La Grande Marnière - Georges Ohnet - E-Book

La Grande Marnière E-Book

Georges Ohnet

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Beschreibung

La Grande Marnière est un roman de Georges Ohnet paru chez Paul Ollendorff en 1885 dans la série Les Batailles de la vie.
Un jeune homme, Pascal Caravajan, de retour chez lui après une longue absence, croise une amazone à qui il demande sa route. Il en tombe amoureux, hélas elle est la fille du pire ennemi de M. Caravajan…

Extrait
| I
Dans un de ces charmants chemins creux de Normandie, serpentant entre les levées, plantées de grands arbres, qui entourent les fermes d’un rempart de verdure impénétrable au vent et au soleil, par une belle matinée d’été, une amazone, montée sur une jument de forme assez médiocre, s’avançait au pas, les rênes abandonnées, rêveuse, respirant l’air tiède, embaumé du parfum des trèfles en fleurs. Avec son chapeau de feutre noir entouré d’un voile de gaze blanche, son costume de drap gris fer à longue jupe, elle avait fière tournure. On eût dit une de ces aventureuses grandes dames qui, au temps de Stofflet et de Cathelineau, suivaient hardiment l’armée royaliste, dans les traînes du Bocage, et éclairaient de leur sourire la sombre épopée vendéenne.
Élégante et svelte, elle se laissait aller gracieusement au mouvement de sa monture, fouettant distraitement de sa cravache les tiges vertes des genêts. Un lévrier d’Écosse au poil rude et rougeâtre l’accompagnait, réglant son allure souple sur la marche lassée du cheval, et levant, de temps en temps, vers sa maîtresse, sa tête pointue, éclairée par deux yeux noirs qui brillaient sous des sourcils en broussailles. L’herbe courte et grasse, qui poussait sous la voûte sombre des hêtres, étendait devant la promeneuse un tapis moelleux comme du velours. Dans les herbages, les vaches appesanties tendaient vers la fraîcheur du chemin leurs mufles tourmentés par les mouches. Pas un souffle de vent n’agitait les feuilles. Sous les feux du soleil l’air vibrait embrasé, et une torpeur lourde pesait sur la terre.
La tête penchée sur la poitrine, absorbée, l’amazone allait, indifférente au charme de ce chemin plein d’ombre et de silence.
Soudainement, son cheval fit un écart, pointa les oreilles, et faillit se renverser, soufflant bruyamment, tandis que le lévrier, s’élançant en avant, aboyait avec fureur, et montrait à un homme qui venait de sauter dans le chemin creux une double rangée de dents aiguës et grinçantes.
L’amazone, tirée brutalement de sa méditation, rassembla les rênes, ramena son cheval et, s’assurant sur sa selle, adressa à l’auteur de tout ce trouble un regard plus étonné que mécontent...|

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SOMMMAIRE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

GEORGES OHNET

Les batailles de la vie

LA GRANDE MARNIÈRE

roman

Paris, Paul Ollendorff, Éditeur

1885

Raanan Editeur

Livre 672 | édition 1

I

Dans un de ces charmants chemins creux de Normandie, serpentant entre les levées, plantées de grands arbres, qui entourent les fermes d’un rempart de verdure impénétrable au vent et au soleil, par une belle matinée d’été, une amazone, montée sur une jument de forme assez médiocre, s’avançait au pas, les rênes abandonnées, rêveuse, respirant l’air tiède, embaumé du parfum des trèfles en fleurs. Avec son chapeau de feutre noir entouré d’un voile de gaze blanche, son costume de drap gris fer à longue jupe, elle avait fière tournure. On eût dit une de ces aventureuses grandes dames qui, au temps de Stofflet et de Cathelineau, suivaient hardiment l’armée royaliste, dans les traînes du Bocage, et éclairaient de leur sourire la sombre épopée vendéenne.

Élégante et svelte, elle se laissait aller gracieusement au mouvement de sa monture, fouettant distraitement de sa cravache les tiges vertes des genêts. Un lévrier d’Écosse au poil rude et rougeâtre l’accompagnait, réglant son allure souple sur la marche lassée du cheval, et levant, de temps en temps, vers sa maîtresse, sa tête pointue, éclairée par deux yeux noirs qui brillaient sous des sourcils en broussailles. L’herbe courte et grasse, qui poussait sous la voûte sombre des hêtres, étendait devant la promeneuse un tapis moelleux comme du velours. Dans les herbages, les vaches appesanties tendaient vers la fraîcheur du chemin leurs mufles tourmentés par les mouches. Pas un souffle de vent n’agitait les feuilles. Sous les feux du soleil l’air vibrait embrasé, et une torpeur lourde pesait sur la terre.

La tête penchée sur la poitrine, absorbée, l’amazone allait, indifférente au charme de ce chemin plein d’ombre et de silence.

Soudainement, son cheval fit un écart, pointa les oreilles, et faillit se renverser, soufflant bruyamment, tandis que le lévrier, s’élançant en avant, aboyait avec fureur, et montrait à un homme qui venait de sauter dans le chemin creux une double rangée de dents aiguës et grinçantes.

L’amazone, tirée brutalement de sa méditation, rassembla les rênes, ramena son cheval et, s’assurant sur sa selle, adressa à l’auteur de tout ce trouble un regard plus étonné que mécontent.

– Je vous demande bien pardon, madame, dit celui-ci d’une voix pleine et sonore... Je me suis très maladroitement élancé en travers de votre route... Je ne vous entendais pas arriver... Il y a plus d’une heure que je tourne dans ces herbages sans pouvoir en sortir... Toutes les barrières des cours sont cadenassées, et les haies sont trop hautes pour qu’on puisse les franchir... Enfin j’ai trouvé ce petit chemin caché sous les arbres, et, en y prenant pied, j’ai failli vous faire jeter à terre...

L’amazone sourit un peu, et son visage aux traits nobles et délicats prit une expression enjouée et charmante :

– Rassurez-vous, monsieur : vous n’êtes pas très coupable, et je ne tombe pas de cheval si facilement que vous paraissez le croire...

Et comme son lévrier continuait à gronder en menaçant :

– Allons, Fox, la paix ! dit-elle.

Le chien se retourna et, se mâtant sur ses pattes de derrière, posa son museau fin sur la main de sa maîtresse. Celle-ci, tout en caressant le lévrier, examinait son interlocuteur. C’était un homme d’une trentaine d’années, de haute taille, au visage énergique, encadré d’une épaisse barbe brune. Sa lèvre rasée et son teint basané lui donnaient l’air d’un marin. Il était vêtu d’un costume complet de drap chiné, coiffé d’un chapeau de feutre mou, et à la main il tenait une canne en bois de fer, mieux faite pour la bataille que pour la promenade.

– Vous n’êtes pas de ce pays ? demanda alors l’amazone.

– Je suis ici seulement depuis hier, dit l’étranger, sans répondre à la question qui lui était posée... J’ai eu la fantaisie d’aller me promener ce matin dans la campagne, et je me suis égaré... J’ai pourtant l’habitude de m’orienter... Mais ces diables de petits chemins qui n’aboutissent à rien forment un labyrinthe inextricable...

– Où désirez-vous aller ?

– À La Neuville...

– Très bien ! Vous lui tournez le dos... Si vous voulez me suivre pendant quelques instants, je vous mettrai dans une route où vous ne risquerez plus de vous perdre...

– Bien volontiers, madame... Mais j’espère que vous ne vous éloignerez pas de la direction que vous suiviez...

L’amazone secoua gravement la tête, et dit :

– Cela ne me détourne point d’un seul pas...

L’étranger fit un signe d’acquiescement, et, séparé de la jeune femme par le lévrier, qui ne revenait pas de son antipathie et trottait en grondant sourdement, il suivit la fraîche et verte percée, ne parlant pas, mais admirant la beauté rayonnante de son guide. Par moments, des branches basses, pendant des troncs d’arbres, barraient le chemin, et l’amazone était obligée de courber la tête pour les éviter. Dans ce mouvement, sous son feutre, apparaissait sa nuque blanche sur laquelle frisaient des mèches folles, et son pur profil se détachait sur le fond sombre de la verdure. Elle se penchait souple et se redressait avec une grâce élégante et simple, ne paraissant pas se douter qu’elle était admirée, et, soit par fierté, soit par insouciance, ne tenant aucun compte du compagnon que le hasard lui avait donné. Au repos, son visage exprimait une gravité mélancolique, comme si elle vivait sous l’empire d’une habituelle tristesse. Quels chagrins pouvait avoir cette jeune et belle personne créée pour être servie, choyée et adorée ? La destinée injuste lui avait-elle donné le malheur, à elle faite pour la joie ? Elle semblait riche. Sa peine devait donc être toute morale.

Arrivé à ce point de ses inductions, l’étranger se demanda si sa compagne était une jeune femme ou une jeune fille. Sa haute taille, ses épaules rondes, dont l’harmonieuse ampleur était accentuée par la finesse de sa ceinture, étaient d’une femme. Mais la suavité veloutée de ses joues, la fraîche pureté de ses yeux trahissaient la jeune fille. Le lobe rosé de ses oreilles n’était point percé, et ni au cou ni aux poignets elle ne portait de bijou.

Cependant il y avait près d’un quart d’heure qu’ils marchaient dans le chemin creux, quand ils arrivèrent à une lande couverte de bruyères en fleurs, sur lesquelles voltigeaient des papillons d’un jaune soufre. Au bord d’une plaine, où poussait une herbe maigre et brûlée par le soleil, des moutons paissaient sous la garde d’un chien noir qui se mit à courir en apercevant le lévrier, et à japper gaiement. Ils étaient sans doute camarades, car ils partirent tous les deux dans une galopade folle, le lévrier, léger et rapide comme une flèche, enlaçant le chien noir dans les anneaux de sa course circulaire et vertigineuse. L’amazone fit entendre un sifflement aigu, le lévrier s’arrêta net sur ses jarrets frémissants, regarda sa maîtresse, et, accompagné du chien noir, revint avec soumission.

– Où est donc le Roussot ? murmura l’amazone entre ses dents ; ses moutons et son chien sont-ils seuls ici, ce matin ?

Comme elle achevait de prononcer ces paroles, des éclats de rire stridents partirent d’un petit bouquet de bouleaux, et, au bord d’une mare, entourée de paquets de linge qu’elle était occupée à laver, agenouillée dans une caisse de bois garnie de paille, apparut une belle fille, les bras nus couverts encore de mousse irisée, lutinée par un jeune drôle aux cheveux roux, vêtu d’un sarreau de toile grise, son grand chapeau de paille lui tombant sur le dos. Il avait pris la laveuse par les épaules, et, la tenant renversée, il chatouillait son cou rond et frais avec des brins de folle avoine. Elle se débattait, amusée et fâchée à la fois, criant au travers d’un rire nerveux :

– Veux-tu finir, mauvais Roussot !... Attends, tout à l’heure, je vas te caresser avec mon battoir.

Mais le berger ne lâchait pas prise, au contraire : il serrait plus étroitement la jeune fille dans ses bras noueux et étrangement velus. Ses yeux sournois brillaient, ses lèvres se retroussaient avec un rictus féroce, découvrant des dents croisées comme celles d’un loup. Il ne parlait pas, mais de sa bouche sortait un grognement sauvage. Il avait achevé de renverser la laveuse dans les joncs et il la poussait du côté de l’eau. Elle ne riait plus, et commençait à avoir peur. Mais ses cris n’arrêtaient pas le Roussot, qui ricanait toujours comme un insensé, et maintenant posait ses lèvres sur les épaules de la fille, avec une brutalité telle qu’on n’aurait pu dire s’il voulait la mordre ou l’embrasser.

Étonnés devant ce tableau, l’amazone et l’étranger s’étaient arrêtés. Tous deux avaient éprouvé le même sentiment d’inquiétude vague en assistant aux ébats semi-câlins, semi-violents des deux jeunes gens.

– Voilà un mauvais jeu, dit l’étranger... Et, élevant la voix : Finiras-tu, garnement, ou faut-il que j’aille te secouer les oreilles ?

À ces paroles, la laveuse se redressa un peu, mais le berger ne parut pas avoir entendu. L’étranger, gagné par la colère, s’apprêtait à l’interpeller plus rudement encore, lorsque l’amazone, se retournant sur sa selle, lui dit :

– Ce garçon est à moitié sourd et muet... C’est un idiot qu’on emploie par charité... Laissez-moi faire...

Elle enleva son cheval, lui fit sauter le fossé qui séparait la route de la lande, arriva en quelques foulées au bord de la mare et, touchant le berger de sa cravache, elle lui fit impérieusement signe de s’éloigner. Le Roussot poussa un cri inarticulé, éclata d’un rire stupide, puis, prenant sa course à travers les bruyères et les joncs marins, il rejoignit son troupeau, siffla son chien, et ramassant un fouet qu’il avait laissé là, se mit à le faire claquer de toutes ses forces, s’amusant à éveiller l’écho de la colline.

La laveuse s’était rajustée, et, rouge des efforts qu’elle avait faits en luttant, et peut-être aussi de confusion de s’être laissé ainsi surprendre, charmante dans son désordre et tentante comme un beau fruit sauvage, elle se leva en disant :

– Merci, mademoiselle...

– Vous avez tort, Rose, fit l’amazone, de laisser le Roussot se familiariser ainsi avec vous... Qui sait ce qui peut se passer dans cette cervelle malade ?

– Oh ! il n’est pas méchant, dit la belle Rose, il est seulement un peu taquin, et il est venu pour m’aguicher... Mais je ne le crains pas, dà, et j’aurais bien su m’en débarrasser toute seule... Je ne vous en remercie pas moins...

Et posant une camisole sur la planche qui était devant elle, elle se mit à la battre à grands coups, en chantant d’une voix claire :

Tapez ferme, la lavandière,

Tapez ferme et rincez itou.

À la mare l’iau n’est, pas chère,

À c’matin il a plu beaucoup !

Tapez ! tapez !

Et elle rythmait sa chanson du claquement sourd de son battoir sur le linge mouillé, ne pensant déjà plus à son aventure, gaie et insouciante comme une alouette des champs, tandis qu’au bord de la lande, découpant sa silhouette grise sur l’azur du ciel, l’idiot, faisant claquer son fouet, riait toujours de son mauvais rire.

L’amazone et l’étranger avaient repris leur marche : ils approchaient d’un petit bois dont l’entrée était défendue par une large barrière peinte en blanc. Ils le tournèrent et, soudain, arrivés au bord du plateau, la vallée de la Thelle s’ouvrit devant eux.

Sur la hauteur à droite s’élevait un château de style Louis XIII, entouré d’un beau parc, s’arrondissant jusqu’à la rivière qui coulait, dans le fond, brillante entre les saules de ses rives, serpentait au milieu des prés d’un vert émeraude et, après avoir passé sous un joli pont de pierre, se perdait derrière les murs des vergers. Abritée par la colline contre les vents du Nord, La Neuville s’étalait coquette et blanche, dressant fièrement, au-dessus des toits des maisons, la flèche dentelée de son église et les hautes cheminées de ses fabriques. Un chemin en lacets descendait vers la ville, laissant à gauche de profondes et hautes hêtraies dont les troncs gris et les feuillages noirs donnaient un aspect sévère au paysage. À mi-côte, un monticule blanc, semblable à une énorme taupinière, émergeait de la futaie. Tout autour de la ville la campagne était cultivée, et les blés jaunes, les avoines d’un beau ton vert-de-gris, les trèfles violets ondulaient jusqu’aux enclos des faubourgs. Un ciel bleu s’étendait sur cet admirable panorama, que le soleil dorait de sa lumière, et une impression de tranquillité douce se dégageait de ce lieu plaisant, où il semblait que le bonheur devait habiter.

Les deux spectateurs de ce merveilleux tableau restèrent un instant dans une contemplation muette, laissant errer autour d’eux leurs regards ravis. Un vent léger montait de la rivière, leur apportant les fraîches senteurs des foins coupés, et ils s’oubliaient, enveloppés dans une paix délicieuse, où tous les soucis cachés, toutes les agitations intérieures, se fondaient amortis et calmés.

L’étranger secoua le premier cette enivrante torpeur. Il frappa le sol du pied, comme un exilé qui se retrouve dans le pays natal et qui en reprend possession, puis, avec un accent joyeux :

– Je me reconnais maintenant... Voici La Neuville... À droite, dans les arbres, c’est le château de Clairefont, et, là-bas, ce tertre surmonté de charpentes, c’est la Grande Marnière...

L’amazone ne répondit pas. Elle regardait au loin, dans la direction de cette excroissance de terre que son compagnon venait de désigner, et ses traits s’étaient assombris. Elle semblait scruter, avec inquiétude, cette butte blanche qui tachait la colline, comme si ses flancs crayeux eussent contenu quelque mystérieux danger. Que recélait-elle qui pût ainsi alarmer la jeune fille ? Elle s’étageait silencieuse, inerte, vide de travailleurs, et les hautes poutres qui la couronnaient se dressaient comme les bois d’un échafaud. L’amazone poussa un soupir et, répondant plutôt à sa préoccupation intime qu’à la demande de l’étranger, elle répéta d’une voix étouffée :

– C’est la Grande Marnière... Puis, agitant la tête, pour dissiper son trouble, elle ajouta : Voici votre chemin, monsieur ; en descendant tout droit, vous arriverez à l’entrée des barrières de la ville...

– Je vous remercie, mademoiselle, dit l’étranger, en admirant à loisir sa charmante compagne qui maintenant lui faisait face. Il marcha un peu, parut se consulter, puis, s’inclinant :

– Voulez-vous me faire l’honneur de me dire à qui je dois être reconnaissant de tant d’obligeance ?

La jeune fille laissa tomber sur son compagnon un limpide regard, et répondit simplement :

– Je suis Mlle de Clairefont.

À ce nom, le jeune homme recula instinctivement, une rougeur monta à son front, qu’il détourna. Étonnée, sa compagne le fixa avec attention et, comme entraînée par un mouvement irrésistible :

– Et vous, monsieur, dit-elle, qui êtes-vous ?

Les traits de l’étranger se contractèrent. Il hésita un instant, puis, relevant la tête, il dit d’une voix sourde :

– Moi, je suis Pascal Carvajan.

À cette réponse, le visage de Mlle de Clairefont prit une expression de souveraine hauteur, ses yeux devinrent froids et durs, un sourire de dédain passa sur ses lèvres, et, coupant l’air de sa cravache, comme pour établir, entre le jeune homme et elle, une nette et infranchissable séparation, elle siffla son chien, mit son cheval au trot et s’éloigna sans tourner la tête.

Il la suivit du regard, cloué à sa place, oubliant le dédain de la jeune fille pour ne se souvenir que de sa beauté. Elle s’en allait fière et méprisante, après être restée auprès de lui, pendant une demi-heure, dans une sorte d’intimité charmante, et peut-être il ne pourrait plus jamais approcher d’elle. Il voyait à chaque pas la distance grandir ; déjà il ne distinguait plus nettement sa silhouette élégante, au milieu de la poussière soulevée par les pas du cheval. La traîne de la longue robe grise et le voile blanc du chapeau flottaient, le lévrier gambadait sur le bas côté de la route. Soudain, au tournant de la barrière qui coupait l’entrée du petit bois, l’amazone, le chien, tout disparut, et le chemin demeura vide.

Pascal Carvajan resta un instant immobile, puis, frappant les cailloux avec sa canne en bois de fer :

– Quelle fierté ! murmura-t-il. Quand elle a su qui j’étais, elle ne m’a même pas fait l’aumône du regard qu’elle jetterait au mendiant qui passe... Comme elle m’a bien fait comprendre que je n’existais pas pour elle ! Allons ! la destinée nous a voulus ennemis, et, en toutes circonstances, elle nous place en face les uns des autres. Clairefont ou Carvajan. Entre nous, c’est la guerre... C’est dommage ! Elle est bien belle !

Il tira sa montre, et vit qu’il n’était encore que onze heures. Marchant lentement, il prit pour descendre un petit raidillon qui courait entre deux bordures de genêts. À mi-côte, un peu encaissé dans un creux de la colline, ce raccourci était exposé en plein au soleil. Une chaleur violente, absorbée par les ajoncs tordus et desséchés, bourdonnait comme à la bouche d’une fournaise. Pascal chercha des yeux un abri. À la lisière d’un maigre bouquet de bouleaux il aperçut un toit rouge, et, au-dessus de la porte, la branche de houx, enseigne des cabarets rustiques. Il se dirigea de ce côté et parvint, après avoir traversé une cailloutière, à un assez mauvais chemin d’exploitation, au bord duquel s’élevait une maison aux murs nouvellement crépis, aux volets peints fraîchement en vert. Les auvents étaient décorés de trois boules en pyramide et de deux queues de billard croisées. Autour, en grandes lettres : Vins, café, liqueurs. Repas de sociétés. Sur l’enseigne deux hommes étaient représentés, assis devant une table et trinquant, pendant que d’une bouteille un jet de liquide mousseux sortait avec violence. Au-dessous, en lettres jaunes : Au rendez-vous des bons enfants. Pourtois, débitant. Derrière le cabaret un jardinet s’étendait, divisé en tonnelles. L’allée du milieu servait de jeu de quilles, et, au fond, se dressait une balançoire.

C’était là que le dimanche, pendant l’été, la population ouvrière de La Neuville se réunissait. Au premier étage un violon et un piston faisaient danser la jeunesse, et, par les fenêtres ouvertes, la voix enrouée de l’avertisseur retentissait, au milieu des éclats joyeux, criant : En place pour la poule ! Et le bruit des lourds souliers marquant la mesure roulait comme un tonnerre sur la tête des consommateurs attablés au rez-de-chaussée.

En quelques années, Pourtois, gros homme apoplectique, abruti par la boisson, mais tenu en bride par sa femme, brune commère à la main leste et à l’œil vif, avait donné une si grande vogue à son établissement, que les cafetiers de la ville se plaignaient amèrement de la concurrence. Situé hors barrière, il n’avait pas d’octroi à payer, et vendait ses redoutables liquides moins cher que ses rivaux. Et puis son jardin offrait aux buveurs l’abri verdoyant de ses berceaux couverts de pampres et de liserons, et les jeunes gens de la société ne dédaignaient point d’y venir déjeuner en partie fine.

Au moment de l’assemblée, Pourtois faisait dresser, dans une prairie voisine de sa maison, une tente de toile, pouvant contenir deux ou trois cents personnes, et y donnait un bal. L’entrée était libre, mais les consommations se payaient en conséquence. Depuis deux ans, des influences politiques avaient même amené la municipalité de La Neuville à honorer cette réunion suburbaine de sa présence. Pourtois, agent électoral à ménager, avait tenu à mettre le comble à son triomphe en obtenant cette consécration officielle. Et dans l’intérêt de leur popularité, les représentants de l’autorité n’avaient pas cru devoir la lui refuser.

Du reste, hormis pour son établissement, il était sans ambition. On avait voulu le nommer conseiller municipal : il s’y était refusé. On citait de lui à cette occasion, une réponse qui lui avait été certainement soufflée par sa femme : « J’ai assez à faire de débiter mon vin, je n’ai pas le temps de débiter des paroles. Je ne me présenterai pas, mais je ferai passer les amis. » Et il les avait fait passer, comme il l’avait dit. Aussi son cabaret était-il devenu une sorte de lieu de réunion obligatoire, laïque mais nullement gratuit, où se débitaient autant de dangereuses paroles que de liquides frelatés. À ce jeu-là le gros homme se trouvait en passe de faire fortune. Mais il n’en devenait pas plus fier et ne dédaignait point, lorsqu’un charretier s’arrêtait à sa porte pour boire un petit verre ou une chopine, de lui tenir tête, surtout si sa femme n’était pas au comptoir. Car il filait doux devant la bourgeoise, et les mauvaises langues affirmaient que, dans les premiers temps, quand il s’était rebiffé, faisant valoir ses droits de maître, elle l’avait battu.

Pascal, du haut de la côte, avisant le cabaret, allongea le pas, comme un bon cheval qui flaire l’eau fraîche et le picotin de la halte. Il ne reconnaissait pas le bouchon de Pourtois, étroit, bas, aux murs salpêtrés, à la toiture de chaume rongée par la mousse, dans cette grande et pimpante maison dont les murs blancs, les volets verts et le toit rouge éclataient au soleil. L’enseigne seule, et la branche de houx, un peu vulgaire pour un cabaret qui pouvait sans forfanterie s’intituler café, avaient survécu.

La colline elle-même avait changé d’aspect. Autrefois, toute cette pente était inculte, et la lande couvrait les flancs crayeux du vallon jusqu’au mur du parc de Clairefont. Il avait bien souvent parcouru les genêts au-dessous de la Grande Marnière, alors inexplorée, tendant des lacets pour prendre des grives au mois d’octobre. Et tout ce pays était si complètement transformé qu’il ne retrouvait plus rien de ce qui le faisait si charmant dans son souvenir. Il le voyait coupé de routes, semé de maisons, ayant perdu sa sauvagerie, ouvert et accessible à tous. Il fut curieux de savoir si l’hôte serait plus reconnaissable que le gîte. Et, poussant la porte aux carreaux dépolis, il entra.

Une ombre fraîche régnait dans la salle, et les yeux du jeune homme, habitués à l’éclat violent du jour, eurent de la peine à percer cette obscurité. Cependant, au bout d’un instant, il distingua autour d’une table trois hommes assis, et, au comptoir très élevé, très vaste, couvert de flacons rangés en bon ordre, une femme sèche et brune, au visage gravé de petite vérole, à la mâchoire carrée, au front bombé sous des cheveux plats. Deux des trois hommes jouaient aux dominos, et, très actionnés à leur jeu, n’avaient pas entendu entrer Pascal. Le troisième leva la tête pour voir si la dame se trouvait à son poste, puis, tirant une épaisse bouffée de sa pipe, se remit à suivre la partie.

C’était une espèce de poussah, soufflé comme un ballon en baudruche, dont les yeux disparaissaient, refoulés par la graisse, et qui n’avait pas un poil sur sa peau luisante. Il était vêtu d’un pantalon gris et d’un gilet à manches de couleur marron. Aux pieds il avait des pantoufles en tapisserie, dont le sujet représentait un jeu de cartes déployé en éventail. Pascal reconnut à son volume le phénoménal Pourtois.

– C’est à vous à jouer, Fleury, dit le cafetier, d’une voix aiguë qui stupéfiait, sortant de sa formidable poitrine.

Fleury, greffier du juge de paix de La Neuville, était un homme de quarante ans, d’une laideur malsaine et répugnante. Ses lèvres étaient habituellement couvertes d’aphtes, qui saignaient et qu’il pansait avec des applications de papier, pour les dérober au contact de l’air. Ces bobos, recouverts de leur taie blanche, faisaient sa bouche plus ignoble, et en accentuaient la torsion hideuse et hypocrite. Ses yeux gris et vitreux ne montraient presque pas de blanc, et leur pupille avait une inquiétante mobilité. Ses cheveux mal coupés étaient pleins d’épis, qui se hérissaient dans tous les sens, achevant de donner à sa figure une expression effrayante. On le voyait toujours décemment habillé de noir. Pour l’instant, il était en bras de chemise, et avait ôté sa cravate.

Son adversaire était un homme d’une cinquantaine d’années, taillé en force, très rouge de visage, et le poil grisonnant. De petites boucles en or pendaient au lobe de ses oreilles. Une paire de guêtres en cuir fauve lui montait jusqu’aux genoux ; il était vêtu d’une blouse de roulier brodée de fil blanc aux épaules, au cou et aux poignets. Sur une chaise, près de lui, il avait posé une casquette de drap bleu à oreillettes, qu’il portait été comme hiver. Ses mains étaient presque aussi épaisses que longues, et faites pour assommer un bœuf. Il riait, d’un rire violent qui lui rendait les joues violettes et finissait par un étranglement. On l’appelait le père Tondeur. Était-ce son nom véritable, ou un sobriquet, venant de son habituelle façon de traiter les gens avec qui il faisait des affaires ? Jamais Pascal, depuis son enfance, ne l’avait entendu nommer autrement. Il se souvenait de l’avoir vu autrefois venir bien souvent chez son père. Quand il s’en allait, il disait toujours : Entendu. Ce qui prouvait le bon accord qui existait entre lui et Carvajan. Tondeur était marchand de bois, et occupait deux cents bûcherons, d’un bout de l’année à l’autre, dans les coupes qu’il soumissionnait aux adjudications du gouvernement ou des particuliers.

Pascal s’assit à une table écartée. Un silence profond régnait dans la salle, troublé seulement par les bourdonnements des mouches qui voletaient au plafond en noirs essaims, et par le claquement sec des dominos sur le marbre. De temps à autre cependant, Tondeur et Fleury poussaient de sourdes exclamations, et laissaient échapper des lambeaux de phrases, agrémentées de plaisanteries en usage parmi les joueurs :

– Blanc partout... preuve d’innocence.

– Et du six... tème décimal...

– Pour le coup, je pose le gros...

– Et domino !... Sept et trois dix et sept dix-sept... qui ajoutés à quatre-vingt-trois font cent... Père Tondeur, vous avez votre compte...

– A-t-il une chance, ce Fleury ! Il n’y en a que pour lui...

– En faisons-nous encore une ?

– Non ! il faut que je monte aux coupes surveiller un peu le travail de mes ouvriers...

– Restez donc ! Par cette chaleur-là, vous allez attraper un coup de sang....

– Eh ! le coup de cent... c’est vous qui l’attraperez si je reste !

Les trois hommes partirent d’un gros rire, et Fleury, dans l’ombre de la salle, commençait à remuer les dominos, quand le bruit d’une voiture s’arrêtant devant l’auberge attira l’attention générale. L’énorme Pourtois se souleva même sur sa chaise et ébaucha un mouvement de curiosité. Mais il n’eut pas à se déranger : la porte s’ouvrit, poussée par une main vigoureuse, et un jeune homme de très haute taille, vêtu d’un costume de chasse en velours marron, guêtre jusqu’aux genoux, le visage animé, entra brusquement.

– Il y a du monde, dit-il d’une voix forte, en jetant un regard autour de lui, tant mieux ! Tenez, père Pourtois, allez jusqu’à ma charrette : vous y trouverez une mauvaise bête, qui est à vous, et que vous avez tort de laisser vagabonder dans nos bois... Pour cette fois, je vous la ramène... Mais à la prochaine occasion, aussi vrai qu’il y a un Dieu, je lui casse les reins ! Du reste, je le lui ai dit...

– Comment ? monsieur le comte... Comment ! une bête à moi ? interrogea le cabaretier très étonné, en ôtant sa casquette avec déférence... Une bête... à qui vous avez dit...

– Eh ! allez jusqu’à la voiture, interrompit le jeune homme avec impatience. Alors vous comprendrez...

Fleury, d’un pied leste, y était déjà. Sa figure sardonique s’éclaira, ses petits yeux pétillèrent de malicieuse gaieté, sa bouche se fendit dans un éclat de rire, qui montra ses dents noires comme des clous de girofle, et, frappant ses mains l’une contre l’autre :

– Eh ! c’est Chassevent ! Les quatre pattes liées, ni plus ni moins qu’un veau qu’on mène à la foire !... Ah ! la bonne tête qu’il a, sur sa paille !... C’est bon pour faire mûrir les nèfles, la paille, mon vieux ; mais c’est mauvais pour coucher les chrétiens !

Un grondement de loup pris au piège partit de la voiture, et, se raidissant sur ses coudes et sur ses genoux, un homme vêtu d’une blouse rapiécée, la tête couverte d’un foulard brun et rouge, un pantalon bardé de cuir aux jambes, et les pieds chaussés de souliers de roulier, leva, au-dessus des ridelles de la charrette, un visage maigre, à la bouche sinistre, aux yeux obliques et aux cheveux grisonnants.

– Tu veux descendre, vieux drôle ! dit le jeune comte, et, à bout de bras, enlevant son prisonnier comme un paquet, il fit deux pas, et le déposa, hurlant, sur une des tables de l’auberge.

– Quel poignet ! s’écria le père Tondeur avec admiration.

– Mais quel regrettable emploi de la force ! pontifia en douceur Fleury, dont l’accès de gaieté avait été calmé par de soudaines réflexions... Pourtois, prenez donc les ciseaux de votre femme et coupez ces cordes... Oh ! monsieur Robert, reprit-il, l’air câlin, est-ce digne d’un homme dans votre position de traiter ainsi un pauvre diable ?

Pourtois, de ses grosses mains, avait déjà délié Chassevent qui, se sentant libre, sauta sur ses pieds, se frotta les épaules, et, avisant un verre resté plein sur un plateau, le but avec avidité...

– Ça lui a donné soif, au mâtin ! dit Tondeur. Mais qu’est-ce qu’il a donc fait, monsieur le comte ?

– Il a tendu des collets dans la Vente aux Sergents : c’est la dixième fois depuis un mois... On ne pouvait pas le pincer... Mais je me doutais que c’était lui, et j’ai été faire une ronde, ce matin, après la rentrée du garde... J’ai trouvé mon gaillard en train de poser ses fiches... Les collets sont dans ma poche...

Il tira un paquet de fils de laiton, et, le jetant au visage du braconnier pâle et muet :

– Tiens, coquin, voilà tes instruments de travail... Mais tu sais ce que je t’ai dit ?... Avec toi plus de procès-verbaux... On t’envoie devant le tribunal, tu attrapes huit jours de prison, pendant lesquels on te nourrit mieux que tu ne l’es chez toi ! Ta fille est obligée de te payer ton tabac... C’est tout profit !... Ce matin, je t’ai pris, ficelé et laissé au pied d’un arbre, pendant trois heures... C’est bon pour cette fois... Mais si tu y reviens...

La figure tannée de Chassevent se plissa de petites rides, qui coururent sur sa peau, comme les vagues légères d’une eau effleurée par le vent. Il ne leva pas ses yeux faux, mais il laissa échapper un sifflement narquois qui fit monter le rouge au front du jeune comte.

– Ah ! canaille !... dit-il, et il levait déjà sa main puissante, lorsque Fleury l’arrêta, en lui montrant, d’un coup d’œil, Pascal assis dans un coin obscur de la salle :

– Monsieur Robert... je vous en prie... devant un étranger... Allons ! il faut mépriser ces bravades... Chassevent est dans son tort... Sa conduite est très blâmable... Mais votre façon de procéder est tout à fait illégale. On n’a pas le droit d’attenter, de sa propre autorité, à la liberté individuelle... Il y a des agents de la force publique... pour ces besognes-là... Ce n’est pas le greffier du juge de paix qui parle en ce moment... c’est l’homme privé... qui, vous le savez, vous est tout dévoué... et déplore des violences qui font tort à votre caractère.

– Le tort que je me fais ne regarde que moi, interrompit le jeune homme, avec un ton hautain. Les gendarmes de la brigade s’occupent de tout, excepté de courir après les coquins, et quant à vous, Fleury, vous êtes un brave garçon, mais ne vous mêlez pas de mes affaires.

– Il ne faut refuser le loyal concours de personne, murmura le greffier, en baissant la tête avec un air d’humilité désolée.

– Est-ce que vous partirez d’ici sans rien prendre, monsieur Robert ? s’écria Pourtois, plein d’obséquiosité... Qu’est-ce qu’on pourrait donc bien vous offrir ?

– Rien, je vous remercie, dit le jeune homme. Il fouilla dans la poche de son gilet, et, jetant une pièce de monnaie sur la table :

– Tenez, voilà pour votre garçon d’écurie qui a gardé mon cheval.

Et gagnant la porte, sans ajouter une parole, sans faire un salut, il monta dans sa voiture et s’éloigna au grand trot.

À peine Chassevent l’eut-il vu disparaître dans un tourbillon de poussière, qu’il retrouva la parole. Toutes les invectives qui lui bouillonnaient au bord des lèvres, depuis un instant, sortirent comme un torrent ; il fit, d’un coup de poing, sauter sur le marbre de la table les dominos abandonnés :

– Ah ! mauvais chien ! hurla-t-il, bavant de colère, ah ! grand lâche ! ah ! tu me paieras ça ! Pour quelques malheureux lièvres, il m’a attaché... oui, comme il l’a raconté... à un baliveau ! Mais il m’a pris en traître, vous savez, car je ne le crains pas...

– Ne fais pas le malin, dit Tondeur : il t’aplatirait d’une seule calotte...

– Oh ! malheur de malheur ! La prochaine fois, j’irai avec mon fusil... Et aussi sûr que nous sommes là, je lui fais son affaire !

– Allons ! allons ! Chassevent, vous n’êtes pas aussi rageur que vous voulez le faire croire, interrompit Fleury, et vous dites des bêtises dans ce moment-ci...

– Jamais je ne lui pardonnerai ce qu’il m’a fait, reprit le braconnier d’un air sombre... Quand on le saura, tout le pays va se ficher de moi... Ah ! ces gens de Clairefont ! Quand donc leur aurons-nous réglé leur compte ?

Il lança un horrible juron et, jetant à Fleury un regard sinistre :

– Oui, que M. Carvajan se charge du père... Et moi je me charge du fils...

À cette association répugnante faite par Chassevent, à ce rapprochement odieux de son père et du vagabond, Pascal se leva avec violence, et, le visage enflammé par la colère :

– Je vous défends, misérable drôle, s’écria-t-il, de prononcer le nom de M. Carvajan...

– Parce que ? demanda Chassevent, d’un ton à la fois goguenard et menaçant.

– Parce que c’est mon père.

Ces mots produisirent un changement immédiat dans l’attitude des trois hommes. Pourtois avança respectueusement une chaise, Fleury chiquenauda sa redingote crasseuse, et redressa sa cravate fripée, Chassevent porta la main au foulard qui lui servait de coiffure. La femme Pourtois elle-même, du haut de son comptoir, daigna sourire entre ses deux tirelires en métal blanc.

– Ah ! vous êtes le fils à M. Carvajan ? dit le braconnier avec volubilité... C’est une autre affaire... M. Carvajan, voyez-vous, c’est notre homme, et il n’y a pas de danger que nous cherchions à le contrarier... Je ne lui ai, moi, tant seulement jamais pris un lapin dans ses bois de La Moncelle... Et pourtant il y en a, bon sang ! que c’en est gris !... M. Carvajan !... On peut dire que je lui suis dévoué. S’il voulait avoir ma fille chez lui comme servante... il l’aurait, quoiqu’elle soit fiérote... Mais elle en a bien le droit : elle est assez gentille ! C’est moi qui lui ai distribué, à M. Carvajan, sa liste aux élections municipales, et ces messieurs savent que le jour où il a été nommé maire, je me suis piqué le nez, ah ! mais à fond... comme ça se doit en l’honneur d’un ami !... Ah ! je l’aime, M. Carvajan, autant que j’abomine les gens d’en face... Mais il ne les chérit pas non plus... et c’est lui qui nous en débarrassera...

Il montra le poing à la colline sur laquelle se dressait, entre les arbres, le château de Clairefont, et, s’excitant lui-même au souvenir de sa récente aventure :

– Ah ! brigand, va ! M’attacher, comme un corbeau crevé, exposé dans un champ au bout d’une perche !... Mais tu me le paieras, ou que ce que je bois me serve de poison !

Et il avala d’un trait un verre de bière que Pourtois venait de verser pour Pascal.

– Dites donc, Chassevent, s’écria le cabaretier mécontent, faudrait nous flanquer un peu la paix avec vos histoires... Nous aimerions mieux écouter monsieur, que nous revoyons dans le pays avec bien de la satisfaction... Je vous ai connu tout petit, monsieur Pascal, et quand vous vous promeniez avec votre bonne chère dame de mère, je vous ai bien souvent reçu dans mon établissement... Oh ! il est changé depuis les temps !... Mais vous aussi... Et vous voilà bel homme, da... vous qui étiez un peu maigriot, soit dit sans vous offenser...

– Vous ne m’offensez pas, répondit Pascal, les yeux baissés, et comme absorbé par une profonde méditation... Tout est bien changé, en effet... hommes et choses...

– Et tout changera bien davantage avant peu, dit Fleury d’une voix coupante... Nous avons la guerre ici, monsieur Carvajan, entre votre père et le marquis de Clairefont... Il y a trente ans que les hostilités sont engagées, et nous approchons du dénouement. Les gens d’en haut sont bien perdus, allez. Ils n’ont pas de chance d’en réchapper, car c’est votre père qui les tient. Vous êtes arrivé pour assister à la victoire... Soyez le bienvenu, monsieur Pascal...

Le greffier tendit au jeune homme une main crochue comme une griffe, que celui-ci ne vit pas sans doute, car il la laissa retomber sans la serrer.

Immobile, debout, il songeait. Dans son souvenir la récente aventure repassait. Il voyait une belle jeune fille à cheval, marchant lentement sous la voûte fraîche des arbres, escortée par un grand lévrier. Un inconnu sautait dans le chemin creux devant elle, et lui demandait sa route. Gravement, avec une fière complaisance, elle lui servait de guide. Au moment de la quitter, respectueusement, il la priait de lui dire son nom, et c’était Mlle de Clairefont, la fille de celui que l’on citait comme l’ennemi de son père. Il semblait alors à Pascal qu’une ombre descendait sur la jeune fille et qu’il la voyait vêtue de noir, le front penché sous de lourds ennuis, son beau visage creusé par le chagrin. Elle marchait en silence, les yeux rougis et fixés vers la terre, toute seule, comme abandonnée. Le chemin vert et fleuri avait perdu sa splendeur d’été. Les arbres dépouillés de leurs feuilles frissonnaient, noirs et froids, sous le vent d’hiver, et de ce tableau se dégageait une impression de malheur. Comment se trouvait-elle ainsi seule ? Où était le père ? Qu’était devenu le frère, ce violent et rude jeune homme qu’il n’avait qu’entrevu ? Comment la solitude morne s’était-elle faite autour de cette adorable enfant, et pourquoi pleurait-elle ? Ainsi que l’avaient annoncé ces misérables qui l’entouraient, le vieux Carvajan était-il l’auteur de ce deuil et de cette tristesse ?

Le cœur de Pascal se serra. Il se demanda avec trouble quel intérêt soudain il prenait à cette jeune fille, qu’il ne connaissait pas la veille. Il sentit une violente angoisse à la pensée qu’elle allait souffrir, et souffrir par un Carvajan. Devait-il donc, lui qui portait ce nom redouté, être maudit par elle ? Lorsque, entraîné par une irrésistible sympathie, il aurait voulu se courber à ses pieds, protester de son dévouement, accomplir des tâches surhumaines pour se faire remarquer et pour plaire, il se découvrait irrémédiablement voué à son aversion et à son mépris.

Le vieux marquis de Clairefont, l’athlétique et violent Robert disparurent de sa mémoire : il n’y eut plus qu’elle, incarnation unique de la famille, elle seule menacée, et dont on annonçait joyeusement la ruine, elle, victime livrée à tous ces confédérés qui célébraient leur prochaine victoire, et le félicitaient, lui, Pascal, qui déjà eût voulu les écraser, d’être arrivé pour assister à la curée.

Il releva le front avec le sentiment qu’on le regardait. Il vit en effet les yeux de ceux qui l’entouraient fixés sur lui avec surprise. Depuis quelques minutes, à la suite de ces paroles triomphantes lancées par Fleury, il se montrait absorbé, muet, la tête penchée sur la poitrine. Il passa la main sur son front, et, avide de savoir plus complètement ce qui se tramait contre Clairefont :

– Je vous remercie de votre bienvenue, dit-il en s’efforçant de montrer un visage souriant. Mais laissez-moi vous dire que j’arrive d’un pays où les intérêts qui vous mettent en mouvement paraîtraient bien mesquins. J’ai parcouru les provinces les plus sauvages de l’Amérique, j’y ai vu des domaines de cent mille hectares, où pâturent des troupeaux innombrables, gardés par des escouades de bergers à cheval. En repassant au bout d’un an dans des contrées que j’avais connues désertes, j’y ai découvert des villages poussés comme par enchantement, j’ai traversé à cheval des montagnes où l’argent est le caillou du chemin, j’ai longé des lacs de pétrole contenant de quoi éclairer l’Europe entière pendant dix années sans tarir. J’ai foulé des champs où la terre végétale a cinq mètres d’épaisseur, et où la paille du blé est haute à cacher un homme debout. J’ai assisté à la marche prodigieuse et ininterrompue du progrès, transformant tout un monde. Je reviens, au bout de dix ans d’absence, et je vous trouve ici occupés de la même intrigue, échauffés de la même haine, dévorés du même désir. Allons, on voit que tout est définitivement réglé, mesuré et établi, dans notre France, et que vous avez du temps à perdre. J’assisterai à votre amusette, puisque vous m’y conviez ; mais je suis un peu blasé, je vous en préviens : je ne vous promets pas que j’y prendrai de l’intérêt.

Il partit d’un éclat de rire qui sonna faux à l’oreille de Fleury. Le greffier conçut un peu d’inquiétude. Il dévisagea ce fils qui traitait avec tant de dédain une affaire qui tenait si fort au cœur de son père. Il crut nécessaire de lui faire toucher du doigt le fond de l’opération, pour qu’il en parlât avec moins de détachement :

– Il n’est pas question ici de lacs de pétrole, ni de mines d’argent, ni même de terres pouvant se passer d’engrais, dit-il avec une aigre ironie ; nous ne sommes pas dans le pays des prodiges, mais en France, où les gains considérables et faciles se font rares, et où une belle spéculation mérite qu’on s’en occupe et qu’on la tire de longueur. Or, il s’agit de la Grande Marnière, et cette colline de cent hectares, aride, couverte de bruyères et d’herbes blanches, contient, dans son sous-sol, des millions... Exploitée par le marquis de Clairefont, ce rêveur, elle a été une source de ruine. Aux mains de votre père et de ceux qui sont avec lui, elle sera une source de prospérité. Tout le pays, voyez-vous, est intéressé à ce que le domaine de Clairefont change de maître, et vous ne serez pas bien malheureux, monsieur Pascal, d’habiter le château qui est là-haut. Si délabré qu’il soit, il a meilleure façon que la petite maison de la rue du Marché.

Machinalement, le jeune homme se dirigea vers la porte de la salle, l’ouvrit, et soudain le parc de Clairefont, s’étageant sur le flanc du coteau, jusqu’au pied de la longue terrasse qui borde la façade du château, s’offrit à ses yeux. Les taillis étaient calmes, profonds, et silencieux. Au loin, le coucou faisait entendre son chant mélancolique. Au-delà de ces futaies ombreuses, derrière ces murailles, se trouvait la jeune fille qu’il rêvait déjà de défendre. Un bien grand espace s’étendait entre elle et lui : toute la largeur de ce vallon stérile, qui recelait dans ses flancs les trésors annoncés par Fleury. Mais plus infranchissable encore était la séparation tracée par cette fine cravache, qui avait coupé l’air avec un sifflement, quand il avait prononcé son nom, ce nom redouté de Carvajan, qui retentissait aux oreilles inquiètes comme un présage de ruine.

– Beau parc ! murmura derrière lui la voix enrouée de Chassevent... Et jolie habitation... Ma fille y travaille... Elle m’en parle...

– J’y compte deux mille pieds d’arbres à abattre, si on veut jouer du haut bois, ajouta Tondeur, avec une grosse gaieté, et encore sans abîmer les ombrages !...

– Nous en tâterons, n’est-ce pas, père sournois ? dit l’énorme Pourtois... On a besoin de madriers pour le chemin de fer... Ce sera justement le coup !...

– Et il y a derrière l’auberge vingt arpents, que nous savons comment irriguer, et qui feraient de bien jolis herbages, répliqua le marchand de bois. Bah ! vivons d’espoir !

Puis, tortillant autour de son poignet la lanière de cuir de sa trique :

– Allons, assez flâné ! Au revoir, les enfants... Monsieur Carvajan, à l’avantage...

Il donna de lourdes tapes dans les mains de ses amis, tira son chapeau à Pascal, et, d’un pas pesant, il se dirigea vers le plateau.

Le jeune homme le suivit du regard, pensant que, peut-être, en traversant les bois, en longeant le parc, le vieux Tondeur aurait l’occasion de rencontrer la charmante amazone. Puis, ses idées prenant un autre cours, il songea avec inquiétude que les habitants de Clairefont vivaient entourés d’ennemis secrets et acharnés. N’avait-il pas, quelques instants auparavant, entendu Fleury parler familièrement au comte Robert ? Pourtois n’était-il pas souriant et obséquieux devant le jeune châtelain ? Et Tondeur, en relations d’affaires continuelles avec le marquis, ne circulait-il pas toute l’année sur le domaine, comptant les vieux hêtres et les grands chênes, et mesurant d’avance sa part de la conquête commune ? Jusqu’à l’horrible Chassevent, dont la fille allait en journée au château, et servait d’espionne à la bande noire dont Carvajan était le chef.

Ainsi, d’instants en instants, à mesure que les agents de son père parlaient, il voyait tous les ressorts du piège tendu apparaître. Il voulut tout savoir, et, avisant Fleury qui faisait des grâces à la réfléchie et silencieuse Mme Pourtois, il prit la résolution de pénétrer jusqu’au fond de cet esprit trouble. Sortant de sa poche un étui à cigares en argent, il l’ouvrit et le tendit au greffier.

– On voit que vous revenez d’Amérique, dit celui-ci, en regardant les havanes avec une lente admiration.

Il en choisit un, en mâchonna grossièrement le bout entre ses dents, et, le fumant à grosses bouffées :

– Si vous retournez à la Neuville, nous ferons route ensemble.

– Avec plaisir.

Ils sortirent de l’auberge, reconduits jusqu’au seuil par le colossal Pourtois. Arrivé sur la route, jetant un dernier regard sur la haute terrasse où il lui semblait voir confusément passer une élégante promeneuse, Pascal prit familièrement le bras de Fleury, et, avec l’abandon d’un homme qui se sent en confiance :

– Maintenant que nous sommes seuls, dit-il, parlez-moi de ces Clairefont.

– Oh ! mon cher monsieur, ils s’enfoncent de jour en jour plus complètement... À l’heure qu’il est, il n’y a plus que la tête qui passe... Et sous peu tout y sera... Le marquis est un vieux fou qui, depuis vingt-cinq ans, s’est donné, pour se ruiner, plus de mal que bien d’autres pour s’enrichir... Tant qu’il n’a fait qu’inventer des charrues à double soc automatique, avec lesquelles on ne pouvait pas labourer, et des batteuses rotatives, qui mettaient le grain en marmelade, ça a encore été... Mais il s’est un beau jour fourré en tête de fabriquer de la chaux hydraulique, et alors il a pratiqué des sondages aux quatre coins de son domaine, il a construit une usine, puis il a hypothéqué ses terres pour subvenir aux frais de l’entreprise... Il eût mieux valu pour lui se jeter dans le puits de la Grande Marnière qui a cent vingt mètres de profondeur !... Le bonhomme était fait pour conduire cette affaire-là comme moi pour ramer des pois... Il aurait fallu un malin pour mener la chose à bien... Et justement ce malin-là avait intérêt à ce qu’elle tournât de travers...

L’ignoble Fleury cligna ses yeux louches, et fit entendre un petit ricanement :

– Monsieur Pascal, votre père est un homme auquel on ne résiste pas, et il vaudrait mieux être mal avec le diable qu’avec lui... Le marquis sait à quoi s’en tenir aujourd’hui, et il doit amèrement regretter les noirceurs qu’il a faites autrefois à M. Carvajan.

Pascal jeta à son compagnon un regard interrogateur.

– Oh ! vous n’étiez pas né... C’est de l’histoire ancienne... Mais votre père connaît la règle des intérêts composés... Et avec lui tout se paie...

– Mais si l’affaire est mauvaise, dit Pascal, pourquoi tant se démener pour s’en emparer ?...

– Parce que, bien exploitée, elle deviendra excellente... La chaux de la Grande Marnière peut rivaliser avec les meilleurs produits de Belgique, elle est supérieure à celle de Senonches... Toute la colline qui va de Clairefont à Lisors contient des gisements d’une richesse admirable... Il y a des millions enterrés là-haut, et nous saurons les faire sortir... Nous obtiendrons l’autorisation de fouiller les communaux, moyennant une redevance modique, et pendant plus de cent ans on trouvera de la marne à volonté... C’est la fortune pour tous ceux qui font partie du syndicat dirigé par M. Carvajan... Oui, la fortune rapide et sûre !

Fleury montra un visage rayonnant. Il tendit ses mains comme pour saisir les richesses qu’il entrevoyait dans l’avenir.

– C’est la ruine du marquis, dit Pascal...

– Oh ! complète, reprit avec âpreté le greffier... Il a dû cesser son exploitation. Toutes ses terres sont engagées. Il est sous le coup d’une expropriation au profit de votre père, qui a avancé, par l’intermédiaire de diverses personnes, des sommes importantes. Rasé, rincé, le marquis ! Il est dans la nasse, le vieil aristocrate !

– M. de Clairefont n’a-t-il donc auprès de lui personne qui puisse l’aider de ses conseils, lui prêter l’appui de son activité ?

– Sera-ce son fils, ce beau et violent garçon, que vous venez de voir, il n’y a qu’un instant, traitant les hommes comme ses chiens, quand ils ont fait une faute ? Où prendrait-il de la raison pour éclairer son père, quand il n’en a pas pour se conduire lui-même ? S’agira-t-il de tirer un coup de fusil sur un sanglier, de conduire un cheval difficile, de manger et de boire pendant toute une soirée, ou de lutiner une jolie fille ? Alors vous le trouverez toujours prêt et dispos. Mais ne lui demandez pas de s’appliquer à quelque travail de tête ; il ne saurait s’y astreindre. Il tomberait d’un coup de sang, s’il ne vivait pas au grand air. Voilà le seul homme qu’il y ait dans la maison, car je ne compte pas le baron de Croix-Mesnil, qui ne vient que par intervalles pour faire sa cour à Mlle Antoinette.

À ces mots, Pascal s’arrêta, comme s’il eût vu un gouffre s’ouvrir à ses pieds. Une pâleur subite s’était étendue sur son visage, et ce fut d’une voix changée qu’il balbutia :

– Son fiancé, celui-là ?

– Oui, un bon jeune homme, capitaine de dragons en garnison à Évreux, qui croque le marmot depuis deux ans, sans se décourager, mais qui prendra certainement la poudre d’escampette quand il verra le beau-père en déconfiture...

Pascal se sentit renaître. Une horrible espérance rentra dans son cœur à la pensée qu’Antoinette pouvait être délaissée. Il vit son intérêt d’accord avec celui de son père. Il n’avait rien à attendre que de la ruine du marquis. Antoinette sans fortune se rapprochait de lui. Pascal frémit en se surprenant à souhaiter que ce désastre s’accomplît.

Il se dit :

– Quelle âme de boue ai-je donc ? Suis-je aussi infâme que ce Fleury qui me donne froidement tous ces détails, et escompte le malheur de cette famille ? Allons ! vais-je entrer dans leur horrible syndicat ? Chercherai-je à obtenir cette adorable jeune fille à force d’infamie ?

Il releva la tête, frappa fortement le sol du pied et, le cœur gonflé d’une audacieuse espérance, il répondit à la question que sa conscience venait de lui poser :

– Non. Ce sera à force de dévouement !

II

Celui qui avait osé se faire de Carvajan un ennemi si acharné et si dangereux était maintenant un vieillard au front ridé, aux cheveux blancs comme la neige, aux épaules voûtées et à la démarche chancelante. On l’avait autrefois appelé le beau Clairefont, et le point de départ de cette haine implacable, à laquelle il était en butte, avait été une aventure d’amour.

Au jour de sa naissance, en 1816, la Restauration était dans toute sa force et tout son éclat. Son père, riche de la fortune de sa femme, charmante Anglaise épousée pendant l’émigration, avait racheté le château patrimonial, et s’était constitué un domaine qui lui rapportait chaque année cent vingt mille livres. La faveur de Louis XVIII, dont il avait fait le whist pendant vingt-cinq ans, de Coblentz à Vérone et de Hartwel à Paris, en suivant toutes les étapes de l’exil, lui avait valu d’être nommé gentilhomme de la chambre et commandeur de Saint-Louis. Bien des fidèles qui s’étaient prodigués à la gueule des canons républicains en Vendée n’obtinrent pas autant, pour leur héroïsme, que M. de Clairefont pour ses robbers.

À treize ans, le comte Honoré eut un premier chagrin : il perdit sa mère. Il fût demeuré facilement inconsolable, mais son père ne lui en laissa pas le loisir. Le marquis ne favorisait point les douleurs improductives. Il engagea son héritier à sécher ses larmes, et, pour le distraire, le fit admettre auprès du roi Charles X, en qualité de page. Honoré plut par sa gracieuse vivacité. La duchesse de Berry le prit en amitié, et daigna passer sa belle main dans les cheveux blonds de l’enfant. Le fils paraissait donc promis à la même heureuse fortune que le père : il apprenait déjà le whist, lorsque la Révolution, qui se plaît à brouiller les cartes des hommes et des rois, conduisit Charles X tout courant jusqu’à Cherbourg, et le fit embarquer pour l’Angleterre. Le marquis, dont toute la carrière s’était faite en exil, ne crut pas devoir se dérober à des tristesses qu’il savait devoir être, à un moment donné, si brillamment compensées. Il suivit son souverain à Goritz et commença à initier son fils à l’art, qui lui était familier, de courtiser le malheur.

Cette nouvelle émigration, adoucie par la jouissance d’une fortune considérable, dura plus longtemps que ne l’avait prévu le marquis. La branche cadette, plantée comme une bouture sur le trône, prit solidement racine, et Honoré de Clairefont, arrivé enfant sur la terre étrangère, y grandit et devint un homme. À mesure qu’il avançait en âge, des dissemblances curieuses se remarquaient entre son caractère et celui du marquis.

Autant le compagnon du comte de Provence était léger, sceptique, tout brillant des grâces un peu vicieuses du XVIIIe siècle, autant le page du comte d’Artois se montrait généreux, enthousiaste, et entraîné par le courant utilitaire des temps nouveaux. Son père, qui était d’une aristocratique ignorance, le voyant étudier, se moquait d’une application qu’il trouvait déplorablement populacière.

– À quoi vous destinez-vous donc, mon cher ? disait-il à Honoré. Voulez-vous être industriel ou marchand ? Il n’est qu’une science qui convienne à un homme de votre rang : c’est celle de bien vivre, et je crains que ce soit la seule qui vous manque. Je m’attriste à vous voir les goûts d’un croquant... Vous vous ferez du tort dans le monde, et vous nuirez à votre avancement... Il faut que vous ayez pris ces idées du côté de votre mère, qui a eu des drapiers dans sa famille, au temps de ce faquin de Cromwell... Car, pour les Clairefont, ils n’ont jamais rien appris, si ce n’est à tirer l’épée et à dépenser noblement leurs revenus... Pour le reste, ils le savaient assez de naissance.

Ces sarcasmes ne convertissaient pas Honoré, qui se délassait, dans l’étude des sciences, de la vie fastidieuse qu’il menait à la cour triste et maussade du roi découronné. Il s’était pris de passion pour la physique et la chimie. Il avait rencontré un très savant professeur, retiré de l’Université d’Iéna, l’avait habilement attiré par ses prévenances, et passait avec lui, dans un cabinet aménagé en façon de laboratoire, des heures délicieuses. Son père, un matin qu’une explosion très forte s’était produite pendant une expérience, lui avait demandé railleusement ce qu’il fabriquait avec tant de tapage, et comme Honoré, qui redoutait beaucoup le marquis, demeurait muet :

– Si c’est l’élixir de longue vie, que mon ami le comte de Saint-Germain prétendait autrefois posséder, vous ferez bien, mon cher, de m’en donner une petite bouteille, car je ne suis pas dispos depuis quelque temps.

Le jeune comte s’inquiéta, prévint le médecin ordinaire de son père, mais tous les soins demeurèrent sans effet : le marquis mourut. Son seul mal était qu’il avait quatre-vingts ans.

À peine majeur, Honoré se trouva donc riche, libre, et passablement las de vivre en pays étranger. Fort peu soucieux de faire laide figure à Louis-Philippe, et de bouder, lui sixième, dans les salons d’un pauvre prince presque en enfance, il rentra en France et courut revoir Clairefont. L’air du pays lui causa une ivresse singulière, et il se sentit vraiment jeune, vraiment vivant, ce qui était assez nouveau pour lui. Il eut une montée de sève inattendue, pensa moins à ses alambics, délaissa son laboratoire, et eut fantaisie d’aller passer l’hiver à Paris.

Le marquis était mort un peu trop tôt. S’il eût vu Honoré souper, jouer, et le reste, il eût emporté la conviction consolante que le nom de Clairefont n’était point tombé à un grimaud. Le jeune homme fut du Jockey-Club, alors à son origine ; il fit courir, eut un pied dans les coulisses de l’Opéra, et, son revenu ne lui suffisant pas, entama gaillardement le capital.

Il allait passer tous les étés deux ou trois mois à Clairefont, à l’époque des chasses, et stupéfiait La Neuville par le luxe de ses équipages et la splendeur de ses réceptions. Les bruits les plus extraordinaires circulaient sur les fêtes que donnait à ses amis le jeune seigneur du pays. On racontait qu’il s’était bu, dans un seul dîner, quatre-vingts bouteilles de vin de Champagne, et que des femmes habillées en hommes prenaient part aux battues du château. L’une d’elles avait même logé une charge de plomb dans les mollets d’un traqueur, en tirant un chevreuil. Et le blessé avait été gratifié de deux mille francs pour sa peine ; une petite fortune ! Tous les paysans en rêvaient, et, maintenant, s’aventuraient imprudemment les jours de chasse, pour tâcher d’avoir même aubaine.

Honoré était un beau garçon, de moyenne taille, blond, avec des yeux bleus très doux. Quand il traversait la petite ville, conduisant son tilbury, et faisant, au trot sonore de ses deux chevaux, vibrer les carreaux des maisons, plus d’une femme risquait un œil à la fenêtre. Bien des cœurs battaient pour lui en secret. Mais qu’espérer d’un élégant qui passait pour avoir à Paris des bonnes fortunes miraculeuses, et retenir, par les mêmes chaînes de fleurs, les comédiennes célèbres et les fières grandes dames ? Cependant un événement se préparait, qui devait avoir un grand retentissement dans le pays, et exercer sur la destinée du marquis une influence considérable.

Dans la rue du Marché, auprès de la fontaine publique, dont le rejaillissement continuel piquait la pierre des murs d’une moisissure verdâtre, s’élevait une étroite maison basse, à pignon aigu et penchant, aux fenêtres à guillotine garnies de carreaux verts, bossués, au centre, d’un cul de bouteille. Au-dessus de la porte, sur un tableau noir, étaient écrits ces mots : Gâtelier, marchand de fourrages, sons, recoupes et avoines