La dette - Liliane Bognier-Drucker - E-Book

La dette E-Book

Liliane Bognier-Drucker

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Beschreibung

Les résidents de la Maison de retraite étaient des êtres fragiles, en voyage au bord – au bout – de leur aventure humaine. Ils possédaient cependant une étrangeté que n’avait pas la parente de Liliane Bognier-Drucker, trop proche d’elle… Leurs retrouvailles, le côtoiement et les souvenirs ont donné naissance à la volonté de sortir de l’ombre, de sauver de l’oubli ces personnes à nouveau révélées, elles à qui nous devons souvent les formes originelles qui nous habitent.


À PROPOS DE L'AUTEURE 


La nécessité de se déplacer auprès de sa mère, qui vivait en Institution en Savoie, fut l’occasion d’une découverte pour Liliane Bognier-Drucker. Celle-ci résonnait avec des questionnements personnels dont elle partage les réponses dans ce livre.

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Seitenzahl: 368

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Liliane Bognier-Drucker

La dette

Roman

© Lys Bleu Éditions – Liliane Bognier-Drucker

ISBN : 979-10-377-7510-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Où cours-tu ?

La voyageuse mal réveillée se tient là, dans le couloir dont l’éclairage oscille entre l’emprise de la nuit et l’appel incertain de l’aube. Sortie de la tiédeur du compartiment, elle cherche son équilibre, malmenée par les secousses ferroviaires. Elle devine au-delà de la fenêtre un paysage encore obscurci d’ombres.

Elle écarquille les yeux.

L’horizon, jusque-là indécis, est maintenant tout crêté de roches.

Attente alertée vers la naissance du jour.

Douce torpeur.

Douce torpeur légèrement angoissante qui enveloppe le terme du voyage de la voyageuse.

Torpeur qui suit une nuit chaotique bercée par la musique incessante des roues du wagon.

Torpeur où se poser.

Avant de se ressaisir, avant de retrouver son énergie, avant de se poser là-bas.

De nouveau, la voyageuse parcourt du regard l’espace encore habillé de gris violacé. Il en émerge par moments d’éphémères étendues vertes, rousses ou ocres.

Défilé des prés, des champs, des jardins clos encore humides de la nuit, tous si sereins dans les premières heures du jour.

Instants fugaces, moments d’éternité.

Vision des premières lueurs du soleil, caressant délicatement de touches dorées les sommets les plus hauts.

Allongée sous les balcons montagneux, la vallée s’abreuve de lumière.

Défilés des pics enneigés qui regardent passer l’Isère.

Et toujours, glissement suave, imperturbable, du train qui file, ralentit, repart, coule le long du torrent, remonte les rives grises déchirées par endroits d’éclats lumineux. Étrange bousculade des eaux, assauts massifs, meutes précipitées des flots.

La voyageuse se tient là. Qui étanche sa soif de visions anciennes et pourtant toujours nouvelles…

Elle remonte du regard le cours du torrent, devine ses ruses violentes dans les défilés, ses apaisements le long des villages savoyards.

Respire la fraîcheur parfumée, l’odeur herbeuse qui pénètre par la fenêtre entrouverte sur de petites gares ignorées.

Les mains ouvertes, les yeux enchantés, la voyageuse accueille avec ferveur les sensations de commencement du monde.

À l’aube, les oiseaux chantent sur les arbres

Dans la cour,

Au loin le printemps rouge et vert

Envahit la forêt.

Un poème se présente à mes yeux,

Mais quand je veux le mettre en vers,

Je ne peux plus le retrouver

TchenYu-Yi

Une annonce traverse les couloirs.

« Prochain arrêt, Petit Cœur ! Petit Cœur ! Deux minutes d’arrêt ! »

Les voyageurs sourient intérieurement au nom de ce village.

Petit Cœur, joli bourg qui évoque le bijou en or que portent sur le costume traditionnel les femmes de Tarentaise.

Le temps s’écoule, rythmé par les arrêts.

Le temps s’écoule :

« Moutiers/Brides-les-Bains. Trois minutes d’arrêt. »

La voyageuse néglige la vision des immeubles qui escaladent les pentes autour de la ville, vision qui agresse ses souvenirs.

Brides-les-Bains : son nom désuet, son odeur de passé, ses curistes fantômes…

Irréelle époque où des oisifs heureux, qu’on imagine s’ennuyant quelque peu, fréquentaient des hôtels rayonnants aujourd’hui en partie décrépis.

L’esprit de la voyageuse s’attarde autour de Moutiers, l’ancienne Darentasia celte, la ville-des-torrents. Elle devine ses couvents, son évêché. Ici, des générations de moines ont vécu, prié et maintenu la culture chrétienne dans la vallée romanisée.

L’évocation fugitive de ce passé disparaît, emportée par le train qui s’ébranle vers la haute-Tarentaise.

De l’autre côté du massif qui a contraint l’Isère à un détour s’étale la ravissante petite ville Aime.

Aime, gros bourg allongé sur le versant du soleil.

Aime, amour nonchalant dans le commencement tiède de la journée, Aime jouissant d’un nom trompeur qui lui va pourtant comme une caresse et qui ne se souvient pas de son nom latin Axima.

Là s’élève l’ancien édifice romain transformé plus tard en église : la basilique Saint-Martin, témoin et sœur des constructions seigneuriales du Moyen-Âge.

Tout le long de la Tarentaise, les vestiges des châteaux disséminés sur les flancs de la vallée, les tours et bâtisses des anciens seigneurs ou évêques savoyards ont été longtemps négligés, longtemps ignorés.

Alors qu’elles avaient été laissées à l’abandon, alors que la voyageuse dans son enfance ne soupçonnait pas leur existence, les demeures ruinées sortent aujourd’hui de l’oubli grâce aux soins attentifs des amoureux du patrimoine.

Les tas de pierres taillées, auparavant enfouies sous la végétation, les murs accrochés aux roches abruptes, les murailles hautes maintenant dégagées des lierres et des arbustes, tous redeviennent de fiers et inutiles donjons qui, bien que mutilés, se dressent à nouveau sur les hauteurs et interpellent le touriste qui traverse la vallée.

Antiques sentinelles abandonnées.

Les vieux murs de la basilique et son chevet médiéval attirent l’attention des voyageurs, étonnés de découvrir ici de si anciennes présences. Distraits un court moment, ils n’auront pourtant que l’ombre d’une pensée pour les traces d’autrefois.

C’est ailleurs qu’ils se dirigent.

C’est ailleurs que la file des wagons se dirige, court au bord des gorges étroites, ou contourne longuement les villages épanouis sur les replats verdis.

La voyageuse sent ralentir le train qui approche de la petite ville où elle se rend : petite oppression du cœur. Terme du voyage.

Très haut, au-dessus de la motrice qui ralentit dans la dernière courbe de son trajet, plusieurs deltaplanes glissent dans le ciel qui accompagne dans sa lente bascule vers le bourg le vol des appareils. Ceux-ci semblent traîner nonchalamment vers un but imprécis. Pourtant ils finiront par disparaître vers leur terrain d’atterrissage bien avant d’atteindre le quartier de la gare.

La voyageuse les regarde s’enfuir avec un peu de regret…

Les pilotes ont-ils apprécié les pentes déjà ensoleillées de l’adret ?

Parmi les constructions qui s’étendent au-delà de la petite ville, se sont-ils servis du campanile pour se repérer ?

Cachant derrière elle le cimetière, l’église apparaît. Pendant longtemps, elle a été la construction la plus élevée du bourg, jusqu’à ce que des immeubles récents l’entourent, la cernent, lui imposent une condition plus modeste.

Le clocher, lui, résiste encore à l’étouffement des nouveaux bâtiments. Pour avoir autrefois parcouru en tous sens les environs, la voyageuse sait qu’on peut l’apercevoir de bien des points de la vallée, parfois en situation dominante, parfois tassé sur lui-même dans un creux insoupçonné de verdure.

Le clocher : devenu campanile à la suite d’une avalanche de boue qui avait emporté l’ancienne église.

Le clocher : toujours égrenant les heures, sonnant une seconde fois quelques minutes plus tard pour les oreilles inattentives ou pour le paysan trop occupé à faucher le foin.

Quinto ya vè ? Quelle heure est-il ?

Il arrive aussi parfois que l’atmosphère soit plus fortement ébranlée par une envolée inattendue dansante ou sévère de cloches. Il faut alors déchiffrer ce qu’annonce ce langage secret.

Quinto ya vè ? Quelle heure est-il ?

Autrefois, à certaine sonorité répandue dans l’air, aujourd’hui étouffée par les bruits de la ville, la grand-tante qui faisait la sieste sur sa chaise longue en bambou (un luxe de Parisienne revenue au pays) reconnaissait le glas : elle se levait alors pour vérifier le nom du défunt dans le journal dont elle avait partagé l’abonnement avec le vieux voisin.

Le père Mathurin, lui, avait lu le quotidien dans la matinée.

Appuyé sur la table de sa cuisine, assis sur l’une de ses deux seules chaises, les deux coudes plantés sur la table, il avait lentement presque religieusement parcouru la première page, puis s’était attardé à lire les nouvelles du pays dans les feuilles locales.

Et, après avoir soigneusement replié LeDauphiné, il l’avait apporté à sa voisine un peu avant le repas de midi.

Délaissant ses souvenirs, la voyageuse s’est saisie de son léger bagage. Sur le quai, l’air encore frais la saisit.

Elle abandonne maintenant la foule des touristes. Eux se dirigent vers les autocars qui ronronnent patiemment devant la gare. Dans quelques minutes, la plupart des passagers partiront vers les stations de sports d’hiver.

La voyageuse, elle, traverse le vieux bourg et ses maisons anciennes trop souvent bousculées par de riantes constructions neuves. Elle ignore l’église et d’un bon pas continue une marche qui lui fait côtoyer d’un côté l’hôpital et de l’autre une rangée frissonnante de peupliers.

La route monte sur le flanc de la montagne, s’arrête bientôt.

Un torrent s’était creusé autrefois, un lit entre les hautes roches et dans l’épaisseur de la forêt. Aujourd’hui ruisseau amputé par les prises d’eau, il roule encore son profond murmure cristallin avant de se calmer le long du cimetière, là où les morts l’entendent à peine.

À ce niveau, la voyageuse doit traverser la route pour se diriger vers la Maison de Retraite rousse et bleue.

Elle s’avance. Une voix en elle chuchote. Une voix qui s’accompagne d’un sourire intérieur.

« Oh ! Je sais bien qui je vais trouver au seuil de la Maison. Aucun doute. Il sera là. Éclaireur inutile. Fidèle et dérisoire sentinelle. »

L’accès à l’établissement se trouve en contrebas de la route, il faut donc maintenant prendre la pente un peu raide qui conduit à l’entrée.

Un instant immobile au sommet des marches (moi, la voyageuse), j’aperçois en contre-bas le bureau d’accueil et l’immense pièce vitrée qui sert de salle de réunion et de restaurant.

Alors que j’emprunte cet escalier de pierre, je maudis encore une fois l’architecte qui a conçu une entrée si inadaptée aux besoins des usagers, et en particulier à ceux des résidents de la Maison.

Aucun pensionnaire pour peu qu’il soit légèrement handicapé – Et qui ne l’est pas ici ? – ne peut sortir seul du bâtiment. Une rampe est censée fournir une aide dérisoire. Mais à la mauvaise saison, le sol glissant, le verglas sont des obstacles redoutables même pour les plus valides.

Gardiennage efficace ?

Il a pourtant belle allure cet ensemble de bâtiments avec ses toits qui rappellent les lauzes du pays, ses boiseries et ses couleurs de montagne : dommage qu’il ait été construit à l’extrémité de la ville, loin des boutiques, loin du marché, loin de la place de l’église.

Loin de la vie.

(Bien sûr ! Vous entendrez dire qu’il n’y avait pas de place suffisamment spacieuse ailleurs !)

Au milieu de la descente, je m’arrête un instant. Consternée, je regarde l’entrée dont le plafond, une longue dalle de béton, donne à ce lieu un aspect sinistre. Comme à chacune de mes visites je ne peux empêcher une grimace : l’endroit est enlaidi par une série de voitures qui font ressembler ce « hall », ouvert pourtant d’un côté sur le jardin du voisin, à un parking souterrain.

La sentinelle

Avant même de l’avoir vue, je devine son ombre dans la demi-obscurité du seuil.

Il est là, debout, près d’un pilier, le corps tourné vers la vallée.

Lui.

Sosthène.

C’est un long gaillard, une espèce d’échalas dont la silhouette dégingandée me ravit et m’émeut pour quelque mystérieuse raison. Dans des vêtements flottants sur son corps maigre, la chemise débordante, le béret enfoncé jusqu’au bord des yeux, l’homme se balance.

D’avant en arrière, d’arrière en avant, son long corps oscille.

Le regard tourné vers la vallée, d’un pied sur l’autre, lourdement, Sosthène se balance dans ce petit espace coincé entre l’entrée et la barrière du voisin.

C’est là son territoire. Quelques mètres de terre sur lesquels régner.

Fidèle à ses habitudes quotidiennes, le vieux résident de la Maison de Retraite s’est dès le matin glissé dans le monde extérieur.

À quelques pas, mais à très courte distance de la Maison…

Ce minuscule terrain, cette parcelle, cet enclos invisible lui suffisent.

C’est là tout son refuge.

Été comme hiver, c’est là son territoire.

Il lui arrive parfois à la belle saison, quand la chaleur s’étale, insupportable, de s’allonger sur le banc de bois installé près de la porte, tel un chat qui se coule dans un rare courant d’air de fraîcheur.

Mais le plus souvent, il se tient debout, là, se balançant, ne sachant que faire de ses longs bras qui ont tant travaillé.

Il regarde la petite ville si proche et si lointaine : il contemple les toits dispersés dans les prés, le flanc mauve de la montagne, le tremblement de l’air chaud qui frémit vers le ciel.

Et les sapins de la forêt de Malgovert, si nets quand s’annonce la pluie.

Peut-être observe-t-il l’hôpital tout proche, ses murs recouverts d’un placage brun. Mais sur cette façade, point de fenêtre. Le vieil homme aura vite détourné le regard.

Brutalement, un bruit saccadé de pales broyant l’air déchire le ciel, grossit, s’impose, impératif au-dessus de la vallée.

Sosthène lève les yeux : une occasion d’apercevoir l’hélicoptère de sauvetage qui vient se poser sur la terrasse de l’hôpital.

Ou bien, à un autre moment, le vieil homme le verra s’élever, obliquer vers les villages éloignés dans un miaulement grondeur.

Bruit assourdissant qui couvre la rumeur vivante de la vallée.

Et de nouveau le silence, et la respiration chaude de l’air

Le temps passe.

Le temps passe.

Immobile.

Est-ce cela l’Éternité ?

Je me suis lié d’amitié,

Avec les nuages blancs

Et les cigognes grises

Qui répondent doucement au vent frais

Et à la lune brillante.

Insoucieux du temps qui s’écoule

Je reste clair et calme en étant assis

Avec un bol de riz

Une assiette de légumes sauvages

Et une tasse de thé.

Je souris.

Susan Sunin

Le regard de Sosthène quitte parfois le paysage et s’abaisse pour une recherche plus proche : il considère avec gravité les travaux du jardin du voisin de l’autre côté du grillage. Sa présence silencieuse n’écarte pas le débat des mésanges.

Le temps passe.

Immobile.

Le dos à peine voûté, sur ses longues jambes, Sosthène se balance.

Que berce son ennui ?

De gauche à droite, de droite à gauche.

Ma pensée tourne autour de lui.

De gauche à droite, de droite à gauche.

Je m’approche. Il a entendu le bruit de mes pas, tourne un instant la tête et les épaules. Avant qu’il n’ait repris sa position initiale de guet incertain, j’ai le temps d’apercevoir, dans un visage absent, un regard d’enfant ou d’animal familier. Un regard naïf sans expression décelable. Avec pourtant une pointe d’inquiétude, d’interrogation.

Pour rejoindre la porte d’entrée, je m’avance dans sa direction, je passe derrière lui. Je sens alors Sosthène se raidir. Il suspend son mouvement, s’immobilise.

Figé.

En recul.

Je souffre pour lui. Pour cet homme, pas encore un vieillard et toujours aussi timide qu’un jeune garçon.

Moi-même j’éprouve une légère gêne… Je me sens maladroite, irrésolue devant son refus, impuissante devant ma propre réserve.

Être là.

Rencontre avortée, avec le premier pensionnaire de la Maison de Retraite.

Honte, pudeur, méfiance…

Chez lui, une blessure toujours prête à s’ouvrir.

Il m’était arrivé, après quelques visites à la Maison Saint-Jacques, de profiter de ce mouvement furtif qu’il avait lorsqu’il m’entendait arriver pour saluer cette sentinelle imprévue, innocente. Pour lancer une de ces formules creuses qui peuvent amorcer un échange.

Un « Bonjour ! » léger, volatile. Pas trop sonore ! Qui serait peut-être suivi d’un « Belle journée ! N’est-ce pas ? »

À ce salut, pas de réponse. Son regard étonné était resté un peu plus longtemps fixé sur moi. Puis il s’était détourné.

Après m’être éloignée de ce grand corps oscillant et avoir pénétré dans la salle d’accueil, j’avais découvert un jour que Sosthène avait lancé un coup d’œil à travers la baie vitrée vers l’étrangère que j’étais.

Lui, dehors, se balançant à nouveau, soulevant un pied, puis l’autre, étrange prière. Moi, évitant son regard pour ne pas faire fuir cet intérêt éphémère.

Je n’ai jamais entendu le son de sa voix.

Ce que j’ai su de lui.

Si peu : ces petites choses que les employées se répètent lorsqu’elles chuchotent autour des lits en étirant les draps.

Il avait vécu avec sa mère, dans une ferme, là-haut, aux Arpettes, à la limite des pâturages. Un endroit perdu, à l’écart du hameau de Planrouge.

De ce côté-là de la montagne, les randonneurs se faisaient plutôt rares. Il leur fallait pourtant, pour rejoindre le col du Bonhomme, passer devant la maison des parents de Sosthène. Une vieille bâtisse, une maison au balcon branlant, offrant près de la porte un banc blanchi par les années, une petite cour entourée d’objets à première vue inutiles : De vieux pneus, une baignoire rouillée devenue bassin, des bâtons de ski récupérés pour servir de piquets, une serviette usée de soleil abandonnée sur le muret, un morceau de miroir pendu au clou sur le volet grisâtre. Et, au-dessus de tout cela, un pauvre linge informe, suspendu devant le foin entassé sur la « galerie ». La porte souvent ouverte sur une obscurité pauvre en meubles, en ustensiles, mais encombrée elle aussi de peine et de misère.

Lorsque sa mère est morte, on a encouragé le vieux garçon à venir s’installer dans la Maison.

Ce qui peut se rêver.

J’avais huit ans. C’était jour de Foire. Celle-ci se tenait alors dans les grands prés derrière les écoles. Là où se dressent aujourd’hui le Collège et le Lycée.

Foire de la Saint-Michel.

Sosthène aurait pu être là, à côté de ses parents. J’aurais pu l’apercevoir.

Dans la foule du rassemblement paysan, je l’avais sans doute regardé mais sans le voir. Sans remarquer son allure étrange.

Pour moi, c’était un grand, presque un jeune homme, quelqu’un qu’on n’appelait pas encore un « ado ».

J’imagine : oui, il était là, noyé dans la foule, apeuré.

Il avait accompagné son père et se tenait maintenant indécis et silencieux au centre d’un groupe de paysans qui discutaient haut et fort des mérites de leurs vaches.

Le patois de la vallée rendait les échanges incompréhensibles pour la fille de la ville que j’étais. Moi aussi, je me sentais perdue dans la grande foire de la haute-Tarentaise.

Il y avait là force meuglements, sonnailles, grands éclats de rire ou de colère et forte odeur de bouse dans la poussière de la fin de l’été.

Sosthène, lui, jeune garçon intimidé, loin de sa ferme, loin de sa maison-mère isolée mais rassurante, suivait son père dans cette foule inquiétante où j’étais moi-même malmenée par des allures et des rencontres qui m’étaient étrangères.

Au cœur de l’après-midi.

Au cœur du temps.

Il est quinze heures.

Au premier étage de la Maison, madame Reiffart fait sa promenade habituelle.

Promenade tout à fait particulière puisque Héloïse Reiffart, comme certains pensionnaires, utilise un fauteuil roulant.

La plupart des résidents obligés de circuler avec cet appareil s’en servent uniquement pour les déplacements nécessaires : se rendre dans la salle du repas, s’installer devant le poste de télévision de la salle commune, retrouver une chambre où reposer sa lassitude.

Madame Reiffart est la seule personne qui se soit organisé un parcours qu’elle essaie de varier dans l’espace disponible du premier étage. Se déplacer donne une impression de liberté. Et peut-être l’occasion de découvrir une nouveauté…

Le fauteuil progresse tout le long du couloir, entre la chambre et la petite salle autour de laquelle s’organisent les pièces fonctionnelles : ici le cabinet des infirmières, là les recoins aménagés pour le rangement et, après une autre série de chambres tout au fond de l’étage, une salle peu éclairée qui parfois tient lieu de chapelle.

Héloïse Reiffard avance, manipulant la roue du siège de sa main valide.

C’est une belle femme qui doit avoir aux alentours de soixante-quinze ans ; un peu forte comme le sont les paysannes d’ici. Dans son visage large et tranquille, son regard est attentif. Il guette le moindre mouvement, le moindre événement qui puisse colorer différemment le déroulement de la journée.

Elle appuie fortement sur la pédale de la chaise. Dans ce mouvement, elle se penche sur le côté. Encore un effort…

Encore un effort…

Au bout du couloir, elle s’engage dans la salle principale, toujours poussant, poussant encore.

Elle avance, suivie par le regard éteint d’un groupe de résidents assis sagement le long du mur voisin.

Puis elle revient, lentement, empruntant le même trajet, mais cette fois-ci du côté des fenêtres.

Arrivée devant le mur vide au fond du couloir, elle manœuvre une autre fois son véhicule pour se diriger à nouveau vers la pièce commune.

Elle va.

Elle vient.

Quand elle arrivera dans la salle commune où sont censés se retrouver et bavarder quelques pensionnaires, elle s’arrêtera un moment.

Aux aguets…

Elle aura parfois le plaisir de voir s’ouvrir la porte de l’ascenseur ou plus rarement celle qui donne sur l’escalier.

Quelqu’un arrive. S’il s’agit d’une personne qu’elle connaît, son visage s’illumine…

Elle tend la main, la main gauche. L’autre est plaquée contre sa poitrine par les séquelles d’un accident vasculaire.

Le plus souvent hélas, elle cherche en vain à qui offrir son sourire.

Elle qui est toujours prête à partager un peu de la joie de vivre qui l’auréole malgré son infirmité.

Un visiteur habituel, le fils de son voisin de chambre, qui connaît Héloïse depuis plusieurs mois, cherche parfois à déceler l’origine de cette attitude accueillante qu’il souligne par une remarque qu’il voudrait cordiale : « Toujours le sourire ! N’est-ce pas Héloïse !? »

Elle ne peut répondre qu’en soulevant son épaule et son bras valides avec une expression joyeuse qui va au-delà de la résignation. Un mystère qui fait hésiter la pensée de son interlocuteur. Celui-ci, après avoir échangé quelques mots avec elle, s’interroge intérieurement : « Tempérament heureux ou foi ardente ? »

Le même fleuve de vie

Qui court à travers mes veines jour et nuit

Court à travers le monde

Et danse en pulsations rythmées.

C’est cette même vie qui pousse à travers

Qui poudre de la terre sa joie

En innombrables brins d’herbe

Et éclate en fougueuses vagues de feuilles et de fleurs.

Tagore

Héloïse reprend son parcours, qu’elle essaie de varier, mais qui finalement restera à peu près le même. Contrainte par l’espace étroit dont elle peut disposer, elle va, elle vient, comme sur des rails invisibles.

Elle s’arrête maintenant le long d’une baie vitrée : elle reste immobile, songeuse. Son regard parcourt lentement le flanc de la montagne, s’élève là-haut vers les roches lointaines, vers les « Deux têtes », puis glisse vers le sommet de l’aiguille Grive pour redescendre plus bas vers la forêt de Montrigon. Plus bas encore vers Malgovert.

Elle imagine là-bas, de l’autre côté de l’Isère, la maison « neuve » que son mari a construite à quelques mètres de l’ancienne ferme qu’ils avaient d’abord occupée après leur mariage. Celle-ci est maintenant à l’abandon. Héloïse a un regret pour le vieux bâtiment qui depuis sert de hangar.

Ils l’avaient acheté il y a plus de cinquante ans.

Ils étaient jeunes alors…

Pleins d’énergie et de projets.

C’était hier.

Toute à sa contemplation du versant boisé, Héloïse a pourtant secrètement compté les coups de cloche qui animent soudain l’après-midi.

Cinq heures.

Elle sait qu’à cette heure-ci, son fils a terminé sa journée de travail dans les entrepôts de la gare récemment réaménagée.

Elle se prend à imaginer…

Rentré chez lui, son petit Jean (qui a dépassé la cinquantaine !) s’affaire sans doute autour de la maison. Fils de paysan, il aime vivre dehors.

Sans doute répare-t-il la barrière du bord de la route ? Quand il est venu la semaine dernière, il lui a dit que les piquets du potager s’étaient écroulés. Oui ! Du côté du chemin de Crouze. À cause du vent du Col du petit Saint-Bernard ! »

À moins que… À cette époque de l’année, il lui faut certainement nettoyer les rigoles pleines de feuilles mortes.

Héloïse songe, cherche à partager la vie qui se fait là-bas, sans elle.

Puis d’un geste encore énergique, elle pousse la roue de sa chaise. Au bout du couloir, elle fait demi-tour et elle revient.

De sa chambre à la salle commune, de la salle à sa chambre.

Allées et venues.

Ni l’eau qui coule ne revient à sa source,

Ni la fleur détachée de sa tige

Jamais ne retourne à l’arbre qui la laissa choir

Li Po

Escapade

Héloïse et son mari occupent une pièce à l’extrémité du bâtiment. Contrairement à sa femme, monsieur Reiffard reste le plus longtemps possible dans sa chambre. Il la quitte seulement pour se rendre dans la salle à manger qui se trouve au rez-de-chaussée.

Lui aussi doit manœuvrer un fauteuil roulant. Effet d’une mauvaise fortune, les conjoints souffrent du même handicap.

Lorsqu’il doit sortir, quand approche l’heure du repas, Joseph Reiffard s’installe d’abord devant sa porte au fond du couloir : là où aucune fenêtre ne le distrait de la mauvaise humeur qui cache sa souffrance. Il attend.

Des petits groupes de pensionnaires se sont formés en face de l’ascenseur.

Joseph, lui, se refuse de les approcher.

Il les regarde de loin, revêche, et retarde au maximum le moment où il doit rejoindre les autres personnes dans le réfectoire. Quand tous seront descendus « au restaurant » comme l’appelle l’intendante, il prendra seul l’ascenseur, appuyant sur le bouton d’appel avec la canne qui ne lui sert plus qu’à cela et rejoindra sa femme à une table isolée.

Début de soirée.

Dans la salle commune du premier étage, le crépuscule bleuâtre estompe les contours. Bernadette, l’employée chargée du ménage, va bientôt inonder l’espace de lumière chaude, rassurante.

Madame Reiffard a enfin trouvé avec qui échanger.

L’ancienne boulangère de la ville est venue s’asseoir auprès d’elle. Madame Pichon est accompagnée par une jeune femme qui la soutient fermement. Après avoir fait marcher sa grand-mère le long du couloir muni de rambardes, Claudine l’a conduite jusqu’à l’endroit où Héloïse a enfin arrêté son fauteuil.

La jeune femme facilite l’échange entre les deux pensionnaires ; elle fait allusion à la dernière rumeur qui court dans la ville.

On dit que dans un an ou deux, il n’y aura plus de militaires dans la vallée.

Comment imaginer cela ? Comment est-ce possible ?

Dans la Maison de Retraite qui vit pourtant à l’écart de bien des événements, cette nouvelle bouleverse les esprits.

C’est ainsi que révoltés par cette nouvelle, les deux femmes et le frère de madame Pichon qui les a rejoints en viennent à évoquer les Chasseurs alpins !

Les Chasseurs alpins !

Quel plaisir de les voir passer dans les camions militaires lorsqu’ils allaient s’exercer dans les zones de tir !

Quelle émotion ressentie quand ils défilent le Quatorze juillet ! Quelle allure ils ont dans leurs uniformes blancs !

Quelle impression de fierté à les rencontrer parfois en ville !

Quoi ? On ne verrait plus les petits groupes des jeunes recrues aller d’un stand à l’autre sous les lumières des fêtes foraines nocturnes !

Fiers, arrogants ou parfois si timides, ils faisaient partie de la vie ; de la ville !

Claudine qui doit s’en aller laisse les vieilles personnes à leurs souvenirs.

Il n’est pas encore six heures.

À l’autre extrémité du couloir, assis légèrement de travers sur un siège (que le personnel a décidé de lui laisser là à l’entrée de sa chambre), monsieur Reiffard bougonne. Mais il est trop loin pour interpeller Hélène, qui contrairement à son mari se rendra à table dès que ce sera possible, dès que le signal en sera donné.

Une amertume coutumière monte aux lèvres du vieil homme, mêlée de récriminations et d’exigences.

Exigences qui s’exercent le plus souvent à l’encontre de sa femme.

Héloïse doit ainsi se justifier de tout écart important qu’elle pourrait manifester par rapport à l’isolement où il se complaît. Que lui reprochera-t-il aujourd’hui ?

Quel prétexte sera assez bon pour lui permettre de manifester son mécontentement ?

L’été dernier à l’occasion d’une de mes visites, je l’avais entendu maugréer plus rudement qu’à l’habitude.

Que s’était-il passé ?

La Maison de Retraite avait organisé un déplacement en autocar, pour permettre à quelques pensionnaires d’assister au spectacle de danses folkloriques donné comme tous les ans dans la ville voisine.

Il avait refusé d’y aller, mais ne voulait pas non plus que sa femme échappe à l’univers morbide dans lequel il se complaisait.

Puisque le destin les y avait insidieusement installés.

Cependant, Héloïse avait quitté l’établissement tout l’après-midi !

Interpellée à son retour par son époux elle avait dû s’expliquer, bafouiller :

« On ne m’a pas demandé mon avis ! On m’a obligée… ! »

Effectivement, une des aide-soignantes l’avait convaincue de participer à cet événement exceptionnel.

Et s’était empressée de faire monter la vieille femme dans le minibus spécialement aménagé qui attendait sur le parking.

Qu’est-ce que je peux faire ?

J’sais pas quoi faire…

Héloïse ne fait jamais la sieste.

Elle n’est pas intéressée par la télévision. Ils avaient acheté leur premier poste alors qu’elle avait déjà presque quarante-cinq ans ! Une merveille ! Mais elle n’avait pas eu beaucoup de temps à elle, pour la regarder lorsqu’elle travaillait à la ferme… Et maintenant ?

Mon Dieu ! C’est trop difficile ! On n’y comprend rien ! Ça va trop vite. Impossible de suivre ce qui se passe… Vous savez, les discussions… Vraiment, on n’y comprend rien ! Sur l’écran, les gens crient, se coupent la parole, s’excitent. Ils ont l’air de s’amuser mais basta !

Ce qu’elle aime par-dessus tout, Héloïse, c’est donner un coup de main au personnel. Les aide-soignantes, les employées le savent bien, qui en fin d’après-midi déversent sur une des tables de la salle commune les serviettes de toilette immaculées, sorties du sèche-linge et encore agréablement tièdes.

Alors Héloïse Reiffard, toute réjouie, s’approche pour un grand moment de satisfaction.

Elle fait glisser son siège le plus près possible de la table. Ah ! Ces fauteuils encombrants !

Une fois installée, elle saisit le linge de sa main valide, le coince sous son bras inerte, l’étale, le caresse et le plie avec précaution, une fois, deux fois. Sa main pleine de vie ondule amoureusement sur la tiédeur neigeuse du coton. Puis saisissant la serviette par dessous, Héloïse la dépose le plus loin possible vers l’autre bord de la table : une pièce après l’autre. Une pièce sur l’autre !

Pas très vite à cause de son handicap. Pas trop vite pour faire durer le plaisir ! La pile de linge s’agrandit, bien équilibrée.

Les visiteurs de passage sourient et s’attardent un moment en voyant la vieille femme concentrée dans son activité ménagère.

Héloïse Reiffart a rempli son existence, non de création personnelle, mais de l’entretien, du soin de la vie. Elle ne sait pas qu’un écrivain a écrit que la propreté, l’ordre, c’est l’esthétique du pauvre. Ah ! Vraiment !?

Ce que je voudrais, avait déclaré sa mère quand Héloïse avait treize ans, c’est que tu deviennes une bonne ménagère ! Oui !

Elle n’avait pas dit « femme d’intérieur » comme on l’entendrait ou le lirait aujourd’hui dans les revues féminines.

Elle avait dit : « bonne ménagère ! »

Idéal féminin proposé par un des rares livres présents dans la maison de ses parents :

L’entretien du foyer expliqué aux jeunes filles.

Héloïse a empilé torchons et serviettes sur un coin de la table ; elle contemple son œuvre avec fierté. Une femme en blouse blanche qui se dirige vers la salle de soins s’arrête quelques instants et la félicite.

Je regarde Héloïse avec un air de connivence.

Elle sourit : « Il faut bien faire quelque chose ! »

J’approuve d’un battement de paupières.

En même temps, je me souviens de ce qui s’était produit lors de ma précédente visite. Incident insignifiant qui m’avait émue. Insignifiant ou significatif ?

Fauteuil tournant à droite, fauteuil tournant à gauche, Héloïse s’était approchée d’une employée de la Maison pour demander :

« Il n’y a pas de linge à plier aujourd’hui ? »

J’avais aperçu le mouvement négatif de tête, le regard à la fois navré et un peu amusé de l’aide-soignante.

Héloïse, elle, était repartie avec un petit mouvement de déception dans l’épaule.

Une célèbre histoire de maître Josshu :

Un disciple demanda :

Maître, s’il vous plaît,

Enseignez-moi le vrai sens du Zen.

Joshu lui répondit :

As-tu terminé ton repas ?

Oui.

Alors, va laver ton bol !

Au moment des repas, Héloïse est souvent la première personne à rejoindre la salle à manger. Elle profite très tôt d’une occasion offerte par un passant pour prendre l’ascenseur.

Aussi vite que possible sur son siège encombrant, elle va s’installer à la petite table pour deux qui est réservée à son couple. Une table un peu à l’écart, près de l’immense baie. De cet emplacement qui donne à la fois sur l’ensemble de la salle et sur la double porte vitrée extérieure, elle a vue sur tout le rez-de-chaussée. Cet aménagement isolé de l’ensemble des autres tables a-t-il été souhaité par son mari rebelle à tout contact ? Il est vrai que cette disposition permet aussi aux sièges des deux conjoints de circuler facilement.

Contrairement à Philomène (vous ferez bientôt connaissance de Philomène !) qui, elle, reste près de l’ascenseur en attendant le signal bruyant de l’arrivée du chariot chargé des repas, Héloïse aime gagner sa place le plus tôt possible pour le plaisir de voir défiler la « caravane » des résidents qui se rendent à table.

Et voici !

De l’ascenseur qui miaule à chaque fois que la porte métallique s’écarte, fugitif effet théâtral, sortent d’abord les personnes les plus valides.

Elles avancent lentement, seules ou avec l’aide d’un compagnon. Parfois, elles clopinent à l’aide d’une canne ou d’un stabilisateur.

Glissement de pas lourds, frottements des béquilles qui se traînent ou tressautent sur le sol, bruit confus des voix.

Derrière le petit groupe, s’avance la série des fauteuils poussés les uns après les autres, dans lesquels se tiennent le plus vaillamment possible ceux des pensionnaires qui dans leur dépendance essaient encore de faire bonne figure.

Penchée légèrement en avant, Héloïse cherche à repérer les personnes qu’elle connaît. Parfois, son regard se fixe sur l’une d’elles, elle agite alors sa main valide. Un grand sourire s’installe sur sa figure lorsque quelqu’un répond d’un hochement de tête dans sa direction.

Alors, après cette rencontre éphémère, heureuse d’avoir été reconnue, Héloïse paisiblement peut se tourner vers le couvert sur lequel flotte la fraîcheur odorante des entrées déjà présentes dans les assiettes.

Elle attendra, pour commencer son repas, qu’arrive son mari.

Plein Été

Je l’avais vue plusieurs fois se déplacer dans les alentours de la Maison de Retraite.

J’avais remarqué que la vieille femme sortait chaque jour même si le soleil était insupportable.

Évidemment, elle n’empruntait pas la sortie officielle avec son escalier et ses hautes marches si difficiles à franchir !

C’est par une petite porte située à l’autre extrémité de la salle d’accueil qu’elle pouvait gagner l’extérieur, une grande cour qui se prolongeait vers l’hôpital par une allée cimentée.

En fin d’après-midi, j’étais habituellement installée à l’ombre du seul arbre de l’endroit. Penchée sur le journal, je cherchais un article susceptible d’être lu à ma mère assise près de moi. Qui s’était endormie.

Silence ensoleillé…

J’entendais d’abord le bruit de la canne frappantprudemment les dalles irrégulières qui conduisaient vers l’allée de l’hôpital. Arrivée près des bâtiments de la cuisine, la promeneuse pouvait se permettre de changer d’allure car le sol y était plus uniforme.

Malgré la chaleur, elle marchait d’un pas assez vif et disparaissait derrière des buissons mal entretenus pour faire le tour de l’ensemble du centre hospitalier. J’appris plus tard que contrairement à la plupart des résidents de la Maison, elle prenait elle-même la décision de sortir.

Seule.

D’autres fois, alors que j’aidais ma mère à faire quelques pas le long du bâtiment, je voyais, à travers les baies du rez-de-chaussée, la vieille pensionnaire arriver. Elle passait devant l’aquarium installé près de l’accueil ; là, elle s’arrêtait un moment, méditative, puis elle traversait la grande salle vers la sortie qui donnait sur la cour.

Derrière la porte vitrée, la petite silhouette vêtue de noir, un peu trapue mais pleine d’allant, devenait de plus en plus nette. Elle s’arrêtait un court moment avant de franchir le seuil. Prudente.

Et toujours seule.

Elle sortait chaque après-midi, et lorsque je fis sa connaissance, je me permis, après quelques salutations et avec une naïveté que je juge aujourd’hui insupportable, de l’encourager et la féliciter pour ses promenades quotidiennes.

— Oh ! dit-elle, il faut bien.

— Il faut bien ! Il faut bien !

Combien de fois ai-je entendu cette expression dans la bouche des pensionnaires de la Maison ?

— Il faut bien, soupirait Madame Reiffard en poussant la roue de son fauteuil roulant tout le long du couloir.

— Il faut bien, disait Joséphine en hochant la tête sur son col blanc, elle qui avait décidé librement de s’installer dans la Maison.

— Il faut bien, répétera madame Vanmeillier qui sera reconduite dans sa chambre lorsque ses plaintes incessantes gêneront trop ses voisins.

La promeneuse, la canne à la main, s’est un moment arrêtée près de nous.

Fatiguée (une petite pause est toujours bienvenue), ou curieuse de ma présence régulière auprès de ma mère.

Je profite de l’occasion pour lui demander si elle est d’ici, et de quel village elle vient. Son accent imperceptible m’étonne.

— Je viens de Aime, répond-elle.

J’apprends que son mari travaillait aux Mines.

— Il est mort, ajoute-t-elle sobrement.

Ses enfants vivent loin d’elle. « Oh ! Ils sont par ici et par là, en France ». Elle fait un geste arrondi dans l’espace autour d’elle.

En France ? Pourquoi cette précision ?

L’un demeure à Grenoble, un autre est installé en Normandie. Le plus proche habite Séez. Aussi reçoit-elle peu de visites… Une ombre de tristesse passe dans ses yeux.

Malgré cela, sa physionomie est paisible, ses yeux sombres me regardent avec une sorte de bienveillance.

Elle ajoute encore quelques mots de salutations, puis elle repart en longeant le mur du côté du soleil. Peut-être a-t-elle peur d’être importune.

Je n’insiste pas. Ce qui m’intrigue, c’est cette solitude. Toujours seule dans ses promenades… et puis cet accent…

Quand je la revois, quelques jours plus tard, je cherche à provoquer quelques confidences. Elle se prête au jeu facilement.

Nous sommes installées sous la grande tente, dressée au centre de la cour depuis que les grosses chaleurs ont envahi la vallée.

L’immense auvent protège les résidents qui, après la sieste, sortent profiter de l’éclat lumineux de la belle saison. Une odeur légère de tissu brûlé par le soleil nous enveloppe. Odeur qui, dans mes souvenirs, restera associée pour toujours aux moments d’été passés dans la Maison.

Nous nous entretenons du temps et de l’aspect des montagnes toutes brumeuses d’air chaud ; celui qui s’élève au-dessus de Landry. J’en viens à lui demander où elle est née.

Peut-être est-elle un peu vexée de comprendre que son accent ne lui permet toujours pas de passer inaperçue.

— Je suis Espagnole, dit-elle. On est venus en France au moment de la Guerre. »

Je hoche la tête. Elle reprend avec un soupir : « J’avais vingt ans. »

C’est tout ce qu’elle dira ce jour-là. Sur ces paroles, comme si elle les fuyait, elle reprend sa marche sur la pente caillouteuse qui descend vers des cuisines.

Unique personne à s’aventurer par-là, elle reprend comme tous les jours le chemin en pente, trop dangereux pour les autres pensionnaires.

J’apprendrai un peu plus tard qu’elle n’est jamais retournée en Espagne.

— Oh ! Ça aurait coûté trop cher !

Et lorsque ça a été possible, elle n’avait plus personne là-bas, ni envie d’y retourner.

Plein Hiver

Vous qui cherchez le chemin

Je vous en prie

Ne perdez pas le moment présent.

Sekito Kisen

Aujourd’hui, il fait très froid. De ce froid vif qui s’abat sur le paysage, ce froid qu’on aime surtout ressentir dans le bien-être intérieur de la maison. Intérieur lui-même baigné dans la lumière blanche de la neige.

Enfin un hiver normal ! pense le personnel de la maison qui profitera des jours de congé pour aller skier. Les stations seront remplies et toute la vallée en bénéficiera.

Mais, pour quelques-uns des pensionnaires, peu importe. Atmosphère laiteuse tendue sur les fenêtres ou grand soleil illuminant de reflets brillants la salle commune, tout peut paraître également monotone.

Blancheur bleue, renaissance poignante de beauté ignorée.

Les aide-soignantes, les infirmières sont trop occupées pour prendre le temps d’accompagner les personnes près des baies, leur faire découvrir le moineau qui s’agite en sautillant autour d’un butin mystérieux.

Et peut-être, apercevoir en un éclair une mésange qui fend de son trait noir le tissu poudreux de la neige.

Madame Gonzales ne peut pas sortir par ce temps. Mais où est-elle donc ?

Cet après-midi, j’ai d’abord passé un moment avec Berthe. J’ai beau maintenant scruter le fond de la salle, je n’aperçois nulle part Benita. C’est en allant saluer Joséphine et Damien le « taiseux » que je la découvre installée dans un décrochement du couloir qui a l’avantage d’être bien éclairé par une large fenêtre. Elle s’est mise à l’écart cherchant la tranquillité ou la solitude.

Elle est assise, un livre à la main. Je m’approche d’elle, elle me sourit.

Elle me demande des nouvelles de ma mère.

Et moi des siennes.

Elle tient le livre sur les genoux, un doigt passé entre les feuillets pour retenir l’endroit où s’est arrêtée sa lecture.

Je suis étonnée de voir qu’il ne reste sous son index qu’une mince épaisseur de pages.

— Vous avez déjà lu tout cela ! dis-je d’un ton admiratif.

Je sais que la plupart des personnes de la Maison lisent peu. Le plus souvent, elles regardent les titres du journal et parcourent parfois les pages des nouvelles locales. Certaines se contentent de feuilleter les revues qui traînent sur la table.

Et les abandonnent rapidement.

Sauf si, par chance, un parent ou une aide-soignante les commente avec elles.

Un peu bêtement, je répète.

— Vous avez déjà lu tout cela !

— Oh ! répond Benita avec un sourire complice, c’est que j’ai commencé par la fin !

Et nous rions toutes les deux.

Cet échange nous installe dans la confiance.

À partir de là, elle m’explique que c’est en lisant qu’elle a appris le français.

À travers les livres plus que par la conversation.

Je m’interroge. Elle se promène seule. Elle s’isole pour lire. Pourtant elle ne paraît pas réservée à l’extrême.

Est-ce qu’elle a trop connu de rejets quand il lui a fallu s’installer en France ?

Nous parlons de son arrivée en Savoie. Elle évoque aussi son départ d’Espagne.

Elle vient de Santander. Où son mari travaillait.

Santander.

Je rêve.

Je rêve de Santander, la belle ville historique, si fière de sa superbe baie.

Lorsqu’adolescente j’avais appris l’importance de ce grand port qui après la Guerre civile avait développé d’importants chantiers navals, Benita avait depuis longtemps quitté la région avec sa famille.

Ce n’avait pas été facile de fuir l’Espagne au moment où tout était perdu. Son mari et elle avaient tenté de rejoindre la France séparément. Elle, enceinte et avec un enfant de seize mois sur les bras, était arrivée en bateau à Bordeaux. Mais là, il y avait eu des difficultés : je crois comprendre qu’après différents épisodes elle s’était retrouvée à Barcelone sous les bombardements.

— Mais je n’ai jamais eu peur, dit-elle.

Pourquoi insiste-t-elle là-dessus ?

Plus tard, je constaterai qu’elle a toujours eu l’impression d’avoir été protégée par le destin.

Belle certitude vivifiante.

Son mari, lui, après un nouvel essai réussi pour franchir la frontière, avait été conduit dans un camp pour étrangers en Haute-Marne.

Ils ont fini par se retrouver à Aime. Le statut d’ancien mineur de José lui avait sans doute permis d’être dirigé vers le petit centre métallurgique savoyard.

Mais comment ? Mais par qui ?

Les récits des immigrés se ressemblent : Rapports anonymes avec l’administration, attente, longue attente, et parfois coup de pouce du destin, vous voilà dans une grande cité inconnue ou dans une ville de province. Vous logez avec les deux petits dans une petite chambre où vous pouvez à peine vous retourner. Normal ! C’est la guerre !