La fille du Quinou - Nathalie Faure Lombardot - E-Book

La fille du Quinou E-Book

Nathalie Faure Lombardot

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Beschreibung

Claire et son père, Pierre Chassagne dit "le Quinou", reviennent passer quelques jours dans la ferme familiale de Mouly, au coeur du plateau des Combrailles, dans le Puy-de-Dôme. Pierre découvre que, pendant sa longue absence, le fils Albignat s'est installé juste en face de la ferme de ses parents. Or, depuis le début du siècle, les deux familles sont brouillées et se vouent une véritable haine.Leur antagonisme ne fait qu'empirer de génération en génération. Si Pierre repart au bout de quelques jours, Claire décide de rester à la ferme pour les vacances, contre l'avis de son père qui aurait aimé la gardée à l'abri du conflit.Cherchant à découvrir l'origine de cette discorde séculaire, elle va raviver de vieilles haines, et tel un volcan qui se réveille, faire rejaillir de lourds secrets enfouis sur les deux familles, au péril de sa propre vie...

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Seitenzahl: 422

Veröffentlichungsjahr: 2023

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La fille de l’ombre (2003 - 1ère édition) – 1erPrix ACAI 2015

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Nathalie figure parmi les auteurs des recueils de nouvelles : Rêves exquis, Heures exquises, Mensonges exquis et Découvertes exquises, édités par l’ACAI (Association Comtoise des Auteurs Indépendants) dont elle est membre.

Suivez l'actualité de l'auteur sur son site :

www.nathaliefaurelombardot.jimdo.com

ou sur sa page Facebook :

https://fr-ca.facebook.com/nathaliefaurelombardotauteur/

Pour mon papa Quinou,

Pour ma maman Quinette

Pour ma cousine Frédérique,

Pour mes tontons Michel et Dominique,

Pour mamie Guite et pépé Lucien,

Vous resterez à jamais dans mon cœur.

Sommaire

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Postface

Prologue

Vendredi 3 juillet 1992

Lorsque la voiture dépassa le panneau qui marquait la limite entre la Franche-Comté et la Bourgogne, Claire se sentit enfin en congés. Trois bonnes heures de voyage les séparaient encore de leur lieu de villégiature, mais le trajet ne faisait-il pas partie des vacances ? Elle connaissait l’itinéraire par cœur. Cependant, elle ne pouvait détacher ses yeux du paysage qui défilait par les vitres, s’étonnant des changements qui survenaient dans le panorama. C’était drôle de remarquer que des maisons avaient jailli du sol ici, que les volets avaient été repeints là… Quand elle était enfant, Claire jouait à inventer une vie aux gens vivants dans les bâtisses isolées jonchant sa route. Une fenêtre éclairée suffisait à aiguiser son imagination.

Depuis deux ans, elle n’avait pas remis les pieds dans le hameau où vivait sa famille auvergnate. Mouly se nichait sur le plateau des Combrailles, aux portes du parc des Volcans, dans le Puy-de-Dôme. Depuis toute jeune, elle s’y rendait une à deux fois par an, mais ces deux dernières années avaient perturbé les habitudes de son foyer. Son père et Karine s’étaient mariés. C’étaient les Auvergnats qui, exceptionnellement, s’étaient déplacés. Ils ne venaient que très rarement dans le Doubs. Ensuite, le couple était parti en voyage de noces, elle était donc restée à la maison, officiellement pour la garder, officieusement pour en profiter un maximum. Et enfin, pour se faire pardonner de l’avoir abandonnée pendant trois semaines l’année précédente, les jeunes époux avaient emmené Claire en Espagne pendant quinze jours. Le temps était passé et elle n’avait eu ni la possibilité ni l’opportunité de revenir à Mouly.

Ils avaient toujours emprunté le même itinéraire. Ils prenaient la direction de Saint-Marcel, puis Damerey, où Claire admirait la maison aux colombages entourée de statues d’animaux de toutes sortes : biches, renards, loups… Ils allaient jusqu’à Digoin où un grand magasin de poterie touchait une station-service dans laquelle son père faisait le plein. Ensuite, Pierre pestait sur la route qui menait de Digoin à Vichy, cette départementale qui virait continuellement, un vrai danger pour qui se risquait à doubler. Les inconscients étaient légion, mettant non seulement leur vie en péril, mais aussi celles de qui arrivait en face. Le beau château de Lapalisse faisait également partie des repères de Claire. Pierre bougonnait inéluctablement en tombant dans les embouteillages de cette ville de grand passage. Ils prenaient après cela la direction de Gannat, où ils frôlaient l’autoroute sans y entrer et bifurquaient sur Peyrolles, où son père faisait toujours la même réflexion : « Monsieur de Peyrolles… Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère viendra à toi ! »La ferme principale, presque un manoir, avait évolué depuis, en centre d’hébergement. Tous ces jalons que Claire avait accumulés au fil de leurs voyages tempéraient son impatience d’arriver chez ses grands-parents. À partir de là, dans son esprit d’enfant, ils pénétraient en « terre de légende ». Ça sentait l’Auvergne, les effluves des vacances, de l’air pur, des maisons en pierres de taille grises et brunes, des vieilles fermes, des vaches blanches ou rousses dans les champs. Il y régnait une odeur spéciale qui n’existait nulle part ailleurs : le parfum des Combrailles. Ce n’était pas seulement une sensation olfactive, mais toute une ambiance, un monde à part. Claire en avait fait son monde ! Le dépaysement total. Bien qu’elle soit née dans le Doubs, elle se plaisait à penser que ses racines se trouvaient dans le centre de la France. Elle aimait les noms des villages, des lieux-dits qu’ils traversaient : L’arbre de la Ronce, Saint-Pardoux, puis Combronde… Par contre, elle appréhendait d’arriver à Blot l’Église parce qu’ensuite, la route descendait en lacets dans la vallée de la Sioule. Depuis son plus jeune âge, elle craignait plus que tout que la voiture ne dérape et s’envole dans le néant. Le ruban de macadam se faisait un malin plaisir de se tortiller, se plier en épingles, surplombant le vide puis le tapis émeraude de la forêt en contrebas et la magnifique vallée de la Sioule. Ici, pas l’ombre d’une barrière, juste un talus à pic recouvert de genets colorés et odorants, de bruyères et d’arbustes. Quand on arrivait à la carrière, on était presque « sauvé ». Et enfin, on franchissait le pont après lequel, la route se divisait en deux. L’une vous menait à Ayat-sur-Sioule, l’autre suivait la rivière et traversait Châteauneuf-les-Bains, station thermale reconnue, source de la fameuse eau de Châteauneuf ! Petit clin d’œil au Moulin sur la Sioule, on ne manquait pas non plus de jeter un regard amical aux thermes justement (où papy avait été soigné un temps), puis on passait au pied du rocher qui soutient l’immuable Sainte Vierge depuis laquelle la vue sur la vallée est superbe. On traversait le village, vérifiant que l’Escale, fameux hôtel restaurant qui possédait une des rares stations essence du coin, était encore ouvert. Puis le serpent de bitume grimpait de l’autre côté de la rivière. La voiture s’arrêtait au stop, dans la côte en plein virage. Claire se demandait toujours comment elle pouvait redémarrer et tourner à trois cent quarante degrés, sur la droite pour se diriger vers Saint-Gervais d’Auvergne. Dès lors, elle se collait le nez à la vitre et ouvrait de grands yeux, humant l’air à plein nez, scrutant chaque arbre comme si elle les reconnaissait. Il y avait douze virages avant d’arriver au vieux moulin isolé, ensuite quatre autres pour pouvoir repérer en contrebas, « l’ouche1 de mamie », traversée par un petit ruisseau dans lequel elle était tombée jadis, en allant avec l’aïeule, chercher les vaches. Puis deux tournants, et sur la droite naissait un chemin forestier, presque en face du bar-restaurant des Ouches, qui portait le nom de l’étang qu’il surplombait. Bien avant Saint-Gervais, ce chemin menait à Mouly. Et là, papa était presque obligé de gronder tant sa fille hurlait « on est chez mamie, on est chez mamie ! ».

Perdue dans ses pensées, Claire sourit à ce souvenir.

— Ouhouh ! Tu rêves à quoi ? répétait pour la seconde fois Karine, sa belle-mère, s’amusant de la voir dans la lune.

— Oh ! À rien… et à tout à la fois, murmura Claire. Quand j’arrive ici, je ressens quelque chose de spécial, j’ai l’impression de rentrer chez moi ! J’ai toujours peur que Mouly ne soit plus là ou soit transformé !

— Ben, un village, ça évolue, forcément.

— Oui et non ! Il y a des choses qui bougent, des maisons qui se construisent, mais l’âme du hameau ne change pas, elle !

— En même temps, ça ne fait que deux ans que tu n’es pas venue ! s’esclaffa Pierre Chassagne, son père. Et je te rappelle que tu n’es pas née ici. Je ne comprends pas que tu te sentes chez toi dans un endroit dans lequel tu ne passes que quelques jours par an !

— Ce sont mes racines, confirma Claire, les vraies !

— Si on veut, ronchonna presque indiciblement Pierre.

— L’étang est toujours là, murmura Claire le cœur léger. Quand j’étais petite, j’adorais venir me promener au bord, voir les pêcheurs… Fais gaffe papa, Dick va arriver ! claironna-t-elle cette fois avec excitation.

Pierre sourit à l’instant où le gros chien noir, au museau et aux chaussettes feu, déboulait d’un bosquet. Il s’élança sur le chemin et stoppa net au beau milieu, forçant la voiture à s’arrêter. Claire sauta du véhicule et se lança sur le molosse, à moins que ce ne fût le contraire. Elle dut s’appuyer contre la carrosserie en riant aux éclats pour ne pas tomber à la renverse sous l’assaut du Beauceron.

— Salut mon beau, tu nous attendais, hein ? Comment peux-tu savoir quand on arrive, dis-moi ? s’écria Claire en étreignant la bête noire et feu. Allez, Dick, le premier à la maison !

Elle remonta en voiture et comme s’il avait compris, Dick s’élança dans la direction de la ferme. Le véhicule démarra derrière le chien qui courait au beau milieu de la chaussée : impossible de le doubler.

Pierre se tut soudain et Claire sentit la direction de son regard plus qu’elle ne le vit. Ils venaient de dépasser Petit Mouly et arrivaient à Mouly. Comme chaque fois, les yeux de Pierre déviaient sur la gauche, vers la route qui serpentait vers la ferme des Albignat. On l’apercevait à peine depuis l’entrée du village, mais Pierre ne pouvait s’empêcher d’y jeter un coup d’œil, comme pour conjurer le sort, s’assurer qu’elle était encore là tout en souhaitant qu’elle ait disparu ou qu’elle n’ait jamais existé…

— C’est marrant que ce chien vienne toujours à notre rencontre si loin de la maison, c’est comme s’il nous attendait, s’amusa Karine.

— Il nous attendait, murmura Claire en souriant. Il m’attendait !

1 L’ouche est un terrain, le plus souvent clos, situé près d’une maison rurale, servant de pâture aux animaux de ferme.

- 1 -

À peine la voiture s’était-elle garée dans la cour, que mamie apparaissait sur le pas de la porte, petite bonne femme sèche, mais nerveuse aux cheveux blanchis et aux yeux d’un bleu clair tels des aigues-marines. Dick était assis à ses pieds, l’allure altière, les narguant. Il était arrivé le premier.

Claire sortit de l’habitacle, s’étendit et s’emplit les poumons en fermant les paupières. Ici, l’air était le plus pur du monde, il l’enivrait. Elle ouvrit ses écoutilles aux caquètements des poules, des canards, écouta le pépiement des oiseaux. Le cœur gonflé à bloc, elle se sentit subitement et totalement heureuse. Elle était de retour chez elle. Elle se hâta d’aller embrasser sa chère aïeule.

— Mais baste, tu es toujours plus grande ? Quand vas-tu t’arrêter de pousser ? s’écria Violette de son accent chantant.

— Je ne grandis plus mamie, se mit à rire Claire, mais c’est toi qui deviens petite !

— Comme une vieille pomme ratatinée, s’esclaffa mamie en grimaçant.

— Tu sais bien que tu ne seras jamais vieille, mamie.

— Rentrez, mais rentrez donc ! Vous avez certainement soif.

Claire sourit en emplissant ses yeux du spectacle. L’ancienne bâtisse toute en pierres s’érigeait en plein soleil. La porte était grande ouverte comme souvent l’été. Le rosier qui l’entourait était en fleur, tout comme la petite bande de plantes le long des murs. Claire nota que le pépé avait ajouté une rampe aux trois marches d’entrée, qu’elle grimpa allègrement. Le hall n’avait pas changé non plus. À droite, s’ouvrait la chambre du pépé dans laquelle trônait une ancienne cheminée en pierre blanche, grisée par le temps. Juste en face de l’entrée, une large marche soutenait une imposante porte en bois qui fermait l’accès à un escalier de meunier menant à l’étage qui abritait un grenier à grains, et l’unique chambre qui faisait office de dortoir. Enfin, à gauche se trouvait la cuisine et pour ainsi dire, la pièce à vivre. D’un vif regard circulaire, Claire vérifia que rien n’avait changé : la commode dont les tiroirs regorgeaient de plein de choses éclectiques — plus jeune, Claire adorait y fouiller —, le petit buffet bas qui supportait la télé (c’est là que mamie cachait les tablettes de chocolat, les gâteaux et les bonbons), l’évier gigantesque, en émail blanc, qui s’appuyait sur le mur du fond. Face à la porte d’entrée, Claire jeta un coup d’œil affectueux à l’immense cheminée noire peu profonde mais très large, qui abritait le gros poêle à bois-four-cuisinière et un four à pain qui n’étant plus utilisé, servait de range casseroles. La maie2, sur laquelle elle aimait s’asseoir quand elle était gamine, accolée à la vieille horloge auvergnate au balancier en cuivre qui ne s’arrêtait jamais, puis l’armoire en bois qui contenait toute la vaisselle. Au fond de la cuisine, une porte ouvrait sur la cave qui, jadis, descendait dans un puits. Depuis quelques années, il avait été bouché, et deux congélateurs l’avaient remplacé. Parfait ! Rien n’avait bougé, pas même la petite maison en bois — une boîte à musique ancienne — sur le manteau de la cheminée. Quand on la mettait en marche, les figurines d’un couple de fermiers dansaient en rond sur le perron. Et puis les yeux de Claire se posèrent sur l’antique assiette au mur dont la peinture représentait un paysage d’hiver : image candide, dépassée, d’un autre âge, ringarde, moche en somme, mais que pour rien au monde on aurait enlevée ! Au-dessus de l’évier, une vieille pharmacie dont les portes étaient recouvertes de miroirs renfermait les produits de premiers secours. Sur la droite, en hauteur, un placard fermé par des rideaux de tissu épais cachait le linge de maison, serviettes de toilette, torchons. Ici, il n’y avait pas de salle de bain, on se lavait à l’évier-lavabo ! Le pépé avait juste consenti à ce qu’on lui installe des sanitaires dans sa chambre : un luxe ! Quant au reste, ils avaient toujours vécu comme ça, pourquoi changer ? Leurs trois fils n’avaient pu lui faire entendre raison. De toute façon, cinquante mètres plus bas, il y avait l’habitation de Toinon. Une maison que le frère cadet de Pierre avait retapée du sol au plafond. Il avait fait d’une vieille grange une jolie petite villa moderne tout confort. Que des caprices ! avait tonné le pépé, qui n’avait pu empêcher son plus jeune fils, dans le même temps, de changer la porte d’entrée de la ferme. L’ancienne, constituée de grosses planches en bois et munie d’un verrou, laissait passer le froid et faisait penser à Claire, à celle du film « Jacquou le croquant ». N’empêche qu’il avait été content de le trouver, le confort chez Toinon, le pépé. Il s’en servait presque en cachette et ne l’aurait avoué pour rien au monde.

— Asseyez-vous et mangez ! reprit mamie en poussant pratiquement Claire vers l’immense table en chêne et ses bancs qui occupaient tout le centre de la cuisine.

— Claire, sors donc le sirop si tu en veux !

Celle-ci sourit et aurait bien préféré une bière, mais mamie n’était peut-être pas prête à accepter que sa petite fille fût majeure aujourd’hui. La table était déjà bondée de toute sorte de nourriture et boissons. Il y avait de la charcuterie, du Saint-Nectaire — qu’on appelait ici du « Montagne », car mamie n’avait pas droit à la marque déposée pour le fromage qu’elle préparait elle-même — du chocolat, du pain, une motte de beurre, des terrines…

— Mangez, vous avez sûrement faim ! Vous avez fait bonne route ? Vous êtes partis à quelle heure ? Mangez donc, ne vous laissez pas abattre !

— Maman, il est dix-sept heures, s’amusa Pierre. Le père n’est pas là ?

— Il est parti réparer une clôture à la Barrière. Il ne devrait pas tarder. Tu veux peut-être l’apéritif ? Tiens, prends donc dans la maie. Et toi, fous la paix ! tonna la voix de mamie à l’adresse du Beauceron qui s’était interposé entre la table et Claire. Le chien baissa les yeux et la tête en signe d’obéissance et recula en couinant légèrement. « Ce n’est pas juste ! semblait-il dire ». N’empêche qu’il retourna s’asseoir dans le couloir.

— Oui ! Ne t’inquiète pas, on va se servir, mais on attendra bien Toinon et Thom, ils sont dans le coin ?

Claire sourit en entendant parler son père. Il suffisait qu’il arrive ici pour retrouver son accent, comme s’il était enfermé en lui et ne pouvait sortir qu’au cœur des Combrailles. Un accent dans lequel les « y » étaient donnés à tort et à travers, les « bien » et les « donc » faisaient figure de ponctuation.

— Thomas est allé faire un tour aux Duvets, les vaches du Viale sont sorties et la Jeanne était toute seule pour les récupérer. Elle est plus de première jeunesse ! Karine, vous prendrez bien un verre de sirop ? Je vous ai préparé votre chambre chez Toinon et Claire dormira bien ici ? Son lit est prêt là-haut. Mais si elle veut aller chez Thomas et Malou…

— Tu sais bien qu’elle ne s’installerait nulle part ailleurs, sourit Pierre.

Claire fit une grimace éloquente à son père. Il n’avait jamais pu la convaincre d’aller se coucher ailleurs. Pourtant, il n’y avait pas de salle de bain, pas de chauffage l’hiver, les vitres gelaient à l’intérieur. Mais rien n’y faisait, Claire n’en démordait pas. Elle choisissait les hauts lits aux matelas moelleux et aux édredons presque aussi grands qu’elle. Elle s’assit sur le banc à table et picora un ou deux gâteaux (les meilleurs du monde, bien sûr !). Dick en profita pour se faufiler telle une panthère noire silencieuse jusqu’à Claire, posant sa grosse tête sur ses genoux.

— Fous la paix ! Baste de chien ! tonna Mamie.

Mais Dick cette fois, ne bougea pas. Il fixait de ses grands yeux jaunes la vieille dame, d’un regard doux et respectueux, mais tout de même entêté. Claire était là ! Ça changeait la donne. Cette dernière lui murmura quelques mots au creux de l’oreille qui tressaillit et il répondit par une sorte de petit gémissement.

— Tu vas cesser, la mère aux chiens ? feignit de gronder mamie. Ce n’est pas la place d’un chien, à table.

— Ce n’est pas un chien, la chahuta Claire, c’est Dick ! Et on ne s’est pas vu depuis longtemps, on a plein de choses à se dire !

— Claire et Dick se parlent, ironisa Pierre pour Karine qui émit un petit rire.

— Mais c’est vrai ! reprit Claire.

Elle en fit la démonstration. Elle murmurait des bouts de phrases à Dick et celui-ci répondait par divers grognements. Quand elle lui demanda gentiment d’aller l’attendre dehors, Dick sortit et s’assit dans la cour, devant la porte.

— Eh oui ! souffla Pierre faussement désespéré. C’est comme ça ! Elle communique avec les chiens, et plus particulièrement avec celui-ci !

Claire sourit et rejoignit son ami poilu, se tenant quelques instants près de lui, à scruter les alentours, puis fit quelques pas, se retourna et fit face à la vieille ferme. Elle était toujours la même, toute en longueur, toute en pierres grises qui semblaient avoir traversé les âges, avec ses volets de bois et sa lourde porte. L’habitation était prolongée par la grange, puis l’étable. Ensuite s’étendaient l’ouche et au-delà, une maison plus moderne, plus grande, superbe dans son écrin de verdure fleurie, avec son toit d’ardoise. C’était la maison de Thomas et Marie-Claire, le frère cadet de Pierre et sa femme. Le surnom de Marie-Claire, la Malou, faisait rire Claire quand elle était enfant, mais était si naturel ici, que personne n’aurait songé à l’appeler autrement. Pierre était l’aîné des fils, mais enfant, il était resté longtemps menu. On l’avait alors baptisé le « Quinou » : le « bout de choux », ensuite trois ans plus tard était né Thomas dit « l’oncle Thom ». Et enfin le dernier, Antoine, que tout le monde nommait Toinon, fit son apparition deux autres années après. La maison de ce dernier se trouvait sur la gauche, un peu plus bas. En fait, les trois bâtiments étaient disposés en triangle, avec au sommet la ferme, au centre sa grande cour, un hangar et les jardins. La route qui traversait le hameau reliant les logis de Toinon et de Thom se perdait dans les champs et les bois. Elle était bordée, d’un côté par le potager de Mamie et de l’autre par trois habitations. L’une était occupée par d’anciens fermiers : le Jacquot et la Marthe. Claire les avait toujours connus vieux. La seconde était celle de Monsieur et Madame Préniole, des retraités qui vivaient à Clermont-Ferrand la plus grande partie de l’année. Ils ne venaient à Mouly qu’aux beaux jours. La troisième enfin, appartenait à la mère Seigner qui était décédée depuis presque trois ans. La baraque était fermée aujourd’hui, ou presque. Il sembla à Claire que quelque chose avait changé là-bas. La façade gris foncé, quasiment noire auparavant, avait été recouverte d’un beau crépi sable clair, ne laissant apparaître les pierres de taille qu’aux angles de la maison et autour d’une minuscule fenêtre, une sorte de hublot, la seule de cette façade. La propriété derrière la barrière semblait entretenue et avait pris un coup de jeune alors qu’elle n’était que friches la dernière fois que Claire était venue. Un cri la sortit de ses pensées.

— Quinette, vous êtes déjà là ? retentit la voix tonitruante et joyeuse de Toinon.

Claire sauta au cou de son oncle. La Quinette, c’était elle, la fille du Quinou. Elle rejoignit tout le monde à sa suite, dans la grande cuisine. Elle attendit que les effusions des retrouvailles perdent en intensité pour poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Qu’est-ce qui est arrivé à la maison de la mère Seigner ? On dirait qu’elle a pris un coup de jeune. Ses neveux sont enfin venus s’en occuper ?

Elle fut surprise par le silence subit et les regards qui fuyaient. Ce fut Mamie qui répondit d’un ton qu’elle tenta de rendre sinon jovial, au moins nonchalant.

— Non, c’est le fils Albignat qui l’a rachetée et qui la retape.

Le cœur de Claire cessa de battre un instant. Le nom fatidique avait été prononcé. Les Albignat et les Chassagne se livraient une véritable guerre depuis le début du siècle précédent. Ennemis depuis trois ou quatre générations ! Claire était curieuse de savoir comment cette hostilité était née, mais chaque fois qu’elle avait tenté d’aborder le sujet, on l’avait rabrouée. Les Albignat étaient assimilés au diable. Point à la ligne. Elle se sentit mal à l’aise d’avoir posé cette question. Elle aurait voulu ne l’avoir jamais fait, en tout cas pas tout de suite.

— Tu as dit quoi ? souffla Pierre qui semblait retenir sa colère. C’est Albignat ?

— Ben Quinou, qu’est-ce que tu veux y dire ? répondit Toinon. Son gosse l’a achetée ! Il s’est arrangé avec les petits neveux qui en avaient hérité. Eux ne souhaitaient pas la garder… Et c’est pas plus mal que quelqu’un l’y habite, cette bâtisse ! Apparemment, il y a fait du bon boulot dedans ! Ça lui évite de tomber en ruine après tout.

— Mais pourquoi celle-là ? Tu ouvres tes fenêtres et tu vois cette… ce type ! C’est pas pour nous narguer, tu crois ? Elle doit être contente, la vieille, tiens !

— N’exagère pas Quinou ! gronda Mamie. D’abord, on le croise très peu, le minot. Il n’est jamais là. Il ne gêne pas. Et après tout, il n’a pas à subir les histoires de famille de son père et de son grand-père ! Il faudra bien que ça cesse un jour, ces querelles…

— Que ça cesse ? s’étrangla Pierre. Quand ils seront tous morts, oui !

— Les enfants ne sont pas responsables des problèmes des grands ! se fâcha mamie. Et il n’est pas mauvais, le David…

— C’est son fils !

— Ben tant qu’y nous emmerde pas, j’le crains pas ! tonna le pépé qui venait d’entrer dans la cuisine, y instaurant un silence pesant.

— Bonjour Émilien, lâcha Karine tout sourire, histoire de rompre la tension subite.

— Bonjour Karine, répondit le pépé de sa voix grave et rauque. Et ma Quinette est là aussi ! Tu as poussé, baste ! Encore un peu et je ne te reconnaissais pas !

Il poussa un rire étouffé alors que Claire lui sautait au cou.

— Tu finiras bien par me faire tomber !... Et toi, tu as retrouvé la route pour venir ? interpella-t-il son aîné d’un ton bourru.

— Salut papa, content de te revoir, rétorqua Pierre d’une voix basse et tendue.

Karine toucha le bras de Pierre pour le calmer. Celui-ci poussa un soupir d’exaspération et sortit dans la cour, comme pour vérifier les dires de sa fille.

— Tu crois qu’ils se réconcilieront un jour ? murmura Claire à l’adresse de son oncle.

— Ton arrière-grand-père s’était fâché avec l’arrièregrand-père de ce fameux David, grogna Émilien. Nous, on n’a pas fait mieux, on s’est toujours détesté avec l’Albignat, on s’est battu toute notre vie ! Ton père et Paul étaient pourtant copains quand ils étaient enfants ! Ils nous ont fait rager !

— Puis adultes, ils se sont fâchés plus encore que ne l’étaient les anciens, termina Toinon. Alors la réconciliation, je n’y crois pas trop !

— Et ce fameux David, il est comment ? osa Claire.

— C’est une teigne, il est pire que son père, j’crois bien ! ronchonna Toinon. J’y ai pas dit devant le tien, mais il a pas tort ! C’est une sorte de sauvage !

— Il a été élevé par un homme seul et une vieille folle de grand-mère, ce n’est pas de sa faute, tenta mamie.

— Bref ! On ne le voit que rarement et c’est tant mieux. Quand on se croise, on détourne chacun la tête et baste ! reprit Toinon.

Le sujet était clos, inutile d’en parler plus longtemps. Des voix retentirent dans la cour et Claire reconnut celles de sa tante et de son autre oncle, Thomas et Malou. Elle se précipita à leur rencontre et tomba quasiment dans les bras de Malou. De nouveau, tout le monde se réunit à la cuisine et cette fois se mit à table. Les conversations reprirent de plus belle, évitant le sujet qui fâche.

— Fanny et Titou sont là ? questionna Claire.

Fanny et Titouan étaient les cousins de Claire, la fille et le fils cadet de Malou et de « l’oncle Thom ». L’année précédente, Fanny et son ami avaient acheté une vieille ferme à retaper au Bouchet, petit hameau à quelques kilomètres de Mouly. Plus âgée que Claire, elle n’en avait pas moins été sa cousine préférée. Quant à Titou, toujours célibataire vivant chez ses parents quand il n’était ni au boulot ni en vadrouille, avait l’âge de Claire, vingt ans.

— Et non ! Ils sont descendus tous les trois à Fréjus pour trois semaines. Tu comprends, en août, il y a les foins, ils ne peuvent plus partir.

Franck, le conjoint de Fanny, travaillait avec un de ses trois frères dans la ferme familiale. Bien sûr, eut égard aux bêtes, ils prenaient à tour de rôle leurs vacances, dans les périodes les plus creuses.

— Mais tu attendras bien leur retour ? ajouta Thomas, il y a si longtemps qu’on ne t’a pas vue. Et Isabelle devrait venir avec Baptiste.

— Ben tiens ! intervint Pierre.

— On a dit qu’on en discuterait, papa ! rétorqua Claire. Pourquoi je ne resterais pas ? On pourrait se retrouver tous les cousins ensemble pour une fois !

— On a le temps d’en parler, vous allez bien passer quelques jours ? sourit Malou en jetant discrètement un clin d’œil à sa nièce. Quinette, je vais à Saint-Gervais faire deux ou trois courses, tu viens avec moi ? proposa-t-elle à Claire. Celle-ci ne se fit pas prier.

2 Maie : grand coffre en bois, sur pieds, qui renfermait l’alimentation.

- 2 -

Elle attendit que la voiture sorte du hameau pour questionner sa tante.

— Isa va venir en août alors ? demanda Claire.

Isabelle était la fille unique de Toinon. Claudine, sa mère, avait quitté celui-ci quand la petite avait une dizaine d’années. Elle avait par la suite rencontré un autre homme qu’elle avait suivi dans l’Est, à Belfort. Toinon voyait Isabelle pendant les vacances scolaires. Mais celle-ci, un peu plus âgée que Claire, avait été séduite par un Belfortain, et ses visites se faisaient plus rares. D’autant plus qu’elle supportait mal l’autorité de son père et se tenait donc volontairement éloignée, se rapprochant du même coup de son oncle Quinou qu’elle adorait.

— J’espère, répondit Malou d’un air triste. Mais tu comprends, Baptiste n’aime pas trop la campagne. Et tu en sais peut-être plus, toi. Tu la fréquentes plus que nous.

— Avec mes études, je la croise beaucoup moins. Je suis sur Besançon la plupart du temps. La dernière fois qu’on s’est vues, c’était il y a plus de trois mois et on n’a pas parlé de vacances. T’en penses quoi, toi, que ce soit le fils Albignat qui ait racheté chez Seigner ? lança Claire afin de changer de conversation

— T’es déjà au courant de ça, toi ? sourit Malou. Ben moi, je vais te dire, je m’en fous ! Les vieux, ils m’emmerdent avec leurs histoires. David, c’est pas un mauvais gars. Et le terrain des Seigner, mine de rien, il vient jusqu’en face de chez moi. Et tu me connais ! Moi, une terre en friche, ça me met hors de moi. Au moins, maintenant, c’est entretenu.

— Tu lui parles ?

— Ben… C’est un peu un sauvage. D’abord, il travaille à Riom. Il part tôt le matin, il revient tard le soir. Le week-end, il bosse chez lui et il sort. Je ne le vois pas beaucoup. Quand on se croise, on se dit bonjour et c’est tout. Il y a quelques mois, sa chienne est venue me bouffer un lapin…

— C’est quelle race, sa chienne ? la coupa Claire, amoureuse des canidés depuis toujours.

— C’est un chien de berger, tu sais ? Ceux qui ont plein de poils. On y voit pas les yeux.

— Un briard ?

— Oui madame la spécialiste, sourit Malou. Donc un de mes lapins s’est barré de son clapier et s’est fait bouffer. Je ne suis même pas sûre que ce soit sa chienne, mais bon… pour ne pas faire d’histoire, il est venu me le payer et baste !

— Et son père, tu le vois ?

— Ah non ! Je crois qu’il ne devait pas être d’accord que son fils achète si près des Chassagne. Il roule devant la maison avec son tracteur. De temps en temps il s’arrête, mais la plupart du temps il passe tout droit.

— Elles viennent d’où ces histoires de famille ?

— Oh ! Ma pauvre ! Elles se lèguent de génération en génération. Faut pas y chercher à comprendre. Et puis le père Albignat c’est un sale con. Sa mère à lui, la grand-mère de David, est une vieille folle, mauvaise comme la teigne, une vraie sorcière.

— Il n’a pas de mère, ce fameux David ?

— Le père lui tapait dessus, il paraît. Elle s’est barrée quand le gosse avait deux ou trois ans et elle n’est jamais revenue. D’après les rumeurs, il ne l’a jamais laissée revoir son enfant. Maintenant, va savoir…

— Et c’était le copain de mon père quand ils étaient petits ?

— Ben… Quand ils étaient à l’école primaire oui, mais surtout lorsqu’ils sont devenus adolescents. Malheureusement, ça n’a pas duré. Et aujourd’hui, ils se détestent plus encore que les vieux, sourit Malou. Bref ! Ne t’approche pas d’eux, ignore-les. Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées.

Alors que toutes les deux sortaient du supermarché, un jeune homme les interpella :

— Claire ? Claire Chassagne ?

— Lionel ? J’ai failli ne pas te reconnaître, s’écria Claire, faisant face à un individu d’une vingtaine d’années, pas très grand, joufflu, au visage jovial et aux yeux marron.

— Moi pareil ! De retour dans la famille ? Tu es venue pour les vacances ? Tu es arrivée quand ?

— Je ne suis là que depuis deux heures et je ne sais pas quand je repartirai. Et vous ? Vous êtes toujours au camping des Ouches ? Comment va ta sœur ?

— Oui, nous sommes tous les deux au même emplacement qu’il y a deux ans. Elle va être heureuse de te revoir ! Il y a un bal à Pionsat demain soir, tu y seras ? Si tu veux, je viens te chercher.

— Il y a des chances pour que je vous accompagne, oui, acquiesça Claire, mais je pense que je prendrai ma voiture. Dis à Cécile de m’appeler, elle doit toujours avoir le numéro de ma grand-mère et embrasse-la pour moi.

Lionel Tomerand posa un baiser sonore sur la joue de Claire puis s’éloigna en souriant.

Un de tes prétendants ou futurs amoureux ? s’amusa Malou.

— Non, il n’est pas mon genre. Tu te souviens ? Il y a deux ans, j’avais fait sa connaissance et celle de sa frangine en allant me baigner à l’étang Philippe. Ils viennent au camping des Ouches depuis plusieurs années. On est juste copains.

— Eh bien, à sa façon de te regarder, je peux te dire que tu ne le laisses pas indifférent, sourit Malou. Écoute mon expérience. Mais il est un peu jeune, à mon avis.

— Je ne suis pas là pour trouver l’âme sœur, mais pour m’amuser, rétorqua Claire en secouant sa longue chevelure châtain, dans un geste inconsciemment coquet.

Quand elles arrivèrent à la ferme, tout le monde était attablé chez Toinon autour d’un apéritif. Mamie ne tarda pas à les quitter pour rentrer chez elle, préparer le repas. Claire en profita pour monter ses valises qu’elle dut poser à terre dans le couloir pour tirer à deux mains le lourd battant de bois, gardien et protecteur du vieil escalier. Une grosse corde contre le mur servait de rampe. Toute la surface au-dessus de la cuisine était occupée par un grenier où se mêlaient anciennes malles, ustensiles antiques, outils de toutes sortes, grains pour les poules dans de grandes caisses de bois. Tout au fond, se trouvait un vieux lit en ferraille dans lequel dormait le pépé des années auparavant. Avec le temps, ses hanches et ses genoux le faisaient souffrir, il ne montait plus et résidait en bas.

Sur la droite s’ouvrait le dortoir, comme Claire et ses cousins l’appelaient quand ils étaient petits. Ils couchaient là tous les quatre. Sur le mur de gauche, une immense armoire en chêne foncé défiait les âges, elle s’étendait sur toute la largeur de la pièce. En face de la porte, un guéridon supportait un vase empli de fleurs sèches et deux photos noir et blanc aux reflets sépia, encadrées : Pépé à vingt ans, en tenue militaire pour l’une, ses trois fils, dans la même tenue pour l’autre. Ils avaient l’air si jeune, presque des enfants lorsqu’ils avaient fait leur service militaire. Claire remarqua qu’à un âge égal, les deux plus jeunes frères se ressemblaient énormément et tenaient beaucoup de leur mère. Pierre, par contre, était le sosie de son père. À côté de la table s’appuyait un lit cosy, entouré d’une petite bibliothèque : celui de mamie. Juste au-dessus, un tableau fascinait Claire, le portrait de son aïeule à vingt ans. Elle avait l’air si sage avec ses longs cheveux noirs soigneusement coiffés, attachés par un bandeau sur le haut de sa tête, un léger sourire plein de retenue et peut-être d’ironie déjà ? Et ses yeux bleus… D’un azur si profond ! Il était censé représenter la jeune fille qu’avait été mamie, mais il semblait si éloigné de la vieille dame au caractère bien trempé d’aujourd’hui. Claire ne parvenait pas à décider si elle aimait ou non ce portrait, mais elle ne l’oublierait jamais. Allez savoir pourquoi. Puis, le mur de droite percé de sa fenêtre avec, juste en dessous, une petite table de chevet où reposaient une bonbonnière et quelques bibelots sans âge. Un crucifix orné d’un bouquet de gui béni, à côté de la fenêtre, surplombait deux lits, l’un au pied de l’autre, séparés par ces hauts montants en chêne, sur lesquels Claire adorait s’asseoir. Puis elle se laissait tomber en arrière, dans les immenses édredons de plumes de canard que mamie avait elle-même confectionnés. En hiver, il faisait si froid dans cette pièce que les enfants se déshabillaient précipitamment et se jetaient sous les énormes duvets. Le givre recouvrait les petites vitres à l’intérieur et dessinait de magnifiques fleurs. Les draps étaient glacés au départ, mais lorsqu’ils se réchauffaient au contact des corps et des bouillottes que la grand-mère préparait, ils devenaient les nids les plus doux et les plus chauds qu’on puisse imaginer. Les oreillers étaient épais, moelleux, odorants. Elle n’avait jamais dormi aussi bien qu’ici. D’ailleurs, elle était la seule de la famille à continuer à occuper cette chambre lors de ses séjours, à part mamie bien sûr. Même Pierre s’installait chez son frère quand il venait. Mais elle, elle désirait rester là, dans son havre de paix. Les larmes aux yeux, elle emplit ses poumons de l’ambiance feutrée du lieu. Elle posa ses valises sur le premier lit à sa droite, le plus près de la porte, celui dans lequel elle avait toujours dormi, et ouvrit en grand la fenêtre, laissant pénétrer l’air frais d’une soirée de début d’été. Dieu, qu’elle aimait cette maison !

- 3 -

Samedi 4 juillet 1992

Pierre fut surpris de voir sa fille débouler déjà habillée dans la cuisine alors qu’il n’était pas huit heures, le lendemain matin.

— Qu’est-ce qui t’arrive de te lever si tôt ?

— J’ai faim ! s’exclama-t-elle. Et puis il faut que j’aille faire un tour, je veux redécouvrir chaque centimètre de Mouly.

— Je ne t’ai jamais vue debout aux aurores, s’étonna Karine à son tour. À la maison, quand tu montres le bout de ton nez à onze heures, c’est que tu es tombée du lit !

— Ici, je n’ai pas une minute à perdre !

Joignant le geste à la parole, elle dévora trois tartines préparées par mamie, couvertes de confiture de groseilles de sa composition, but un bol de café et quitta la grande table de chêne flanquée de ses deux bancs.

— Je vais faire un tour ! lança-t-elle à la cantonade.

— Toute seule ? s’inquiéta Karine.

— Je ne suis jamais seule ici ! s’amusa Claire.

À ces mots, comme s’il avait compris, Dick, couché sur le sol au fond de la cuisine, avait sauté sur ses pattes et venait rejoindre Claire, glissant sa grosse tête sous son poignet, la scrutant de ses immenses yeux couleur d’ambre.

— C’est marrant, on dirait qu’il comprend ce que tu dis, souffla Karine.

— Ce n’est pas qu’on dirait ! Il comprend ! affirma Claire. C’est un chien intelligent. Ne rigole pas ! Lui et moi, on communique réellement. Pas vrai, mon gros cœur poilu ?

Pour toute réponse, Dick poussa un « ouaf » tonitruant.

— C’est une mère aux chiens, Karine ! confirma mamie. Elle a un don avec eux. Tiens, celui-là, elle ne l’a vu que deux ou trois fois par an et elle est restée deux ans sans le voir, il lui obéit mieux qu’à quiconque ici. Elle lui fait faire n’importe quoi ! Demandez à Quinou ! Plus jeune, elle dormait par terre, entre ses pattes. Elle lui ouvrait la gueule et y mettait son cou pour nous faire peur !

— Et ce n’est pas faute de l’avoir engueulée, mais il n’y a rien à faire. Quand Claire est ici, si tu la cherches, trouve le chien d’abord. Tu me diras, je suis tranquille. Rien ni personne ne peut lui faire le moindre mal. Dick la protège plus que s’il s’agissait de son propre petit.

Claire n’avait pas besoin de s’occuper de Dick. Il trottinait devant. Parfois, elle ne le voyait plus pendant de longues minutes puis il réapparaissait. Ce chien avait toujours été libre. Personne ne savait jamais où il traînait. Il lui arrivait de partir très loin, des voisins en témoignaient. Mais il était fidèle au rendez-vous de la gamelle du soir quoi qu’il arrive et près de Claire tant qu’il le pouvait.

Elle fit d’abord le tour de la ferme, comme pour s’assurer que tout était bien là, du vieux hangar face à l’étable, jusqu’à l’écurie à cochons, juste à côté, vide aujourd’hui. Autrefois, quand il n’y avait plus de porcs dedans et que le pépé avait nettoyé les lieux, elle y jouait avec ses cousins. Ils s’enfermaient à l’intérieur à tour de rôle et sortaient par la lucarne en haut du mur. Elle sourit en voyant la taille de l’ouverture. Si ses souvenirs étaient bien réels, elle ne devait guère avoir plus de six ans pour passer par là. Elle jeta un coup d’œil aux étables vides. Les vaches étaient au champ. Elle traversa l’ouche, ouvrit la petite barrière en bois sous une arcade de houx, et comme la porte de chez Malou était ouverte, elle s’y arrêta quelques minutes pour la saluer, avant de reprendre la route, passant obligatoirement devant l’ex-maison de la mère Seigner. Elle osa y jeter un coup d’œil, car il n’y avait pas trace de vie. Seule, une haute boule de poil gris bleuté s’approcha de la clôture en aboyant amicalement. Claire sourit. Dick et la chienne briarde se reniflaient de chaque côté du grillage, la queue battant l’air.

— Elle te plaît, hein ? T’as raison, elle est magnifique.

Claire passa la main au-dessus du portail et enfouit ses doigts dans la fourrure épaisse de la chienne qui se retourna pour la lécher et lui faire la fête.

— Tu es vraiment très belle, chérie ! Bien brossée, bien alimentée ! Quelqu’un qui possède un chien comme toi ne peut pas être foncièrement mauvais, qu’en penses-tu ?

Pour toute réponse, la briarde posa ses deux pattes avant contre la barrière et parvint presque à mettre un grand coup de langue sur le visage de Claire qui éclata de rire. Elle finit tout de même par s’éloigner de peur qu’on ne la voie traîner chez l’ennemi.

Madame Préniole, qui passait dans son jardin, s’arrêta pour la saluer.

— Mon Dieu, mais c’est toi, Claire ? Comme tu as changé, tu es devenue une si belle jeune fille, j’ai bien failli ne pas te reconnaître.

— Merci, madame Préniole, comment allez-vous ?

— Ma foi, nous vieillissons, mais comme je le dis à Jean-Claude, tant que nous pourrons venir ici c’est que tout ira bien. Dav… On m’a donné des fraises toutes fraîches, veux-tu en porter quelques-unes à ta grand-mère ? Je les lui avais promises, mais je n’ai pas pris le temps d’aller la saluer.

— Je reviendrai, madame Préniole, sourit Claire à qui le lapsus n’avait pas échappé.

Elle avait bien compris que les fraises provenaient de chez le voisin, le fameux David Albignat. Elle songea que si sa grand-mère le savait, elle s’étranglerait avec.

— Je vais me promener, mais passez donc la voir cet après-midi.

— Ce sera avec grand plaisir. Salue bien pour moi ton papa et ta belle-maman.

— Ce sera fait !

Le ton et l’élocution de madame Préniole, toujours pompeux, agaçaient parfois Claire. Le couple de retraités issus de la bourgeoisie de Clermont-Ferrand dénotait dans ce monde paysan. Eux venaient de la ville et ne manquaient pas de le faire remarquer, mais ils avaient le cœur sur la main et on leur pardonnait aisément leur attitude quelque peu snobinarde. Ils étaient aussi les seuls sur des kilomètres à la ronde, à n’avoir pris parti pour aucune des deux familles. Claire dut également prendre le temps de saluer le Jacquou et la Marthe, les voisins fermiers à la retraite. Ils avaient vendu leurs terres et une grande partie de leur exploitation pour ne garder qu’une vieille baraque qui n’était pas loin de tomber en ruine. Le Jacquou passait ses journées à retaper petit à petit la bâtisse, acceptant difficilement la retraite malgré son âge avancé. Dick aboya alors que le vieil homme apparaissait à la porte de sa maison. Claire le sermonna vivement.

— Chan que japa es pas a crenhar3 ! lança le Jacquou en patois. Olà Quinette ! Tu es donc de retour ?

— Bonjour Jacquou, oui, je suis arrivée hier avec papa, sourit Claire qui aimait l’entendre parler patois bien qu’elle ne comprit qu’un mot sur cinq.

— A dugut tetar de bon lait4 ! Te voyais pas si grande !

— Il faut croire, répondit Claire en riant. Il fait beau, je vais me promener pour en profiter.

— Al mes de julhet, ni vèsta, ni corset5 !

Claire sourit et s’éloigna. Jacquou était le maître des dictons et proverbes et elle adorait l’entendre « patoiser ».

— Genta filha e bon froment se trobon vistament6, lança Jacquou à sa femme en rentrant dans la cuisine. Elle est devenue bien jolie, la Quinette !

Elle bifurqua pour passer dans la cour de son oncle, entre le hangar où il rangeait son matériel et l’habitation, le chemin était toujours aussi caillouteux. Toinon était maçon à son compte, il avait monté son entreprise avec son frère Thomas, il y avait de nombreuses années. Ils avaient construit la belle villa de Thomas et Malou et retapé celle de Toinon. Ils avaient refait de fond en comble une vieille grange, la transformant en une maison charmante. La porte d’entrée était chapeautée d’une marquise de bois et de tuiles et ouvrait sur un couloir entièrement carrelé. La salle à manger et le salon, agrémentés d’une superbe cheminée de pierre faisaient face à la cuisine. Au fond du couloir, un escalier montait aux chambres. À sa droite se trouvaient les toilettes, et la porte menant au garage. À l’étage, sur la gauche, une première chambre avec baie vitrée et terrasse offrait une vue sur la ferme des grands-parents : la chambre d’Isabelle. La fenêtre de la seconde chambre, en général, celle de Pierre et Karine, donnait sur la cour où se tenait justement Claire. Tout à droite, la troisième chambre était celle du propriétaire. Elle était flanquée de la salle de bain et des toilettes.

Claire avait connu la grange quand elle était enfant. C’était là que ses grands-parents entreposaient le tracteur, les charrues, les faux. Il y avait un vieux plafond de planches sur lequel étaient conservés les grains. Les minots n’avaient pas le droit d’y entrer, c’était trop dangereux. Bien entendu, Titou et elle avaient bravé les interdits et ce qui devait arriver arriva. Elle était passée au travers du plancher pourri, tombant miraculeusement entre le tracteur et la charrue. Elle s’en était tirée sans égratignures, mais avec une bonne fessée et plus de peur que de mal. Sur la gauche de la maison se trouvait une minuscule bâtisse. Claire la comparait à une cabane de conte de fées. Elle était accolée à un garage ouvert. La façade ne comportait qu’une vieille porte de bois et une lucarne au rez-de-chaussée, surmontées de deux petites fenêtres à l’étage. Dans sa mémoire, il s’agissait de l’atelier de son grand-père. Il y travaillait le bois. Elle se souvenait y être entrée une seule fois. C’était sombre, l’unique pièce de quelques mètres carrés comportait un établi plein d’outils et un escalier de meunier qui montait dans un grenier éclairé seulement par les deux minuscules fenêtres. Le grenier, elle ne l’avait vu que depuis l’avant-dernière marche, juste un coup d’œil et elle s’était fait gronder. Elle n’était plus jamais entrée là. La porte était toujours fermée à clé. Son imagination d’enfant avait tissé des tas d’histoires noires sur cette maisonnette si charmante. Par principe, bien qu’ayant peu d’espoir, Claire tenta d’y entrer, en vain. Sa curiosité fut, une fois de plus, aiguisée. Elle se promit de chercher la clé et d’y faire une visite, un de ces quatre.

Elle remarqua également que son oncle avait monté un muret en pierre autour d’une petite pelouse, avec au centre, une table carrée en granit gris, ceinte de bancs de même matériau. L’effet était des plus charmants. Dick grogna tout en gigotant. Il trouvait le temps long, il voulait se balader, lui. Claire le suivit, passa devant la maison de la Jeanne, de l’âge de sa grand-mère, et du Viale, son fils. Elle dépassa le tank à lait, puis se trouva à l’embranchement des deux routes : celle qui menait à Petit Mouly, puis à Saint-Gervais d’Auvergne sur sa gauche, et l’autre, menant à l’exploitation des Albignat. La maison à l’angle des deux voies avait toujours plu à Claire. Elle était très ancienne et superbement rénovée. Toute en pierre de taille comme partout dans le coin, elle était fleurie à chaque fenêtre et ses volets bleu pervenche lui conféraient un air provençal. C’était un infirmier de la ville qui s’était installé ici. Claire savait qu’il était un ami de sa cousine, mais ne le connaissait pas personnellement. Tout en continuant son chemin, elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur sa droite. Une femme âgée, devant la porte de la ferme Albignat, l’observait sans bouger, la grand-mère sans doute. Dick grogna et Claire ne put réprimer un frisson. Elle était trop loin pour apercevoir le visage de la vieille, mais elle avait l’impression d’avoir senti sur elle sa haine. Ses avant-bras se couvrirent de chair de poule. Elle s’éloigna rapidement. Petit Mouly s’était agrandi. Des maisons avaient été construites sur les terrains autour des anciennes fermes. Celle des Baron, des amis de ses grands-parents, avait une particularité : elle servait de relais aux Postes et télécommunications. Claire se souvint que douze ou treize ans auparavant, le seul téléphone du village se trouvait là et elle venait passer des coups de fil ici, avec mamie, quand c’était nécessaire. Claire sourit en voyant sortir la petite dame âgée qu’était maintenant Marinette Baron. Celle-ci fronça les sourcils en toisant l’inconnue avant de la reconnaître et de s’extasier.

— Ma petite Claire, ma petite Claire est de retour ! Comme ta mamie doit être heureuse de t’avoir de nouveau. Tu vas rester longtemps ? Tu viendras avec elle un aprèsmidi, tu me le promets ?