La deuxième guerre des mondes - Philippe Mirmand - E-Book

La deuxième guerre des mondes E-Book

Philippe Mirmand

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Beschreibung

En 2065, le Metaverse est devenu totalement interconnecté au monde réel (le « Reverse »). L’utilisation d’une même monnaie dans les deux univers, la généralisation des moyens d’accès au Metaverse, l’immense diversité des expériences proposées, ont suscité l’émergence de nouvelles méga-compagnies qui dominent l’économie mondiale. Le Metaverse reste pourtant un espace privé, non régulé, où se développe un néo-fascisme fondé sur le culte de la violence et du rapport de force. Des milliardaires du Metaverse qui promeuvent cette idéologie vont tenter d’utiliser leurs moyens colossaux pour exporter leur modèle au monde réel et imposer leur vision à l’humanité. Ils vont se heurter dans cette ambition à une résistance menée par Jos et Miria, jeune couple passionné, et leurs alliés, attachés à la liberté et à la solidarité, refusant une société fondée sur le seul rapport de force.

La deuxième guerre des mondes est un combat entre deux conceptions philosophiques dont les protagonistes ignorent les vrais enjeux : c’est bien le destin de notre univers et plus encore, qui dépend de l’issue de ce conflit.



À PROPOS DE L'AUTEUR

À l’instar de son premier roman, Le Cube de Fox- Amphoux, Philippe Mirmand utilise ici les genres de l’anticipation et de la science-fiction pour planter le décor d’une réflexion plus profonde et surprenante sur Dieu et nos origines. Les lecteurs retrouveront donc les ingrédients qui ont fait le charme du premier opus de l’auteur : aventures, romance, audace imaginative, réflexion, suspense. Un vrai moment de plaisir !

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Philippe Mirmand

La Deuxième Guerre des mondes

Pour mes enfants, Clémence, Héloïse, Thibault et Pauline. Qu’ils profitent à chaque instant de la vie qui nous est donnée. Que la génération à laquelle ils appartiennent ne se perde pas dans les mondes artificiels que nous offre la technologie.

« Je veux savoir comment Dieu a créé ce monde. Je ne m’intéresse pas à tel ou tel phénomène, au spectre de tel ou tel élément. Je veux connaître les pensées de Dieu, le reste ce sont des détails. »

–Albert Einstein

Chapitre1

Le soleil disparaissait à l’horizon, plongeant progressivement le paysage dans l’obscurité. Les flots prenaient une teinte sombre. Le promontoire boisé et montagneux qui prolongeait la plage sur laquelle était installé Jos était le dernier endroit où parvenaient encore les rayons de l’astre couchant. Le contraste entre la couleur dorée qui baignait la végétation luxuriante du promontoire, le rouge du soleil couchant et le gris de la nuit qui venait, constituait un tableau superbe que Jos apprécia en connaisseur. Étendu sur une chaise longue au bord de l’eau, il fixa l’horizon jusqu’au dernier moment, espérant discerner le fameux rayon vert censé apparaître au crépuscule. Mais, comme d’habitude, il ne vit rien. Pourtant ce n’était pas faute d’avoir été attentif à ce moment particulier au bord de multiples mers et océans découverts en mode SIM au cours des dernières années.

Pour cette nouvelle plongée dans le Metaverse, il avait choisi une île paradisiaque dont il était le seul occupant. Il voulait être tranquille pour profiter d’un monde dépourvu de toute présence humaine, entièrement à lui pour quelques jours.

Jos avait exprimé le souhait de séjourner dans un lieu sauvage, certes, mais il aimait aussi son confort et avait donc opté pour une prestation premium. Il avait choisi dans le catalogue proposé une maison au design épuré mélangeant pierre, bois et verre, avec de larges baies vitrées dominant la mer de quelques mètres. Le bâtiment était adossé à des rochers géants en granit tombés de la montagne et était entouré d’un jardin japonais qui descendait en terrasses jusqu’à la mer. La SIM était une petite merveille de raffinement et il lui fallait reconnaître qu’il en avait eu pour son argent.

Il aperçut à quelques centaines de mètres l’écume créée par le passage d’un drolon, mais l’animal n’émergea pas et disparut en quelques secondes. Il finit par se lever et quitta la plage pour remonter vers la maison, empruntant un chemin gazonné éclairé par des lanternes suspendues aux arbres, diffusant autour d’elles une lumière chaude. La baie vitrée de l’entrée glissa devant lui sans bruit et il pénétra dans le salon. En prenant de la hauteur, il avait regagné quelques minutes sur le coucher du soleil. Après avoir enlevé ses chaussures, il marcha sur le parquet brillant pour traverser la pièce et assister une nouvelle fois, depuis la terrasse, à la tombée de la nuit.

Il ne fut pas surpris de rater à nouveau le rayon vert et haussa les épaules, définitivement convaincu que le phénomène devait relever de la légende. Il s’installa confortablement sur un canapé extérieur, à l’extrémité de la terrasse, et commanda à la voix un cocktail. Quelques instants plus tard, il vit venir vers lui une opcreat portant sur un plateau la boisson attendue. C’était une geisha magnifique, et Jos ne put s’empêcher de lui effleurer les mains lorsqu’elle lui tendit son verre. La créature ne dit rien, esquissa un sourire et repartit.

Jos savait qu’il ne fallait rien attendre d’une opcreat. S’il tentait d’aller plus loin, la créature virtuelle disparaîtrait, tout simplement, et il recevrait en plus un message d’avertissement du fournisseur de la SIM qui veillait au respect des conditions générales d’utilisation de la prestation fournie. S’il souhaitait une partenaire sexuelle, il lui faudrait choisir une prestation supplémentaire parmi celles proposées.

Mais il avait décidé de vivre ce week-end en célibataire et il se força à oublier l’émoi suscité par l’opcreat, d’autant qu’il s’était déjà réservé un autre plaisir pour la soirée. Il avait acheté, au cours des dernières semaines, quelques NFT [« Non-Fungible Token » : des objets virtuels] de dessins d’Hokusai – sans doute le plus grand dessinateur et peintre japonais – et il avait demandé au prestataire qui avait organisé son week-end d’installer ses acquisitions dans une pièce sous-marine reliée à la maison. Il voulait profiter de ses œuvres dans un environnement exceptionnel. Cette chambre, cachée sous les flots, dont les parois étaient entièrement en verre, au travers desquelles se devinaient parfois des animaux marins, lui paraissait constituer un décor à la hauteur des œuvres de son artiste préféré. Quoi de mieux pour admirer « La Grande Vague de Kanagawa » que d’être au cœur même du monde marin !

Il dîna dans la salle à manger qui surplombait les flots, servi par la même opcreat. Elle était vraiment ravissante et il se félicita à nouveau du choix du prestataire auquel il avait fait appel. L’opcreat avait été conçue sur la base des SIM précédentes pour correspondre exactement aux goûts de Jos : une beauté d’une élégance raffinée dans un costume japonais traditionnel. Il détourna son regard lorsque la créature quitta la pièce et revint sur le concert de musique classique qui était donné devant lui par un orchestre de chambre sous la conduite de Milos Katachi, le maître incontesté de la musique baroque.

Le dîner était bon, mais sans plus. C’était la seule vraie limite des SIM dans le Metaverse : on n’avait jamais réussi à retranscrire dans cet environnement artificiel toute la palette et la complexité du goût dont disposaient les humains dans le Reverse (le monde réel par opposition au Metaverse, le monde virtuel).

Il se sentait un peu seul, malgré tout. Il se leva pour se changer les idées, laissant les musiciens poursuivre leur interprétation et gagna la chambre sous-marine. Sa collection était bien là, chaque œuvre incrustée dans le verre qui le séparait de l’océan, éclairée de l’intérieur de manière subtile pour en faire ressortir toute la beauté. Il passa de l’une à l’autre, faisant parfois apparaître du bout des doigts des informations sur chacune d’entre elles. Il caressait les tableaux, qui étaient à lui et à lui seul dans le Metaverse, mais il ne pouvait s’empêcher de se demander qui possédait les originaux dans le Reverse.

Il s’allongea sur le lit situé au milieu de la pièce, embrassant du regard les œuvres de sa collection et finit par s’endormir.

Il était assoupi depuis une heure à peine lorsqu’il fut réveillé par un message d’alerte. Toute la pièce baignait dans une lumière rouge clignotante. Un message vocal répété en boucle le sortit de la torpeur profonde dans laquelle il était plongé.

–Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? grogna-t-il.

–M. Anssou, répétait la voix, conformément à l’article V. 32 de nos conditions de vente, nous sommes dans l’obligation de mettre fin à cette SIM. Toutes les informations vous seront communiquées à votre retour dans le Reverse.

Jos soupira, jeta un dernier coup d’œil à son environnent et se laissa lourdement retomber sur le lit. Il attendit quelques minutes avant de se relever.

–Bon, il faut y aller, dit-il à haute voix, d’un ton résigné.

Il se dirigea vers le globe aux couleurs scintillantes qui était apparu dans la pièce et traversa la paroi.

Chapitre2

Il reprit conscience dans l’une des transbox de la société Silvergate à qui il avait confié l’organisation du week-end. Il était particulièrement remonté en raison de l’interruption de son séjour et perdait patience en attendant la fin du protocole de sortie, pourtant réalisé par un technicien manifestement compétent. Les capteurs lui furent finalement retirés et, malgré son énervement, il prit le temps de rester assis quelques minutes pour retrouver tous ses moyens. Il avait la tête qui tournait un peu, mais il reprit vite ses esprits. Il finit par se redresser et sortit de l’appareil en ignorant la main que lui proposait le technicien.

–Que se passe-t-il ? demanda Jos. Pourquoi m’avez-vous ramené ?

–Je n’en sais rien, monsieur, je n’ai fait qu’appliquer les instructions qui m’ont été données. On m’a dit de vous inviter dès votre retour à vous rapprocher du directeur du centre. Il vous donnera toutes les explications.

Jos gagna le vestiaire et se rhabilla. Il effectuait ses gestes machinalement en essayant de comprendre ce qui avait pu interrompre la SIM. La situation n’était pas fréquente et il essaya d’identifier les différents scénarii : il n’avait pas de problème de santé qui aurait pu justifier un retour anticipé, son compte bancaire était créditeur, il était célibataire et sans enfant, son travail d’expert en peinture japonaise n’était pas de nature à nécessiter des interventions urgentes… Bref, il voyait mal de quoi il retournait et ce qui pouvait expliquer une telle décision.

Une fois prêt, il se regarda dans la glace : il se trouvait un air fatigué. La SIM ne lui avait pas réussi. Il avait des poches sous les yeux et un teint brouillé. Mais c’était de la coquetterie. Au fond de lui, il se savait séduisant : grand, près d’un mètre quatre-vingt-dix, mince, les yeux bleus, les traits réguliers, des cheveux bruns bouclés qui lui venaient, comme sa peau mate, de sa mère.

Il quitta le vestiaire, toujours perdu dans ses pensées. Il fut surpris de se retrouver nez à nez avec une femme, d’aspect très professionnel, vêtue d’un tailleur noir et coiffée d’un chignon strict, qui semblait l’attendre.

–M. Anssou ? Voulez-vous bien me suivre, s’il vous plaît ? Je vous conduis à notre directeur.

Jos suivit l’assistante à travers les couloirs immaculés des locaux de Silvergate. Ils parvinrent rapidement dans des espaces luxueusement aménagés, réservés à la direction de la société. Arrivés à destination, l’assistante se décala pour laisser Jos pénétrer dans une salle de réunion.

Deux hommes étaient dans la pièce. L’un lui tournait le dos et sa silhouette semblait vaguement familière à Jos. L’autre homme, faisant face au nouveau venu, se leva précipitamment et l’accueillit en lui tendant une main chaleureuse.

–M. Anssou, je suis Arvin Ramos, le directeur de Silvergate à Manille. Je suis très honoré de faire votre connaissance. Entrez et asseyez-vous, je vous enprie.

Jos serra la main de son interlocuteur sans rien ajouter, attendant les explications quant à sa présence dans ce bureau. Le directeur poursuivit :

–Vous connaissez bien sûr M. Laville ?

Bertrand Laville ! Le bras droit de son père ! Bien sûr que Jos le connaissait. Il avait toujours été aux côtés du Commandant – c’est comme ça que tout le monde appelait son père, même les membres de sa famille – mais Jos ne l’avait pas vu depuis des années. Il le regarda mieux. Il avait blanchi, mais avait surtout beaucoup maigri, ce qui expliquait que Jos ne l’ait pas reconnu d’emblée.

Bertrand Laville, qui s’était également levé à l’arrivée de Jos, tendit les mains pour serrer celles du fils du Commandant.

–Bonjour, Jos, je suis vraiment heureux de te revoir. Tu as l’air en pleine forme.

–Bonjour Bertrand, merci… C’est gentil de ta part, mais qu’est-ce que tu fais ici, aux Philippines ?

–Messieurs, asseyez-vous, je vous en prie, les interrompit le directeur. M. Anssou, je suis désolé d’avoir mis fin à votre SIM. J’espère toutefois que celle-ci a répondu à vos attentes, même si votre séjour a été écourté. Je l’ai fait à la demande de M. Laville qui m’a expliqué l’urgence de la situation.

–Ah ? Quelle urgence ? répondit Jos en se tournant vers le collaborateur de sonpère.

–Jos, c’est ton père qui m’envoie, répondit Bertrand Laville. C’est important. M. Ramos, poursuivit-il en s’adressant au directeur, pourriez-vous nous laisser ? Je vous remercie à nouveau. Croyez bien que le Commandant sera informé de votre coopération.

–Merci ! répondit le directeur en se levant. M. Anssou, je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance. Je vous dis au revoir. Il va de soi que votre SIM ne vous sera pas facturée. Nous vous attendons pour un prochain séjour, en remplacement de celui qui a été écourté.

Jos remercia le directeur pour son accueil, mais sans réagir quant au geste commercial proposé. Il était contrarié que son identité ait été dévoilée. Il n’aimait pas les passe-droits et tenait à sa discrétion. Il regarda le directeur quitter son bureau.

–Qu’est-ce qu’il se passe, Bertrand ? demanda Jos en ramenant son regard verslui.

Il avait posé la question directement, un peu brusquement, sans préliminaire. Il connaissait pourtant Bertrand depuis toujours et il ne l’avait pas vu depuis longtemps… Mais il avait quitté son père dans des conditions particulièrement pénibles et il avait coupé les ponts avec tous les membres de la famille ou du Groupe, et Bertrand en faisait partie.

Il se revoyait trois ans plus tôt dans l’hôtel particulier familial situé quai des Bergues, à Genève. Une fois de plus, mais une fois de trop, Jos et son père s’étaient déchirés et querellés, pour une broutille au départ. Puis la dispute avait pris de l’ampleur et des phrases définitives avaient été dites de part et d’autre. Ils avaient tous deux un caractère sanguin et leurs paroles dépassaient parfois leur pensée. C’était ce qui s’était passé ce jour-là, mais cette fois-ci, Jos avait quitté la maison et la réconciliation n’avait jamais eu lieu. Le Commandant avait donc dû renoncer à voir son fils unique intégrer la banque Interworlds qu’il avait créée plusieurs décennies plustôt.

C’était, du reste, la question du choix professionnel de Jos qui avait été à l’origine de la dispute. Jos était un artiste dans l’âme et il n’avait pas hésité à réaffirmer sans ambiguïté à son père qu’il n’avait aucune appétence pour la sphère financière à laquelle son père voulait le destiner.

Le Commandant était un brillant ingénieur, un génie de l’informatique, mais totalement dépourvu de sensibilité artistique. Il n’avait jamais vraiment compris son fils, à qui il était prêt à transmettre une fortune et un empire, mais qui avait préféré renoncer à sa place d’héritier du Groupe, pour se consacrer à une activité qui lui paraissait relever du loisir.

Le Commandant avait créé Interworlds à l’âge de vingt ans, quarante ans plus tôt, au tout début du Metaverse. Au départ, le Metaverse n’était qu’un espace virtuel réservé à des geeks fans de jeux vidéo. Bref, un concept et une activité sans intérêt pour la plupart des gens. En ces temps lointains, les joueurs mettaient des casques de réalité virtuelle, se retrouvaient par l’intermédiaire de ceux-ci dans des espaces imaginaires plus ou moins bien construits et se déplaçaient avec difficulté dans ces nouveaux environnements. Les débuts avaient été laborieux, mais quelques personnes avaient compris d’emblée le potentiel de ce nouvel espace. C’était le cas de Guy Anssou, le père deJos.

Celui-ci, au début de son aventure entrepreneuriale, avait étudié deux phénomènes.

Le premier était l’émergence des cryptomonnaies, ces monnaies virtuelles qui semblaient avoir surgi du néant et qui ne faisaient l’objet d’aucune véritable régulation par une institution officielle. Les cryptomonnaies, qui avaient un caractère quasiment folklorique à leur lancement, s’étaient rapidement imposées comme des monnaies d’échange sur Internet pour des opérations plus ou moins licites, avant de devenir, plus largement sur les marchés financiers, des produits de placement ou l’objet d’opérations spéculatives. En quelques années, beaucoup d’entreprises et de particuliers s’étaient ainsi laissé tenter par l’achat de ces monnaies, dont le cours s’envolait sans cesse.

Le second était le développement des technologies liées à l’élaboration d’espaces virtuels. Au départ, cette compétence était l’apanage des industriels du jeu vidéo, mais très rapidement les géants de l’informatique et de l’Internet, dotés de moyens illimités, s’en étaient emparés. C’est ainsi qu’était né le Metaverse, cet univers virtuel, parallèle au monde réel, où l’on pouvait se retrouver en utilisant des dispositifs d’immersion en capacité de tromper tous les sens humains. Celui qui y plongeait avait l’impression d’être véritablement transporté dans un autre monde.

Dans ce contexte, Guy Anssou avait eu l’idée lumineuse de fonder une banque – Interworlds – qui avait démultiplié les possibilités du Metaverse. En effet, si toutes les banques s’étaient mises petit à petit à proposer des placements ou des transactions en cryptomonnaies sur le Reverse – c’est-à-dire le monde réel – Interworlds avait été la première entité à proposer des prêts sur le Metaverse. Or un prêt consenti par une banque n’est rien d’autre que de la création monétaire.

Le Metaverse d’origine, qui végétait jusqu’alors avec des cryptomonnaies produites chichement par des algorithmes de « minage », s’était transformé d’un seul coup en un véritable Far-West où tous les entrepreneurs pouvaient lancer des projets financés par Interworlds. En somme, on était brusquement passé d’un système monétaire quasi médiéval basé sur la rareté de la monnaie à un système économique moderne caractérisé par une croissance permanente de la masse monétaire.

La reconnaissance officielle des cryptomonnaies en tant que monnaies d’échange et l’instauration d’une convertibilité entre les monnaies du Reverse et du Metaverse avaient scellé de manière définitive les liens structurels qui existaient dès lors entre les deux mondes : il était désormais possible de faire fortune dans le Metaverse et de dépenser son argent dans le Reverse, ou inversement.

Interworlds avait rendu Guy Anssou richissime. Il était l’incarnation de ce nouvel univers, évoluant et gérant ses affaires tant dans le Reverse que dans le Metaverse.

Son autorité, voire son autoritarisme, et son génie en avaient fait un homme craint et respecté. L’un de ses collaborateurs lui avait un jour répondu avec insolence : « Oui, mon Commandant ! » Le terme était resté, mais pas le collaborateur audacieux qui avait été licencié sur-le-champ...

Jos était son fils unique. Sa mère était morte à sa naissance. Il avait en fait été élevé par des gouvernantes, des précepteurs et du personnel de maison. Il n’avait manqué de rien, si ce n’est de la présence d’un père, d’autant plus attendu que le Commandant était son seul parent… Celui-ci, accaparé par ses affaires, était rarement là. Jos, qui le vénérait, avait beaucoup souffert de son absence. Il avait dû apprendre à s’y habituer. Le temps avait passé et il avait fini par se forger une forme de carapace émotionnelle pour se protéger, mais la blessure était encorelà.

Il avait été un élève brillant, mais tout s’était écroulé à l’adolescence : l’absence de parents, l’argent trop facile, des amis trop intéressés l’avaient entraîné dans une vie dissolue et artificielle, rythmée par une succession de fêtes et d’expériences de toutes natures, tant dans le Reverse que dans le Metaverse. À vrai dire, les souvenirs de Jos concernant cette période étaient confus et il ne savait plus vraiment quel moment associer à quel monde… Il avait plongé dans la drogue et c’est à ce moment-là que le Commandant était intervenu. Il avait réalisé la situation et il avait pris les choses enmain.

Jos se rappelait que son père était venu le chercher dans sa chambre le jour de ses dix-sept ans. Il n’avait pas donné d’explication et avait simplementdit :

–Suis-moi ! Je te laisse dix minutes pour prendre une douche et t’habiller.

Jos, encore sous l’effet du cocktail de stupéfiants et d’alcool de la veille, avait émis un grognement, mais même dans un état second, il ne se serait pas alors laissé aller à une opposition frontale avec le Commandant. Il eut du mal à se lever, mais le fit sans trop rechigner.

Très rapidement il s’était retrouvé, aux côtés de son père, dans une berline qui les avait conduits à un aéroport proche. Un jet les attendait en faisant tourner ses moteurs. C’est à ce moment-là que Jos avait réalisé qu’un événement anormal était en train de se produire.

–Papa, où va-t-on ? Où m’emmènes-tu ?

–Monte et installe-toi. Je t’expliquerai pendant levol.

L’avion avait décollé et Jos, incrédule, avait entendu son père lui expliquer qu’il allait être confié à une famille japonaise pour un séjour qui lui « remettrait les idées en place » et lui apporterait la formation nécessaire à l’exercice des plus hautes responsabilités au sein du Groupe familial.

Jos avait hurlé, tempêté, menacé de se suicider, mais la crise n’avait pas semblé affecter son père, qui était resté imperturbable.

Après une escale, l’avion s’était posé à Sapporo, sur l’île d’Hokkaido, au nord du Japon. Ils avaient poursuivi en voiture jusqu’à l’extrémité de l’île, sur la péninsule de Shiretoko. Jos, en route vers son nouveau destin, avait regardé les paysages désolés de la région avec horreur. Il ne pouvait s’empêcher de penser au Greenland, mais un Greenland bien plus sauvage que l’original et bien plus lointain…

Ils étaient enfin parvenus, à la tombée de la nuit, à une propriété japonaise traditionnelle, surplombant la mer. La maison, en bois et en pierre, était basse, de plain-pied, construite en U, mais immense, entourée d’un parc dont on devinait la beauté malgré l’obscurité.

Ils avaient été accueillis par un couple qui les attendait sur le parvis de la maison. Ces derniers s’inclinèrent cérémonieusement à leur arrivée.

–Jos, je te présente Akikazu et Yuki Takuma, dit le Commandant. Ils vont s’occuper de toi désormais. Je les connais depuis de longues années. Ce sont des amis en qui j’ai toute confiance et je sais qu’ils feront de toi un homme.

–Jos, sois le bienvenu dans notre maison, déclara Yuki dans un français parfait. Ce soir nous parlerons dans ta langue, mais dans quelques mois, j’espère que c’est en japonais que nous pourrons converser !

Après cet accueil formel, Jos et son père furent conviés à dîner et Jos avait découvert pour la première fois les rituels de la société japonaise.

Il avait profité du moment pour mieux observer ses hôtes : il estima qu’ils devaient avoir tous deux entre cinquante et cinquante-cinq ans.

Akikazu était grand, presque autant que lui, mince, doté de cheveux uniformément gris. Il portait un pantalon et un pull à col rond de couleur sombre. Jos le connaîtrait toujours vêtu de la même manière. Il souriait peu et prenait toujours quelques secondes de réflexion avant de s’exprimer. L’impassibilité de son visage était le fruit d’une discipline intérieure tout entière tournée vers la maîtrise de ses émotions.

Yuki, de son côté, était grande également, très brune de peau pour une Japonaise, perpétuellement souriante et en mouvement.

Ils étaient aussi différents que possible, mais formaient manifestement un couple uni. Les regards qu’ils échangeaient traduisaient une complicité profonde qui n’avait même plus besoin de mots. Ils n’avaient pas évoqué ce soir-là les raisons de la présence de Jos. En revanche, ils avaient longuement parlé du Japon, de sa civilisation, de la région et, enfin, un peu d’eux-mêmes.

Ils avaient une fille, Miria, plus jeune que Jos de deux ans, absente de leur foyer, car pensionnaire à Sapporo.

La discussion s’était prolongée tard dans la nuit. Jos, épuisé par le voyage, s’était endormi.

Dès le lendemain, Akikazu et Yuki avaient présenté à Jos, en présence de son père, un programme pédagogique complet : le jeune homme bénéficierait d’un enseignement européen, dans la continuité de son cursus, mais il apprendrait aussi les matières liées à la gestion et au management, ainsi que la civilisation japonaise dans toutes ses dimensions : langue, arts, traditions...

Le père de Jos était reparti deux jours après leur arrivée. Il n’était pas coutumier des manifestations d’affection. Pourtant, cette fois-ci, il avait pris son fils dans ses bras et lui avaitdit :

–Je sais que ça ne va pas être facile. Essaie de comprendre que je le fais pour ton bien.

Les débuts avaient en fait été terribles pour Jos, totalement dépaysé, mais le temps faisant son œuvre, il s’était habitué à ce nouvel environnement. Le sport intensif et l’air pur de cette région sauvage lui nettoyèrent rapidement le corps des substances toxiques qu’il avait accumulées pendant sa période autodestructrice. Le rythme intense qui lui était imposé ne lui laissa en fait que peu de temps pour ressentir des états d’âme.

Jos voyait chaque jour Akikazu et Yuki pendant plusieurs heures et croisait des domestiques qui œuvraient en silence dans l’immense maison. Ses hôtes lui consacraient une grande partie de leur temps et Jos finit par ressentir de la tendresse pour cette famille d’adoption. Même Akikazu se détendit progressivement, surtout lorsque Jos commença à s’exprimer en japonais. Il était heureux de passer du temps avec Jos pour partager sa culture et l’amour de son pays. Il consacrait beaucoup de temps à la calligraphie et expliqua à Jos les rudiments du Shodo, le nom japonais de cette discipline artistique. Celui-ci prit rapidement goût à ces heures passées dans l’atelier de son hôte qui l’initia progressivement à la peinture japonaise. C’est ainsi qu’était née sa vocation.

La solitude de Jos fut moins dure qu’il ne le pensait  : la maison disposait des technologies les plus avancées en matière de SIM et le programme pédagogique reposait pour une part significative sur des leçons acquises au cours d’immersions dans différents contextes : il était finalement assez simple d’apprendre la géographie en se retrouvant littéralement dans les lieux évoqués – Jos se rappelait notamment une SIM au sommet de l’Everest qui l’avait rendu malade en raison du vertige – l’histoire médiévale en étant plongé, par exemple, dans la bataille de Bouvines, la géopolitique en assistant à des réunions du conseil de sécurité de la SDN…

Il retrouvait aussi plus classiquement des condisciples étudiants dans différents établissements scolaires reconstitués dans le Metaverse, choisis pour lui en fonction de l’intérêt de leurs programmes. Les SIM étaient tellement parfaites qu’il oubliait parfois le caractère virtuel de l’environnement dans lequel il évoluait… Il devait se souvenir régulièrement que les visages qu’il voyait dans le Metaverse ne correspondaient pas nécessairement à la réalité et que les relations établies dans ce monde pouvaient être trompeuses, car chacun pouvait y avancer masqué, sous l’apparence d’un avatar créé de toutes pièces.

S’ils maîtrisaient parfaitement les arcanes du Metaverse, les Takuma veillaient cependant à limiter son usage. Leur conviction était clairement que les immersions dans les SIM pouvaient avoir, à dose excessive, des effets néfastes.

Jos se surprit lui-même à prendre progressivement goût à cette nouvelle vie. Il avait enfin un cadre, un rythme et une discipline qui lui avaient toujours manqué. Il se sentait parfaitement bien dans cette maison typiquement japonaise, remplie d’œuvres d’art.

Quelques mois après son arrivée, il finit par faire la connaissance de Miria, la fille de ses hôtes, qui revenait parfois chez ses parents.

Ils se croisèrent un jour, par hasard, dans l’un des couloirs de la maison, aussi embarrassés l’un que l’autre. Jos, qui en était encore à ses débuts en japonais, tenta de formuler les salutations d’usage. Miria éclata de rire et lui répondit en français :

–Je ris, pardonne-moi... C’est ton accent... Mais c’est presque ça… Tu as bien progressé en quelques mois. Mes parents m’ont dit que tu ne parlais pas un mot de japonais à ton arrivée, c’est vraiment bien !

Elle reprit son sérieux et se présenta de manière très formelle en s’inclinant :

–Je suis Miria Takuma. Je suis très heureuse de te connaître, Jos. J’ai beaucoup entendu parler detoi.

Miria, comme sa mère, ne présentait pas les traits habituels des femmes japonaises. Elle aurait tout aussi bien pu être d’origine indienne ou orientale. Jos apprit plus tard qu’elle devait cette particularité à l’origine aïnou de la famille de sa mère. Les Aïnous étaient une population originaire d’Asie centrale, parvenue sur les îles japonaises il y a des millénaires, implantée principalement au nord de l’archipel, sur l’île d’Hokkaido.

Leur amitié fut immédiate, malgré leur différence d’âge. Jos fut tout de suite charmé par Miria. Elle avait un regard étrange, profond et grave, qui semblait voir au-delà des réalités, contrastant avec la joie de vivre et l’humour dont elle faisait preuve par ailleurs.

Ils avaient chacun leur rythme et les occasions de rencontre étaient rares. Ils attendaient tous deux avec impatience ces instants de récréation qui égayaient leur vie, dans l’ensemble austère et studieuse. Ils firent mieux connaissance et apprirent petit à petit à se confier l’un à l’autre. Jos était toujours impressionné par la maturité de Miria, qui alternait un sérieux d’adulte et un caractère espiègle rappelant l’enfant qu’elle avait été il n’y a pas si longtemps.

Lorsqu’ils en avaient l’occasion, ils partaient pour de longues promenades à pied dans la campagne qui entourait la propriété familiale. La région constituait un parc naturel préservé et aucune autre propriété que celle des Takuma n’y était visible. Pendant ces excursions, ils restaient sous la surveillance de Yuki, qui marchait avec eux, mais avait la délicatesse de leur laisser quelques mètres d’avance pour qu’ils puissent se parler librement.