings, comme l’énergie de leurs bras. C’était lui qui allait ramasser la fleur d’arnica, ce soleil orange qui s’ouvrait en juillet vers le sommet de la montagne. C’était le seul remède qu’il possédait, mais une teinture efficace, qui soulageait le genre de blessures qui se faisaient chez les garçons de toutes les classes. Pour sa part, Félicien l’avait déjà beaucoup expérimentée. « Si ça continue, disait Patelle d’un air amusé, je vais être obligé de te faire payer la gnôle, ou bien de t’emmener avec moi pour ramasser la fleur ! Sinon, tu vas me ruiner ! » Tout en parlant, l’homme posait la compresse sur la joue enflammée du garçon, et le gosse repartait rejoindre ses camarades, pendant que les quatre heures sonnaient au clocher. À son entrée dans la salle de classe, certains se mettaient à rire, et, immédiatement, le maître les avertissait : « S’il y a des amateurs pour la conjugaison, je peux ajouter le verbe « se moquer », à tous les temps ! » En réponse, le silence tombait, et le gamin s’asseyait sans bruit sur son banc, la joue en feu, tout en ruminant son chagrin.

Lorsque Félicien rentrait chez lui blessé, sa mère, la Guite, sentait son cœur se déchirer. « Qu’est-ce qu’ils t’ont encore fait ? » maugréait-elle, généralisant toujours les protagonistes, parce qu’elle savait très bien que l’aîné était soutenu par toute la classe. Chaque fois, elle se demandait pourquoi tous se liguaient contre cet enfant si doux, si souriant… Mais, après tout, c’était une histoire de gosses qui passerait avec le temps. Félicien posait alors son cartable en bois sur la table, et il ne l’ouvrirait que plus tard, pour faire ses punitions. Pour lui, l’important du moment était de s’asseoir près de la cheminée, de se tourner vers les flammes et de les regarder danser pour essayer d’oublier ses tourments. La mère venait le rejoindre et, face à lui, en silence, elle lui prenait les mains, puis soufflait dessus doucement, afin que ses soucis et sa douleur s’éteignent. Enfin, elle allait chercher un bocal d’eau de rose, si parfumée, qu’elle fabriquait chaque été. Délicatement, à l’aide d’une pince en bois, elle sortait un à un les pétales délavés qu’elle posait soigneusement sur l’hématome, puis qu’elle recouvrait d’un fin mouchoir. Le garçon tenait le tout un moment, et cela le soulageait immédiatement. Plus tard, assis devant la table, tout en faisant ses punitions, il ne cachait ni sa colère ni sa déception.

Après chaque bataille, Zèbe ne rentrait pas à la ferme pour ne pas avoir à parler de ce qu’il s’était passé à la récréation. Il savait que la mère soignerait son frère, et, même si elle ne lui poserait pas de question, il n’aimait pas son regard noir qui ne manquerait pas de le fixer, montrant sa désapprobation. Il attendait que la nuit tombe en jouant aux billes, jusqu’au moment où les premières étoiles commenceraient à briller, et où le ciel quitterait cette couleur de lait pour devenir enfin bleu marine.

Lorsque le père rentrait à son tour, c’était pour regarder de loin la plaie de Félicien, sans le plaindre ni le désapprouver. Il haussait simplement les épaules et posait, dans un coin, le seau plein qu’il tenait pendu à son bras. Guite aussitôt se levait et transvasait, dans une vieille marmite, le brouet que le père avait préparé comme à l’accoutumée. Puis, avant d’aller le donner à la truie qu’on entendait déjà crier, elle le faisait chauffer sur le poêle, tout en le tournant avec une longue cuillère en bois. Elle laissait alors défiler ses pensées, ayant choisi délibérément de se taire et de ne rien faire, afin de ne point se faire remarquer. Seul moyen qu’elle avait trouvé pour soutenir son fils, en ne brisant pas cette indifférence que chacun lui témoignait, et qui, finalement, le protégeait de toute agressivité. Rien qu’à le regarder lorsqu’il était blessé, la mère ressentait une brûlure sur son cœur, pire que celle faite par le fer rouge que l’on pose sur la peau des bêtes pour les marquer. Pour elle, qui aimait tant cet enfant, c’était le fer brûlant de l’effroi et du malheur.

Félicien n’avait rien oublié de tout cela, et ce jour, alors qu’il menait son troupeau, en écho à ce passé, voilà que le clocher se mit à sonner la demie de dix heures. Puis le léger tintement de la clochette de l’école se fit entendre. Aussitôt, une grande clameur s’éleva, et l’instant d’hier finit de s’échapper à son tour, pareil à l’oiseau qui s’envole. De là-haut, dans les prés où Félicien se tenait, la cour semblait toute petite au berger, parce qu’elle avait rétréci avec les années. Elle restait d’autant plus étroite que nombre de gamins s’y agitaient encore. Les bérets volaient, les billes claquaient, l’air pétillait, et l’horloge du temps achevait lentement son quadrille. Secouant la tête pour renvoyer dans le passé ces images qui l’avaient torturé, Félicien se dirigea vers le plateau de Merlot. Il prit, aussitôt, une démarche plus alerte, et les brebis le suivirent en bêlant, dans un joyeux pas de conquête. Ainsi, un sourd bourdonnement s’éleva du chemin, le chant du troupeau, celui de l’espérance, qui grimpa d’un seul jet vers la voûte du ciel en belle connivence…

À Châteauneuf-le-Marquis, à la bastide des Mourre en particulier, le temps de ce jour animait les conversations. Il faisait beau, il faisait bon, et, dans la plaine plantée de superbes vignes drues, le raisin que l’on réservait pour le vin avait déjà la peau tendue, prêt à être vendangé. Il s’agissait de grappes noires, bien charnues, et quelquefois leurs grains fardés de bleu, cachés, à demi, sous les feuilles, ressemblaient à mille petits yeux. Certes, on n’en ferait pas un vin exceptionnel, mais plutôt un vin de table généreux, que demain Clovis vendrait à presque la moitié du village, et qui se boirait aussi dans sa maison, pour son plus grand plaisir et celui des garçons. De l’autre côté, les coteaux à l’adret avaient leurs pentes abritées couvertes également de vignes, mais d’une qualité encore plus recherchée, la plus délicieuse que l’on pût consommer. Ce raisin-là était uniquement destiné à la vente sur le marché et réservé pour la table. Aussi, il vaudrait beaucoup plus cher que le premier. Il s’appelait l’olivette, nom donné par ses grappes longues et joliettes, aux grains croquants, aux joues oblongues, et qui ressemblaient, par leur forme, au fruit de l’olivier. Il s’agissait de grappes beaucoup moins trapues, ni serrées ni ventrues, et d’une couleur, cette fois, mordorée.

Très tôt, le père était allé voir les vignes pour choisir le raisin qu’il faudrait cueillir en premier. Le noir était déjà prêt, il le savait, et, si ces derniers temps le soleil avait assez dardé, on pourrait ramasser également le blanc dans la même journée. Les vendanges pouvant durer plusieurs jours, depuis la veille, Nine s’était activée devant la cuisinière, afin de préparer moult spécialités. En effet, il lui faudrait nourrir hommes, femmes et enfants, originaires de Châteauneuf ou bien des villages à côté. Cela faisait du monde, qui remplirait de longues tablées, installées au fond du jardin, à l’ombre du grand micocoulier. Nine avait commencé par plumer deux poulets, puis elle avait confectionné pâtés et ratatouilles, fait gratiner un énorme tian composé d’aubergines, de tomates et de brousse du Rove émiettée, cuit aussi des petits pois sucrés, cuisiné des gras-doubles et des pieds et paquets. À la dernière minute, afin qu’ils les dégustent chaudes et croustillantes, elle ferait frire quelques tranches de panisses frais, cette pâte beige, roulée en forme de saucisson et faite avec de la farine de pois chiches. Néanmoins, pour fêter ce premier jour de cueillette, et les retrouvailles de tous les ouvriers, ce matin, comme chaque année, le groupe s’était rendu dans la grande salle voûtée de la bastide, afin de prendre ensemble un solide petit-déjeuner, avant d’aller dans les vignes qui s’étalaient loin de la propriété. Une fois avalés le café et le lait, ainsi que les tartines de beurre et de confiture, quelques croquants aux amandes furent glissés dans les poches des vestes et des tabliers. Puis, l’heure continuant d’avancer, ils se levèrent enfin et sortirent.

Lucien, debout sur le pas de la porte, annonça ce qu’il avait décidé, c’est-à-dire qui travaillerait avec qui, et argumenta sur les heures à faire, sur le prix qu’il payerait, et qui avait légèrement diminué par rapport à l’année dernière.

— Il y a moins de grappes, vous le verrez, et le raisin est bien moins gros. Il ne vaudra pas très cher sur l’étal. Quant au prix du vin, vous le savez, il n’a pas changé. Alors, faudra vous en contenter !

Un murmure parcourut l’assemblée, mais aucune voix ne s’éleva. Ce qui voulait dire par là que tous acceptaient le changement parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix, évidemment ! Lucien désigna d’abord les coupeurs qui rempliraient les paniers ; il choisit ensuite ceux qui les porteraient au bout de la parcelle pour les vider dans de grandes caisses en bois que d’autres porteraient jusqu’à la charrette, où deux derniers gars les empileraient. Cela faisait du monde, mais Lucien aussi bien que son père savaient mener les hommes et assigner la tâche qui convenait à chacun. D’ailleurs, une fois Clovis revenu, la troupe était déjà prête, le sécateur à la main, et les mulets piétinaient d’impatience. D’un geste, il désigna chaque parcelle et chaque équipe qui devait s’y rendre sans tarder. Il fallait commencer le travail avant que le soleil ne monte trop haut dans le ciel et que la chaleur ne vienne s’installer. Sinon, cela activerait la fermentation, et ce n’était pas une bonne chose, ni pour le raisin ni pour le vin !

Lorsque tous les vendangeurs furent en place, ils commencèrent à couper, et, avec adresse, les paniers se mirent à circuler. Clovis en profita pour aller plus loin, au bout de la parcelle voisine où le pressoir d’Émile avait été installé. Monté au milieu des exploitations, il resterait là quelques jours, afin que tous les propriétaires puissent faire le pressurage chacun à leur tour, ainsi que la vinification. Trois gars étaient nécessaires pour tourner la barre de serrage, et un quatrième récoltait le moût au moyen de grands seaux en bois qui seraient, par la suite, transvasés dans de grosses cuves, où lentement le jus fermenterait, à l’abri, dans la vieille remise.

Les enfants travaillaient au milieu des vignes. Ils portaient aux femmes des cruches vernissées qui contenaient de l’eau pour se désaltérer. Ou bien ils donnaient des gargoulettes aux hommes qui transpiraient beaucoup. Avec courage, malgré leur jeune âge, les gamins couraient entre les rangées, et parfois, au passage, il leur arrivait de voler une grappe de raisin dans un panier. Si par malheur Clovis s’en apercevait, à voir son regard menaçant, les gosses expliquaient fièrement leur méfait : « Il faut bien qu’on se paye, puisque vous ne voulez rien nous donner ! » Mais Clovis répliquait d’une voix autoritaire : « Je paye déjà ton père ! Qu’est-ce que tu veux que je te donne ? Un coup de pied aux fesses pour t’obliger à avancer ? »

À cette heure, Lucien décida d’envoyer quelques gamins compter les raies qui avaient été dépouillées, tandis que d’autres compteraient celles qui restaient à faire. Pendant ce temps, Clovis n’arrêtait pas d’effectuer des voyages entre le pressoir et les vignes qui se dénudaient.

— On arrive à la moitié, assura-t-il aux hommes qui pressaient.

— Faudrait tout de même voir d’activer l’affaire ! remarqua Émile qui venait à peine d’arriver et qui se contentait de surveiller le travail des premiers qui suaient. D’autres font la queue à ta suite et ils sont tout autant pressés ! Tu sais très bien que les raisins continuent de mûrir, et ça, c’est pour tout le monde pareil !

— On y va…, on y va ! Tu ne vas pas m’apprendre mon métier ! se moquait Clovis en haussant les épaules.

— Ni toi le mien, nom d’un chien, depuis cinquante ans que je le fais !

Sur ces derniers mots, Clovis s’en alla, sûr d’avoir raison, et content d’apercevoir les charrettes pleines encombrer déjà l’horizon.

Une fois revenu au milieu des treilles, il se rendit compte que les hommes et les femmes s’activaient. Les sécateurs coupaient à un rythme accéléré, et les paniers s’alourdissaient, pendant que, dans la charrette, les caisses s’empilaient, bien calées. Il leva la tête vers le clocher et regarda le ciel où le soleil pointait derrière la Courbette.

— Faut se dépêcher, cria-t-il, ou bien la chaleur va tout faire tourner !

Mais, accroupie, le nez dans le feuillage, une femme soupira :

— Boudïou ! On coupe déjà avec les mains ; on ne peut pas, en plus, le faire avec les pieds ! C’est bon pour se foutre en l’air ! Cela va se faire, pas besoin d’aboyer ! On n’est pas des moutons, sainte Croix !

Tout le monde éclata de rire, pendant qu’un murmure circulait dans la vigne, chacun continuant de commenter à sa façon, à haute voix, et d’approuver celle qui, un instant, avait osé s’opposer au patron.

Pendant ce temps, ailleurs, Barthé marchait doucement, traversait de biais la longue esquine du cap Vernis, longeait ses côtes, son dos, ses plis, pour se diriger vers le sommet, sans fatiguer pour autant son troupeau. Tout à coup, il vit Colin s’approcher. Ce dernier habitait un village voisin, caché de l’autre côté de la colline. Il venait chaque année vendanger sur le domaine des Mourre. Le garçon le connaissait bien et l’estimait pour son courage, pour son jugement, et pour la gentillesse qu’il lui témoignait depuis longtemps. Une fois arrivé près de lui, l’homme lui serra la main volontiers, et avec amitié.

— Vous avez déjà terminé ? lui demanda le berger, étonné.

— Non, on en est à peine à la moitié. Seulement, ton père n’est qu’un teigneux, et ton frère, coquin de Dieu, un vrai benêt ! Tous les deux font une belle paire de casse-pieds ! Ils se sont imaginé de me montrer comment il faut charger la hotte dans son dos sans rien laisser tomber, alors que, de toute leur vie, ces corniauds ne se sont jamais fait un tour de rein pour porter du raisin ! Ils pensent que, du fait qu’ils nous paient, cela leur donne tous les droits ! Pécaïre ! Ils ne me connaissent pas ! Du coup, j’ai posé la corbeille par terre, et je rentre chez moi ! Lucien n’a qu’à le faire puisqu’il est si dégourdi que ça ! Mais il comprendra vite que c’est plus facile à dire avec la langue qu’à faire avec les bras ! Demain, je trouverai une autre vigne à vendanger, avec des propriétaires un peu plus honnêtes et beaucoup moins ingrats !

Après un instant, pendant lequel il regarda Barthé en hochant la tête, il rajouta :

— Au moins, toi, tu as choisi la bonne solution. En étant berger, tu ne les as pas sur le paletot toute la journée ! Crois-moi, il y a de quoi user les plus grandes patiences ! Comment tu fais pour les supporter ?

— Je n’ai guère le choix…

— Maintenant si, tu l’as, le choix. Celui de t’en aller, mon gars ! Tu as l’âge de courir le monde, de prendre une autre direction !

— Ce n’est pas si simple. Je ne pourrais pas quitter mon chien ni mes moutons…

— Qué disé ! Ils mourront avant toi, les pauvres ! Et toi, qu’est-ce que tu feras ?

— J’en prendrai d’autres…

— Eh bè voilà ! Donc, c’est toi qui vois ce qu’il te reste à faire… Mais réfléchis vite et réfléchis bien, parce que la vie est courte, et qu’elle s’en va à grands pas ! Attention, petit, qu’elle ne s’échappe pas de tes mains sans te demander la permission !

Ne rajoutant rien de plus, Colin lui tapa sur l’épaule amicalement et s’en alla.

Une fois parvenu au sommet de la colline, Barthé longea la crête. Les brebis avancèrent tout en dégustant avec plaisir mille herbes parfumées et en humant l’air salé qui venait du large, et qui se mélangeait à leurs bouchées. Cela troubla également le berger qui essayait de deviner le trait fin qui bordait l’horizon, espérant y trouver la solution à ses problèmes. Seulement, ce ne fut qu’une illusion… Il savait bien qu’au bout de la mer Méditerranée il n’y avait que la côte africaine, et il ne se voyait pas aller garder des moutons au fin fond du désert ! Sitôt arrivé de l’autre côté, il redescendit, déçu, un peu amer, parce que bientôt allait venir l’hiver, et que les sorties du troupeau seraient terminées pour des jours et des semaines. Il passerait du temps à se quereller avec son père, avec son frère, et, seulement à y penser, cela le contrariait et faisait monter son tourment et sa colère. Il avait passé l’âge de ces affrontements, et il savait, depuis longtemps, que rien ne ferait changer sa jambe, ni les moqueries des voisins, ni les méchancetés des siens. Il s’était fait à l’idée de devoir la supporter jusqu’à sa mort ; alors, il était inutile de la lui rappeler encore et encore ! Heureusement, il avait la lecture, mais cela n’était que du rêve pour lui… Et du rêve, il en avait assez consommé jusqu’ici. À présent, il lui fallait quelque chose de plus concret, sinon, il se sentait prêt à faire n’importe quoi, et peut-être bien une bêtise ! Quoique, parmi tous ceux qui l’entouraient, qui donc le regretterait ?

* * *

Deux années avaient passé, tout en effeuillant les saisons, tout en comptant, au fil des jours, semailles et moissons. Le printemps arrivait à petits pas ; le soleil bondissait par-dessus les toits de Châteauneuf-le-Marquis, réchauffant, d’un maigre feu, toute la campagne endormie. Déjà fleurissaient la sarriette, les genêts, le thym, et même les buissons de romarins, bleu glacier. Tout embaumait et se mélangeait. Depuis quelques jours éclatait à son tour le stipa des garrigues. Ces touffes rondes de fils de soie, de fils d’argent, aux hampes souples et aux épis brillants ; une barbe soyeuse qui ondulait partout sous les coups de bélier d’un mistral rugissant. Lorsque Barthé était enfant, il en offrait parfois un bouquet à Nine, qui, sans ménagement, se moquait : « Personne n’en cueille jamais, mon petit ! C’est bien trop laid, et même pas parfumé ! Tu parles d’un plaisir ! Ce n’est qu’un ramasse-poussière, l’argenté des garrigues ! » Réflexion qui laissait le garçonnet muet, parce que Nine, sitôt après, jetait, sans pitié, les épis au fumier. Il était vrai, pourtant, que ces touffes légères, lorsqu’elles étaient mûres à souhait, formaient des boucles blondes, comme celles des moutons. À ce moment-là, Barthé les appelait les cheveux d’ange… Et à chaque fois, cela évoquait pour lui le paradis, car ce petit avait des idées étranges, sorties de ses livres ou de son imagination. Aujourd’hui, la chaleur était là, et les bêtes se reposaient près du petit bois, au milieu du parc que Barthé venait de clôturer. Elles ne pouvaient plus s’échapper et resteraient tranquilles, sous la seule garde de Biquet. Ainsi, le berger put descendre au village, afin d’aller chercher du sel pour ses brebis. Pour cela, il se dirigea droit vers la place Saint-Cyprien.

Devant le café Saint-Martin, à l’ombre des platanes, certains buvaient un pastis ou un demi. Il faisait doux, et on approchait de midi. Barthé se faufila entre les tables et alla s’installer au comptoir, à l’abri de l’ombre noire de la petite salle. Au passage, il salua quelques hommes qu’il connaissait et commanda un panaché.

— Paraît que ton frère va se marier ? l’interpella aussitôt l’un des gars.

— Comment tu le sais ?

— On le dit… Et puis je l’ai vu aller voir le curé avec Lucie…

— Au moins, on mangera des dragées ! répondit Barthé en se forçant à rire, tandis qu’au fond de lui son sang bouillait, parce qu’il était surpris d’apprendre la nouvelle par des étrangers, et blessé que personne, à la bastide, ne lui en ait parlé…

— Et c’est tout l’effet que ça te fait ?

— C’est un mariage, ce n’est pas un enterrement ! Alors je ne vais pas pleurer !

— Peut-être que tu devrais… Parce qu’une fois Lucie installée sous ton toit, tu n’auras plus qu’à t’en aller, crois-moi !

— Je sais ce que j’ai à faire. Et bientôt tout sera réglé. La transhumance va commencer, et je vais pouvoir faire mes paquets.

— Pour trois mois, ça, c’est vrai. Mais après, qu’est-ce que tu feras ?

— Après ? Ça, c’est mon affaire, cela ne vous regarde pas, et j’ai une autre idée…

— Vous l’entendez, vous autres ! Le Marquis a une idée ! Peut-être que sa jambe le démange, qu’elle s’est mise à pousser !

Un grand éclat de rire fit frémir Barthé, mais il ne répondit pas. Il vida son verre, paya, puis sortit d’un pas décidé.

— Toujours sensible, le goï, dès qu’on évoque sa « quille », pavré ? Pourtant, pechère, ça fait si longtemps que tu la supportes, tu devrais y être habitué !

— C’est à la bêtise que je ne m’habitue pas. Et à la vôtre en particulier ! Mais, mèfi, les gars, parce que ma jambe, même petite comme elle est, serait bien suffisante et assez forte pour vous donner un coup de pied aux fesses qui vous enlèverait l’envie de rire à mes dépens ! Et j’en ai très envie en ce moment ! Tè ! Vous me faites pitié, parce que vous n’avez même pas deux sous de jugeote, et encore moins de respect ! Vé, je préfère m’en aller, plutôt que de rester en si mauvaise compagnie !

— On rigole ! Pas de quoi te vexer !

— Laisse faire, suggéra un autre. Le Marquis ne comprend jamais la plaisanterie ! C’est pas nouveau !

Barthé s’éloigna en haussant les épaules et se dirigea d’un bon pas vers la remise de Camoin pour acheter le sel dont il avait besoin. Après quoi, il remonta vers la ferme, le front plissé, mais les idées soudainement devenues claires et bien arrêtées.

Lorsqu’il poussa la porte, le père et son frère étaient déjà attablés, et Nine s’apprêtait à les servir. Il était midi, et tout laissait penser que personne ne l’avait attendu pour déjeuner… Il fit deux enjambées vers la tablée, prit sa respiration et annonça d’une voix sûre et décidée :

— Je vais partir, père.

— Qu’est-ce que tu barjaques ? Les moutons ne sont pas prêts, et la caravane encore moins !

— Je sais. Mais je vais quitter la ferme néanmoins. Je monte à l’Alpe dans quelques jours, et je ne reviendrai pas ! Je vous préviens, voilà…

— Faudra t’arranger pour redescendre les bêtes. Je ne vais pas t’en faire cadeau ni les laisser là-haut ! Celui qui les monte doit les redescendre, c’est marqué dans le contrat.

— Je n’ai pas de contrat, père, vous le savez bien. Vous n’avez jamais voulu m’en faire un.