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A la fin de ses études, son diplôme de journaliste en poche, Eric, revient à Blignac, village de son enfance. Mais à son retour, le jeune reporter ne retrouve pas la terre qui l'a vu grandir tout à fait comme il l'a laissée. En effet, ses parents ont brutalement quitté la région, sa petite amie Isabelle a disparu dans un accident de voiture et son ami d'enfance a rompu contacts. Eric va alors tenter de renouer avec son passé afin de comprendre ces événements. Sous prétexte d'un reportage, il découvrira peu à peu la dramatique vérité qui lie tout un village...
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Seitenzahl: 573
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Du même auteur :
Au nom d’Elisa (2008)
Amnésie (2010)
L'autre (2013)
Sans illusion (2017)
Guérillera (2018) - Prix Coup de cœur ACAI 2019
décerné par l'Association Comtoise d'Auteurs, Indépendante.
L’une ou l’autre (2020) - Suite de L’autre
Quatre temps (2021) – Recueil de nouvelles - Finaliste Prix ACAI 2023
décerné par l'Association Comtoise d'Auteurs, Indépendante
Indiana Dog (2023) – Roman jeunesse .
Un grand merci à :
Mon papa Jean-Michel FAURE et ma grand-mère Paulette CASELLES sans qui mon premier roman n'aurait jamais été publié ; mon mari Gilles LOMBARDOT, mes enfants Mélodie et Dylan, qui m'ont toujours soutenue et encouragée ; mes amis qui ont su me motiver et parfois me rassurer, mes nombreux lecteurs qui me poussent à toujours écrire plus…
Merci à l'A.C.A.I., l'Association Comtoise des Auteurs, Indépendante, qui m'a décerné son prix en 2015 pour La fille de l’ombre..
Merci également à Jean-Marie SCHREINER (GRAPH'X25), un ami plein de talent, créateur et réalisateur graphique de la couverture de mon livre.
Merci à Bernadette (et au hasard qui a provoqué notre rencontre) pour son aide précieuse s'il en est, pour son savoir, sa culture et pour tout le temps qu'elle a bien voulu consacrer à mes manuscrits.
Merci, pour finir, à tous ceux qui m'ont encouragée, qui m'ont soutenue, qui ont cru en moi…
Rendez-vous sur mon site :
http://nathaliefaurelombardot.jimdo.com
ou sur Facebook :
https://fr-ca.facebook.com/nathaliefaurelombardotauteur/
Pour mes enfants : Mélodie et Dylan,
En hommage à Maman,
Pépé Jean, Pépé Lucien et Mamie Guite…
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Epilogue
Le paysage défilait derrière les vitres du train, il faisait beau. Les villes devenaient plus rares et laissaient place à la campagne. Les prairies cédaient de temps en temps le terrain à des bosquets encore verts. L’été n’allait pas tarder à sécher la végétation. Les quelques forêts de pins plongeaient le compartiment dans une ombre bienfaisante, quoique éphémère. Le soleil derrière les vitres dispensait une chaleur difficilement supportable. Éric avait fermé la fenêtre pour atténuer le bruit du tortillard dans lequel il avait pris place quelques heures auparavant.
Ce paysage réveillait ses souvenirs, il en avait tellement dans cette région. Il n’avait rien oublié, rien ! Le plus étonnant, c’était ce souvenir, le plus vivace, le plus omniprésent dans son esprit. Il concernait quelqu’un qu’il avait en fait très peu connu lorsqu’il habitait le village. Son image était devenue de plus en plus obsédante au fil du temps. De toutes les personnes qui avaient traversé sa vie, elle était celle qu’il avait le moins côtoyée, celle dont personne ne se souciait, celle qui n’était pour beaucoup qu’une ombre. Et pourtant c’est elle qui revenait le hanter très souvent. Il avait vécu tout près d’elle pendant des années, sans réussir à l’approcher. Cependant, quand il s’était éloigné, elle lui avait manqué. Il savait qu’au fond de lui, s’il faisait ce voyage, c’était pour la revoir, pour découvrir ce qu’elle était devenue, celle que tout le monde appelait la sauvageonne.
Éric pensa à Isabelle. Il se demandait surtout à quoi ressemblerait le village à présent. Quatre ans plus tôt, le village c’était Isabelle. Elle incarnait la beauté, la jeunesse, mais aussi la provocation, la sensualité.
Tous les hommes, jeunes, matures ou âgés, ne parlaient que d’elle. Les femmes la détestaient autant qu’elles la craignaient ; et pourtant, Isabelle n’avait alors que dix-huit ans. Le village vivait au rythme de ses "aventures". À cette époque, Éric était son petit ami officiel, mais elle en avait d’autres, il l’avait toujours su. Seulement elle n’était pas la femme d’un seul homme et, pour la garder totalement, il fallait savoir la perdre en partie.
C’était également à cette époque qu’Éric avait eu son bac et avait osé quitter Isabelle pour poursuivre ses études dans la capitale. Il n’avait jamais remis les pieds au village.
Il y avait deux ans de cela, alors qu’elle conduisait sa mère en ville, Isabelle avait perdu le contrôle de son véhicule. Celui-ci avait heurté un arbre à grande vitesse. Elle avait été tuée sur le coup, sa mère était morte deux jours plus tard à l’hôpital. Éric avait été prévenu par téléphone par son propre père. Il en avait été profondément bouleversé, mais il n’avait pas assisté à son enterrement. Son père lui avait conseillé de ne penser qu’à ses examens. Mieux valait pour lui qu’il garde le souvenir d’elle bien vivante.
Quelques jours plus tard, les parents d’Éric avaient déménagé. Son père, comptable chez Camperro, avait été licencié. Il avait retrouvé un emploi à plus de cinq cents kilomètres du village.
Il avait du mal à imaginer la vie là-bas sans la "belle". Camperro tenait un haras et il n’avait que deux passions dans la vie, sa fille aînée et les chevaux. Il avait pourtant une autre fille de quatre ans la cadette d’Isabelle, mais celle-ci n’avait pas la prestance de sa sœur. Personne n’y avait jamais prêté attention. Des rumeurs sous-entendaient qu’elle était attardée mentale ou muette. On la voyait peu, elle ne vivait que pour les chevaux et même, on aurait pu dire qu’elle ne vivait qu’avec les chevaux.
Éric s’en souvenait, lui, de la petite Jennifer. Elle avait quatorze ans à l’époque du règne de la "Reine Isabelle". Elle ne souriait jamais et elle avait toujours de grands yeux tristes. Ses parents ne semblaient pas beaucoup s’occuper d’elle. Elle était considérée comme la femme de chambre d’Isabelle, sa dame de compagnie, sa servante... Qu’était-il advenu de la petite à présent qu’elle devait vivre seule avec son père ?
Éric avait essayé de lui parler, de l’apprivoiser. Elle l’avait toujours attiré, intrigué. Chaque fois, ses yeux n’avaient reflété pour lui que mépris, arrogance. Plus on tentait de l’approcher "la sauvageonne", plus elle se cabrait et se renfermait sur elle-même. Une fois Éric l’avait vue sourire mais, c’était à un poulain du haras. Elle paraissait communiquer silencieusement avec les chevaux, elle en faisait ce qu’elle voulait, elle montait à cru comme personne ; pas même les chevaux sauvages ne lui faisaient peur. C’était là son univers. Il allait bientôt savoir ce qu’elle était devenue la petite sauvage, il allait vivre quinze jours au Domaine.
En quatre ans, il était devenu journaliste. Deux ans d’études supérieures lui avaient permis d’entrer dans une école de journalisme. Avec beaucoup d’audace et un peu de culot, il avait décroché un contrat dans un journal spécialisé dans les reportages sur les animaux. Il avait quinze jours pour remplir quatre pages du magazine sur le dressage des chevaux sauvages dans cette région. Il avait choisi la propriété du père d’Isabelle et avait presque été surpris que celui-ci accepte de le recevoir. Pourquoi ce haras ? Il ne le savait pas lui-même. Peut-être était-ce parce qu’il était réputé dans le dressage des chevaux (mais les haras spécialisés dans le dressage n’étaient pas rares ici)... Peut-être était-ce aussi pour retrouver les souvenirs de son passé avec elle ou tout simplement pour revoir la petite ?
Le train entrait en gare. Éric interrompit donc le cours de ses pensées pour attraper ses bagages et descendre. Il n’y avait que cinq minutes d’arrêt, la gare était de moindre importance et peu de monde la fréquentait. Il était à peine plus de dix heures et pourtant la chaleur laissait augurer un été torride.
Du regard, il parcourut le quai de la gare. Il avait appelé Julien Guermandes, l’un des villageois, ouvrier palefrenier chez Camperro, le meilleur ami de son père à l’époque, pour le prévenir de son arrivée. Il avait un souvenir plein d’affection pour cet homme qui l’avait vu naître, grandir, qui lui avait appris la pêche, le braconnage, qui lui avait souvent sauvé la mise en réparant en douce toutes les bêtises qu’il avait pu faire en compagnie de son meilleur ami Ted.
Ses yeux s’arrêtèrent sur Julien, à l’ombre de la porte de la gare, qui semblait le chercher du regard. Éric s’offrit quelques secondes pour l’observer. Julien avait à présent les cheveux grisonnants. Son visage s’était creusé de petites rides, il avait un peu grossi aussi mais, son visage basané et sa corpulence prouvaient qu’il était toujours aussi actif et dans l’ensemble, il paraissait en pleine forme. Éric s’approcha de lui et murmura à son oreille :
— Vous pouvez peut-être me renseigner ?
Julien lui lança d’abord un regard en coin agacé, avant de se retourner vivement.
— Éric ? Bon Dieu, j’ai failli ne pas te reconnaître, qu’est-ce que tu as changé ! Comment tu vas, petit ? Je me demande si je peux toujours t’appeler comme ça d’ailleurs ! s’écria-t-il en riant. J’espère que tu as fini de grandir cette fois. Je suis obligé de lever la tête pour te regarder ! Tu as doublé de taille par rapport à l’époque où tu venais détacher mes chiens en pleine nuit ! continua Julien en l’étreignant. Viens ! On va boire un verre avant d’aller au domaine, on a plein de choses à se dire depuis tout ce temps, donne tes bagages !
— Et quoi encore ! sourit Éric, tu es vieux maintenant, laisse porter les jeunes !
Ils sortirent de la gare côte à côte en se lançant des tapes amicales dans le dos, pénétrèrent dans un petit bar qui n’existait pas quatre ans auparavant.
— Ça a changé ici, murmura Éric.
— Ah ça, pour avoir changé, ça a changé ! Le village a doublé en superficie et en habitants. En fait, ce n’est plus vraiment un village. Le tourisme s’est développé, il y a des hôtels, des bars, des courts de tennis, un cinéma. Deux des criques du bord de mer ont été complètement aménagées et on a même — comble de la luxure — deux boîtes de nuit. Tu peux y croire, toi ? ronchonna Julien.
— C’est super, ça attire la jeunesse. Vous deviez vous ennuyer ici avant, non ? le charria Éric.
— Une fois que Ted et toi avez foutu le camp, tu m’étonnes qu’on s’ennuyait ! Plus de bruits de moto en pleine nuit, presque plus de bagarres dans les bars... Vous en faisiez un cirque ! Mais ça mettait de l’ambiance, répondit Julien avec une note amère dans la voix. Tu sais, continua-t-il, c’est comme s’il y avait eu une malédiction après ton départ. La petite s’est tuée, tes parents sont partis... Plus rien n’a été comme avant !
— Et Ted ? Qu’est-ce qu’il est devenu ? On est resté en contact pendant presqu’un an et d’un coup, plus rien !
— Écoute, dans le coin, si tu veux rester peinard, tu oublies Ted, O.K. ? Il a disparu de la circulation. Moins on en parle, mieux c’est ! Compris ? C’est un conseil d’ami.
Julien avait pris un air sérieux et le ton de sa voix dénotait plus une menace qu’un conseil. Son front s’était barré et il avait soudain l’air préoccupé. Éric préféra ignorer le sujet pour l’instant. Il reprit :
— Et chez Camperro, comment ça va ?
— Bof ! Toujours le même ! Son haras s’est agrandi, je suis passé responsable des employés. Depuis la mort de sa femme et d’Isabelle, il est devenu aigri. Il parle peu, il est dur avec le bétail — humain comme animal — et difficile à supporter. Je me demande si tu as bien fait de venir chez lui ; et pourquoi chez lui ? Ton père est au courant ? grogna Julien.
— Non ! Tu sais, avec mon père, j’ai des rapports plutôt... difficiles en ce moment. Je ne lui ai pas parlé de ce reportage. Je suis certain que ça ne lui aurait pas plu que je revienne ici. Pourquoi ? J’en sais rien, il n’a jamais voulu en parler. Et puis, je fais ce que je veux de ma vie, répondit Éric.
Il vit le visage de Julien se fermer un peu plus.
— Une chose est sûre au moins, ironisa Julien, tu n’as rien perdu de ton caractère de tête de mule.
Éric sourit puis :
— Julien, pourquoi mes parents sont partis d’ici ?
— Il n’y avait plus de boulot, marmotta Julien en évitant le regard d’Éric.
— Mais il y en avait encore pour toi apparemment ! railla Éric.
— T’as bien de qui tenir ! Ton père est un gars génial, mais il n’a jamais su se la fermer quand il le fallait, voilà ! Et toi, si tu veux que ton séjour ici se passe le mieux du monde, occupe-toi uniquement de ton reportage, ça vaudra mieux pour tout le monde ! Pour une fois, écoute ce que je te dis ! sermonna Julien. Maintenant on va y aller, Camperro va nous attendre. Et encore une fois, évite de parler du passé, d’accord ? L’évoquer ne peut que faire du mal à ceux qui sont restés.
— Mais de quoi ou de qui tu parles ? De Ted, d’Isabelle ou du départ de mes parents ? Qu’est-ce qui s’est passé ici ? s’énerva Éric.
— Rien ! Il ne s’est rien passé ! C’est le temps qui a fait changer beaucoup de choses. C’est la vie, comme on dit. Tes parents ont tenu à partir d’ici et bien leur en a pris parce qu’ils ont réussi ailleurs, et ils t’ont éloigné. C’est tout ce qui compte ! répondit Julien du tac au tac.
— M’éloigner d’ici ? C’est moi qui l’ai décidé, pas eux. Et pourquoi fallait-il qu’ils m’éloignent ?
— Pourquoi ? Pour qui, plutôt ! Isabelle et Ted, ils étaient les plus mauvaises fréquentations que tu pouvais avoir, la preuve, Isabelle est morte et Ted...
— Ted, où il est ? Et pourquoi de mauvaises fréquentations ? questionna Éric de plus en plus surpris.
— Pourquoi, pourquoi ? s’emporta Julien, tu ne peux pas t’empêcher de poser des questions ?
— Non !
— T’as vraiment pas changé, toi ! Toujours aussi casse-pieds ce môme ! Isabelle, c’était une vraie diablesse, elle aurait fait faire n’importe quoi à n’importe qui. Quant à Ted, qu’il aille au diable, lui et ses compères ! Avec une mère morte à sa naissance et un père escroc et alcoolique, il ne pouvait pas aller bien loin. Il est devenu ce qu’il devait devenir, c’est tout. Ne cherche pas à le revoir. De toute façon, tu ne le reconnaîtrais pas et vice versa. Ton copain d’adolescence est mort, considère-le comme ça ! s’emporta Julien.
Son visage était devenu rouge de colère. Malgré ses cinquante-cinq ans, Julien était demeuré très alerte, très vif. Le travail à la campagne et le grand air avaient fait de lui un homme dans la force de l’âge. Il avait saisi le sac de sport d’Éric, s’était levé et atteignait déjà le pas de la porte quand ce dernier le rejoignit. Ils grimpèrent dans la Jeep garée un peu plus loin dans la rue.
— Toi, tu as changé ! reprocha Éric. Dans le temps, tu nous soutenais Ted et moi, tu te souviens ? Tu me couvrais, mais tu protégeais Ted aussi. Je veux savoir ce qu’il est devenu. Et si ce n’est pas toi qui me le dis, ce sera quelqu’un d’autre. Je finirai bien par le savoir !
— Bordel de Nom de Dieu ! jura Julien, quelle sale tête de mule ! Ted a mal tourné. On ne sait pas vraiment où il est, mais il rôde dans la région. Il a fait plusieurs bêtises, si on peut appeler ça comme ça… Il m’a piqué ma Jeep, il y a quelques mois. Je suis sorti avec un fusil de chasse et j’ai pas eu le courage de tirer quand je l’ai reconnu. On l’accuse même du viol d’une jeune touriste espagnole l’été dernier, voilà ! T’es content ?
— Tu n’as pas eu le courage de tirer parce qu’il avait certainement une bonne raison de faire ça. Et tu dis qu’on l’accuse de viol, mais toi tu n’y crois pas, n’est-ce pas ? Parce que tu le connais comme moi, mieux que personne sans doute. Tu as porté plainte pour ta Jeep ?
— Bien sûr que non ! De toute façon, je l’ai retrouvée deux jours plus tard, alors... et qu’il ait violé cette fille ou non, il est recherché. Il est devenu un bandit de grands chemins, un point c’est tout ! s’emporta de nouveau Julien. J’ai toujours fait tout ce que j’ai pu pour vous deux, pas vrai ? Pour lui, je ne peux plus rien.
— Et c’est ça qui te rend fou de colère, tu l’as toujours bien aimé. Et aujourd’hui encore tu as toujours de l’affection pour lui. Tu te sens frustré parce que tu ne peux plus rien pour lui, pas vrai ? questionna Éric.
Julien ne répondit pas, les yeux rivés à la route. Il se contenta de donner un violent coup de poing sur son volant. À la sortie d’un virage, la route devint plus étroite et Julien y lança la Jeep à vive allure sans desserrer les dents. Enfin, il ajouta :
— Ted n’a plus ni amis, ni famille. Il ne respecte plus rien ni personne. Il tuerait père et mère pour cinquante balles. Il a disjoncté et plus personne n’y peut rien, oublie-le !
Julien se tut et la conversation cessa. La route était défoncée et n’avait pas été refaite depuis le départ d’Éric.
— Julien conduit toujours aussi vite ! pensa Éric avec une joie contenue.
Il avait toujours adoré rouler en Jeep avec lui. À présent, il se cramponnait et concentrait son attention à ne pas être éjecté du siège de la voiture !
Il était presque midi quand ils arrivèrent au haras. Éric sentit sa gorge se nouer. L’immense cour en terre battue, les trois bâtiments anciens autour – la maison d’habitation au centre, flanquée sur la gauche des écuries contenant les box des chevaux, sur la droite des hangars où se trouvaient le matériel, le foin – en apparence rien n’avait changé. Pendant quelques instants, il s’attendit à voir Isabelle sortir par la porte principale. Il secoua la tête pour y chasser sa soudaine émotion. Il avait l’impression d’être revenu en arrière, quatre ans auparavant. Non, rien n’avait changé…
Deux jeunes hommes arrivaient en tenant par la bride deux magnifiques alezans. Il ne les connaissait pas, de nouveaux palefreniers sans doute ? Du bruit jaillissait des écuries, elles semblaient grouiller d’activité, comme avant.
Monsieur Camperro sortit de la maison. Le sourire aux lèvres, il s’avança vers eux.
— Eh bien, Éric ! Ça fait quelques années ! Je m’attendais à voir arriver un adolescent en moto, mais tu as bien changé ! lança-t-il joyeux.
Lui, par contre, avait vieilli. Malgré son sourire, sa bouche gardait en ses coins des rides amères ; ses yeux paraissaient plus enfoncés, il semblait avoir pris dix ans. Ses cheveux étaient clairsemés de fils gris, il avait maigri.
Ils passèrent la porte principale qui ouvrait sur la grande cuisine. Éric avait entendu dire que le haras avait prospéré financièrement. Pourtant, ici non plus rien n’avait bougé, ni les tableaux au mur ni la grande table en chêne massif ni les vieux buffets et la grosse cuisinière près de laquelle Isabelle venait se réchauffer lorsqu’elle rentrait trempée d’une balade à cheval en plein hiver. Éric avait l’impression de sentir encore son parfum flotter dans l’air. Ses yeux s’attardèrent sur un cadre posé sur un meuble bas, à côté de la télévision. Il s’agissait d’une photo d’Isabelle prise devant la maison. Elle tenait un cheval par la bride. Ses longs cheveux noirs volaient dans le vent, ses grands yeux foncés pétillaient de malice, ses lèvres rouges et pulpeuses souriaient, découvrant une dentition blanche et parfaite. Elle incarnait la beauté, la sensualité faite femme.
— Ça fait deux ans maintenant qu’elle est partie, murmura José Camperro derrière son épaule. Et dire que tu ne l’as pas revue ! Elle te manque aussi, n’est-ce pas ? Peut-être que vous vous seriez mariés si tu étais resté !
— Je ne crois pas, murmura Éric en souriant. Votre fille n’était pas le genre d’oiseau à se faire mettre en cage !
José sourit tristement lui aussi, puis retourna résolument à la grande table vers Julien et entreprit de servir l’apéritif. Éric était soulagé de ne pas avoir eu à répondre à José. Isabelle ne lui manquait pas ! Il avait cru l’aimer un temps, il pensait qu’il ne pourrait pas vivre sans elle pendant la durée de ses études, mais elle n’avait pas voulu le suivre et, tout compte fait, il l’avait oubliée. Il se rendait compte, avec le temps, qu’elle n’avait été pour lui qu’un faire-valoir. Il était fier d’être son petit ami en titre, mais s’il l’avait aimée, aurait-il accepté si facilement ses incartades ? Surtout avec son meilleur ami Ted ? Non, certainement pas. Isabelle avait été un défi, un combat. Aujourd’hui, ce n’était pas le genre de femme qu’il souhaitait rencontrer pour fonder une famille. Elle était trop instable, trop volage... trop superficielle. Oui, c’était cela : Isabelle était le genre de poupée que l’on prenait plaisir à exhiber, la maîtresse, plutôt que la « maîtresse de maison ». Éric sourit intérieurement, se moquant de lui-même. Fonder une famille, quelle idée ! Lui qui était si farouchement attaché à son indépendance, à sa liberté, n’avait pas l’intention de se laisser passer la corde autour du cou de sitôt.
Éric avait toujours été un beau gosse. Adolescent, il était déjà grand et musclé, large d’épaules avec des hanches fines qui lui prêtaient la démarche d’un félin. Les cheveux longs dans le cou, bouclés, ébouriffés, avec des yeux d’une incroyable beauté, d’un bleu gris lumineux, des yeux légèrement étirés, bordés de longs cils, une bouche sensuelle aux lèvres épaisses, un menton volontaire. Le plus souvent, il arborait une expression de moquerie, d’espièglerie. Il savait qu’il plaisait et qu’aucune fille ne restait indifférente à son sourire, son charme et son arrogance. Il était toujours sûr de lui, dans n’importe quelle situation ou du moins, en donnait-il l’impression. Il jouait de son charme comme d’un couteau !
Aujourd’hui, son physique dénotait une plus grande maturité. Son regard, bien que souvent rieur et moqueur, devenait de glace lorsqu’il éprouvait colère ou mépris. Son visage avait perdu les traits de l’insouciance due à l’enfance. De toute sa personne se dégageait une aura de mystère, et son attitude parfois ténébreuse accentuait encore son pouvoir de séduction. Son corps d’athlète, il le devait au sport qu’il avait toujours pratiqué avec assiduité : les arts martiaux, la natation, l’équitation... avant ! Bref, quel que fût le lieu ou la situation dans laquelle il se trouvait, il ne passait jamais inaperçu.
Éric reporta son attention sur Camperro et Julien qui discutaient du domaine. José Camperro s’adressa à Éric, abordant le sujet du reportage. Il voulait savoir ce que le jeune journaliste attendait comme informations, quels étaient ses projets, comment allait-il s’y prendre pour que le sujet attire les lecteurs et rapporte, en définitive, un maximum au propriétaire. José Camperro ne faisait jamais rien au hasard, Éric allait bientôt s’en rendre compte.
Quand la porte s’ouvrit, ce dernier ressentit une curieuse impression. Il lui tournait le dos, pourtant il sentit son pouls accélérer, sans pouvoir se l’expliquer, il savait qu’elle était entrée.
Jenny ne prononça pas un mot. José s’était tu, Éric s’était retourné. Pendant un court instant, son regard avait croisé celui de Jenny. Il put y lire de la stupeur. Elle le fixait comme si elle avait vu un fantôme, mais cela ne dura qu’une fraction de seconde. L’instant suivant, son regard était redevenu vide et froid. Elle baissa la tête, murmura un bonjour en passant près de lui, sans lever les yeux et se dirigea vers les fourneaux devant lesquels elle s’affaira.
— Où tu étais passée, toi ? interrogea José d’une voix sèche. Je suppose que rien n’est prêt ?
Jenny ne retourna pas pour lui répondre. Elle haussa les épaules et se contenta de murmurer :
— Ce sera prêt dans cinq minutes.
— Tu as préparé la chambre d’amis ?
Elle acquiesça de la tête toujours sans se retourner.
— Si c’est pas malheureux d’avoir des gosses comme ça, grogna José à l’adresse d’Éric. Ça, c’est pas Isabelle ! Rien dans la tête ! Elle est nourrie, logée, blanchie et je suis presque obligé de me battre pour qu’elle me rende un minimum de services. Ce serait quand même la moindre des choses, non ? Si j’étais pas là, c’est à l’asile qu’elle aurait atterri !
Éric regardait Camperro, incrédule, estomaqué. Comment un père pouvait-il réagir comme ça ? Décidément, rien n’avait changé ici. Pour Jenny, la situation avait même dû empirer depuis la mort d’Isabelle. Il sentit son cœur se serrer. Pauvre gamine, comment pouvait-elle supporter tout cela ?
Camperro avait sorti une bouteille de Whisky et s’en servit deux rasades de suite avant d’attirer Éric vers le couloir, à l’autre bout de la cuisine, où naissait l’escalier qui montait à l’étage.
— Viens, je vais te montrer ta chambre, si tu veux t’installer avant le déjeuner. De toute façon, c’est pas prêt !
Éric s’apprêtait à prendre la défense de Jenny quand Julien lui fit signe de n’en rien faire. Il suivit donc José presque à contrecœur, sentant un début de colère le gagner. Impulsif comme il l’était, il valait mieux qu’il s’éloigne.
Il se souvenait de Jenny comme d’une petite fille de quatorze ans. À l’époque, elle avait les cheveux mi-longs, ondulés, toujours retenus par une queue de cheval sur la nuque. Elle était blonde comme les blés, ce qui ne manquait pas d’étonner, ses parents étant tous deux très bruns. Elle était plutôt petite pour son âge et si menue qu’elle en paraissait maigre. Son visage était fin, doux, et ses yeux semblaient presque trop grands. Ils étaient d’un bleu tirant sur le vert selon la luminosité. Il ne connaissait pas le son de sa voix. Il avait longtemps cru qu’elle était muette, comme le disait la rumeur. Isabelle avait démenti :
— Ne t’inquiète pas ! Parfois, on préférerait qu’elle soit vraiment muette, elle est si mauvaise quand elle parle !
Pourtant, elle ne faisait toujours que passer, traverser une pièce silencieusement. Elle était si discrète qu’on pouvait facilement oublier son existence. Elle ne souriait jamais et ses yeux étaient toujours tristes ou n’avaient pas d’expression, comme si elle était ailleurs. C’était pour cela que les gens la disaient attardée mentale. D’ailleurs, elle n’était jamais allée à l’école. Quand Éric s’en était inquiété, Isabelle lui avait alors confié :
— Jenny n’est pas normale, il faudrait l’envoyer dans une école spécialisée. Mes parents n’en ont pas les moyens et ça arracherait le cœur de ma mère de se séparer d’elle. De toute façon, elle est mieux ici ! Elle apprend à s’occuper des chevaux, c’est la seule chose qui retient son attention. Non seulement c’est la meilleure solution pour elle, mais en plus, elle se rend utile...
Éric n’avait jamais été dupe. Il avait vite compris qu’on vivait avec elle parce qu’elle était là, sans plus ! Si ses parents n’avaient pas les moyens de l’envoyer dans une école spécialisée, alors qui les avait ? Les Camperro ne pouvaient cacher leur aisance financière. Ils avaient les moyens plus que quiconque. Quant à dire que le départ de sa fille arracherait le cœur de Madame Camperro, c’était à en mourir de rire. Elle ne lui adressait la parole que lorsqu’elle y était obligée et ne s’en occupait pour ainsi dire jamais. Jenny avait dû apprendre à se débrouiller seule. Sans vraiment se l’expliquer, il avait toujours été convaincu qu’elle n’était pas attardée mentale et que cette explication arrangeait tout le monde. Elle était peut-être plus renfermée que les autres enfants, c’était tout ! Et il y avait de quoi !
Il n’avait jamais passé beaucoup de temps en sa présence, mais il avait souvent été frappé par son regard. Ce n’était plus celui d’une enfant, il était trop sérieux, trop grave. Parfois, il reflétait du mépris, de la tristesse ou encore de la moquerie cruelle. Éric avait déjà surpris des regards ou des attitudes de la petite fille qui dénotaient une certaine intelligence. Il ne pouvait se résoudre à croire qu’elle était attardée.
Plusieurs fois, il avait tenté de l’approcher, de lui parler. Elle s’était alors reculée, craintive, presque agressive, voire méprisante.
Tout à l’heure, lorsqu’elle était entrée, il avait eu l’impression bizarre d’avoir déjà vu l’expression de son visage chez quelqu’un d’autre. Depuis, il tentait de fouiller sa mémoire pour trouver à qui elle lui avait fait penser, en vain. Elle avait eu l’air surprise. De toute évidence, personne n’avait songé à la mettre au courant de son arrivée. On avait simplement dû lui demander de préparer la chambre d’amis, sans plus.
Elle avait grandi, avait laissé pousser ses cheveux et les gardait attachés en une natte, toujours blonde, qui descendait jusqu’au bas de son dos. Les traits de son visage s’étaient affinés, tel celui d’une poupée de porcelaine, autant pour sa régularité que pour le teint pâle de ses joues. Elle aurait pu être jolie si elle avait été coiffée avec plus de soin, si ses beaux yeux bleu-vert n’avaient pas été aussi cernés par de vilaines marques bleues, si elle n’avait pas eu les traits aussi tirés, si elle avait souri, s’il y avait eu la moindre expression dans son regard. Au lieu de cela, elle ressemblait à un fantôme, se déplaçant à la manière d’un spectre, sans bruit, presque sans mouvement. Elle était vêtue d’un tee-shirt noir délavé, sans forme, d’un jean usé, trop large pour elle, et de petites baskets noires en tissu. Éric eut le sentiment qu’elle essayait de se faire oublier, de passer inaperçue. Malgré tous ses efforts, elle ne pouvait cacher une certaine féminité. Il se surprit à l’imaginer avec un visage reposé, des vêtements seyants. Elle serait sans doute très belle, mais pas comme Isabelle, d’une beauté délicate, fragile. Éric se sermonna. Il ne devait pas oublier qu’il était là pour faire un reportage, et pour rien d’autre ! Il avait assez de problèmes avec sa propre famille sans s’occuper de celle des autres.
À présent, Jenny était seule dans la cuisine. Elle devait se reprendre. Ne jamais montrer ses sentiments, ne jamais se laisser aller, ressentir le moins d’émotions possible, c’était sa devise, sa recette à elle pour tenir le coup et pour continuer à vivre. Elle écrasa subrepticement une larme au coin de ses yeux. Elle sentait encore son cœur battre la chamade dans sa poitrine. Quand il s’était retourné, qu’il l’avait regardée, elle avait cru un instant qu’elle allait s’écrouler, que ses jambes se dérobaient sous elle. Elle avait tenté de recouvrer ses esprits, elle espérait simplement que personne ne s’était rendu compte de son soudain émoi.
Pourquoi est-ce qu’il était revenu maintenant qu’elle était morte ? Combien de temps allait-il rester là ? Elle ne pourrait pas vivre normalement tant qu’il serait dans ces murs. Elle devrait recommencer à l’éviter, à se cacher, comme avant.
Et celui qui lui servait accessoirement de père allait profiter de sa présence pour se montrer toujours plus cruel, plus blessant dans ses propos. Il se ferait un malin plaisir de la traîner dans la boue, de l’humilier devant son invité. Ça, elle le savait, c’était son habitude. Chaque fois que venait quelqu’un, il se conduisait de la sorte. Jenny en avait pris son parti, cela ne la dérangeait pas plus que ça. Elle se concentrait pour « fermer ses oreilles » et ne l’entendait plus. Mais pas devant Éric. Ça, elle ne le supporterait pas. Elle ne l’avait jamais supporté, ni de la part de son père ni de la part de sa sœur.
C’était paradoxal, mais elle avait toujours gardé précieusement dans sa mémoire l’image d’Éric, tout en espérant qu’elle ne le reverrait jamais. De tout ce qu’elle avait vécu et supporté depuis sa naissance, c’était Éric qui lui avait fait le plus de mal, sans le savoir. Elle ne voulait pas le revoir, elle ne voulait pas qu’il reste là. Elle ne savait pas encore pourquoi il était revenu, mais quelque chose lui disait que ça n’allait pas être facile de l’éviter et cette idée la rendait folle, elle en attrapait mal à l’estomac.
Elle se sentit soudain très mal, fébrile, avec l’impression que ses membres ne lui répondaient plus. Ses gestes devenaient maladroits, elle tremblait et sentait monter en elle des sueurs froides, signes avant-coureurs d’un malaise. Elle aurait voulu s’asseoir quelques secondes pour pouvoir se remettre de ses émotions, mais elle n’osa pas. Elle savait qu’il ne le permettrait pas. S’il entrait et qu’il la trouvait assise, alors qu’elle était déjà en retard pour le déjeuner, il serait encore violent. Depuis son plus jeune âge, elle savait à quel point elle devait éviter de le contrarier.
Pourtant, le malaise ne diminua pas, bien au contraire. D’un geste de la main, elle tenta d’essuyer son front. Ses membres lui répondaient de moins en moins. Lorsqu’un voile noir passa devant ses yeux, elle se décida quand même à s’asseoir. Elle tenta de s’appuyer sur le dossier de la chaise la plus proche, mais n’eut pas le temps de l’atteindre. Ce fut le trou noir, elle s’écroula sur le sol.
Après avoir rangé ses affaires dans l’armoire, Éric était sorti prendre l’air dans la cour. Il respira à pleins poumons, retrouvant le parfum de jadis. Il aimait l’odeur de cette propriété, l’odeur forte des chevaux mélangée au parfum des fleurs... l’air de la campagne.
C’est là que Julien le rejoignit.
— Je voulais te dire petit ! Ne fais pas attention à l’attitude de José par rapport à Jenny, il ne l’a jamais aimée et, depuis la mort d’Isabelle, c’est encore pire. Il lui reproche de n’être pas morte à sa place, expliqua Julien.
— C’est con ! Elle n’avait pas encore le permis à cette époque ! railla Éric.
— Elle ne l’a toujours pas et ne l’aura sans doute jamais. Ne te mêle pas de leurs rapports. De toute façon, la pauvre petite ne comprend pas...
— Arrête ! s’écria Éric. Elle ne comprend pas quoi ? Sortez un peu vos yeux de vos poches. Elle n’est pas idiote ! Arrêtez de la prendre pour ce qu’elle n’est pas. Je sais qu’elle est normale, elle est mise à l’écart depuis sa naissance, personne ne s’est jamais préoccupé d’elle, c’est tout. Et je ne supporte pas qu’il lui parle comme ça ! Jusqu’où est-ce qu’il peut aller avec elle ? Jusqu’à la frapper ?
— Éric, écoute-moi ! Ne t’en mêle pas ! Est-ce que ton père t’a déjà parlé d’ici ? reprit Julien.
— Non, pourquoi ?
— Tant mieux ! Ne commets pas les mêmes erreurs que lui. Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, telles sont les trois lois de la sagesse.
— Non, sérieux ? Tu vas me sortir trois petits singes ? ironisa Eric.
Cela faisait deux fois en quelques heures que Julien faisait allusion à ce que savait son père. Celui-ci avait toujours refusé d’aborder le sujet de son départ du village avec Éric, mais il s’était manifestement passé bien des choses ici. Soit il était trop jeune pour en prendre conscience, soit il était déjà parti. D’une façon ou d’une autre, il se promit de découvrir ce qu’on lui cachait.
Il ne voulait pas se mêler des histoires de famille de Camperro, et pourtant il ne pourrait s’empêcher de prendre la défense de Jenny. L’attitude de son père lui faisait mal, mais pas autant que la souffrance silencieuse de cette dernière. Il ne pourrait pas rester indifférent devant la haine de Camperro. Son séjour s’annonçait plutôt mal. Il songea qu’il devrait prendre des notes, des informations et des photos, le plus vite possible. Il ne pouvait se permettre de manquer son premier reportage. Or, quelque chose lui disait qu’il ne resterait pas très longtemps au domaine. Il se promit de rendre visite à ses parents très rapidement. Cela faisait presque deux mois qu’il ne les avait pas revus.
Julien s’était promptement éclipsé après leur conversation. Éric reprit donc le chemin de la cuisine. Il ouvrit la porte juste à temps pour voir Jenny s’écrouler sur le sol.
Le cœur battant, il se précipita, s’agenouilla près d’elle, lui souleva les épaules pour poser sa tête sur son genou. Julien entra à cet instant.
— Elle est tombée dans les pommes, trouve-moi un linge mouillé, vite ! ordonna Éric.
Julien avait déjà atteint le grand buffet de bois près de l’évier. Tout en lui posant le tissu mouillé sur les tempes, Éric la secouait doucement en l’appelant.
Jenny reprit connaissance peu à peu. Ses yeux s’ouvrirent, mais ne virent rien dans un premier temps, puis les couleurs revinrent progressivement sur ses joues et sur ses lèvres. Elle se redressa lentement, resta assise par terre quelques instants, la tête dans ses mains.
— Jenny, ça va ? demanda-t-il avec douceur.
— Oui, ça va ! murmura-t-elle en évitant de croiser son regard.
— Ça t’arrive souvent ce genre de malaise ? s’inquiéta-t-il.
— Oui... non… enfin, de temps en temps.
— Tu as vu un médecin pour ça ?
— Tu devrais aller t’allonger un peu, petite ! proposa Julien. Je vais finir.
— Et quoi encore ? lança Camperro qui venait d’entrer.
Jenny avait sursauté et s’était aussitôt relevée, chancelante. Éric la retint par le bras alors qu’elle perdait l’équilibre. Elle se dégagea rapidement et se dirigea vers le buffet pour dresser le couvert.
Éric lança un regard noir à Camperro.
— Qu’est-ce que vous attendez pour lui faire voir un médecin ?
— Pour quoi faire ? Elle va bien ! C’est juste un peu de fatigue. Elle n’a qu’à se coucher plus tôt. Le soir, il y a de la lumière jusqu’à point d’heure chez elle. On n’a pas idée d’être fragile à la campagne !
— Elle aurait plus de temps, elle pourrait peut-être se reposer un peu plus. Avec les moyens que vous avez, vous pourriez prendre quelqu’un pour le ménage et la cuisine, non ? répondit Éric rageusement.
— Et je la nourrirais pour rien ? Si je prends quelqu’un ici, elle, elle dégage ! cracha Camperro.
— Elle ne demanderait peut-être pas mieux !
— Éric ! intervint Julien.
— Ça suffit, je vais bien, je n’ai pas besoin de médecin ! lança Jenny pour calmer tout le monde. À table !
Après les avoir servis, elle quitta rapidement la pièce.
— Elle ne déjeune pas avec nous ? questionna Éric.
— Non !
Ce fut la seule réponse de Camperro. Éric était prêt à se lever pour aller la chercher quand il reçut un coup de pied sous la table. Le regard de Julien lui intima de ne rien en faire et d’attendre la suite des événements.
Éric sentait son cœur battre à coups redoublés dans sa poitrine, ses poings étaient serrés et son estomac noué. Il avait les nerfs à fleur de peau. Il dut se faire violence pour rester à table et tenter de se calmer. C’était pire que ce qu’il avait imaginé. Son séjour n’allait pas être de tout repos. Très vite, Camperro aborda le sujet du reportage.
— Je suppose que tu veux suivre un dressage du début à la fin ?
— Mon reportage ne comprendra pas seulement le dressage, mais aussi la vie au haras, la façon de travailler du personnel, répondit Éric s’efforçant de parler calmement.
— Tu veux commencer aujourd’hui ? questionna Camperro.
— Oui ! Je voudrais faire le tour du domaine aussi, histoire de me faire une idée.
— Jenny t’accompagnera cet après-midi. Autre chose ?
— Oui ! J’aimerais connaître l’historique du haras, si c’est possible.
— J’ai toute l’histoire de cette propriété. Elle appartenait à mon grand-père. Tout a été mis par écrit. Je laisserai le dossier dans ta chambre, avec les livres de compte du domaine, ça doit t’intéresser !
Camperro parlait tout en mangeant, sans regarder Éric. Julien déjeunait silencieusement, sans lever la tête.
— Les livres de compte ne m’intéressent pas et la gestion du domaine ne me regarde pas ! rétorqua Éric.
— Vraiment ? ironisa Camperro. Pourtant, ils devraient ! C’est ton père qui s’en est occupé pendant quelques années. Je te les propose !
— Pourquoi ? demanda Éric sur le qui-vive.
— Pour être tranquille vis-à-vis des Corsini !
À présent, José Camperro fixait Éric et son regard n’avait plus rien d’amical.
— Quand tu auras trouvé ce que tu cherches, tu me lâcheras peut-être les baskets ! Je dis peut-être parce que si tu y trouvais la moindre anomalie, tu la devrais à ton père ! articula Camperro avec un petit sourire cynique.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez. Si vous avez eu des problèmes avec mon père, c’était après mon départ et je ne suis pas au courant. Il ne m’a jamais parlé de quoi que ce soit en ce qui concerne le domaine, vous et tout le reste, expliqua calmement Éric.
— Alors pourquoi venir chez moi faire ce reportage ?
— Parce que j’ai prospecté dans plusieurs autres haras, mentit Éric, qu’ils ont tous refusé et que j’ai besoin de faire ce reportage pour gagner ma vie. Et puis, vous avez la réputation d’être l’un des meilleurs éleveurs du pays. D’autre part, j’ai passé toute mon enfance ici, j’avais envie de retrouver tout ça, continua Éric.
— En effet, tu as passé ton enfance ici, reprit Camperro sans prêter attention au compliment que venait de lui faire Éric. Tu y as vécu ton adolescence aussi, et tu l’as passée à sauter ma fille. Le pire c’est que tu n’es même pas venu à son enterrement !
Éric retint son souffle, le terrain devenait glissant. Il comprenait maintenant pourquoi Camperro avait l’air si ravi de l’accueillir. Il allait pouvoir régler ses comptes, non seulement avec lui, mais avec son père aussi. Il se sentit pris dans une souricière.
— Vous ne devriez pas parler comme ça d’Isabelle. Je l’aimais !
— Et tu l’as prouvé par ton absence à son enterrement ! ricana José.
— Parfaitement ! Qu’est-ce que ça aurait changé que je sois là ? Elle n’y était plus, elle. J’ai préféré garder en moi l’image d’une Isabelle vivante, pas celle d’un cercueil ! se défendit Éric, avec la fâcheuse sensation de mentir. Ça ne m’a pas empêché de penser à elle.
— Évidemment ! En fait, tu es revenu ici pour vénérer sa mémoire ! Et du coup, du moment que tu es là, autant te taper Jenny, aussi ? Après tout, tu ne seras pas venu pour rien, n’est-ce pas ?
Éric bondit de sa chaise et se retrouva face à Camperro qui s’était levé aussi subitement, les poings serrés, les narines pincées. Ses lèvres étaient devenues blanches de colère et ses yeux de glace le fixaient sans ciller. Julien s’était levé vivement et se tint entre les deux adversaires, prêt à intervenir.
— Ça suffit maintenant ! Vous vous emportez, vous n’êtes plus des gosses. Du calme ! Allez, asseyez-vous !
José baissa les yeux le premier en ricanant. Il se dirigea vers le coin de la table où se trouvait son éternelle bouteille de Whisky et s’en servit une dose généreuse.
— Arrête de boire, José ! C’est pour ça que tu deviens agressif. Tu sais bien que tu regrettes toujours ce que tu dis ou fais quand tu es saoul ! Allez, mange un peu.
Au lieu de ça, Camperro arborait un sourire narquois tout en fixant Éric. Celui-ci préféra tourner les talons et sortir. Il traversa la cour sans même saluer le personnel qui allait et venait. Il sortit de sa poche un paquet de cigarettes et un briquet, en alluma une nerveusement et se perdit dans la prairie qui entourait les bâtiments. La rage l’étranglait, il pestait silencieusement contre Camperro, mais également contre son propre père. Celui-ci, en se taisant, le mettait dans une situation difficile. Camperro en voulait à son père, pour quelle raison ? Que s’était-il passé ici ? Était-ce pour ça que ses parents étaient partis ? Et dans quelles conditions avaient-ils quitté le village ? De leur propre gré ou contraints et forcés ? Camperro semblait puissant dans le coin.
Il était fermement décidé à connaître le fin mot de l’histoire. Il devait rentrer chez lui et mettre tout au clair avec son père. Un pressentiment lui soufflait que Jenny était impliquée dans l’histoire. S’il la détestait tellement, pourquoi Camperro l’avait-il gardée au domaine après la mort de sa femme et d’Isabelle ? Elle n’était pas indispensable, loin de là. D’ailleurs à l’époque où il vivait encore ici, c’était Marianne, la femme de Julien, qui faisait office de femme à tout faire. Elle s’occupait du ménage, de la cuisine... Non ! Camperro devait avoir besoin de la présence de Jenny, sinon il s’en serait débarrassé depuis longtemps. Il revoyait les yeux apeurés de la jeune femme quand son père était entré dans la cuisine après son malaise. Elle le craignait comme la peste. Éric sentit un frisson lui parcourir le dos. Il ressentait un malaise, un danger, mais ne savait pas d’où ni de qui il viendrait. Si seulement Jenny voulait bien lui raconter ce qu’elle savait ! Mais avant même de lui avoir posé la moindre question, il savait qu’elle ne dirait rien. Elle avait trop peur.
— Dès ce soir, j’irai chez Julien ! décida Éric.
Il questionnerait Marianne, Julien aussi, bien qu’il n’espérât pas en tirer autre chose qu’une engueulade. Il avait également envie de revoir Ted. Il n’arrivait pas à croire que son meilleur ami fût devenu un gangster. Ted avait toujours été turbulent, certes. Il avait toujours aimé se donner un genre « mauvais garçon », mais de là à passer le pas, non ! Ted aimait à rire, faire des plaisanteries d’un goût parfois douteux, il aimait les filles, évidemment, comme tout adolescent. Mais l’accuser de viol, c’était pousser le bouchon un peu loin. Ted respectait trop celles qui avaient traversé sa vie.
— Il a disjoncté ! avait dit Julien.
La mort d’Isabelle lui aurait-elle causé un tel choc qu’il en perde la tête ? C’était peu crédible. Il fallait qu’il le revoie, Ted lui manquait. Mais comment entrer en contact avec un type en cavale ? Avec qui celui-ci aurait-il pu garder un contact ? Avec son père, peut-être ? Éric envisagea de se rendre au village pour y glaner quelques informations.
Quand il rejoignit le domaine, il croisa dans la cour l’un de ses anciens camarades d’école qu’il n’avait jamais vraiment apprécié.
— Éric ? Alors c’est toi le fameux reporter ? s’écria Hervé en lui tendant la main.
— Salut ! Euh oui ! C’est moi. Comment vas-tu ? Tu travailles ici ?
— Ouais ! Je bosse ici depuis presque quatre ans. Très intéressant comme boulot. J’suis pas mal ici. Et toi ? Ça t’a réussi les études ! commenta l’autre.
— Ça peut aller pour l’instant, mais je crois que je ne vais pas rester dans le coin très longtemps.
— Je comprends ! Pas toujours marrant le boss, hein ? Surtout que tu l’as foutu en pétard en arrivant. Il est pas mauvais, il a un peu tendance à forcer sur la bouteille, c’est tout. Et il y a d’autres avantages ici. Vise un peu la poupée ! lança Hervé en direction de Jenny qui arrivait. Je préférerais sauter sur elle que sur une mine, mais pas facile à dompter la donzelle ! Tu vas essayer de te la faire ? Si j’me rappelle bien, t’étais plutôt doué pour la drague. Tu nous piquais toutes les gonzesses correctes de la région, et comme tu t’es farci sa sœur...
Éric le fusilla du regard et s’avança résolument vers lui, agressif.
— T’es toujours aussi con, toi ! T’as pas changé !
— Eh, cool ! T’énerve pas ! Je plaisantais !
— Je crains que nous n’ayons pas le même sens de l’humour, tous les deux ! gronda Éric, les dents serrées. Alors, garde le tien pour toi, O.K. ? Et n’oublie pas que c’est la fille du boss, comme tu dis ! continua Éric en le repoussant.
— Pour ce qu’il en a à foutre ! maugréa Hervé en s’éloignant rapidement.
Il passa tout près de Jenny qui fit un écart pour l’éviter alors qu’il la foudroyait du regard. Elle s’était vivement effacée pour le laisser passer, les yeux rivés au sol.
— Il veut que je te fasse visiter le domaine, murmura Jenny, timidement. Je suis allée seller les chevaux. C’est quand tu veux ! continua-t-elle les yeux baissés, en essayant de maîtriser le tremblement de sa voix et de ses mains.
— Tu as déjeuné d’abord ?
Elle acquiesça.
— Tu as sellé les chevaux toute seule ? lui demanda-t-il, étonné, se souvenant du poids d’une selle.
— Hum ! J’ai l’habitude.
— Personne ne pouvait t’aider ?
— Je ne dois pas parler au personnel, murmura-t-elle, et puis je n’avais plus rien d’autre à faire.
— Tu aurais dû m’attendre, je l’aurais fait. Laisse-moi juste deux secondes, je vais chercher mon appareil photo.
Jenny se contenta de hausser les épaules en s’éloignant vers les box où se tenaient deux superbes pur-sang déjà tout harnachés. La rejoignant, Éric voulut l’aider à monter, mais avec une agilité et une rapidité surprenantes, elle se hissa sur son cheval. Il sauta en selle à son tour, avec un immense plaisir. Il n’était pas remonté à cheval depuis quatre longues années. Jenny prit les devants, ils quittèrent la cour sans un mot. Elle lui montra l’enclos dans lequel se trouvaient trois chevaux en phase finale de dressage. Éric prit des photos, puis ce fut le tour du manège. Enfin, ils partirent vers les bois. Le domaine s’étendait sur plusieurs hectares. D’un tacite accord, ils lancèrent les chevaux au galop. Jenny ne tarda pas à le dépasser. Son poids léger et sa pratique de l’équitation en faisaient une cavalière hors pair. Quant à Éric, il manquait de pratique depuis tout ce temps. Elle arrêta son cheval à l’orée du bois, juste quelques secondes, le temps qu’il la rejoigne.
— Tu montes toujours aussi bien ! la félicita-t-il en souriant.
— J’ai triché, dit-elle doucement en baissant les yeux. J’ai pris le meilleur cheval de l’élevage. Satan est mon préféré, le plus rapide.
— Tu ne montais pas à cru, avant ?
— Si, mais il ne veut plus. Je suis tombée et le cheval s’est blessé. Il était furieux. Il a dit que si je ne sellais pas mon cheval, il m’interdirait de monter. Il ne veut pas risquer de perdre une bête de prix pour...
Elle laissa sa phrase en suspens, serrant les lèvres. Éric devina la suite.
— Et toi, tu étais blessée ?
Elle leva vivement les yeux sur lui, étonnée.
— Moi ?... Un peu, mais ce n’était pas important, c’était de ma faute !
Éric serra les dents mais continua.
— Il se conduit toujours comme ça avec toi ?
Elle ne répondit pas tout de suite, hésitante. Elle fuyait son regard. Mon Dieu, elle s’était juré d’éviter Éric, et voilà qu’il la forçait à passer du temps avec lui. C’était une torture. Elle aurait préféré que ce dernier l’ignore comme tout le monde. Elle ne voulait pas qu’il se mêle de sa vie, encore moins qu’il prenne sa défense. Sans s’en rendre compte, il compliquait les choses. D’ailleurs, il ne s’était jamais préoccupé d’elle avant, alors pourquoi aujourd’hui ? Il fallait qu’elle trouve le moyen de le lui dire, mais ce n’était pas chose facile. Elle n’avait pas l’habitude de parler avec qui que ce soit. Elle n’était pas à l’aise avec les êtres humains, elle n’était qu’un paria, un parasite. Comment pouvait-il lui adresser la parole, à elle, le laideron de la famille, après avoir tant aimé Isabelle ? Ça ne pouvait être que par pitié, et de cela, elle n’en voulait pas.
— Il n’est pas foncièrement mauvais, finit-elle par dire. Il est même bon avec moi, il me permet de vivre avec les chevaux. Il me nourrit, me loge, je n’en demande pas plus !
Ils se baissèrent pour passer sous une branche basse. Le tee-shirt de Jenny s’y accrocha légèrement, dénudant la naissance de son épaule. Elle eut un geste vif pour le remettre en place, mais le regard acéré d’Éric n’avait pas manqué de remarquer la trace bleue à la base de son cou, cachée par le col de son léger vêtement. Il sentit son cœur se serrer.
— Jenny, est-ce qu’il lui arrive d’être... violent avec toi ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
Elle lui jeta un vif coup d’œil en coin et comprit qu’il avait vu.
— Je me suis cognée en montant chez moi, dit-elle précipitamment.
— Chez toi ? C’est où ?
De nouveau, elle hésita.
— Il a été d’accord pour que je m’installe une pièce au-dessus de l’écurie.
— Quoi ? s’écria Éric.
— C’est moi qui ai voulu ! s’empressa-t-elle d’ajouter. Je préfère rester seule là-bas. Je me sens plus chez moi. Et lui, ça ne l’a pas dérangé, il ne se servait pas du grenier.
Sur ce, elle se tut, ne lui adressant plus la parole que pour parler du domaine. Ils s’arrêtaient de temps en temps afin qu’Éric prenne des photos. Au bout d’une bonne heure, il lui demanda, sans savoir d’ailleurs si elle lui répondrait :
— Tu n’as jamais songé à partir d’ici ?
Elle le regarda stupéfaite.
— Pour aller où ? Avec quel argent ? Je ne sais rien faire d’autre que m’occuper des chevaux. Je suis bien ici, vraiment !
Éric eut un sourire amer.
— De toute façon, je ne suis majeure que depuis peu de temps, je n’aurais pas pu partir. Maintenant non plus d’ailleurs, je suis sous sa responsabilité, je veux dire sous tutelle. C’est lui qui décide de tout pour moi. Il dit que je serais incapable de me débrouiller en dehors du domaine.
— Et toi ? Qu’est-ce que tu en penses ? Tu pourrais travailler pour un autre haras ? la questionna-t-il.
— Je crois qu’il a raison. Je ne peux vivre qu’ici. Ils disent tous que je suis... Enfin, tu sais ?
— Oui, mais toi et moi, nous savons que c’est faux, n’est-ce pas ?
Pour la première fois, elle posa un regard mi interrogateur, mi soupçonneux sur lui pendant quelques instants avant de baisser les yeux. Où voulait-il en venir ? Elle ne répondit pas. Ce qu’il venait d’entendre confortait Éric dans son opinion. Jenny était loin d’être une attardée mentale. Une chose l’étonnait. Elle n’était jamais allée à l’école. Il avait eu l’occasion d’entendre parler des gens analphabètes. Leur façon de s’exprimer trahissait leur illettrisme. Jenny s’exprimait très bien, avec des tournures de phrases que n’avaient pas ces gens-là. Se pourrait-il qu’elle ait pu apprendre à lire ? Il en doutait de moins en moins. Il était persuadé qu’elle possédait une certaine culture. Si elle l’avait acquise seule, cela voulait dire qu’elle avait une volonté et une intelligence plutôt remarquables.
— Tu sais ce que veut dire « sous tutelle » ? lui demanda-t-il.
— Oui, certaines personnes sont déclarées « incapables » selon le terme en droit. Elles ont besoin d’être « protégées ». Elles souffrent d’une altération de leurs facultés mentales, causée par une maladie, une infirmité ou par l’affaiblissement dû à l’âge. L’altération de leurs facultés corporelles peut aussi empêcher l’expression de la volonté. Par prodigalité, intempérance ou oisiveté, les incapables s’exposent à tomber dans le besoin ou compromettent l’exécution de leurs obligations familiales, récita-t-elle. Ce qui veut dire que ces personnes sont incapables de se gérer ou de gérer quoi que ce soit sans l’aide d’autrui. Elles pourraient faire de grosses bêtises, dilapider leurs biens par exemple. Lui, il gère mes biens. Il m’a fait déclarer « incapable », lui expliqua-t-elle tranquillement, comme si ce fût la chose la plus naturelle du monde.
— Quels biens ?
— Je ne sais pas. Je suis censée être trop bête pour m’y intéresser. C’est bien connu, les fous ne sont pas matérialistes...
— Mais, tu as vu un médecin ? Ça ne se décide pas comme ça ! s’étonna Éric.
— La décision d’une ouverture de tutelle est prise par le « Juge des tutelles » sur avis médical. Ll’altération des facultés doit toujours être médicalement établie. C’est le Médecin-chef de l’hôpital de Blignac qui a établi mon incapacité mentale. Il venait de temps en temps quand j’étais petite. Il est revenu le jour de mes dix-huit ans, expliqua Jenny.
—... Où as-tu appris tout ça ?
Jenny se mordit les lèvres. Elle s’était laissée aller à parler sans faire attention. Ça ne lui arrivait jamais d’habitude. Elle faisait toujours attention à ce qu’elle disait. D’ailleurs elle avait tellement rarement l’occasion de parler à quelqu’un... Quel pouvoir avait-il sur elle pour la faire sortir ainsi de son silence ? Elle se referma comme une huître dans sa coquille. Éric s’en rendit compte et n’insista pas. Un moment plus tard, il changea de sujet.
— Jenny, est-ce que tu sais ce qu’est devenu Ted ?
Elle s’était imperceptiblement raidie sur son cheval. Éric vit les jointures de ses doigts devenir blanches tant elle serrait les rênes. Elle s’humecta les lèvres avant de répondre :
— Non, je ne l’ai pas revu depuis la mort d’Isabelle.
— C’était mon meilleur ami, j’aimerais tellement le revoir, il me manque !
Jenny l’observait sous l’écran de ses cils, discrètement. Il avait l’air sincère, mais elle n’avait pas le droit de prendre le moindre risque.
— Je ne pense pas qu’il soit dans la région, il est recherché, ajouta-t-elle simplement.
— Julien pense que si ! Qu’il est dans le coin. Il est recherché pour le viol d’une touriste, non ? Comment a-t-il pu faire cela ? murmura Éric.
— Non ! Ce n’est pas lui...
Jenny avait réagi si vivement qu’elle se tut immédiatement, le cœur battant. Elle se serait battue, comment pouvait-elle être si bête ?
— Comment tu le sais ? demanda Éric.
Évidemment ! La question était inévitable. Jenny avait rougi. Elle baissa la tête, hésita, puis répondit :
— Je n’en sais rien… mais au fond de moi, j’en suis sûre. Ça ne lui ressemble pas... enfin, je crois.
Éric, à présent, était certain d’une chose. Elle en savait plus qu’il ne le pensait sur Ted. Il comprit qu’il était inutile d’insister aujourd’hui, elle ne dirait plus rien. Il avait déjà réussi à la faire parler un peu.
— C’est un bon début pour une débile muette ! pensa-t-il amèrement.
Il devait gagner sa confiance petit à petit, c’était la seule solution pour en savoir plus et peut-être aussi pour la protéger.
Ils continuèrent le tour du propriétaire en silence. Jenny s’en sentit soulagée. Quand ils revinrent au haras, elle arrêta son cheval avant d’entrer dans la cour, à l’abri des oreilles indiscrètes et s’adressant à Éric qui s’était arrêté lui aussi :
— Éric ! C’est gentil de te préoccuper de moi, mais... il ne faut pas, il ne faut rien dire. Ne prends plus ma défense. Je me suis toujours débrouillée sans toi, je peux continuer. Plus tu t’opposeras à lui, plus il te causera de problèmes... Et après, tout retombera sur moi quand tu ne seras plus là, murmura-telle sans oser lever les yeux sur lui.
— Jenny, je ne peux pas rester sans rien faire...
— Si ! coupa-t-elle. Il le faut, s’il te plaît !
Elle avait presque chuchoté les derniers mots, cette fois en le fixant. Leurs yeux s’accrochèrent, et dans ceux de Jenny, Éric put y lire une prière silencieuse. Il sentit sa gorge se serrer.
— Je ne peux pas le laisser faire ! laissa-t-il tomber.
— Pourquoi ? Parce que tu as pitié de moi ? s’écria-t-elle soudain, les yeux pleins de larmes. Alors, garde-la pour les morts, je n’en veux pas ! J’ai toujours vécu sans toi, pourquoi ça changerait ? Est-ce que tu as fait quoi que ce soit pour moi quand Isabelle était encore là ?
Elle avait crié ces derniers mots avant de lancer son cheval au galop. Cette fois les larmes coulaient sur son visage sans qu’elle puisse les retenir. Elle ne s’arrêta pas aux écuries, mais lança son cheval sur le chemin et disparut aux limites de la propriété.