La guerre au musée - Pawel Machcewicz - E-Book

La guerre au musée E-Book

Paweł Machcewicz

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Beschreibung

Le Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk incarne l’un des conflits les plus importants et dramatiques ayant ébranlé la culture européenne de la mémoire et de l’histoire publique au cours des dernières décennies. Le musée est devenu l’ennemi suprême de la droite nationaliste, accusé de « cosmopolitisme », de «pseudo-universalisme », de «pacifisme » et de « servir les intérêts étrangers ».

À PROPOS DE L'AUTEUR

Paweł Machcewicz est historien, fondateur et directeur du Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk.

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La collection accueille des ouvrages qui mettent en oeuvre une démarche historique.Ils montrent que les grandes questions qui se posent aux sociétés contemporaines s’inscrivent dans des temporalités longues, permettent d’en explorer l’évolution, mais offrent aussi des réservoirs d’expériences alternatives. La collection privilégie les travaux qui dialoguent avec les autres sciences sociales et insèrent leurs objets dans des cadres géographiques larges. Elle est destinée à la publication de monographies et d’ouvrages collectifs porteurs d’un projet et dépassant le recueil d’articles. Directeurs de collectionKenneth Bertams, Aude Busine, Pieter Lagrou, Nicolas Schroeder – Université libre de Bruxelles (ULB)

 

La guerre au musée

Gdańsk et le combat pour l’histoire et l’avenir européen de la Pologne

Paweł Machcewicz

La guerre au musée

Gdańsk et le combat pour l’histoire et l’avenir européen de la Pologne

Préface de Krzysztof Pomian

    Éditions de l’Université de Bruxelles

Photographie de couverture © Bartosz Makowski, Le Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk.Photographies dans le volume© Bartosz Makowski, www.properfoto.comTitre original: Muzeum (Cracovie, Znak Horyzont, 2017) Traduit vers le français par Thibault Deleixhe Édité et adapté au public francophone par Catherine Meeùs et Pieter LagrouISBN 978-2-8004-1770-7eISBN 978-2-8004-1773-8ISSN 2033-866X D/2021/0171/13 © 2021 by Éditions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 261000 Bruxelles (Belgique) [email protected] Ce livre a été traduit et publié grâce au soutien de la Chaire internationale d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale à l’Université Libre de Bruxelles, financé par le Fonds Baron Jean Charles Velge, dont Paweł Machcewicz fut le lauréat en 2017.

À propos de l’auteur

Paweł Machcewicz est historien, professeur à l’Institut des sciences politiques de l’Académie polonaise des sciences. En 2017, il fut le titulaire de la Chaire internationale d’histoire de la Seconde Guerre mondiale à l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de livres majeurs sur l’histoire de la Pologne au XXe siècle.

À propos du livre

Le Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk incarne l’un des conflits les plus importants et dramatiques ayant ébranlé la culture européenne de la mémoire et de l’histoire publique au cours des dernières décennies. Le musée est devenu l’ennemi suprême de la droite nationaliste, accusé de « cosmopolitisme », de « pseudo-universalisme », de « pacifisme » et de « servir les intérêts étrangers ».Paweł Machcewicz, historien, fondateur et directeur du Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk, a été limogé par le gouvernement de Droit et Justice immédiatement après l’ouverture du musée au public. Dans son livre, il présente cette histoire comme s’inscrivant dans les guerres culturelles qui déchirent la Pologne comme d’autres pays d’Europe et du monde. Cet ouvrage livre une perspective fascinante sur le rôle des musées dans la culture contemporaine.

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Table des matières

Préface

« Paweł est un homme mort »

Partie I

Les débuts

Au commencement était un article…

Un musée, mais lequel ?

« La désintégration de la Nation polonaise »

Les musées historiques

Entre imaginaires collectif et politique

Partie II

Un musée – instructions de montage

Les premiers mois au sein de la chancellerie du Premier ministre

Les débuts de l’équipe de Gdańsk

Le concours architectural, les travaux archéologiques, la construction

La constitution de la collection et la création de l’exposition

Le comité scientifique ou la multiplicité des regards

Du projet à l’exposition

Avant l’orage

Partie III

La guerre

Le « point de vue polonais »

Les visites nocturnes du ministre Gliński

Une course contre la montre

La commission culture de la Diète et la chasse aux « encyclopédistes »

Des recenseurs révélés

Stalingrad au lieu de la Blitzkrieg

Le finale

Une histoire à suivre

Bibliographie

Index des noms

Table des illustrations

← 6 | 7 →

Préface

Contrairement aux opinions reçues qui le placent exclusivement du côté de la culture, tout musée est aussi, parfois même avant tout, une institution éminemment politique. À double titre : en tant que porteur de l’identité du groupe au sein duquel il a vu le jour, que ce soit une nation, une minorité, une collectivité territoriale, une confession ou une association ; en tant qu’instrument utilisé le plus souvent par le pouvoir pour imposer aux citoyens une vision du passé censée légitimer le projet d’avenir qu’il entend réaliser. C’est vrai non seulement des régimes totalitaires et autoritaires qui mettent les musées explicitement au service de leur propagande, c’est vrai aussi des démocraties qui instrumentalisent politiquement les musées d’une façon plus discrète – souvent si discrète qu’elle est difficile à percevoir. Et cela concerne tous les types de musées, même les musées d’art dont on sait qu’en furent expurgées, sous le Troisième Reich, les œuvres qui représentaient ce que les nazis qualifiaient d’« art dégénéré » et, en Union soviétique, celles que les bolcheviques tenaient pour les produits de la « décadence bourgeoise », pour ne montrer que l’art conforme aux valeurs du régime en place. Et qui, dans les démocraties, illustrent le pluralisme qui en est constitutif et l’inculquent à leurs visiteurs en montrant la diversité des courants artistiques.

Mais cela concerne au premier chef les musées d’histoire, qu’il s’agisse des musées dynastiques ou militaires ou les musées des villes, des régions, des événements, des personnalités, des mouvements sociaux, des institutions. Plus que les autres, ils sont les produits d’une intention politique et vivent au rythme des péripéties de la vie politique dont parfois ils meurent. Qu’il suffise de rappeler la brève existence du Musée des souverains ouvert en 1853 au Louvre, musée bonapartiste démantelé immédiatement après l’effondrement du Second Empire, ou celle du Musée des Hohenzollern ouvert en 1877 et disparu après la Seconde Guerre mondiale. Les ont rejoints dans le néant les innombrables musées de la révolution d’Octobre, de Lénine, de Staline et d’autres héros bolcheviques dont presque aucun n’a survécu à la chute de l’URSS, cependant que changeaient les noms et les contenus de leurs répliques locales dans les pays soumis à sa domination.

La Seconde Guerre mondiale est entrée au musée dès avant la fin des hostilités, avec la transformation des camps de concentration en musées ou en mémoriaux, à l’initiative des anciens prisonniers ; cela a commencé en Pologne en 1944. Elle y est aussi entrée avec les Musées de la Résistance (ou de la Résistance et de la Déportation), nombreux en France et présents aussi en Italie. Et avec les Musées juifs dont certains sont focalisés sur l’extermination, tandis que d’autres lui affectent une large place. Mais les tentatives sont beaucoup plus rares et plus tardives de montrer au musée la Seconde Guerre mondiale dans l’intégralité de son déroulement temporel et la diversité de ses ramifications. Elle l’a été pour la première fois, à ce qu’il semble, dans la perspective soviétique, en 1974, au Musée de la Grande Guerre patriotique des années 1941-1945 ← 7 | 8 → de Kiev, devenu depuis Musée national d’histoire de l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a été suivi à vingt ans de distance par le Musée de la Grande Guerre patriotique 1941-1945 de Moscou. En Occident, le Mémorial de Caen inauguré en 1988 est l’un des musées, peu nombreux, semble-t-il, consacrés exclusivement à la Seconde Guerre mondiale, par ailleurs exposée largement au Deutsches Historisches Museum de Berlin, comme dans tous les grands musées militaires tels l’Imperial War Museum de Londres et le Musée de l’armée à Paris.

D’une façon plus frappante peut-être que dans d’autres pays, la Pologne illustre la nature politique des musées en général et des musées d’histoire et tout spécialement des musées en rapport avec la Seconde Guerre mondiale en particulier. Cela résulte de son histoire au XXe siècle. D’abord prise en étau entre l’Allemagne et l’URSS, deux pays qui, après avoir refusé le Traité de Versailles et par conséquent l’indépendance de la Pologne et ses frontières, les ont reconnues sans conviction, en attendant le moment de pouvoir les remettre en question, elle s’est trouvée, à l’issue de la guerre, soumise à la domination soviétique qui a installé au pouvoir, à partir de 1944 et jusqu’à 1989, le Parti communiste sous le nom de Parti ouvrier polonais (à partir de 1948, Parti ouvrier unifié polonais ou POUP). Le POUP attachait aux musées en rapport avec la Seconde Guerre mondiale une importance dont atteste leur nombre relativement élevé. Au début des années 1980, il y en avait une bonne trentaine, camps de concentration et anciens locaux de la Gestapo transformés en mémoriaux, musées des partisans d’obédience communiste, des unités de l’armée polonaise formée en URSS par les communistes et des batailles qu’elle avait gagnées ; un seul commémorait une bataille de septembre 1939. Ils se caractérisaient, pour les uns, par une approche martyrologique que certains revendiquaient dans leurs appellations, ajoutant parfois au mot « martyrologie » le mot « lutte », pour les autres, par une insistance sur l’héroïsme. Dispersés sur le territoire, ces musées avaient une portée locale, à l’exception de certains camps de concentration muséifiés, avec Auschwitz en tête. Aucun n’avait essayé de montrer la Seconde Guerre mondiale comme une séquence de faits étalés sur six ans et sur la surface du globe, avec leurs antécédents et leurs conséquences après la fin des combats.

Tant que la Pologne était gouvernée par le POUP, cela n’était simplement pas possible car l’histoire de la Seconde Guerre mondiale avait, quoi qu’on fît, une signification anticommuniste et antisoviétique, comme d’ailleurs l’histoire entière de la Pologne après la reconquête de l’indépendance en 1918. On pouvait donc en choisir certains épisodes qui se prêtaient à être exploités par la propagande du régime, mais on ne pouvait pas la présenter d’un bout à l’autre sans être obligé de mentir soit par omission, soit en allant carrément à l’encontre de faits avérés et connus, pour certains d’une grande partie de la population. Sur la liste de ces faits interdits de mention par la censure figuraient la coopération militaire entre l’Allemagne de Weimar et l’URSS qui permit à celle-là d’entraîner la Wehrmacht sur le territoire de celle-ci ; le pacte Ribbentrop-Molotov (en fait : Hitler-Staline) avec ses clauses secrètes qui prévoyaient notamment le partage de la Pologne entre les deux pays signataires ; le massacre à Katyn et dans d’autres lieux de détention de plus de vingt mille officiers polonais, prisonniers de guerre, par la police politique soviétique, en 1940 ; la déportation en Sibérie et au Kazakhstan à partir du territoire polonais occupé par l’URSS de plus de ← 8 | 9 → trois cent mille civils au minimum, avec un taux de mortalité très élevé, en 1940-1941 ; l’activité multiforme de l’Armée de l’intérieur (Armia Krajowa), la résistance non communiste, en tant que bras armé de l’État clandestin polonais pendant l’occupation allemande ; le comportement de la population polonaise face à l’extermination des Juifs par les nazis ; la formation en URSS, en 1944, du Comité polonais de libération nationale, premier gouvernement communiste, dont le manifeste fut écrit à Moscou ; l’arrêt de l’offensive de l’Armée rouge sur la ligne de la Vistule à l’été 1944, ce qui permit aux Allemands d’écraser l’insurrection de Varsovie et de détruire la ville ; les exactions de l’Armée rouge pendant sa traversée du territoire polonais ; la lutte contre l’Armée de l’intérieur dont les membres furent nombreux à être emprisonnés et déportés dans les camps soviétiques ou à subir des répressions des services de sécurité polonais ; le démantèlement suivi de l’envoi en URSS de l’équipement industriel des territoires allemands attribués à la Pologne. Cette liste n’est pas exhaustive.

Qu’ils aient été éliminés par la censure du discours public ne signifie nullement que ces faits ont été oubliés. Ils étaient présents dans la mémoire des gens actifs pendant la guerre et de leurs proches transmise à leurs descendants. En parlaient par ailleurs les travaux publiés dans l’émigration et introduits au pays légalement à l’usage des officiels et par contrebande, et de ce fait accessibles à un cercle non négligeable de lecteurs. À partir du milieu des années 1970, les publications hors censure produites clandestinement par la dissidence, devenue l’opposition démocratique à partir des années 1980, en parlaient également.

Reste qu’un musée de la Seconde Guerre mondiale n’avait aucune chance d’être créé dans la République populaire de Pologne – depuis 1952, nom officiel du pays gouverné par le POUP. Et dans la République de Pologne d’après 1989, il a dû attendre longtemps pour d’autres raisons. Il a fallu au préalable ouvrir les archives, laisser accéder à l’existence publique les mémoires jusqu’alors gardées exclusivement par les intéressés et par leurs familles, lancer des recherches afin d’identifier les lacunes et les falsifications de l’histoire de la guerre et plus largement de la Pologne au XXe siècle, pour les combler ou les rectifier, selon les cas, publier des documents et des travaux relatifs à cette époque. Tout cela était inséparable des discussions savantes concernant l’établissement des faits et l’élimination concomitante des fictions qui se faisaient passer pour vraies mais ne survivaient pas à la critique, et concernant aussi la validité des jugements dont faisaient l’objet certains épisodes et certains personnages particulièrement controversés.

Tout cela était inséparable en outre d’une guerre des mémoires commencée bien avant, quand les communistes victorieux s’efforcèrent d’imposer la leur à la nation tout entière au prix de distorsions et de falsifications. En fait, ils ne pouvaient même pas imposer leur mémoire car celle-ci était inacceptable pour leur surveillant soviétique ; elle comportait, en effet, le souvenir de la liquidation des cadres du Parti communiste polonais dans l’URSS des années 1930 et de plusieurs événements tout aussi inavouables évoqués plus haut. Ce que les communistes polonais une fois installés au pouvoir s’efforcèrent d’imposer aux Polonais, c’était donc leur mémoire revue, censurée et corrigée par les Soviétiques au point d’être difficile à accepter pour certains communistes polonais eux-mêmes. C’est cette mémoire tronquée et falsifiée qui, au temps de la République populaire de Pologne, refoula dans la sphère privée, ← 9 | 10 → voire dans la clandestinité, la mémoire des vaincus, de tous ceux qui n’appartenaient pas au camp des communistes et de leurs compagnons de route et qui étaient, inutile d’y insister, la grande majorité.

Avec la transition démocratique qui envoya à leur tour les communistes dans le camp des vaincus, la guerre des mémoires poursuivie dans l’ombre depuis 1945 sortit en plein jour. Elle portait cette fois non seulement sur l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale, mais aussi sur les quarante-cinq ans de la « Pologne populaire » présents dans la mémoire de tous ceux qui les avaient vécus et dont un grand nombre restaient encore en activité. Cette dernière était extrêmement diversifiée et complexe. Diversifiée selon les périodes en lesquelles se divisent ces quatre décennies, et en outre selon les générations, les catégories sociales, les régions. Complexe car elle gardait les souvenirs des privations et des répressions mais aussi des promotions sociales et culturelles, de l’amélioration des conditions d’existence, de la vie quotidienne avec ses misères et ses joies.

Fidèles à leur orientation générale, les libéraux portés au pouvoir en 1989 n’entendaient ni censurer cette mémoire ni l’encadrer ou la corriger ; ils laissaient aux historiens le soin de séparer les faits des fictions et d’élaborer une histoire de la Pologne après 1918 susceptible de pacifier autant que faire se peut la guerre des mémoires dont cette période faisait l’objet. L’option des nationalistes autoritaires (un pléonasme !) était strictement opposée. Ils voulaient intensifier cette guerre pour refouler et à terme éliminer non seulement la mémoire communiste, mais aussi celle de la « Pologne populaire » ; ne devaient en être sauvés que les souvenirs des forces anticommunistes, de leur combat contre le régime et des répressions dont elles furent les victimes. Dans le monde manichéen des nationalistes, il n’y avait aucune place pour les compromis. Ceux qui les avaient préconisés ou qui, pire, avaient négocié avec le pouvoir communiste étaient des traîtres qu’il fallait condamner encore plus résolument que les communistes eux-mêmes. C’est l’affrontement entre les nationalistes et les libéraux autour de la mémoire du XXe siècle polonais qui a déterminé le contexte des vicissitudes du Musée de la Seconde Guerre mondiale décrites en détail dans ce livre.

Le résumer ici serait superflu, mais quelques remarques complémentaires peuvent être utiles. Rappelons, pour commencer, que le camp nationaliste dominé depuis 2001 par le parti Droit et Justice des jumeaux Lech et Jarosław Kaczyński ne manifestait pas le moindre intérêt pour un musée de la Seconde Guerre mondiale. Quand Lech Kaczyński fut élu maire de la capitale (2002), c’est le Musée de l’insurrection de Varsovie qui devint sa priorité. Réitérées depuis presque un demi-siècle après avoir été contrariées par le pouvoir du POUP, les tentatives de le créer étaient restées jusque-là sans effet. Lech Kaczyński, après son élection, prit l’engagement de le faire ouvrir pour le soixantième anniversaire de l’insurrection, et il tint parole. C’était un incontestable succès qui lui ouvrit le chemin de la présidence de la République à laquelle il fut élu en 2005. Dans la foulée, son parti arrivait au gouvernement et son frère, après quelques mois d’hésitation, devenait Premier ministre. Le musée présentait l’insurrection en utilisant les techniques et la scénographie de pointe de manière à les mettre au service d’une exaltation du sacrifice et de l’héroïsme et d’une occultation du coût humain et matériel de l’insurrection : 200 000 morts et la destruction à 80 % de Varsovie, de son tissu urbain et des trésors culturels qui s’y trouvaient à l’époque. Un événement ← 10 | 11 → qui divisait profondément l’opinion polonaise, en suscitant une controverse toujours vivace et loin de s’éteindre, fut ainsi glorifié sans réserve et érigé en acte fondateur de la lutte contre le communisme – bien que l’insurrection fût dirigée contre l’occupant allemand – dont Droit et Justice prétend être le seul héritier légitime.

Le camp libéral dominé depuis 2001 par le parti Plateforme civique avec en tête Donald Tusk n’était pas plus intéressé par un musée de la Seconde Guerre mondiale que ses adversaires nationalistes. L’initiative de le créer vint de l’extérieur du monde politique. L’idée fut lancée par l’auteur de ce livre, Paweł Machcewicz, historien, enseignant et chercheur, spécialiste de l’histoire du XXe siècle, surtout celle de la Pologne pendant et après la guerre. Mais si les libéraux n’avaient pas spontanément pensé à un tel musée, Donald Tusk, à l’époque Premier ministre, en comprit rapidement l’importance, aidé en cela par son conseiller, Wojciech Duda. Tous les deux sont historiens de formation et tous les deux, nés et formés à Gdansk, restent très attachés à leur ville à laquelle ils ont consacré précédemment une série d’albums photo devenue un événement éditorial. Gdansk, où furent tirées les premières salves de la Seconde Guerre mondiale, fournissait une localisation parfaite à un musée qui devait lui être consacré. Il est incontestable qu’à côté de cet argument pour l’y installer, c’est le patriotisme local de Tusk et la possibilité d’offrir à sa ville un musée de portée nationale, si ce n’est européenne, qui fit pencher la balance.

Le Musée de la Seconde Guerre mondiale fut donc localisé à Gdansk et d’emblée, avant même d’être sorti de terre, il fut tenu par Jarosław Kaczyński pour un acte d’agression, pour une tentative d’éclipser le Musée de l’insurrection de Varsovie. Un musée des libéraux face à un musée des nationalistes qui refusent le patriotisme à quiconque n’est pas des leurs. Un musée de la guerre dans son intégralité face à un musée qui n’en montrait qu’un épisode, certes très important pour la mémoire nationale, mais limité à Varsovie. Un musée de cette capitale bis de la Pologne qu’est devenu Gdansk depuis la naissance de Solidarność face à un musée de la capitale. Un musée d’histoire fait par des historiens qui prétendaient respecter toutes les exigences de la discipline face à un musée de la mémoire, d’une certaine mémoire, programmé par les gens pour qui les critères à respecter étaient principalement politiques. Un musée qui visait à la réconciliation des ennemis d’hier, ce que traduisait la présence dans le Conseil de programmation d’un Allemand et d’un Russe – aux côtés d’un Israélien, d’un Anglais et d’un Français, plus tard aussi d’un Américain –, face à un musée où les ennemis d’hier représentaient les ennemis de toujours. En un mot : un corps étranger. La guerre des mémoires devint une guerre des musées.

Plus exactement : une guerre de Droit et Justice et de son chef, Jarosław Kaczyński, contre le Musée de la Seconde Guerre mondiale et contre l’exposition conçue par l’excellente équipe d’historiens réunis par Paweł Machcewicz et mise en scénographie par la firme belge Tempora. Guerre qui est entrée dans sa phase ultime après la victoire électorale de ce parti en 2015. Elle est décrite en détail dans ce livre, qui est non seulement un témoignage de premier ordre sur la dénaturation de ce musée par le nouveau pouvoir, mais aussi une contribution pionnière à l’histoire des musées au XXIe siècle, à l’âge des nationalismes dans leur version populiste. Il n’est pas exclu que dans d’autres pays où les partis populistes sont déjà arrivés ou risquent d’arriver au ← 11 | 12 → pouvoir, les musées d’histoire consacrés au XXe siècle auront à vivre des mésaventures similaires. À ce titre, le livre de Paweł Machcewicz est aussi une leçon de résistance.

Krzysztof Pomian

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« Paweł est un homme mort »

« Paweł est un homme mort. » Voilà le message que délivra à l’un de mes plus proches collaborateurs du Musée de la Seconde Guerre mondiale un ami commun, historien proche du parti au pouvoir, dix jours après l’entrée en fonction du gouvernement de Droit et Justice en novembre 2015. C’était probablement ce que lui avaient affirmé les poids lourds du parti avec lesquels il entretenait des contacts étroits. Il ajouta qu’il avait vu la liste des personnes qui devaient être licenciées du musée et que nous n’avions pas la moindre chance d’y échapper.

Les mois suivants devaient abonder en paroles et en actes tout aussi brutaux, formulés à mon encontre ou à celle du musée que je m’étais employé à créer. Ce n’était pas particulièrement surprenant, puisque les accusations de Droit et Justice et des milieux qui le soutenaient nous accompagnaient depuis nos débuts. Jarosław Kaczyński, le président du parti, nous reprochait l’absence de « point de vue polonais » et, dès 2008, affirmait même que le Musée de la Seconde Guerre mondiale était un instrument de « désintégration de la Nation polonaise ». D’autres écrivaient que nous exécutions les consignes de Bruxelles et de Berlin.

Et pourtant, pas un instant je n’imaginais la gamme des moyens que le gouvernement de mon propre pays allait déployer contre le plus grand musée historique jamais créé en Pologne, affichant sa volonté d’empêcher son ouverture au public et de réviser son parcours d’exposition. Je m’attendais à être démis de mes fonctions, mais pas que pour ce faire, le ministère de la Culture imaginerait un musée fictif, n’existant que sur le papier, qu’il exploiterait comme l’instrument de l’anéantissement du Musée de la Seconde Guerre mondiale. Pour moi, ces histoires n’existent que dans l’univers des fables grotesques et des pièces de théâtre de Sławomir Mrożek1. Je ne pouvais anticiper que le musée serait bientôt au centre de l’une des plus grandes affaires publiques de Pologne, deviendrait le symbole de la défense de l’autonomie de l’histoire et de la culture vis-à-vis du monde politique.

Cette histoire, comme peu d’autres dans notre pays au cours des dernières années, ne s’est pas déroulée selon les vœux de Jarosław Kaczyński. Nous n’avons pas été balayés, comme cela aurait dû être le cas, par le rouleau compresseur du gouvernement et du parti. Nous sommes entrés en résistance, nous avons pris la défense de l’exposition et tâché de mener le musée à son ouverture au public. Pour recourir à des références martiales, ce fut un Stalingrad, et non la Blitzkrieg (« guerre éclair ») attendue par le gouvernement. Deux choses nous aidèrent dans cette affaire : la ← 13 | 14 → mobilisation de l’opinion publique et la suspension pour quelques mois de la liquidation formelle du musée par des cours de justice suite aux recours devant les tribunaux que le représentant des droits des citoyens, l’ombudsman, et moi-même avions déposés. Le ministre de la Culture fit appel, de sorte qu’une nouvelle décision pouvait tomber à tout moment et mettre fin à notre activité. Une course contre la montre s’engagea alors pour confronter le pouvoir à des faits accomplis. Il fallait achever le bâtiment, commencer le montage de l’exposition afin d’en compliquer toute modification ultérieure. Cet effort s’accomplissait sous une pression énorme, dans un climat de siège et de paralysie de notre travail dû à l’entreprise de sape du ministre de la Culture et de l’entièreté de son appareil administratif. J’étais devenu un ennemi public du pouvoir et les élus et propagandistes du parti aux commandes du pays commencèrent à s’offusquer de mon « absence de sensibilité nationale », de mon « cosmopolitisme », de ma conduite d’une « politique historique allemande ». En tant qu’historien, ces insinuations me rappelaient avec une acuité croissante l’époque de la Pologne communiste, et plus particulièrement celle de mars 1968 et de la campagne « antisioniste » menée par des personnes qui n’avaient à la bouche que le souci de la « bonne réputation » de la Pologne. Conformément à ces modèles autoritaires éprouvés, on essaya de faire de moi le responsable de prétendues « irrégularités » et autres abus lors de la construction du bâtiment du musée. L’administration du ministère de la Culture s’attela à rechercher des « dossiers compromettants » qui pouvaient être exploités pour nous nuire. Malgré les moyens mobilisés, rien n’y fit.

Pour de nombreuses personnes, notre lutte en faveur du musée était source d’espoir, l’espoir de voir des valeurs défendues efficacement et que la force n’est pas toujours gagnante. Au cours de ces quelques mois d’activité dans un état de tension extrême, je ne croyais pas en la victoire, c’est-à-dire en l’ouverture du musée au public. Mais j’estimais que je ne pouvais pas me résigner et qu’il était de mon devoir d’aller jusqu’au bout. Je n’imaginais pourtant pas que je verrais le jour, en mars 2017, où le musée, achevé, serait ouvert au public ni que je guiderais à travers l’exposition notre première visiteuse, Joanna Muszkowska-Penson, 96 ans, agente de liaison de l’Union de la lutte armée, emprisonnée à Pawiak et à Ravensbrück, activiste, dans les années 1980, du syndicat clandestin Solidarność. Elle était pour moi un symbole, un élément majeur de l’histoire polonaise. Contrairement à ce que tous les mensonges qui ont été colportés publiquement au sujet du musée ont tenté de faire croire, c’est précisément l’histoire de ces personnes qu’il raconte.

Ce bref instant de triomphe fut suivi d’un revirement complet de situation, qui ne resterait pas le seul au cours de cette année particulièrement chargée en rebondissements et éprouvante sur le plan émotionnel. Deux semaines après son ouverture, en avril 2017, le Musée de la Seconde Guerre mondiale fut définitivement intégré au Musée Westerplatte. La Cour administrative suprême avait refusé de prendre position en arguant que cela ne relevait pas de la compétence de son tribunal, ce qui permit au ministre de la Culture de parvenir à ses fins. C’est ainsi que l’opération de « fusion des musées », lancée un vendredi soir un an plus tôt, s’acheva. Notre musée était formellement liquidé, rayé des registres. Personne ne devait même se donner la peine de me licencier puisque l’institution dont j’avais été le directeur avait tout simplement cessé d’exister. Le ministre de la Culture avait conçu un nouveau musée à sa place, ← 14 | 15 → du même nom, au sein duquel devaient travailler ses équipes avec pour première tâche de modifier l’exposition que nous avions montée. On ne pouvait pourtant rayer d’un trait de plume ce que nous avions accompli. L’exposition avait déjà été vue par plusieurs centaines de milliers de personnes en quelques mois, le musée ne pouvait être fermé. Désormais, toutes les modifications exigées du gouvernement devaient y être introduites « à rideaux ouverts », sous les yeux du public.

Cette histoire mérite d’être racontée depuis le début. Nous devons montrer comment nous avons créé le Musée de la Seconde Guerre mondiale, comment nous avons conçu son exposition, comment nous sommes parvenus à porter ce projet jusqu’à son ouverture malgré nos dirigeants. Il est possible que le musée ne retrouvera jamais sa forme originale ; ce livre sera alors l’un des témoignages sur ce qu’il fut et aurait dû rester. ← 15 | 16 →

1 Sławomir Mrożek (1930-2013), dessinateur satirique, écrivain et dramaturge (note de l’éditeur).

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Partie I

Les débuts

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Au commencement était un article…

Tout a commencé avec un article publié dans la Gazeta Wyborcza1 en novembre 20072. J’y évoquais la façon dont les controverses historiques germano-polonaises avaient regagné en intensité au cours des dernières années. Celles-ci gravitaient autour de l’évaluation qu’il convenait de faire des expulsions des Allemands dans l’immédiat après-guerre. En Pologne, l’activité d’Erika Steinbach et de la Fédération des expulsés faisait l’objet de vives critiques, de même qu’un phénomène plus vaste, perçu du point de vue polonais comme la fixation d’une part croissante de l’opinion publique allemande sur les souffrances des Allemands pendant et juste après la guerre : les fuites devant l’Armée rouge (avec, entre autres histoires, celle du navire Wilhelm Gustloff3, ne serait-ce que parce qu’elle est rappelée dans le roman En crabe de Günter Grass ou dans le téléfilm retentissant de la ZDF), les bombardements alliés ou les « expulsions » d’après-guerre. Il existait une vraie crainte que cela mène à une révision de l’image de la Seconde Guerre mondiale qui consisterait à exposer les souffrances des Allemands sans en mentionner les torts. Les « expulsions » d’après-guerre, auxquelles serait consacrée une nouvelle institution muséale à Berlin, promue par la Fédération des expulsés, soulevaient la plus grande indignation. Il régnait à ce sujet en Pologne un consensus très large, englobant tous les partis et tous les milieux, chose exceptionnelle dans un pays de plus en plus polarisé aussi bien politiquement qu’idéologiquement. J’écrivais ainsi dans cet article :

La majorité des voix du côté polonais questionnaient depuis des années la légitimité de l’isolation des déportations forcées comme l’un des problèmes les plus importants de l’histoire du XXesiècle européen. À procéder ainsi, les déportations se trouveraient détachées du contexte de la Seconde Guerre mondiale, de l’agression et des crimes allemands sans lesquels ces déportations n’auraient jamais eu lieu. Car il est bon de se souvenir qu’aux yeux de nombreux historiens et médias allemands, même très distants de Steinbach, les expulsions des Allemands s’inscrivent dans une série de purges ethniques et d’expulsions forcées qui commencèrent en Europe après les guerres balkaniques des années 1912-1913, et dont la forme contemporaine fut les viols et les expulsions auxquels on a assisté lors de l’éclatement de la Yougoslavie. Dans cette perspective, le ← 19 | 20 → mal principal est l’État national qui procède à l’élimination des minorités et le dénominateur commun du jugement et de la condamnation de ces actes – les droits de l’homme dans leur acception contemporaine. Selon cette logique, les Polonais, en expulsant les Allemands, poursuivaient leurs aspirations de création d’un État national homogène, pareillement aux Serbes commettant des crimes contre les Bosniaques ou les Albanais. […] Cette perspective déforme l’image réelle de l’histoire, mais pas seulement. Elle relativise – pas directement, mais au travers de l’optique adoptée pour envisager le XXe siècle – la singularité de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale comme des totalitarismes, de leur extrême nocivité comme des crimes commis par eux, ne se laissant intégrer logiquement à aucune autre chaîne d’événements dont pourraient faire partie les guerres balkaniques, l’éclatement de la Yougoslavie ou l’État-nation et son oppression des minorités, interprétée dans son sens critique le plus large.

Dans cet article, je proposais que la Pologne ne s’arrête pas à quelques protestations creuses qui, de toute façon, n’empêcheraient pas la création prévue à Berlin du centre muséo-éducatif consacré aux « expulsions ». Je faisais valoir que la meilleure solution serait de présenter notre propre narration se concentrant sur la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences. Les controverses internationales qui avaient regagné en intensité au cours des dernières années (entre la Pologne et l’Allemagne, la Pologne et la Russie) quant à l’interprétation des événements de 1939-1945 et de leurs conséquences avaient montré avec force que c’était la Seconde Guerre mondiale qui demeurait l’expérience centrale pour les nations européennes, celle sans laquelle il était impossible de comprendre les décennies suivantes et probablement aussi notre présent. La meilleure solution serait – comme je m’efforçais de le démontrer dans ce texte – de créer en Pologne un Musée de la Seconde Guerre mondiale qui donnerait à voir à l’Europe et au monde l’entièreté de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, avec une attention particulière pour le sort de la Pologne et des autres pays d’Europe centre-orientale, de façon générale assez mal connu dans la partie occidentale du continent comme aux États-Unis. Cela aurait naturellement une incidence bien plus large que celle d’une simple intervention dans les controverses historiques germano-polonaises. Le nouveau musée serait destiné non seulement aux Polonais et aux Allemands, mais aussi à tous les Européens, et même aux visiteurs venus d’autres continents. C’était là la même proposition que celle que j’avais déjà formulée publiquement au cours des années précédentes : s’efforcer d’élargir la mémoire historique de la « vieille » Europe, séparée pendant des décennies par le rideau de fer, qui s’intéressait peu à l’histoire compliquée des nations s’étant retrouvées sous domination soviétique au sortir de la guerre et dont l’expérience de la guerre ne cadrait pas avec les représentations classiques des Européens occidentaux. « Le moment est venu pour une initiative polonaise à la mesure de la place que nous pourrions occuper en Europe, argumentais-je dans la Gazeta Wyborcza, si nous ne nous condamnions pas nous-mêmes à être isolés en son sein, si nous ne nous repliions pas dans une forteresse assiégée. Dans ce musée, qui n’existe encore nulle part en Europe, une place serait faite pour exposer l’expérience complète de la guerre, y compris celle des nations qui eurent à souffrir du totalitarisme nazi, mais aussi soviétique. » ← 20 | 21 →

L’article fut publié quelques semaines après les élections législatives et le changement de gouvernement en Pologne. J’espérais que cela marquerait un nouveau départ et initierait des changements dans certains domaines, dans l’approche de l’enseignement de l’histoire (je n’ai jamais aimé le terme « politique historique », qui dénote une instrumentalisation de l’histoire), mais aussi dans la recherche d’une sortie à l’impasse dans laquelle les controverses historiques des dernières années avaient mené les relations germano-polonaises. J’écrivais, dans cet article, que Donald Tusk, président du Conseil des ministres4 fraîchement élu, pourrait annoncer la création d’un Musée de la Seconde Guerre mondiale lors de « ses premières visites dans les capitales européennes », ce qui permettrait de faire d’emblée du musée l’objet d’un large débat. Je ne m’étais pas attendu à une réaction aussi soudaine et aussi positive ; je m’étais plutôt attendu à une absence de réaction. Je n’avais alors jamais rencontré Donald Tusk. J’étais certain qu’après sa prise de pouvoir, il aurait à l’agenda des questions plus pressantes que la création d’un musée. Pourtant, peu après la publication de mon article, Wojciech Duda, le rédacteur en chef d’un célèbre périodique intellectuel, Przegląd Polityczny5, depuis peu conseiller de Donald Tusk, me pria de développer cette idée. Nous nous connaissions, car j’avais par le passé publié quelques textes dans sa revue. À sa demande, je préparai donc une note dans laquelle j’esquissais de façon plus détaillée la création du musée. Celle-ci fut remise à Tusk avant sa visite à Berlin en décembre 2007, où, comme on pouvait s’y attendre, il serait question du « musée des expulsions », c’est-à-dire de leur « repère visuel »6, comme on avait pris l’habitude de le nommer de l’autre côté de l’Oder. J’y écrivais notamment :

Le sort des Polonais et des autres nations d’Europe centre-orientale pendant la guerre est, hors du cercle étroit des spécialistes, fort peu connu en Occident et la création du « repère visuel » ne peut que prolonger cette situation dommageable en concentrant l’attention des opinions allemande et européennes sur les souffrances des Allemands infligées notamment par les Polonais. C’est un danger que l’on ne peut éviter, même en en procédant à une européanisation du « repère visuel », c’est-à-dire même en y montrant les déplacements forcés des autres nations, y compris ceux des Polonais. Notre expérience à ce jour (fondée, entre autres, sur les expositions et les publications allemandes) nous indique que même en adoptant une perspective aussi ouverte que possible, les ← 21 | 22 → causes réelles de ces événements (la Seconde Guerre mondiale et les crimes allemands) seront marginalisées, les déplacements apparaîtront alors comme l’effet des aspirations à créer des États-nations homogènes et débarrassés de leurs minorités ethniques, observables en Europe à compter du début du XXe siècle (soit des guerres balkaniques de 1912-1913). Puisqu’il est probablement impossible d’éviter la création, sous une forme ou une autre, d’un « repère visuel » à Berlin, il est indispensable que la partie polonaise entre dans ce « conflit mémoriel » de sa propre initiative, qu’elle démontre qu’elle nourrit des réflexions qui ne se réduisent pas à une opposition aux projets allemands. Cette initiative pourrait être la création en Pologne du Musée de la Seconde Guerre mondiale.

J’indiquais également que la réalisation du Musée de la Seconde Guerre mondiale aurait une signification symbolique importante :

–elle s’opposerait à la domination de la mémoire historique allemande et européenne par le problème des « expulsions » ;

–elle exposerait leurs causes et leur contexte réels, à savoir la guerre, l’occupation, les crimes commis par les dictatures totalitaires (le IIIe Reich et l’URSS), le martyre et la résistance des Polonais et des autres nations ;

–elle familiariserait l’opinion publique occidentale à la sensibilité historique des Polonais (et des autres nations d’Europe centrale et orientale qui se rangeraient certainement derrière ce projet, comme les Baltes) ; il serait surtout précieux de montrer aux Européens occidentaux que pour leurs « jeunes frères » de l’Union, le mal provenait du nazisme, mais aussi du communisme7.

Au cours de sa visite à Berlin, Donald Tusk présenta à la chancelière Angela Merkel l’idée du musée comme une alternative au « musée des expulsions », mais cela n’entraîna pas le retrait des plans allemands de création d’un « repère visuel »8. Le Premier ministre évoqua à nouveau le Musée de la Seconde Guerre mondiale lors d’une interview au Frankfurter Allgemeine Zeitung9.

Je voyais la présentation de mon idée comme l’expression d’une volonté univoque de sortir de l’impasse germano-polonaise sur les questions historiques ainsi que le résultat de la recherche par le Premier ministre (par ailleurs historien, diplômé de l’Université de Gdańsk) de nouvelles idées pour son gouvernement. La mienne arrivait donc à un moment et dans un climat exceptionnellement propices, de même qu’elle était reçue par une constellation d’individualités – des historiens au pouvoir – qui lui était extraordinairement favorable. Parmi ces historiens se trouvait Wojciech ← 22 | 23 → Duda, un ami proche de Tusk, qu’il avait rencontré à l’université et avec qui il avait mené l’aventure clandestine de Przegląd Polityczny dans les années 1980. C’est comme ça que les quelques pages de texte journalistique que j’avais griffonnées en novembre 2007 se transformèrent très vite en un projet concret de création d’un grand musée historique. C’était pour moi assez surprenant. Les historiens publient de nombreux textes, parfois même des articles d’opinion, dans des journaux à grand tirage mais la plupart d’entre eux n’apportent pas le moindre résultat mesurable. Pour une fois, il en alla tout autrement.

Dans les mois suivants, à la demande de Duda et du chef de la chancellerie du Premier ministre Tomasz Arabski (de ce même cercle de Gdańsk), je préparai de nouvelles notes concernant le musée, la forme de son exposition principale, les diverses étapes d’organisation à prévoir avant de commencer les travaux. Donald Tusk avait décidé que le musée devait s’installer à Gdańsk, la ville dans laquelle il était né et avait passé la plus grande partie de sa vie. De sérieux arguments historiques et symboliques incitaient à ce choix. Tout d’abord, la présence de Westerplatte où, selon la conviction la plus répandue en Pologne, furent tirés les premiers coups de feu de la Seconde Guerre mondiale. Gdańsk était aussi le symbole de la marche polonaise vers la liberté – c’est là, dans ses chantiers navals, que débuta la grève de 1980 qui devait mener à la fondation de Solidarność. Ces événements devaient être relatés au Centre européen Solidarność, en cours de construction à Gdańsk. Le Musée de la Seconde Guerre mondiale montrerait la seconde face de cette histoire ; les deux institutions se compléteraient pour former un grand diptyque sur l’histoire de la Pologne et de l’Europe au XXe siècle.

Au début, j’étais partisan de construire le Musée de la Seconde Guerre mondiale à Varsovie, mais il me fallut rapidement admettre que le musée s’intégrerait idéalement dans le paysage historique de Gdańsk et qu’il y bénéficierait de l’énorme essor touristique que connaissait la vieille ville, qui s’étendait le long des berges de la Motława. À Varsovie, il y avait déjà pléthore de musées historiques – à commencer par le Musée de l’insurrection de Varsovie. Et d’autres étaient en voie de construction : le Musée des Juifs de Pologne, le Musée de l’histoire de la Pologne, le Musée du maréchal Piłsudski à Sulejówek… De ce point de vue, Gdańsk s’avérait effectivement être un bon choix. Tusk prit aussi la décision que le musée serait construit avec des fonds exclusivement polonais et qu’il ne s’inscrirait pas dans le cadre d’un partenariat avec des institutions internationales comme le Parlement européen ou le Conseil de l’Europe. J’envisageais cette solution dans la note de décembre 2007 évoquée plus haut, car j’y voyais l’une des manières, pour le musée, d’exercer une influence plus large sur l’opinion publique européenne, mais aussi d’obtenir des moyens financiers qui n’étaient sûrement pas en excès dans le budget polonais, surtout pour les musées. Lorsque commencèrent les attaques contre le Musée de la Seconde Guerre mondiale, accusé de « cosmopolitisme », de pseudo-universalisme et de « servir les intérêts de Berlin et de Bruxelles », il s’avéra que la décision de Tusk était assurément la bonne, bien qu’elle ne pût nous mettre à l’abri des reproches d’« apostasie » qui devaient nous accompagner pendant les années à venir.

Assez vite, une proposition émergea dans l’entourage du Premier ministre : que ce soit moi qui me charge de la création du musée. En couchant mon idée sur le papier, je ← 23 | 24 → n’avais jamais imaginé que je puisse en devenir le directeur, que puisse m’incomber la lourde tâche non seulement de créer l’exposition, mais aussi de conduire les travaux, d’assumer la responsabilité des questions organisationnelles, financières et légales. Il est exact que j’avais déjà eu l’occasion de créer de toutes pièces une autre grande institution, la division de la recherche et de l’éducation de l’Institut de la mémoire nationale, dans une histoire quelque peu semblable à celle du musée. En l’an 2000, j’étais devenu le directeur, et le premier employé, du Bureau d’éducation publique de l’institut. J’avais mis au point son programme d’action, recruté ses agents et en avais assuré la conduite pendant plus de cinq ans. Tout s’était déroulé dans une atmosphère de vifs débats tant la création et l’activité de l’institut étaient critiquées par la gauche libérale de l’opinion publique. Sans cette expérience, je n’aurais probablement pas pris en considération la proposition de création d’un musée. M’être attelé à des thématiques historiques suscitant un énorme intérêt sociétal et autant de controverses – comme au sujet des documents de l’appareil de sécurité communiste et son agence ou encore du massacre de Jedwabne10 – m’avait inoculé le bacille de l’« histoire publique ».

J’avais pourtant conscience que cette fois, la tâche serait encore plus ardue, même si je n’avais encore aucune idée de tout ce que cela allait impliquer pour les années à venir. Je ne ressentais d’ailleurs aucun besoin particulier de chamboulement dans ma vie. Je travaillais en qualité de scientifique dans deux institutions : à l’Institut d’études politiques de l’Académie polonaise des sciences, auquel j’étais lié depuis sa création en 1990, ainsi qu’à l’Université de Mikołaj Kopernik, où je me plaisais dans mon rôle d’enseignant et où j’avais quantité d’étudiants intelligents et ambitieux avec lesquels le travail me procurait beaucoup de satisfaction. Je venais de publier un livre sur Radio Free Europe11, qui était le résultat de nombreuses années de recherches, et j’avais des idées pour les ouvrages suivants, j’étais dans la dernière phase de la procédure d’obtention du titre de professeur que me remettrait finalement le président Lech Kaczyński en février 2009. Je n’avais donc rien à gagner à mettre ma vie sens dessus dessous. Et si je songeais parfois à l’éventualité d’un changement, tout au plus considérais-je vaguement l’intérêt que présenterait un poste à la chaire d’études polonaises qui était alors en train de se constituer à l’Université Columbia de New York. J’avais été sondé depuis là-bas quant à la considération que j’accorderais à une proposition. Un poste de professeur dans l’une des meilleures universités du monde aurait bien sûr ouvert des perspectives de vie et d’épanouissement scientifique complètement neuves, mais je n’étais alors pas encore prêt à quitter la Pologne pour une période prolongée.

Après quelques semaines d’hésitations, de discussions avec ma famille et avec mes amis, je décidai donc d’accepter la proposition qui m’avait été faite au nom du Premier ministre. J’étais arrivé à la conclusion que ce type d’offre – la création depuis le départ d’un grand musée historique selon ma conception – était absolument exceptionnelle, qu’elle ne se répéterait jamais et qu’il s’agissait d’essayer malgré tout, en dépit de toutes les hésitations et de tous les impératifs de transformation radicale de ma vie. ← 24 | 25 → Je fus nommé à la fonction de chargé d’affaires du Premier ministre pour le Musée de la Seconde Guerre mondiale. Cette nomination eut lieu le 1er septembre 2008, un jour à connotation symbolique12 pour une institution qui devait raconter l’histoire de la guerre.

Le musée n’avait pas encore été formellement fondé, aussi, pour que je puisse initier ses préparatifs, j’acceptai d’être engagé à la chancellerie du Premier ministre, au poste de conseiller. Cela me permettait non seulement de disposer d’une tête de pont organisationnelle à Varsovie, d’un secrétariat et de la possibilité d’organiser des réunions, mais aussi d’avoir accès aux personnes qui décidaient de la fondation de ce musée et du financement de sa construction. Sans ces moyens, le musée ne se serait sûrement jamais matérialisé ; néanmoins, ma fonction de conseiller de Donald Tusk allait être exploitée à mon encontre à de nombreuses reprises. Je serais accusé d’être devenu un homme politique. ← 25 | 26 →

1 « Le journal électoral ».

2 Paweł Machewicz, « Muzeum zamiast zasieków » (« Un musée plutôt que de vaines querelles »), Gazeta Wyborcza, 8 novembre 2007.

3 Navire allemand transportant des milliers de soldats et de réfugiés de Prusse-Orientale fuyant la progression de l’Armée rouge, torpillé par l’armée soviétique le 30 janvier 1945 (note de l’éditeur).

4 Nous dirons dorénavant « Premier ministre » par confort de lecture.

5 « La revue politique ».

6 En Allemagne, la question des citoyens allemands ayant quitté les territoires annexés ainsi que celle des minorités allemandes qui se trouvaient dans les territoires polonais et tchécoslovaque avant 1938 et qui migrèrent vers le territoire allemand réduit de 1945 ont toujours fait l’objet de polémiques. Pour ces « migrants », qui avaient perdu tous leurs biens dans l’opération, il s’agissait d’une « expulsion » contraire au droit. Pour les Polonais et les Tchécoslovaques ainsi que pour une partie de l’opinion allemande opposée à ce qu’elle considérait comme une forme de révisionnisme plaçant les Allemands dans un rôle de victimes, il s’agissait d’une « fuite » massive devant l’Armée rouge, voire presque d’un aveu de culpabilité ou de complicité dans les crimes nazis. Quand le gouvernement a finalement accepté en 2005 d’accéder à la revendication de l’association des « expulsés » de créer un lieu rappelant le souvenir et l’histoire de cet exode, il a fallu à tout prix éviter de donner un nom spécifique à cette initiative controversée. Il ne s’agissait donc ni d’un « musée » ni d’un « monument », mais d’un « signe visible », d’une forme de reconnaissance dans l’espace public dont la nature et la forme précise restaient à déterminer (note de l’éditeur).

7Muzeum Drugiej Wojny Światowej w Polsce jako przeciwwaga wobec “widocznego znaku” w Berlinie (Le Musée de la Seconde Guerre mondiale en Pologne comme un contrepoids au « repère visuel » de Berlin), archives de l’auteur.

8 Jędrzej Bielecki, « Propozycja Tuska dla Merkel » (« Proposition de Tusk à Merkel »), Dziennik, 10 décembre 2007 ; Jędrzej Bielecki, « Tusk z Merkel o Gdańsku » (« Tusk avec Merkel à propos de Gdańsk »), Dziennik, 11 décembre 2007. Conversation avec Wojciech Duda dans ce même numéro : « To muzeum powinno być słynne jak Yad Vashem » (« Ce Musée devrait être aussi connu que Yad Vashem »).

9 Entretien avec Donald Tusk, « Die Geschichte ist wieder Ballast » (« L’Histoire est à nouveau un ballast »), Frankfurter Allgemeine Zeitung, 10 décembre 2007.

10 En juillet 1941, les habitants juifs de la petite ville de Jedwabne furent assassinés par leurs voisins polonais (note de l’éditeur).

11 Radio créée en 1949 par le gouvernement des États-Unis avec des émetteurs et des émissions ciblant les populations des États satellites de l’Union soviétique, qui deviendrait plus tard un relais important de l’opposition anticommuniste (note de l’éditeur).

12 C’est le 1er septembre 1939 que Hitler envahit la Pologne (note de l’éditeur).

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Un musée, mais lequel ?

L’un de mes premiers gestes, avant la fondation réelle du musée en décembre 2008, fut d’esquisser sa forme sommaire, et surtout celle de son exposition. Cela aboutit à un rapport intitulé « Musée de la Seconde Guerre mondiale – programme conceptuel » mis au point avec Piotr M. Majewski, historien à l’Université de Varsovie, que j’avais rencontré dans le cadre de notre travail commun pour le mensuel Mówią wieki (Les âges parlent). Nous y exposions que les destins polonais en particulier devaient être présentés dans le musée, mais que cela devait se faire sur une toile de fond plus large, comme l’un des éléments de l’histoire de l’Europe et du monde. « L’une des façons d’équilibrer les proportions entre les événements polonais et “étrangers” pourrait être de recourir à une perspective comparative dans la narration. Elle servirait à mettre en évidence les similitudes et les différences dans les caractéristiques de la guerre et de l’occupation en Europe occidentale et en Europe centre-orientale », déclarions-nous en introduction. Nous soulignions également qu’il conviendrait de prendre en considération, chaque fois que possible, la spécificité de la guerre et de l’occupation en Poméranie, afin que le musée intègre le paysage historique local, passionnant et tissant une trame à la portée universelle, et que cette institution devait être un musée de la guerre et non pas un musée militaire comme il en existe déjà beaucoup sur la planète. La population civile, principale victime de la guerre, devait se trouver au centre de notre attention. Cela serait par la suite l’un des motifs récurrents des attaques contre le musée, outre le reproche d’avoir pris en considération l’expérience d’autres nations.

Nous portions une attention particulière à la thématique des déplacements forcés qui, à l’époque, se trouvait au cœur des querelles germano-polonaises. Ainsi, nous nous efforcions de convaincre :

Il faut ouvrir la narration sur les migrations forcées avec les actions menées par le IIIe Reich et l’URSS au tout début de la guerre, puis pendant toute sa durée (les expulsions des Polonais de Poméranie et de Grande Pologne dès 1939, la pacification de la région de Zamość, l’expulsion de la population de Varsovie après le déclenchement et l’échec de l’insurrection, les déplacements par le IIIe Reich des Allemands des Pays baltes, de l’URSS, de la Roumanie et du Tyrol méridional, les déportations des Polonais et des Baltes dans les années 1940-1941 ainsi que celles des Allemands de la Volga, des Tatares de Crimée, des Ingouches, des Karatchaïs et des Kalmouks après 1941). C’est dans ce contexte qu’il s’agit de montrer la fuite de la population civile allemande face à l’avancée de l’Armée rouge ainsi que les expulsions des Allemands de Pologne, de Tchécoslovaquie, de Hongrie et de Yougoslavie.

En ayant à l’esprit les débats germano-polonais d’alors, nous soulignions également : ← 27 | 28 →

C’est l’un des éléments les plus importants de l’exposition, car il doit mettre en évidence que les expulsions des Allemands à la fin de la guerre n’étaient pas tant le résultat d’aspirations à créer des États homogènes – comme le prétend la Fédération des expulsés –, mais avant tout la poursuite des migrations contraintes initiées par le IIIe Reich et l’URSS à une échelle jamais rencontrée jusqu’alors. Dans cette partie de l’exposition, il faut aussi signaler que même dans les moments les plus tragiques pour la population civile allemande – la fuite devant l’Armée rouge –, les crimes allemands ne connurent pas de pause : les marches de la mort depuis Auschwitz et les autres camps, notamment le long de la côte baltique ; rien qu’à Palmnicken [en Prusse-Orientale, aujourd’hui Iantarny, dans l’enclave russe de Kaliningrad], par exemple, le 31 janvier, soit un jour après le torpillage du Wilhelm Gustloff, 3 000 détenus chassés d’un camp de concentration de Prusse-Orientale furent massacrés tandis que plusieurs autres milliers de détenus moururent ou furent assassinés lors de leur évacuation.

Nous annoncions encore que l’exposition montrerait les événements très significatifs du point de vue de la Pologne et des autres nations d’Europe centre-orientale, mais relativement méconnus en Europe occidentale : les crimes commis par les Allemands sur la population civile en Pologne dès septembre 1939, les crimes commis sur les Polonais par les nationalistes ukrainiens en Volhynie et en Galicie orientale au cours des années 1943-1944, mais aussi la portée complètement différente de la fin du conflit pour les diverses nations. Le musée devait montrer que l’année 1945 avait apporté aux Européens occidentaux la liberté, et aux Polonais la libération de l’occupation allemande en même temps que le début d’une nouvelle ère de captivité : la servitude vis-à-vis de Moscou et la dictature communiste qui perdureraient jusqu’en 1989, ce que l’on peut considérer comme l’ultime trait tiré sur les conséquences de la guerre pour les nations du bloc soviétique.

Lorsque je relis ce « programme conceptuel » neuf ans plus tard, alors que le musée est désormais ouvert, je suis frappé par la détermination qui a présidé à nos travaux longs de plusieurs années sur l’exposition. Sa forme finale reprend effectivement les principes essentiels formulés au début de cette entreprise, et même quelques intuitions scénographiques que nous y avions déjà esquissées, par exemple l’intégration au parcours de visite d’un modèle interactif de la machine allemande de cryptage Enigma dont le code fut percé à jour dès avant la guerre par des mathématiciens polonais. Les visiteurs peuvent l’utiliser pour crypter leurs propres messages. L’exposition des souffrances de la population civile allemande – symbolisées par la tragédie du Gustloff, illustrée par la cloche retrouvée dans l’épave du navire – est accompagnée, dans la même salle, du récit des crimes allemands des dernières semaines de la guerre, avec les exemples de la marche de la mort depuis le camp de Stutthof et du massacre de Iantarny, auquel participèrent les garçons des Jeunesses hitlériennes, ce que nous décrivions déjà dans le programme esquissé en 2008. Par ailleurs, au cours des huit années que durèrent les travaux de préparation de l’exposition, le contexte changea beaucoup. La querelle germano-polonaise autour des expulsions d’après-guerre avait perdu beaucoup de son âpreté. Les déportations forcées – pendant la guerre comme après – constituaient une part importante de l’exposition mais ne suscitaient plus d’émotions ni de controverses aussi vives ; elles ne firent d’ailleurs pas partie des ← 28 | 29 → discussions orageuses qui accompagnèrent la dernière phase de création du musée et son ouverture.

Dès le début, nous avions estimé que le projet d’un musée si important devait faire l’objet d’un débat public. Nous distribuâmes donc le « programme conceptuel » aux plus importants historiens polonais spécialisés dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ainsi qu’à des muséologues qui, à notre invitation, l’évaluèrent au cours d’une réunion à Varsovie en octobre 2008. Plusieurs dizaines de personnes y prirent part, qui se montrèrent en grande majorité favorables, voire même enthousiastes, au projet présenté. Le professeur Tomasz Szarota voyait en lui le prélude…

d’une entreprise sage et courageuse qui, d’une part, montrera au monde le sort des Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale et, d’autre part, nous montrera à nous, Polonais, les souffrances et le martyre d’autres nations, l’existence d’une communauté de destins des habitants des territoires occupés, de même que l’existence d’un mouvement de résistance international. En ce sens, le futur Musée de la Seconde Guerre mondiale pourrait aussi constituer un antidote à la conjonction, ô combien caractéristique de notre mentalité, de la mégalomanie et d’un complexe d’infériorité.

Le « programme conceptuel » fut par la suite publié dans les pages de la revue Przegląd Polityczny1 ; il était par ailleurs accessible sur le site Internet du musée. Il s’agissait donc d’un procédé très transparent de mise au point du programme du musée qui fit d’abord l’objet d’un débat d’experts avant d’être présenté au public, ce qui n’avait pas été le cas lors de la création d’autres musées historiques en Pologne. ← 29 | 30 →

1 Paweł Machcewicz et Piotr M. Majewski, « Muzeum II Wojny Światowej – zarys koncepcji programowej » (« Musée de la Seconde Guerre mondiale – programme conceptuel »), Przegląd Polityczny, no 91/92, 2008, p. 46-51 ; ce même numéro de la revue comprenait également une discussion d’historiens : « Wokół idei Muzeum II Wojny Światowej. Zapis dyskusji » (« Autour de l’idée d’un Musée de la Seconde Guerre mondiale. Compte-rendu de discussion ») (p. 52-62) ainsi qu’un texte consacré à l’idée du musée de la plume d’un grand historien et philosophe, le professeur Krzysztof Pomian (p. 62-65).