La guerre après la Guerre ? - Anne Godfroid - E-Book

La guerre après la Guerre ? E-Book

Anne Godfroid

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Beschreibung

En décembre 1918, les troupes belges franchissent la frontière allemande et s'installent sur la rive gauche du Rhin. Elles y resteront plus de dix ans. Pour la première fois, la Belgique endosse le rôle d’occupant. Ce livre décrit cette expérience d’occupation inversée, dans ses dimensions politiques, militaires, sociales et culturelle.

Pour la première fois de son histoire, la Belgique endosse le rôle d'occupant. En décembre 1918, ses troupes franchissent la frontière allemande et s’installent sur la rive gauche du Rhin, de Clèves à Aix-la-Chapelle. Elles y resteront plus de dix ans.

Occultée de la mémoire collective, cette expérience d’occupation inversée, jusqu’ici étudiée sous des angles particuliers, fait dans ce livre l’objet d’une approche globale qui combine les dimensions politiques et militaires, sociales et culturelles.

Résultat d’une enquête minutieuse menée dans les archives belges et étrangères, cet ouvrage revient sur une cohabitation plurielle et complexe entre Belges et Allemands. Le récit s’attarde sur les stratégies de pouvoir, de résistance et de rapprochement mises en œuvre. Il fait entendre les voix souvent discordantes des civils et des militaires, donnant la parole aux petits et aux grands. En toile de fond, il suit l’évolution des mentalités, en Belgique et en Allemagne occupée, au cours de la décennie suivant la fin de la Grande Guerre.


A PROPOS DE L'AUTRICE

Anne Godfroid est docteure en histoire contemporaine (ULB) et en sciences sociales et militaires (ERM). Sa thèse a été couronnée par le Prix de la Fondation de Greef en histoire militaire. Elle travaille au Musée royal de l'Armée (Bruxelles). Ses publications ont notamment porté sur la justice militaire et les violences faites aux femmes en temps de guerre.

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La collection accueille des ouvrages qui mettent en oeuvre une démarche historique.Ils montrent que les grandes questions qui se posent aux sociétés contemporaines s’inscrivent dans des temporalités longues, permettent d’en explorer l’évolution, mais offrent aussi des réservoirs d’expériences alternatives. La collection privilégie les travaux qui dialoguent avec les autres sciences sociales et insèrent leurs objets dans des cadres géographiques larges. Elle est destinée à la publication de monographies et d’ouvrages collectifs porteurs d’un projet et dépassant le recueil d’articles. Directeurs de collectionKenneth Bertrams, Aude Busine, Pieter Lagrou, Nicolas Schroeder – Université libre de Bruxelles (ULB)

 

La guerre après la Guerre ?

L’occupation belge de la rive gauche du Rhin (1918-1930)

Anne Godfroid

La guerre après la Guerre ?

L’occupation belge de la rive gauche du Rhin (1918-1930)

    Éditions de l’Université de Bruxelles

Illustration de couvertureDrapeau belge flottant fièrement au-dessus de la pile du pont reliant Oberkassel (rive gauche) à Düsseldorf (rive droite), décembre 1918,Georges Cartuyvels, Rheinbrücke à Düsseldorf, 24 décembre 1918, fusain et aquarelle sur papier © Maison des Géants (Ath)ISBN 978-2-8004-1845-2eISBN 978-2-8004-1846-9ISSN 2033-866X D2023/0171/13 © 2023, Éditions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 261000 Bruxelles (Belgique) [email protected]

À propos de l’auteur

À propos du livre

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Table des matières

Remerciements

Liste des sigles et abréviations

Introduction

Chapitre I

Le temps de la pénétration (décembre 1918-janvier 1920)Vers une entrée en paix ?

Une première étape pour sortir de la guerre : la convention d’armistice

La mise en œuvre de la convention d’armistice

Chassé-croisé des troupes

Nourris, logés, blanchis

Au service de la force interalliée

Une hirondelle ne fait pas le printemps : vers un régime de transition

Le régime de transition

Chapitre II

Le temps du face à face (1920-mi-1921) Vers une cohabitation pacifique ?

La « tête pensante » ou le Haut-Commissariat belge

Coblence donne le ton : la HCITR et le Reichskommissar

Le Haut-Commissariat belge

Les délégués se mettent au diapason : les tentacules du Haut-Commissariat en quatrième zone

Le « bras armé » ou l’armée d’occupation

L’armée permanente d’occupation : un compromis à la belge

Des chefs et des hommes : une tête, un corps, un esprit et une mémoire

La communauté belge : une collectivité artificielle ?

Regroupement familial : hommes, femmes et enfants

« To frat or not to frat? »

Chapitre III

La tension monte (mi-1921-1922) La justice militaire sous la loupe

Justice, pomme de discorde entre civils et militaires belges

Contentieux hérités de la Grande Guerre

Le rendu de la justice : mise à mal du justiciable

Justice en exercice

Le Conseil de guerre près l’AO, un auxiliaire de la politique de sanctions et d’exploitation des gages, 1921-1924

Chronologie de la violence en zone occupée, 1921-1929

La guerre des chiffres aura-t-elle lieu ? Crimes de sang et violences sexuelles sous la loupe

Cas d’école : l’affaire Graff

Chapitre IV

Le temps de la confrontation (1923-mi-1924)Incidences du Ruhrkampf sur la rive gauche

Résistance passive versus résistance active : action et réaction

La bataille du rail

Paralysie et engrenage : expulsion, chômage, difficultés quotidiennes

Inverser la vapeur

Séparatisme rhénan : quand « pénétration pacifique » se décline à la mode de chez nous

Le putsch de 1923 et ses rétroactes

Implications belges dans le coup de force

Chapitre V

Le temps de la détente (mi-1924-1930) Vers une normalisation des rapports ?

De Londres à Locarno

Politique de présence : vers une occupation symbolique

Qu’il est long et semé d’embûches, le chemin de la « liberté » !

À rebours de toute idée de détente : troubles et symboles

Évacuation et libération des territoires occupés

Mémoires divergentes

Conclusion

Bibliographie

Table des illustrations

← 6 | 7 →

Remerciements

Nous exprimons toute notre gratitude à nos promoteurs pour leurs conseils avisés et leur soutien indéfectible, ainsi que pour leur infinie patience. Nous remercions éga­lement les membres de notre jury pour leur regard éclairé et leurs remarques judicieuses.

Dans les dépôts d’archives tant en Belgique qu’à l’étranger, cette thèse a toujours reçu le même accueil et la même aide efficace et bien-veillante. Nous leur en sommes redevables. Nous adressons enfin toute notre gratitude aux particuliers qui, en Belgique et à l’étranger, ont si généreusement mis leurs col-lections et leurs documents à notre disposition.

Nous disons notre reconnaissance à la Fondation De Greef et à la Fondation van Buren qui, par leur soutien financier, ont faci-lité nos séjours de prospection à l’étranger, ainsi qu’à la Fondation universitaire et à notre éditeur grâce auxquels ce livre est enfin sorti de presse.

Enfin, un immense merci également à notre famille et à nos amis qui ont partagé – et parfois en-duré – nos moments d’exaltation et de doute et sans lesquels nous ne serions pas arrivée à bon port. Een dikke merci à toi en particulier pour tes encouragements sans faille et tes ressources intellectuelles sans fond. ← 7 | 8 →

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Liste des sigles et abréviations

AAM

Archives de l’Archevêché de Malines

AFR

Armée française du Rhin

AGR

Archives générales du Royaume

AMAO

Auditorat militaire près l’Armée d’occupation

AN

Archives nationales, France

AO

Armée belge d’occupation

BA

Bundesarchiv

CG

Conseil de guerre

CINC

Commission interalliée de navigation de campagne

CM

Cercle militaire

CPA

Collection des cartes postales anciennes

CPN

Comité de politique nationale

CRFB

Cercle de récréation du front belge, puis Cercle de récréation franco-belge

DA

Division d’armée

DBR

Détachement belge de la Ruhr (1921, 1923)

DC

Division de cavalerie

DK

Délégué de

Kreis

ou

Kreisdelegierte

DGCRA

Direction générale des communications et des ravitaillements aux armées

DI

Division d’infanterie

EMGA

État-major général de l’armée

GQG

Grand Quartier général

GStAPKB

Geheimes Staatarchiv Preußischen Kulturbesitz

HCB

Haut-Commissariat belge (auprès de la HCITR)

HCITR

Haute Commission interalliée des territoires rhénans

IGA

Inspection générale de l’administration de l’Armée

KUL

Katholieke Universiteit Leuven

MAE

Ministère des Affaires étrangères

MAEF

Ministère des Affaires étrangères, France

MICUM

Mission interalliée de contrôle des usines et des mines

MOT

Magasin pour officiers et troupes

MRA

Musée royal de l’armée

OJ

Ordre journalier

PRO

Public Record Office

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SCC

Service de contrôle du casernement

SHA

Service historique de l’armé

SMAO [SM]

Sûreté militaire près l’Armée d’occupation

StAA

Stadtarchiv Aachen

StAK

Stadtarchiv Krefeld

TAM

Tribunal arbitral mixte

TSP

Tribunal de simple police

UCL

Université catholique de Louvain

ULB

Université libre de Bruxelles

ULg

Université de Liège

← 10 | 11 →

Introduction

Je comprends aisément que vous êtes contents de me savoir ici. Vous avez l’impression que je prends en quelque sorte votre revanche. C’est en effet à nous maintenant de commander. Ils sont soumis et obéissent sans murmurer1.

Ces quelques lignes que Nicolas Altzinger, sergent au génie, adresse à ses parents depuis les territoires occupés laissent augurer pour les populations concernées une période sombre, placée sous le sceau de la revanche. Ces mots revêtent encore plus d’intensité quand on sait que leur auteur, alors affecté à l’artillerie de forteresse, a été fait prisonnier en août 1914 et a passé plus de quatre ans au camp de Soltau2.

Jusqu’à ce jour, aucune recherche scientifique ne permettait d’étayer l’hypothèse d’une volonté de revanche que les parents prêteraient à leur fils, de la nuancer, voire de la réfuter. Combler cette lacune semblait pertinent alors que le champ de la recherche s’est depuis plusieurs années déjà ouvert aux sorties de guerre.

En effet, en Belgique, l’historiographie s’est jusqu’à présent fort peu penchée sur ce qui peut sembler une parenthèse dans l’histoire nationale, et a fortiori dans l’histoire internationale, à savoir ces douze années au cours desquelles les Belges ont endossé pour la première fois le rôle d’occupant. Certes, on trouve pléthore d’opuscules apologétiques destinés à servir les théories « grande-belgicaines » soutenues au sortir de la Grande Guerre, mais aucun qui soit de nature scientifique et envisage une présence inamicale belge sur le Rhin. Dans une thèse inédite, Maria De Waele revient sur l’origine du courant « grand-belgicain », ses ambitions et ses moyens d’action3. À première vue fort éloigné de notre propos, il s’invite sur le Rhin et parasite les relations avec les différents acteurs – civils et militaires, allemands et alliés – présents sur le terrain.

La participation des Belges à la Conférence pour la Paix – ou leur relégation au rang de « puissance à intérêts particuliers », voire leur éviction – a piqué l’intérêt de l’historienne américaine Sally Marks, qui y a consacré une étude plusieurs fois récompensée4 dans laquelle elle décrit les buts de guerre belges5, les efforts déployés et les échecs rencontrés pour les atteindre. Au terme de six mois de tractations, qui ← 11 | 12 → montrent toute l’inexpérience et la naïveté de la délégation belge, cet événement fondateur accouche bon gré mal gré du Traité de Versailles qui pose le cadre légal de notre étude. L’auteure montre le mouvement de balancier qui demeurera une constante dans l’attitude belge et conduira la Belgique à osciller entre les positions française et britannique pour défendre ses intérêts. À cet égard, les actes du colloque de mai 2019 consacré à la Belgique et aux traités – le premier en son genre à envisager les traités de paix sous l’angle belge – reviennent sur les acteurs individuels et collectifs, interprètes des revendications d’un pays estimant devoir être récompensé pour son héroïsme, sur la nature même de ces revendications et leur issue ainsi que sur le rôle joué par les opinions publiques6.

Cet intérêt renouvelé pour les traités ne peut masquer la désaffection dont l’occupation de la rive gauche du Rhin a souffert des décennies durant dans l’historiographie belge7. Tout au plus l’épisode de la Ruhr a-t-il fait couler un peu plus d’encre à partir de 19708, sans que les années qui précèdent ou qui suivent cette incursion sur la rive droite du fleuve en 1923 soient envisagées. Les travaux de Nicolas Mignon, qui ont déjà alimenté quelques contributions de grande qualité, évitent cet écueil. On pense ici tout spécialement à l’article consacré aux « autorités plurielles » qui s’exercent et souvent se heurtent, voire s’opposent sur les rives du fleuve9.

Certes, d’autres entreprises scientifiques magistrales ont été consacrées à des questions connexes à celle qui nous occupe. Guido Provoost a produit une somme colossale sur l’accord militaire franco-belge10. Il montre comment le climat sur le Rhin interfère dans la conclusion de l’entente militaire et dans la capacité à négocier des Belges. Quant à Rolande Depoortere, elle a livré une synthèse définitive sur les réparations11. Elle suit, au fil des très nombreuses conférences internationales qui y sont consacrées, la manière dont ce dossier, au demeurant très complexe, est géré de main de maître par la délégation belge, emmenée par Theunis d’abord et Francqui ensuite. Mais elle n’évoque l’occupation de la rive gauche du fleuve que dans sa dimension la plus épique, à savoir celle du coup d’État séparatiste et de l’implication de la Belgique. ← 12 | 13 →

Quant aux spécialistes de la politique étrangère belge, ils ont bien sûr abordé la question mais de façon superficielle, limitant leurs propos aux enjeux diplomatiques et sécuritaires12, voire économiques13. Ils montrent une Belgique qui s’est affranchie de sa neutralité imposée et tente de se concilier les points de vue français et britannique, se retrouvant parfois investie d’un rôle de médiation, pour défendre ses intérêts. Les affaires rhénanes en apportent d’ailleurs la preuve.

À ces ouvrages qui couvrent l’entre-deux-guerres dans son ensemble s’ajoutent de très nombreux articles traitant des relations bilatérales avec la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne et qui évoquent au débotté la présence belge sur le Rhin.

Les synthèses en histoire militaire14 concentrent toute leur attention sur la réforme de la loi sur la milice dont les effets – l’étiolement des régiments, l’allègement des prestations militaires et la réorganisation du cadre – se font naturellement sentir sur le Rhin. Ces publications, qui se bornent à énumérer les unités postées sur le fleuve et les maillons de la chaîne de commandement, évoquent à peine les relations entre occupants et occupés, qu’elles réduisent aux attentats perpétrés contre les militaires belges, érigés au rang de victimes de la « barbarie allemande ». L’agression qui a indéniablement le plus marqué l’opinion publique est sans conteste l’assassinat du lieutenant José Graff en mars 1922. L’excellent mémoire de maîtrise de Roland Deutz15 en retrace le déroulement dans le moindre détail et en suit tous les rebondissements, dignes du meilleur roman policier. ← 13 | 14 →

La dimension interalliée de l’occupation a en revanche suscité, hors de nos frontières, des publications nombreuses et variées. Dans la foulée des événements, les acteurs de terrain, civils ou militaires, sont les premiers à livrer leur vision des faits16, suivis par les états-majors soucieux d’en donner la version officielle. À la demande du général Guillaumat, l’état-major de l’armée française du Rhin produit dès 1930 un Historique sommaire de l’occupation17, dont la diffusion demeure relativement confidentielle. Côté britannique, la section historique, sous la direction du général de brigade Edmonds, s’attelle rapidement à la tâche. Mais ce n’est qu’en 1942 qu’elle reçoit l’autorisation et les moyens de finaliser cette entreprise18. Quand le manuscrit est soumis à l’approbation de la hiérarchie, il fait grincer des dents. La présence britannique sur la rive gauche du Rhin y est présentée comme « une occupation faible et accommodante », perçue en 1944 comme « à l’origine de tous les problèmes ultérieurs »… raison pour laquelle seuls une centaine d’exemplaires sont imprimés. Ces volumes sont destinés aux officiers qui seront envoyés en occupation après la victoire de 1945 afin de les prémunir contre les risques liés à l’accommodation19.

À partir des années 1970, l’ouverture des archives au public donne une nouvelle impulsion à la recherche. De nombreux ouvrages, qui conservent aujourd’hui encore toute leur pertinence, paraissent en France, en Allemagne et aux États-Unis, à commencer par la thèse pionnière et magistrale de Jacques Bariéty sur les relations franco-allemandes20. La majorité de ces publications traitent de l’occupation dans le cadre élargi des problèmes internationaux de l’après-guerre21 ou au contraire se focalisent sur des aspects très particuliers22. C’est également durant cette période que se tient à Otzenhausen, dans la Sarre, un colloque consacré à la question rhénane après la Première Guerre mondiale, résultat d’une collaboration entre les Universités de Metz et de Sarrebruck23. Certes d’envergure modeste, cette rencontre a toutefois le mérite d’aligner une brochette d’intervenants venus des deux côtés de la frontière, disposés à échanger leurs points de vue sur l’occupation de la rive gauche. L’absence de conférenciers belges, pourtant bien introduits dans le réseau « Relations internationales » ← 14 | 15 → de l’Université de Metz, atteste de ce que ce champ de la recherche demeure alors totalement en friche.

L’accès aux archives permet enfin aux historiens militaires d’étudier les forces d’occupation en présence et de nuancer le récit laudatif de leurs prédécesseurs. Ils privilégient les rapports entre les troupes – américaines, britanniques et françaises – et la population locale, ou entre leurs représentants et ceux des autres puissances occupantes, afin de s’en démarquer positivement. En 1975, Keith Nelson marche sur les traces du Stars and Stripes dans la région de Coblence24, tandis que deux décennies plus tard, David Williamson suit l’Union Jack à travers la région de Cologne, puis de Wiesbaden25.

Si le drapeau tricolore attend toujours sa synthèse, sa présence sur les rives du fleuve entre 1918 et 1930 n’en est pas moins largement documentée. Ce sont principalement ses dimensions politiques et culturelles qui sont étudiées. La « pénétration pacifique » initiée par Paul Tirard, maître d’œuvre de la politique rhénane de la République, suscite depuis de longues années la curiosité des chercheurs de part et d’autre du Rhin. Cette politique d’infiltration culturelle qui vise au rapprochement des peuples français et rhénan embrasse des champs nombreux et variés, comme l’art, la littérature, la presse ou l’éducation26, et peut conduire en dernier recours à soutenir plus ou moins ouvertement les velléités séparatistes rhénanes27. Mais la « pénétration pacifique » n’éveille aucun écho auprès des Belges qui ne peuvent pas, à l’instar des Français, convoquer le passé pour asseoir leurs desseins et façonner leur image par une action culturelle.

Si une riche production scientifique est consacrée aux différentes facettes d’une politique qui cherche à éloigner la Rhénanie de sa mère patrie, pareillement, l’engoue­ment pour les projets allemands visant à affirmer sa germanité ou Deutschtum ne se dément pas. Ainsi les fêtes du millénaire suscitent-elles toujours une production dense28.

À côté de cette attention pour la mobilisation croisée de l’histoire, l’intérêt pour la « honte noire », cette campagne raciste dénonçant la présence de troupes coloniales françaises sur les bords du Rhin et les débordements auxquels elles se seraient livrées, ne décroît pas29 : la thématique offre un terrain propice aux études de genre et aux ← 15 | 16 → études postcoloniales. Mais pas plus que la « pénétration pacifique », la « honte noire » ne concerne directement les troupes belges, venues exclusivement de Métropole. Tout au plus ces publications donnent-elles une idée de la vigueur de la propagande qui sévit en Allemagne et à l’étranger contre les troupes d’occupation françaises en particulier, mais qui éclabousse aussi les autres puissances occupantes.

Ce survol de la littérature a montré que l’historiographie, au demeurant abondante, ignore presque totalement le point de vue belge, quand elle ne l’assimile pas purement et simplement à celui de la République. Or, comme le rappelle Jacques Willequet, « les buts de guerre belges s’opposaient assurément aux visées du Reich, mais ne se confondaient pas davantage avec ceux des Français ou des Britanniques »30… Ce qui semble une évidence en 1918 se confirme naturellement durant les deux décennies suivantes.

Loin de la simple chronique de l’occupation, cette recherche se situe au point de convergence de plusieurs grands axes empruntés ces dernières années par la recherche historique contemporaine. Elle s’inscrit tout d’abord dans le sillage des études consacrées depuis les années 1990 aux occupations militaires et par extension aux phénomènes d’occupation dans leur ensemble, qui constituent des expériences majeures des conflits armés. Cette recherche se situe ensuite à la croisée des travaux portant sur les sorties de guerre, sur leur complexité et leur richesse, et sur les processus de démobilisation qui les sous-tendent. Elle s’inscrit enfin dans le débat portant sur l’application du droit international et met à mal le paradigme de la « Belgique victime » passive, pour la camper dans le rôle d’acteur dominant, amené à appliquer les lois de la guerre et à les faire respecter par ses hommes.

Trois questionnements fondamentaux sous-tendent ce travail et en transcendent les chapitres. Ils constituent les fils conducteurs d’une réflexion qui se fait l’écho des débats qui animent actuellement la communauté historienne internationale.

Il s’agira d’abord de tenir un baromètre de la démobilisation culturelle à mesure que se déroule l’occupation interalliée de la rive gauche du Rhin. Notion forgée par John Horne, la démobilisation culturelle, qui n’a rien d’une évolution linéaire et inexorable, s’amorce lentement et se poursuit longtemps après le retour à l’état de paix31. Elle se caractérise par une déprise de la violence dans les relations internationales et dans les sociétés belligérantes. La rive gauche du Rhin constitue à cet égard un microcosme où les acteurs, issus de communautés nationales marquées par des expériences de guerre différentes, se trouvent engagés dans une épreuve aux enjeux internationaux capitaux pour l’instauration d’une paix durable. ← 16 | 17 →

Au fil des événements, les liens entre les communautés se renouent puis se distendent et finissent par se pacifier. Le rythme, la fréquence et l’intensité avec lesquels s’opèrent ces contacts doivent donc concentrer toute l’attention au cours de la décennie qui suit la suspension des hostilités.

Mais cette question des liens entre communautés en commande une autre qui porte sur les stratégies de pouvoir mises en œuvre dans le cadre de ces relations en vue de gérer les coopérations et les conflits. Il importe ici de sortir du rapport binaire traditionnel occupant/occupé, à cet égard réducteur, pour adopter une approche multipolaire. Qu’ils soient belges ou allemands, civils ou militaires, tous appréhendent ces échanges à l’aune de leur expérience passée, en tant qu’individus mais aussi en tant que membres d’un corps. Ces expériences de guerre multiples façonnent des comportements d’évitement, de gestion ou d’excitation des conflits et attestent une perception des relations internationales futures bien différente.

Prise sous cet angle, la question nous introduit au cœur d’une autre interrogation : quels sont les indicateurs de l’une ou l’autre stratégie ? Les degrés de rapprochement tolérés ou pas, de fréquentation a minima de la collaboration perçue comme une trahison, et a contrario les degrés d’éloignement préconisés ou pas, de l’expulsion pure et simple au maintien à distance, au sens propre comme au figuré, sont nombreux. L’amplitude est une question de point de vue. Ce qui sera jugé inévitable ou insignifiant par certains contemporains pourra revêtir un caractère utile ou profitable pour d’autres et deviendra néfaste et scandaleux pour les derniers, voire sera source de conflit. C’est précisément à travers le prisme du conflit, tout comme à travers celui du refus ou de l’opposition, que nous tenterons d’appréhender en miroir l’éventail de ce qui est toléré, de ce qui est préconisé, de ce qui est imposé. Lieu de rencontre privilégié entre occupants et occupés, la justice militaire, en se substituant aux tribunaux locaux pour une série de crimes et délits perpétrés par des justiciables belges et allemands, permet d’en appréhender toute l’amplitude, d’en franchir tous les paliers et d’en fixer tous les échelons. Ce procédé permet une approche dynamique, en suivant au fil des ans le rapport du soldat et du civil à la norme ainsi que l’évolution de cette dernière, tout au long de l’occupation. Il permet aussi de donner un coup de projecteur sur les formes de violence, organisées ou spontanées, qui entachent cette décennie.

Pour alimenter ces réflexions, nous nous appuyons principalement sur les archives belges produites par les principaux ministères concernés par l’occupation. Ce sont les départements des Affaires étrangères, de la Défense nationale et de la Justice qui sont sollicités, à travers leurs principaux bureaux et directions générales. Les papiers personnels des décideurs à la tête de ces portefeuilles sont consultés quand ils ont été versés au domaine public, ainsi que leurs mémoires et journaux quand ils ont été publiés. Au point de vue de Bruxelles répond naturellement celui de Coblence et d’Aix-la-Chapelle, sièges des autorités civiles et militaires belges en Rhénanie. Les dossiers du Haut-Commissariat belge, conservés aux Affaires étrangères, ont été étudiés, au même titre que les dossiers produits dans le cadre de leur fonctionnement par l’armée belge d’occupation et ses différentes composantes.

Pour rendre compte de la dimension interalliée de l’occupation, nous avons mené des incursions ponctuelles dans les archives britanniques et françaises, compulsant néanmoins de manière systématique les rapports des attachés militaires. À Paris, ← 17 | 18 → nous n’avons pas manqué d’exploiter deux fonds fraîchement inventoriés, à savoir les archives de l’Armée française du Rhin (AFR), conservées à Vincennes, et les archives de la Haute Commission interalliée des territoires rhénans (HCITR), improprement appelées par le passé Papiers Tirard, conservées à Pierrefitte-sur-Seine.

En Allemagne, devant l’ampleur des fonds, nous avons pris le parti d’opérer une sélection arbitraire destinée à illustrer les rapports qu’entretiennent les autorités civiles et militaires belges d’occupation, à travers leurs représentants respectifs, avec les différentes circonscriptions administratives allemandes, à savoir la Gemeinde (Aachen), le Kreis (Crefeld) et le Bezirk (Düsseldorf). La littérature en langue allemande, basée sur une exploitation approfondie des archives et récemment sortie de presse, a permis de compléter utilement la vision dégagée de l’examen partiel des sources.

Pour approcher au plus près le vécu des hommes et des femmes qui, sur le terrain, ont partagé cette occupation, nous avons souhaité opérer un balancement constant qui nous mène des individus aux groupes pour nous ramener aux personnalités. La tenue régulière d’un journal ou d’une correspondance, même passée au crible du contrôle postal32, permettait de cerner ou du moins d’approcher le sentiment du « piot » durant la Grande Guerre. Mais avec la cessation des hostilités et le remplacement progressif des volontaires de guerre par des miliciens, la pratique se perd : il devient impossible de recueillir la voix du soldat et du sous-officier, qui vivent au plus près de la population. La carte postale illustrée envoyée gracieusement par les bons soins de la poste militaire permet de compenser partiellement. Parmi les bons vœux adressés de « Bochie » filtrent parfois des impressions et des ressentis fort instructifs.

Enfin, la littérature écrite par d’anciens militaires ou correspondants de guerre, comme Remarque, Mac Orlan, Chevallier, etc., nous a parfois livré de façon inattendue des passages largement autobiographiques susceptibles de renforcer le propos impersonnel tiré des sources à caractère administratif. Nous en avons fait un usage généreux quand le récit s’y prêtait.

La périodisation choisie est une autre des difficultés de l’entreprise. Elle doit refléter les événements saillants enregistrés par notre baromètre, lesquels borneront les cinq chapitres qui structurent le travail. À l’intérieur de ce découpage chronologique seront développés des thèmes susceptibles d’alimenter les réflexions.

Le premier chapitre coïncide avec le régime d’armistice, au cours duquel les hostilités sont suspendues mais demeurent susceptibles de reprendre. Cette incertitude pèse sur les rapports qu’entretiennent les acteurs de cette pièce en trois actes, qui se joue simultanément dans les coulisses du pouvoir (à Rethondes, puis à Versailles) et sur le terrain. Le temps de la pénétration en territoire ennemi, inauguré par un chassé-croisé de troupes, constitue un moment fort dans la perception de l’autre. D’abord fantasmé, celui-ci prend corps au fil des échanges survenant à la faveur du cantonnement ou du ravitaillement. Mais dans un climat dominé par l’anxiété, tout est fait pour éviter la fraternisation. Jusqu’à la conclusion du Traité de Versailles, qui s’accompagne d’un regain de tension, le volet sécuritaire demeure prioritaire : les hommes sont affectés au contrôle du fleuve et à la surveillance de la frontière germano-hollandaise ainsi qu’au maintien de l’ordre public, qu’ils sont parfois les premiers à perturber. Ce ← 18 | 19 → premier chapitre se clôture sur le passage de relais aux civils de la Haute Commission interalliée des territoires rhénans, qui, avec l’entrée en vigueur du Traité, supplantent les militaires sur le terrain, notamment en matière de gestion administrative des territoires occupés.

Consacré au temps du face à face, le deuxième chapitre pourrait s’apparenter à une leçon d’anatomie qui débuterait par une dissection de la machinerie mise en œuvre par et pour l’administration des territoires occupés, afin d’en percer les arcanes majeurs et mineurs. Sorte de « tête pensante », le Haut-Commissariat belge, dirigé de main de maître par Édouard Rolin-Jaequemyns, étend depuis Coblence ses tentacules sur la quatrième zone d’occupation à travers son réseau de délégués et tente d’imposer sa vision de l’occupation, imprégnée des leçons tirées du droit international. Cette approche se heurte à celle du haut commandement de l’armée d’occupation. Tel « un bras armé », il tente d’y faire obstruction. Pour justifier une attitude inflexible dictée par les besoins impérieux de l’armée, il n’hésite pas à convoquer la mémoire de la Grande Guerre et à l’instrumentaliser. Ces divergences de vues entretiennent un climat de suspicion entre la « tête » et le « bras ». Quant au « corps », il ne s’embarrasse guère de ces questions de point de vue. Après avoir pris leurs marques, les Belges s’installent durablement sur la rive gauche du fleuve où ils se préparent à passer les quinze années à venir. Se dotant de facilités et de services, cette collectivité artificielle reproduit à échelle réduite la société belge, avec ses clivages politiques et linguistiques, sujets de heurts et de tensions. Aux querelles intestines s’ajoutent les frictions nées de la cohabitation de deux communautés, que les événements ont montées l’une contre l’autre et dont les imaginaires ont été profondément labourés par la propagande. En l’absence de ségrégation spatiale, leurs membres sont amenés à se croiser, à se côtoyer et à se fréquenter. Des liens finissent inévitablement par se nouer, qui posent question et nécessitent une réglementation.

Le troisième chapitre se penche sur la principale pierre d’achoppement entre la « tête pensante » et le « bras armé », à savoir la justice militaire qui sera ici passée sous la loupe. Cette radiographie continue, menée entre 1918 et 1929, vise à dégager les grandes tendances qui président à l’exercice de la justice, à la définition et à l’orientation de la logique répressive et à la mise en œuvre de la politique pénale dans les territoires occupés. Dans les premiers temps, les contentieux hérités de la Grande Guerre font inévitablement écho au débat qui agite la communauté internationale au sujet des crimes de guerre et de leur répression. En la matière, la Belgique, toujours entourée de son aura, doit naviguer entre bien des écueils pour préserver la blancheur de ce halo aux yeux de l’opinion mondiale. Cela s’avérera difficile quand on sait que les tribunaux militaires belges dans les territoires occupés ne peuvent être tenus pour des parangons de justice, et ce, en dépit des efforts consentis pour garantir aux prévenus plus d’équité et de transparence. Les accusations de partialité fusent de tous côtés. Une « mise en examen » de la justice militaire semble s’imposer. Pour clore cette troisième partie, nous nous pencherons sur l’affaire Graff qui cristallise à elle seule nombre de griefs énoncés à l’encontre de la justice militaire et qui connaît un retentissement international.

Le quatrième chapitre correspond au temps de la confrontation et envisage les incidences du Ruhrkampf sur la rive gauche du Rhin et ses habitants. Seules les répliques ← 19 | 20 → au sens tectonique du mot, enregistrées sur la rive gauche et consécutives au séisme qui secoue la rive droite, seront étudiées. Ultime épisode de la guerre commencée en 1914, pour citer Gerd Krumeich33, l’opération franco-belge dans la Ruhr, par la violence multiforme qui l’émaille, implique des rejeux de mémoire et de haine. À la violence spontanée relayée par la violence organisée (attentats, grèves…) répond une violence d’État (réquisitions, expulsions, condamnations, prises d’otage…). Cette escalade, qui met aussi en avant l’esprit de résistance du corps social allemand, conduit l’occupant à réagir en repoussant sans cesse les limites de ce qui lui paraît acceptable en termes de sanction, d’intervention, de prise en charge… À la faveur de ces désordres, certains – liés de près ou de loin au courant « grand-belgicain » – croient venu le moment de jouer les matamores et apportent leur soutien au mouvement séparatiste qui ébranle la Rhénanie, quitte à embarrasser le gouvernement de Bruxelles. Le chapitre se termine sur le retour progressif au calme et la recherche d’apaisement.

Le cinquième chapitre s’ouvre sur le temps de la détente : il s’interroge sur la normalisation des rapports entre États et sur l’enracinement au sein des « forces profondes »34 des sociétés concernées de l’esprit de Locarno, porté aux nues par les politiques. Ce questionnement est l’occasion de mettre en avant les mobilisations croisées de l’histoire déployées tant au niveau local qu’au niveau régional, alors que commence une période d’accalmie sur le plan diplomatique. Nous nous montrerons plus particulièrement attentive aux interactions entre les différents niveaux de pouvoir. Sur le terrain, cette période sonne le glas de la HCITR, qui est progressivement vidée de sa substance et réduit l’armée d’occupation à une politique de présence, difficilement acceptable pour certains. Ce dernier chapitre se termine naturellement par le départ des troupes belges et sur les festivités qui le saluent et qui marquent pour les Rhénans le retour à la liberté.

Lors de l’entrée en vigueur du Traité de Versailles, la zone belge d’occupation s’étend de Clèves au nord à Aix-la-Chapelle au sud et longe le fleuve jusqu’à Neuss, ce qui équivaut à une superficie de 4 061,23 km2, occupée par un peu plus de 1 300 000 habitants. Au fil du temps et des événements, elle s’agrandit dans sa partie méridionale, pour courir à l’ouest jusqu’à Monschau et à l’est jusqu’à Blankenheim, ce qui porte sa superficie à 5 564,20 km2 et sa population à près de 1 500 000 personnes35, soit une densité de population moyenne de 269 habitants/km2.

Mais cette moyenne masque de très fortes disparités territoriales. La répartition de la population sur l’ensemble du territoire est en effet loin d’être uniforme : en fonction de l’occupation et de l’affectation des sols, la densité de population oscille entre 20 à 60 habitants/km2 et plus de 200 habitants/km2. Une zone boisée, affectée à l’exploitation forestière, sera par définition moins peuplée qu’une zone bâtie, affectée ← 20 | 21 → à l’activité industrielle. La typologie du bâti est elle aussi guidée par l’usage qui est fait du sol : des maisons ouvrières groupées en cité, des fermes ou des bâtiments industriels dotés de nombreuses dépendances ou encore des maisons forestières isolées, etc.

Pour l’armée d’occupation, ces facteurs ne sont pas sans importance. Ils conditionnent la capacité de chaque secteur à absorber des troupes en termes de logement, mais aussi en cas d’urgence en termes de ravitaillement. Comme le montre le plan de secteur dressé par les services de l’armée d’occupation vers 1925, les sols sont en zone belge principalement affectés aux activités agricoles et forestières, puis industrielles. La mixité (agriculture et industrie) est de mise dans certaines régions (voir carte).

Deux centres industriels conséquents s’y sont développés : le premier autour d’Aix-la-Chapelle, le second sur l’axe Mönchengladbach-Mörs, auxquels s’ajoutent les îlots de Kamp-Lintfort et d’Oberkassel. Les forêts couvrent entièrement la partie méridionale de la zone et s’étirent le long de la frontière hollandaise, entre Wassenberg et Weeze. De grandes étendues agricoles s’étendent autour de Clèves, Jülich, Heinsberg et Neuss. Les champs et les pâturages se mêlent à la petite industrie dans les régions de Kempen et de Grevenbroich, ainsi qu’entre Geilenkirchen et Erkelens.

Pour l’armée d’occupation, la disponibilité en logements dépend de la nature du secteur, c’est-à-dire d’une part des habitations et établissements (dépendances de ferme, d’industrie) propres à chaque secteur et d’autre part des variations saisonnières (engrangement des récoltes, stabulation du bétail). À cet égard, ce sont principalement les secteurs industriels qui offrent le coefficient le plus élevé et sont le moins sujets aux variations saisonnières. C’est donc assez logiquement que les fortes concentrations de troupes s’observent dans les zones industrielles ainsi que dans les zones mixtes.

Le profil qui vient d’être dressé de la zone belge d’occupation explique éga­lement que la région, avec ses grandes étendues de forêts et de champs, ne soit pas à proprement parler un foyer d’agitation. La région est plus calme que ses voisines de Düsseldorf et de Cologne. Durant toute la guerre, Aix-la-Chapelle est épargnée par les grèves à caractère politique36. Même en 1918, la masse ouvrière reste calme, princi­palement en raison d’un fort ancrage du Zentrum qui trouve des affiliés également parmi les masses laborieuses.

Même dans les noyaux industriels d’Aix-la-Chapelle, de Mönchengladbach, de Crefeld et de Mörs, le potentiel révolutionnaire demeure rare, sinon inexistant : les discours et actions radicales y trouvent peu d’écho. Cela tient entre autres à la distribution sectorielle de l’activité industrielle dans la région. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, l’exploitation des gisements de la Ruhr a déplacé vers le Rhin et l’outre-Rhin le centre de gravité industriel allemand et avec lui l’essentiel de l’industrie lourde. Le bassin houiller d’Aix-la-Chapelle est délaissé au profit des pôles de Dortmund et de Duisbourg-Essen-Mülheim37. Seul le centre d’extraction de Kamp-Lintfort, au nord-ouest de Mörs, exploité plus tardivement, continue à tourner à plein rendement.

Les principales branches d’activité de la région s’inscrivent dès lors dans la tradition drapière et linière (de la production à la confection) ainsi que dans la petite ← 21 | 22 → métallurgique, spécialisée dans la production d’outils et d’articles manufacturés (production d’aiguilles, de chaudrons, etc.). Ce sont en général des structures industrielles de taille moyenne, qui tranchent avec le gigantisme des installations verticales présentes dans la vallée de la Ruhr.

S’ils influencent les capacités de logement et de ravitaillement des troupes, ces facteurs peuvent aussi, en raison de leur dimension socio-économique intrinsèque, influer, positivement ou non, sur les relations entre occupants et occupés, sur lesquelles nous nous pencherons longuement au fil de ces pages. ← 22 | 23 →

Carte : Cartographie d’occupation des sols dressée par l’armée belge d’occupation, ca 1925

© MRA, Moscou, 185-14a-5066← 23 | 24 →

1Carte postale de Nicolas Altzinger à [Arthur Altzinger], ca 1921. MRA, CPA, Territoires occupés, 201275947.

2MRA, Prisonniers de guerre, Nicolas Altzinger, PP 030903.

3M. De Waele, Naar een groter België! De Belgische territoriale eisen tijdens en na de eerste wereldoorlog: een onderzoek naar de doeleinden, de besluitvorming, de realisatiemiddelen en de propagandavoering van de buitenlandse politiek, thèse de doctorat inédite, RUG, 1989.

4S. Marks, Innocent Abroad Belgium at the Paris Peace Conference of 1919, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1981.

5Sur les buts de guerre belges, on verra également M. F. Palo, The diplomacy of Belgian war aims during the First World War, thèse de doctorat, University of Illinois at Urbana-Champaign, 1977.

6Les actes ont été publiés par M. Dumoulin et C. Lanneau (dir.), La Belgique et les traités de paix. De Versailles à Sèvres (1919-1920), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2021.

7Il convient néanmoins de signaler S. Roskamp, L’Occupation belge d'Aix-la-Chapelle 1918-1924 (1929), mémoire de maîtrise inédit, ULg, 1981. Très largement basé sur les thèses de doctorat d’Ingunn Possehl et de Christoph Jacobs, ce travail a le mérite d’en offrir une bonne synthèse en français, agrémentée de citations inédites extraites d’archives belges et allemandes. I. Possehl, Der Regierungsbezirk Aachen vom Kriegsende bis zum Dawes-Abkommen (1917-1924), Aix-la-Chapelle, Rheinisch-Westfälischen Technischen Hochschule, 1975. C. Jacobs, Belgien und die Rhein-Ruhrfrage 1918-1923. Ein Beitrag zur belgischen Aussenpolitik des Zwischenkriegszeit, thèse de doctorat inédite, Bonn, 1976.

8J. E. Helmreich, « Belgium and the Decision to occupy the Ruhr: diplomacy from a Middle Position », Revue belge de philologie et d’histoire, 4, 1973, p. 822-839. C. Janssens, Le Gouvernement belge et l'occupation de la Ruhr (janvier-septembre 1923), mémoire de maîtrise inédit, UCL, 1977. H. Nijs, « Deelneming van Belgïe aan de bezetting van de Ruhr van 1923 tot 1925 », Revue belge d'histoire militaire, juin 1972, p. 526-547.

9N. Mignon, « L’occupant au pluriel. Autorités civiles et militaires belges sur la rive droite du Rhin (1921-1925) », in P. Nefors et P.-A. Tallier (dir.), Quand les canons se taisent : actes du colloque international organisé par les Archives de l'État et le Musée royal de l'armée et d'histoire militaire (Bruxelles, 3-6 novembre 2008), Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2010.

10G. Provoost, Vlaanderen en het militair politiek beleid in België tussen de twee wereldoorlogen. Het Frans-Belgisch militair akkoord van 1920, Louvain, Davidsfonds, 1976.

11R. Depoortere, La Question des réparations allemandes dans la politique étrangère de la Belgique après la Première Guerre mondiale 1919-1925, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1997.

12Certes publiés à une époque où les sources de première main sont encore fermées à la recherche, ces ouvrages offrent néanmoins un aperçu utile de la politique étrangère belge durant l’entre-deux-guerres : O. de Raeymaeker, België's internationaal beleid, 1919-1939, Bruxelles, Standaard-Boekhandel, 1945 et J. K. Miller, Belgian Foreign Policy between Two World Wars, 1919-1940, New York, Bookman Associates, 1951. À côté de ces synthèses, les travaux les plus solides sont l’œuvre de hauts fonctionnaires des Affaires étrangères, Van Zuylen et Van Langenhove. P. Van Zuylen, Les Mains libres. Politique extérieure de la Belgique 1914-1940, Bruxelles, L’édition universelle, 1950. F. Van Langenhove, L'Élaboration de la politique étrangère de la Belgique entre les deux guerres mondiales, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1980. F. Van Langenhove, La Belgique en quête de sécurité (1920-1940), Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1968. Ces écrits, qui se situent à la frontière entre le témoignage et la recherche historique, constituent un précieux fil conducteur pour le sujet qui nous occupe. Mais à l’instar de Michel Dumoulin, il convient de s’interroger sur ces ouvrages hybrides qui reposent exclusivement sur les documents diplomatiques publiés que l’auteur, en sa qualité d’éditeur et d’inspirateur, a lui-même choisis. L. De Vos et E. Rooms, Het Belgisch buitenlands beleid. Geschiedenis en actoren, Louvain, Acco, 2006.

13Pour Coolsaet, la politique étrangère est conditionnée, depuis son élaboration jusqu’à sa mise en œuvre, par des déterminants, qu’il hiérarchise les uns par rapport aux autres. Il proclame la primauté du déterminant économique et commercial sur le déterminant sécuritaire, qualifié d’« enfant mal aimé ». Ce postulat, fort contestable, biaise la vision qu’il donne des événements. R. Coolsaet, België en zijn buitenlandse politiek, 1830-2000, Louvain, Van Halewyck, 2001.

14A. Crahay (lieutenant-général), L’Armée belge entre les deux guerres, Bruxelles, Louis Musin, 1978. É. Wanty, « L’armée belge de 1920 à 1926 », La Belgique militaire, juillet 1968. É. Wanty, « Le milieu militaire belge de 1830 à 1945 », in Actes du colloque d'histoire militaire belge (1830-1980), Bruxelles, 1980, p. 387-402. Centre de documentation historique des forces armées, Histoire de l'armée belge de 1830 à nos jours, t. 1 et 2, Bruxelles, André Grisard, 1982-1988.

15R. Deutz, L’Affaire Graff (1922-128). Contentieux belgo-allemand et mouvements d’opinions au sujet de l’assassinat d’un officier belge en Rhénanie occupée, mémoire de maîtrise inédit, ULg, 1991. L’article de De Brouwer et Amez aurait certainement gagné en précision à la lecture de ce travail. J. de Brouwer et B. Amez, « L’affaire Graff : la Belgique et les difficultés du retour à la normalité pénale et judiciaire (1922-1923) », in M. Houllemare et P. Nivet (éds), Justice et guerre de l’Antiquité à la Première Guerre mondiale, actes du colloque « Justice et guerre de l’Antiquité à la Première Guerre mondiale », Amiens, 18-20 novembre 2009, Amiens, Encrage, 2011.

16E.a. P. Tirard, La France sur le Rhin, douze années d'occupation rhénane, Paris, Plon, 1930. H. T. Allen, My Rhineland Journal, Hutchinson, 1924. À sa sortie, ce journal déplaît fortement aux forces franco-belges pour la manière dont elles sont dépeintes. Il sera traduit en allemand et exploité par la propagande sous le titre H. T. Allen, Französische Rheinpolitik in amerikanischer Beleuchtung. Ausgewählte Stücke aus dem Tagebuch des Oberkommandierenden der amerikanischen Besetzungstruppen Henry T. Allen, bearbeitet von Dr Rudolf Pechel, Berlin, 1925.

17État-major de l’armée du Rhin, Historique sommaire de l’occupation des territoires rhénans par les armées alliées, Mayence, 1930.

18J. E. Edmonds (brigadier-général) (éd.), The Occupation of the Rhineland 1918-1929, Londres, 1944. L’Imperial War Museum a réédité le volume en 1987.

19C. Erlichman, Strategies of Rule: Cooperation and Conflict in the British Zone of Germany, 1945-1949, thèse de doctorat inédite, University of Edinburgh, 2015, p. 45.

20J. Bariéty, Les Relations franco-allemandes après la Première Guerre mondiale – 10 novembre 1918-10 janvier 1925, de l’exécution à la négociation, Paris, Pédone, 1977.

21E.a. W. A. Mac Dougall, France’s Rhineland Diplomacy, 1914-1924. The Last Bid for a Balance of Power in Europe, Princeton, Princeton University Press, 1978. D. Artaud, La Question des dettes interalliées et la reconstruction de l’Europe, 1917-1929, Paris, Champion, 1978.

22E.a. J.-C. Favez, Le Reich devant l’occupation franco-belge de la Ruhr en 1923, Genève, Droz, 1969. K. Reimer, Rheinland Frage und Rheinlandbewegung (1918-1933): ein Beitrag zur Geschichte der regionalistischen Bewegungen, Francfort, Peter Lang, 1979.

23Problèmes de la Rhénanie, 1919-1930. Die Rheinfrage nach dem Ersten Weltkrieg. Actes du colloque d’Otzenhausen, Metz, Centre de recherches Relations internationales, 1975.

24K. L. Nelson, Victors divided. America and the Allies in Germany, 1918-1923, Berkeley, University of California Press, 1975.

25D. G. Williamson, The British in Germany, 1918-1930: The Reluctant Occupiers, Oxford, Berg Publishers, 1991 ; réédition augmentée sous le titre The British in Interwar Germany: The Reluctant Occupiers, 1918-30, Londres, Bloomsbury Academic, 2018.

26E.a. G. Brünn, « Französische Kulturpolitik in den Rheinlanden nach 1918 und die Wiesbadener Kunstaustellung der Jahres 1921 », in P. Hüttenberger et H. Molitor (éds), Franzosen und Deutsche am Rhein, 1789-1918-1945, Essen, Klartext, 1989. C. Defrance, Sentinelle ou pont sur le Rhin ? Le Centre d’études germaniques, Paris, CNRS Éditions, 2008. A. Kostka, « Les Beaux-Arts et la “pénétration pacifique” des esprits. L’exposition d’art français de Wiesbaden en 1921 », Études germaniques, 256, 2009/4.

27E.a. J.-M. Bourdrel, Le Séparatisme rhénan et l’attitude des populations rhénanes de 1918 à 1923, thèse de doctorat inédite, Université de Lille III, 1993. M. Schlemmer, Los von Berlin. Die Rheinstaatsbestrebungen nach dem Ersten Weltkrieg, Cologne, Böhlau Verlag, 2007.

28E.a. G. Cepl-Kaufmann, Jahrtausendfeiern und Befreiungsfeiern im Rheinland. Zur politischen Festkultur 1925 und 1930, Essen, Klartext, 2004.

29E.a. J.-Y. Le Naour, La Honte noire. L’Allemagne et les troupes coloniales françaises, 1914-1945, Paris, Hachette, 2003. D. van Galen Last, De zwarte schande. Afrikaanse soldaten in Europa 1914-1922, Amsterdam, Atlas-Contact, 2012. I. Wigger, Die ‚Schwarze Schmach am Rhein‘. Rassistische Diskriminierung zwischen Geschlecht, Klasse, Nation und Rasse, Münster, Westfälisches Dampfboot Verlag, 2006.

30J. Willequet, « Opinion publique et politique étrangère belge, 1915-1940 », in Opinion publique et politique extérieure en Europe. II. 1915-1940. Actes du Colloque de Rome (16-20 février 1981), Rome, École française de Rome, 1984, p. 18.

31J. Horne, « Locarno et la politique de démobilisation culturelle, 1925-1930 », 14-18. Aujourd’hui – Today – Heute. Revue annuelle d’histoire, 5, 2002, p. 72-87.

32B. Cabanes, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004.

33G. Krumeich, « Der ‚Ruhrkampf‘ als Krieg: Überlegungen zu einem verdrängten deutsch-französischen Konflikt », in G. Krumeich et J. Schröder (dir.), Der Schatten des Weltkriegs: die Ruhrbesetzung 1923, Essen, Klartext, 2004, p. 9.

34P. Renouvin et J.-B. Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Armand Colin, 1991 (1964).

35Note du délégué supérieur au haut-commissaire belge, 7 avril 1921. MAE, HCITR, 30.

36I. Possehl, op. cit., p. 58-59.

37R. Leboutte, « La problématique des bassins industriels en Europe », Espace, populations, sociétés, numéro thématique : Les populations des bassins d’industries lourdes, 2001/3, p. 399-419.

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Chapitre I

Le temps de la pénétration (décembre 1918-janvier 1920)

Vers une entrée en paix?1

Le temps de la pénétration correspond juridiquement au régime d’armistice. Comme le rappelle Georges-Henri Soutou2, l’armistice ne constitue pas une simple parenthèse, mais bien le régime que connaît l’Europe durant plus de quatorze mois. Cette période, qui s’ouvre le 11 novembre avec la signature de la convention – prolongée successivement le 13 décembre 1918, le 16 janvier et le 16 février 1919 –, se subdivise en trois phases qui marquent les premiers mois de la présence belge sur la rive gauche du Rhin et imprègnent les rapports entre occupants et occupés.

La première est qualifiée par le théologien et sociologue allemand Ernst Troeltsch (1865-1923)3 de « Traumland der Waffenstillstandsperiode ». Elle couvre les quelques semaines qui séparent la conclusion de l’Armistice de l’ouverture des négociations de paix, le 18 janvier 1919. Cette date anniversaire n’est évidemment pas choisie par hasard. Elle constitue un véritable pied de nez à l’impudence et à l’injustice allemandes, comme le rappelle avec emphase Raymond Poincaré, président de la République française, dans son discours inaugural aux dirigeants des puissances alliées et associées : « Il y a quarante-huit ans, jour pour jour, le 18 janvier 1871, l’Empire d’Allemagne était proclamé par une armée d’invasion dans le château de Versailles. Il demandait au rapt de deux provinces françaises sa première consécration. Il était ainsi vicié dans ses origines mêmes et, par la faute de ses fondateurs, il contenait en lui un germe de mort. Né dans l’injustice, il a fini dans l’opprobre. »4 Jusqu’alors, pourtant, les Allemands ne mesurent pas encore toute l’ampleur de la défaite. Ils sont partagés entre « espoir, épanouissement et attente, mais aussi épuisement, anxiété et désespoir »5. Le temps est comme suspendu. ← 25 | 26 →

Une tendance analogue s’amorce en Allemagne à partir de la fin janvier et du début février 1919 : elle marque le début de la deuxième phase. Le désenchantement croît à mesure que les échanges entre puissances alliées et associées s’échauffent et que des indiscrétions relatives aux termes du traité filtrent jusqu’à Berlin. En effet, les Allemands placent leurs espérances en Wilson et ses Quatorze Points. En octobre 1918, quand ils ont ouvert les discussions en vue de la conclusion d’un éventuel armistice, ils ont choisi de se tourner vers celui qui apparaît comme un arbitre, comme l’artisan d’une paix « sans vainqueur ni vaincu ». Ils aspirent à une « paix juste et équitable » qui leur permettrait de conserver leur place et leur dignité sur l’échiquier international. En acceptant de déposer les armes et de se doter d’un régime républicain, l’Allemagne estime avoir gagné le droit à une paix négociée sur la base des Quatorze Points, une paix wilsonienne6. Mais la conférence préliminaire qui commence lui donne tort. Au fil des semaines, les divergences entre tenants d’une paix de vengeance et tenants d’une paix de conciliation (et de réconciliation) sont du domaine public.

Quand enfin, le 7 mai 1919, les conditions de paix sont communiquées à la délégation allemande, la désillusion et l’indignation sont incommensurables. « Il ne reste plus aux Allemands qu’une chose : l’Espoir, dira, en avril 1919, Lithgow Osborne (1892-1980), secrétaire de l’ambassade américaine à Berlin jusqu’en 1917. Mais comme ils n’ont que cela, ils s’y accrochent de toutes leurs forces – l’Espoir que, en fin de compte, les conditions du traité ne seront pas aussi sévères que le laisse présager l’armistice. Je crains bien qu’inconsciemment, les Allemands ne soient bien plus optimistes qu’ils ne l’imaginent. » Et le diplomate d’ajouter, de manière prophétique : « Quand ils verront les clauses, noir sur blanc, il y aura une amertume, un désespoir et une haine d’une extrême intensité. »7 De fait, en Allemagne, la consternation est totale. La majorité de la population est déjà, à la veille de sa ratification, contre ce traité8, qui accouche d’une paix honteuse. Partout en territoire non occupé – mais aussi dans les territoires occupés –, des manifestations de masse se succèdent au cours des mois de mai et juin 1919, aux cris d’« intolérable, irréaliste, inacceptable » et aux accords du Deutschland über alles9. De nombreuses voix s’élèvent, et non des moindres. Philipp Scheidemann (1865-1939), alors à la tête du premier gouvernement élu démocrati­quement, prend ouvertement position contre le Traité et prononce devant le Reichstag ces mots demeurés célèbres : « La main qui consentirait à signer ce traité se dessécherait. »10 Sa formation démissionne le 20 juin. ← 26 | 27 →

L’interprétation du fameux article 231 du Traité – bien qu’anticipé dans certains cénacles politiques –, en imputant à l’Allemagne la responsabilité morale unique de la guerre, fait l’effet d’une bombe. Comme le rappelle Vincent Laniol, en amorçant la question de la culpabilité, l’article 231 devient « un véritable mythe fondateur de l’hostilité viscérale portée par l’opinion et la classe politique allemande au Diktat »11. Atteints dans leur honneur – valeur aristo-dynastico-militariste devenue par la force des choses celle des milieux bourgeois et prolétaires –, les Allemands se disent prêts à reprendre les armes pour le défendre : l’atmosphère rappelle celle de l’été 191412.

Dans les rangs adverses, la tension est montée d’un cran. Une reprise des hostilités est appréhendée : sur la rive gauche du fleuve, les troupes alliées font mouvement ; des concentrations d’hommes et de matériels engorgent les routes et les places. Les puissances alliées et associées se montrent inflexibles. Au terme d’un échange de notes aussi exaspéré qu’inutile entre le gouvernement allemand et les vainqueurs, un ultimatum est posé, étudié et finalement accepté… une heure trente avant son terme.

Quand enfin les conditions de paix sont entérinées par le gouvernement de Gustav Bauer (1870-1944), c’est le soulagement côté allié. Dans les territoires occupés, les lettres interceptées par la censure attestent un mélange de résignation et de colère. Celui-ci écrit : « Comme vous dites, nous avons la paix, mais quelle paix ! Vous rappelez-vous que nous nous étions promis de boire et de manger à n’importe quel prix pendant une quinzaine de jours ? Il y avait fête ici dimanche passé à l’occasion de la paix, mais il n’y avait aucun entrain. Seuls quelques ignares, des gens sans aucune éducation, semblaient se plaire à une ripaille. » Cet autre ajoute : « Malgré toute sa ténacité, l’Allemagne a dû baisser pavillon devant la supériorité numérique des forces ennemies. C’est avec le revolver sur la tempe que nous avons été contraints de signer. Momentanément, nous devrons nous tenir cois. Quant à leur donner satisfaction, ils le savent bien, c’est une chose impossible. Qui vivra verra ! » Et de conclure : « Il nous fallait une paix amicale et nous en obtenons une inspirée par la haine. Ceci représente autant de danger pour le vainqueur que pour le vaincu. »13

Le Traité de paix ainsi que l’Arrangement rhénan, qui précise les modalités d’occu­pation des territoires rhénans, sont finalement signés le 28 juin 1919 dans la galerie des glaces du château de Versailles. Dans la foulée, l’armée belge passe sur le pied de paix, le 30 septembre 1919, et la démobilisation, qui en mai avait déjà libéré près de la moitié des hommes sous les drapeaux à la cessation des hostilités14, se termine.

Les quelques mois qui suivent préparent le temps du face-à-face qui s’inscrit dans la durée. Ils correspondent à la troisième et dernière phase. La transition d’un régime militaire à un régime civil, actée dans l’Arrangement rhénan, s’organise. ← 27 | 28 →

Une première étape pour sortir de la guerre : la convention d’armistice

Le 11 novembre à 5 h du matin, dans un wagon aménagé, au carrefour de Rethondes en forêt de Compiègne, le maréchal Foch, commandant en chef des armées alliées, et la délégation allemande emmenée par Mathias Erzberger (1875-1921) signent la convention d’armistice. Quarante-cinq minutes plus tard, le général Henri Maglinse (1869-1945), à l’époque sous-chef d’état-major, apprend la nouvelle, qu’il commente en termes laconiques : « Inouï, le calme avec lequel on reçoit tout cela. »15 Il est vrai que l’information constitue l’aboutissement de négociations qui ont commencé quelques semaines plus tôt.

Début octobre, les Allemands ont entamé des démarches en vue d’un éventuel armistice, en s’adressant au président américain, Woodrow Wilson. Des échanges bi­latéraux ont alors débuté, qui se sont, à partir du 29 octobre, élargis aux autres puissances alliées et associées. La veille, à Bruxelles, le sujet a été mis à l’ordre du jour du Conseil des ministres. Paul Hymans, ministre des Affaires étrangères, insiste à cette occasion sur la part prise par l’état-major dans la rédaction des conditions militaires. De son côté, le conseiller militaire du Roi, Émile Galet, relativise, résumant l’implication de l’état-major en ces termes : « [S]on intervention dans la rédaction […] a été nulle, on ne l’a pas attendu mais il était d’accord. »16 En effet, les conditions d’armistice rédigées sur la base des propositions du maréchal Foch sont présentées lors de la rencontre militaire interalliée du 25 octobre, à Senlis. Le général Cyriaque Gillain, chef d’état-major de l’armée belge, ne parvient malheureusement pas à rallier à temps le Grand Quartier général des armées alliées. La réunion se tient en son absence, donnant lieu à des échanges de vues nourris entre Haig d’une part, Pershing et Pétain d’autre part, sans que Foch n’apporte aucune modification notable à son texte. Le lendemain, le général Gillain en prend connaissance et marque son accord17. Dans les jours qui suivent (29 octobre-4 novembre) se déroulent à Paris des rencontres informelles qui réunissent chefs de gouvernement et patrons de la diplomatie, français, britanniques et italiens, ainsi que le représentant des États-Unis. À leur tour, ils examinent et commentent les clauses politiques et militaires du futur armistice ainsi que la procédure à suivre, avant de les entériner. Les séances du Conseil supérieur de guerre interallié qui se tiennent dans la foulée à Versailles ne sont qu’une pure formalité : « Le conseil n’a jamais remis en question l’autorité de [Foch] à fixer les termes militaires, et le ­document que les représentants militaires permanents présentent ne semble pas avoir été discuté. »18In extremis, Hymans est convié par son homologue français, Pichon. À dater du 1er novembre, il assiste aux rencontres et veille, comme à son habitude, à ← 28 | 29 → se faire préciser – ce qui a l’art d’exaspérer Clemenceau – les articles qui touchent aux intérêts belges19. Avalisées le 4 novembre par les représentants des puissances alliées et associées, les conditions d’armistice sont transmises au président Wilson, lequel informe les Allemands qu’il passe le flambeau au commandant en chef des armées alliées. Le dernier acte peut enfin commencer : Foch en sera le maître de cérémonie.

Lors du Conseil des ministres du 9 novembre, Hymans donne lecture des conditions définitives communiquées à la délégation allemande. Elles sont très contraignantes. Sur le front occidental, elles imposent entre autres l’évacuation des territoires occupés, le rapatriement des personnes déplacées, en ce compris les prisonniers de guerre, et l’abandon du matériel de guerre. L’occupation de la rive gauche du Rhin est détaillée dans l’article 5 du document, qui prévoit d’une part l’évacuation des troupes allemandes de la rive gauche du Rhin et d’autre part le contrôle par les Alliés de l’administration de ces territoires par les autorités locales ainsi que leur occupation par un contingent militaire comprenant des troupes françaises, belges, américaines et britanniques.

La mise en œuvre de la convention d’armistice

Chassé-croisé des troupes

En vertu de la convention d’armistice et de ses annexes, les troupes allemandes doivent avoir évacué les territoires belges et français occupés pour le 1er décembre 1918, puis avoir quitté la zone neutre située sur la rive droite pour le 12 décembre 1918 et stationner à bonne distance de là. La convention d’armistice arrête dans son article 5 l’occupation de la rive gauche du Rhin, mais laisse le soin d’en préciser tous les détails au commandant en chef des armées alliées, le maréchal Foch.

Depuis septembre 1918, les troupes allemandes retraitent. Dans ce contexte, on assiste à une recrudescence des violences et des destructions. Aux routes, voies ferrées, ouvrages d’art dynamités s’ajoutent l’achèvement du démembrement, déjà largement entamé, des installations industrielles, les évacuations de populations et le pillage des localités. Jusqu’auboutiste, le général Erich Ludendorff (1865-1937) envisage « une retraite au cours de laquelle l’armée vit sur le pays, laisse derrière elle une terre dévastée et mène une guerre totale contre les civils »20. L’ampleur des déprédations est déjà importante, mais la mise en œuvre du calendrier annexé à la convention d’armistice ne fait qu’aggraver les choses. « Tout s’accomplit […] comme il fallait s’y ← 29 | 30 → attendre, remarque le général Edmond Buat (1868-1923), major-général des armées françaises et bras droit de Pétain, et suivant un cours que nulle clause ne pouvait empêcher. Comme on a eu le tort de laisser un battement de quatre jours entre le départ des Boches et l’arrivée des Français, la lie de la population, les traînards, les soldats débandés, les prisonniers échappés, se sont mis à piller pour vivre ou pour voler. »21 De son côté, le général Maglinse, sous-chef d’état-major, s’inquiète de la situation : « J’ai grand intérêt à recevoir sans retard toute précision concernant [l’]état des villages et villes belges délivrés, [concernant le] traitement infligé par l’ennemi aux populations, spécialement [les pillages] et destructions non justifiés par intérêt militaire. »22