La guerre des oubliés - Tome 2 - Yann Jacob - E-Book

La guerre des oubliés - Tome 2 E-Book

Yann Jacob

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Beschreibung

La mort vous change une personne. Allongé au pied du Pic Ardent, alors que sa seconde et dernière vie lui échappait, Nival a pleinement compris ce que cela signifiait. Pour lui, et pour ses camarades d’infortune. Désormais, il va devoir se redresser pour aller de l’avant. Toutefois, les séquelles de sa dernière mission semblent le priver d’une part essentielle de son être, pour ne lui laisser qu’une ombre plus violente que jamais. Incapable d’accepter sa condition, il va devoir trouver un remède à son mal. Malheureusement, qui mieux que les ulméniens pour lui venir en aide ? Plongé au cœur même du royaume céleste, Albéus ne sait plus où donner de la tête. Un monde de merveilles et de nouvelles découvertes s’est ouvert à lui. Quel sujet aborder en premier lieu ? Quel livre ? Quelle histoire ? Quelle culture ? Tant et tant de questions se bousculent dans son esprit alors que chaque réponse en apporte plus encore. Les scientifiques récemment rencontrés sauront-ils assouvir sa soif de connaissances ? Toujours est-il que le temps est venu. Plus incroyable que tout ce qui l’entoure, Albéus va apprendre, ressentir et pratiquer ce qu’il a recherché toute sa vie durant : la magie !


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en Seine-Saint-Denis en 1990, c’est dans le sud-ouest de la France que Yann Jacob grandit. Sa passion pour la lecture naît subitement au lycée lorsqu’il découvre les univers forgés dans le fantastique et la fantasy. Rapidement, les prémices de « La guerre des oubliés » apparaissent. Il poursuit cependant ses études, sans jamais abandonner son histoire qu’il continue d’étoffer. Un CAP charpente et une licence informatique en poche, il choisit finalement la voie de l’écriture. Venez découvrir du contenu exclusif sur son site internet (yann-jacob.com), sur sa page Facebook et même sur instagram (@yann_jacob_auteur). Rendez-vous aussi sur sa chaîne Youtube. Au menu : découverte de l’univers de « La guerre des oubliés », illustrations, retours littéraires et aperçus des festivals.

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Yann Jacob

La guerre des oubliés

II – La matriarche

Du même auteur

– La guerre des oubliés I

5 Sens Editions, 2016.

 

 

Chapitre I

Les îles du Pic Ardent

 

Elle fit rouler les petits galets entre ses doigts, le regard plongé dans le sourire confiant de son opposant. Trois victoires pour lui, trois pour elle. Tout allait se jouer sur ce lancer. Ses chances étaient moindres, elle le savait. Difficile de faire mieux que deux faces bleues, une jaune et quatre entailles. Elle serra toutefois son poing, décidée à l’emporter. La bonne fortune la protégeait très souvent, surtout dans les moments désespérés. Elle observa sa main fermée et contempla le visage de son adversaire. Son sourire s’était effacé et l’expression dans ses yeux avait changé. Il était impatient, sa hâte de victoire l’avait affamé. Elle connaissait la faiblesse de Garçon et s’amusait beaucoup de le voir ainsi, les lèvres si crispées qu’elles disparaissaient en un fin trait, le regard courroucé et une veine battant sur la tempe gauche.

« Arrête de tricher et joue maintenant !

– Mais je triche pas, dit-elle innocemment, je me concentre.

– Bien sûr ! Et c’est pour ça que c’est si long. »

Ça l’amusait de le voir toujours plus agacé, elle s’en nourrissait. Elle croisa son regard et réadopta rapidement une moue concentrée. Elle agita alors les mains pour faire rouler une dernière fois les galets colorés et stoppa son mouvement, juste avant de les lancer. Garçon n’y tint plus, il lui sauta dessus. Prise au dépourvu, elle lâcha les cailloux et partit en arrière, entraînant son opposant dans une lutte acharnée. Ils tournèrent et chahutèrent dans la hutte en éclats de rage, ou de rire. Ils bousculèrent trois autres enfants sans y prêter la moindre attention, pas plus qu’à leurs cris d’exaspération. Puis tout s’arrêta net. Garçon la plaqua au sol et tint fermement ses poignets. Dans un dernier effort, elle s’agita dans tous les sens, tapa des pieds puis se laissa dominer.

Sa cage thoracique se soulevait et se vidait suivant un rythme effréné, tandis que son esprit toujours plus vif cherchait une solution. Son regard glissa le long du corps de l’enfant. L’idée de profiter du point faible de tous les garçons pour réduire sa force à néant la traversa, comme elle l’avait déjà fait une fois ou deux. Puis elle se ravisa. Bien qu’étant encore une fille, et non une adulte, elle était grande maintenant, et employer une telle technique n’était pas digne d’une vraie combattante. Elle devait dès aujourd’hui prouver sa valeur, pour un jour rejoindre la caste des guerriers. Autrement, personne ne la respecterait, tous se moqueraient d’elle en lui rappelant comment elle avait vaincu Garçon. Elle devait trouver autre chose.

Elle feignit donc sa défaite, sans rien avouer. Il dut se douter de quelque chose puisqu’il assura sa prise.

« J’ai gagné ! Allez, dis-le ! »

Loin de le reconnaître, elle détourna son attention en déclarant à son tour :

« Non, regarde, c’est moi qu’ai gagné. »

Elle lui indiqua d’un mouvement de tête les galets. Un vert, deux bleus et quatre entailles. Sous l’effet de la surprise et du dégoût, il desserra son emprise. Prenant ce geste comme un signal, elle écarta violemment les mains pour se dégager. Les bras ainsi ouverts, Garçon tomba en avant et fut stoppé net par les deux avant-bras de celle qui, une fois de plus, l’avait vaincu. Le choc fut rude, elle le vit grimacer sous la douleur, mais ne s’arrêta pas là. Elle le repoussa, ramena ses jambes, posa ses pieds nus sur le ventre de Garçon et, après un petit sourire suivi d’un clin d’œil, elle se tendit comme un arc et le propulsa au loin. Elle se releva rapidement et lui bondit gaiement dessus, le maîtrisant à son tour.

« Arrête, tu me fais mal ! dit Garçon, boudeur.

– Non, pas avant que tu aies avoué ta défaite. Dis que c’est moi la plus forte. »

Comme à chaque fois qu’elle jouait avec lui, la victoire lui appartenait et elle comptait bien en profiter.

Elle sautait sur son ventre pour lui faire cracher le morceau, seuls quelques cris étouffés s’échappaient, la poussant à rire encore plus fort. Les aveux ne venant pas, elle continua sa petite torture en l’imitant et en bafouillant une syllabe à chaque souffle désespéré de Garçon. Le visage du vaincu tournait au rouge tandis qu’il résistait à ses interminables assauts. Il allait bientôt craquer. Aussi, poursuivit-elle jusqu’à ce qu’enfin :

« D’accord, t’as gagné.

– J’entends pas. »

Elle profita de sa victoire et de la joie qu’elle lui procurait sans remarquer l’ombre qui s’approchait d’elle.

« Arrête ! T’as gagné j’ai dit, laisse-moi maintenant. »

La sombre silhouette grandissait, lente et sûre d’elle, tandis que l’enfant sautillait encore et encore sur sa victime. L’ombre dansa en s’approchant des flammes, puis s’étira tant et plus qu’elle recouvrit les deux trouble-fêtes qui jouaient, aveugles à ce qui les entourait. Ils remarquèrent un instant le silence qui s’était instauré dans la hutte. Les autres ne bougeaient plus, comme paralysés par la peur. Seuls leur parvenaient les murmures du vent léchant les murs de rondins. Les toiles ondulaient légèrement à l’intérieur, là où son souffle froid pouvait s’infiltrer. Le feu ne crépitait plus et les ténèbres recouvraient le sol. Garçon écarquilla les yeux, elle se redressa en hâte et voulut se tourner, lorsqu’une main lourde et puissante se posa sur son épaule.

« Ah ! »

Elle ne put empêcher un petit cri de surprise de filtrer hors de sa bouche.

« Oh, shaman, c’est vous ?

– Laisse cet enfant en paix, Fille ! Tu l’as vaincu, maintenant respecte sa défaite. Si un jour tu veux réellement rejoindre la caste des guerriers, retiens ceci : chaque homme ou femme qui tient une arme dans sa main est ton égal, allié comme ennemi. »

L’homme à la musculature fine et sèche dégagea Fille avec autorité, sans violence ni douceur, avant de relever Garçon et de le mener jusqu’à son siège, où il s’assit paisiblement. Les taches qui parcouraient sa peau et les rides qui déformaient son visage et ses bras nus trahissaient son âge. Une aura de force que même une enfant comme Fille pouvait ressentir émanait de lui.

« Ravive le feu et rejoins-nous, lui dit-il, j’ai à te parler. »

Elle hocha rapidement la tête et s’affaira. Fille marcha jusqu’au tas de bois et prit trois petites bûches, en dépit des regards presque soucieux qui la suivaient. Car si tous connaissaient le calme et la douceur du vieil homme, le moindre mot de sa part devenait un ordre même pour les plus vaillants adultes. Du moins, était-ce ce que les enfants comprenaient. En cela, Fille ne différait pas, elle ne savait presque rien du shaman, pas plus que des affaires sérieuses. Toutefois, elle se gardait bien d’aller à l’encontre des consignes de ses parents. Ils le respectaient au plus haut point, alors elle aussi. Elle tisonna les restes mourants du feu à l’aide d’une tige en métal noircie par l’usure. L’ombre d’un sourire passa sur son visage. Même sans avertissement, elle aurait suivi chaque mot du shaman. Une telle impression de grandeur, de sagesse et de force, se dégageait de lui, comme si le monde pouvait tenir dans sa main. Elle plaça une bûche, puis deux, plaça la dernière non loin, et commença à souffler sur les braises déjà rouges. Un instant elle pensa qu’elle voudrait un jour devenir comme Homme, et tout connaître. Puis l’image des guerriers revenant victorieux d’une chasse lui apparut. Les hommes et les femmes du village les accueillaient toujours avec beaucoup de joie. Même les enfants couraient pour voir ce qu’ils amenaient. Et le monde au-delà de la mer Blanche s’ouvrait à eux. Fille désirait découvrir ce qui se cachait hors de l’enceinte des maisons qui définissaient sa vie. Le crépitement soudain des flammes la fit sursauter. De petits rires résonnèrent au fond de la tente. Elle les fit taire d’un simple regard.

« Fille. »

Elle bondit de nouveau.

« Viens ici, maintenant », lui demanda le shaman.

L’enfant se leva après un dernier regard vers le feu, et obéit.

« Bien, assois-toi auprès de Garçon et écoute-moi. Ne baisse pas les yeux ainsi, ce que je vais te dire n’est pas une punition, mais une leçon. »

Il attendit un instant, comme pour trouver les mots justes.

« La force… »

Il s’arrêta de nouveau.

« La force est capitale pour un guerrier. Sais-tu pourquoi ? »

Il leva la main pour interrompre le début de réponse de Fille.

« Non, tu l’ignores, comme tu ignores tout ce qui t’entoure, affirma-t-il sans méchanceté. La force d’un guerrier lui permet de combattre, de protéger, de vaincre et de survivre. Elle fait de lui ce qu’il est et sera, elle le lie à ses camarades et à leur propre énergie. Les guerriers forment un tout, comprends-tu ? »

Il la vit hocher faiblement la tête.

« Bien sûr que tu comprends, murmura-t-il amusé.

– Comment je pourrais ? articula-t-elle enfin. Vous me parlez de choses que je ne connais pas. Je ne sais déjà pas vraiment ce que fait un guerrier, alors comment je peux savoir ce que ça veut dire, combattre et protéger ? Vous dites qu’elle unit, mais il n’y a rien à attacher, la force n’est pas visible. On est fort ou on l’est pas. »

Fille ne tenait plus en place, elle cherchait un sens aux paroles du vieil homme.

« Non ? Je bats Garçon donc je suis forte.

– C’est vrai, reprit-il tristement, c’est vrai. Cependant, ta force est faible. »

Fille arrêta de bouger, incrédule.

« Vois-tu, notre force, bien que brute, ne doit pas être aveugle. Tu ne luttes que pour vaincre, tu ne désires que franchir le mur que tu as face à toi. Or un combat se gagne avant tout contre un autre être. Tu ne dois jamais oublier que ton adversaire vit dans le même but que toi. Il a ses idées, souvent différentes des tiennes, mais c’est aussi un combattant. Il a sa vie et son honneur. C’est cela qui définit un guerrier, plus encore que sa force et ses convictions, son honneur. Tâche de ne pas l’oublier.

– C’est quoi l’honneur ?

– Voilà une intéressante question. Qu’est-ce que l’honneur ? La réponse est multiple et ne peut réellement s’expliquer par des mots, il faut le vivre. Tu le comprendras, lorsqu’il viendra à toi.

– Mais je veux comprendre maintenant.

– Prends garde à tes désirs Fille, tu pourrais les assouvir. »

L’homme s’était approché d’elle et avait presque chuchoté. Il la fixa de longs instants, les yeux dans les yeux, un sourire mystérieux aux coins des lèvres. Le feu crépitait et les autres enfants jouaient à l’écart. Son visage s’éveilla soudainement, comme s’il se rappelait où il se trouvait, regarda à droite et à gauche avant de revenir sur Fille puis Garçon. Il leur ébouriffa les cheveux et se rassit confortablement.

« L’honneur donc, est une ligne de conduite que tout homme ou femme se doit de suivre et respecter. Sans cela, il n’est qu’un fauve parmi les animaux, abandonné de tous et renié par lui-même. Un tel être ne saurait vivre au sein d’une communauté comme la nôtre. Vous avez dû le voir, il y a différents groupes dans le village, par exemple les guerriers ou les cultivateurs. Pensez-vous qu’ils suivent la même ligne ?

– Non, intervint timidement Garçon.

– Non, bien sûr. Chaque groupe possède son propre code de l’honneur, ses propres règles et tous vivent dans le seul but de les respecter, du mieux qu’ils le peuvent. Et gare à celui qui dévie de ce chemin et se couvre de honte, car non seulement il aura bafoué ce pour quoi il vivait, mais fera aussi tomber ceux qui le considéraient comme un frère. L’honneur est le premier pilier de la vie, plus fort encore que le lien qui unit une mère à son enfant, ou un enfant à son frère ou sa sœur. Une personne nouée par l’honneur ne vit plus uniquement pour sa famille, mais pour ses compagnons de caste.

– Si chaque groupe suit ses propres lois, comment ça se fait que les guerriers vivent avec nous ? Ils ont sûrement des idées différentes, qui ne suivent pas les nôtres. »

L’homme eut un nouveau sourire pour Fille et reprit :

« Tu penses que les guerriers forment la seule caste ici. Détrompe-toi. Tu soulèves malgré tout un point important. Comment des groupes en apparence si différents peuvent-ils vivre en harmonie ? Cette réponse, ce n’est pas moi qui vais te l’apporter. »

D’un simple geste, il stoppa toutes formes de questions. Il se leva de son fauteuil en bois sculpté et frappa des mains pour attirer l’attention de tous :

« Les enfants ! Il est temps de cesser vos jeux, rejoignez votre paillasse. »

Tous s’exécutèrent sauf Garçon et Fille qui espéraient toujours des explications. Un regard triste s’appesantit sur eux puis :

« Bientôt, elles viendront bientôt. D’ici là, soyez forts. »

Il posa ses doigts calleux sur chacune des têtes tournées vers lui et les fit pivoter vers les autres enfants. Une petite bourrade mit fin à la conversation.

Ce fut donc l’esprit plein d’attentes qu’elle souleva le rideau, et rejoignit la chambre des filles. Elle enjamba deux personnes, s’allongea et étendit sur son corps une peau de mouton. Elle ferma les yeux, bien décidée à suivre les ordres de celui que les enfants appelaient « Homme ». Le feu crépitait dans la pièce d’à côté. Elle se tourna pour chasser les nombreuses questions qui la tourmentaient, releva sa couverture et inspira lentement. « Impossible de finir sa journée sans connaître les réponses ! » Elle se redressa prête à tout et s’arrêta en plein élan. Homme lui avait dit de dormir, et elle devait l’écouter. Or, cela l’obligeait à se taire sans même savoir combien de temps. Fille ne voulait pas attendre, elle ne désirait qu’une chose, rejoindre les guerriers et être aussi forte qu’ils en avaient l’air. Seulement, un doute était né en elle suite aux paroles du shaman. Au fond, elle ignorait les actes de ces hommes et femmes, arme au fourreau. Tout comme elle ne connaissait rien du monde des adultes. Elle n’était que Fille, comme toutes les autres. Sa vie n’avait été qu’une longue suite de journées plongées dans l’insouciance. Du moins, était-ce le cas jusqu’à une quinzaine de jours auparavant, lorsque la terre avait tremblé et le ciel s’était assombri. Les gens du village les avaient depuis cachés dans cette tente, à l’abri de tout et de tous. Père et Mère lui manquaient. Elle se recroquevilla sur elle-même et serra fort entre ses doigts sa couverture.

Une odeur piquante assaillit soudainement ses narines, elle souffla vigoureusement par le nez pour la chasser, sans succès. Sa tête s’agita en un spasme de rejet avant que des larmes ne perlent. Cherchant son origine, elle approcha lentement la peau de mouton et la sentit timidement. Rien. Sa fatigue devait être plus grande que prévu, aussi se réinstalla-t -elle dans sa couche. Elle ferma les yeux et attendit paisiblement le sommeil lorsque ses questions la titillèrent de nouveau. Homme avait parlé de plusieurs groupes dans le village. Il y avait bien évidemment les guerriers et… Et qui d’autre ? Les adultes ne pouvaient en être un à part puisque les combattants en faisaient partie. Mais oui, les enfants ! Seulement, ils ne suivaient pas vraiment de ligne de conduite.

Tout ça était trop compliqué pour elle. Elle s’allongea sur le dos et étira ses jambes. Ses pieds dépassaient de la couverture. Elle la coinça alors avec ses orteils et tira du mieux qu’elle put, ne réussissant qu’à offrir son cou à la nudité. Un souffle d’exaspération filtra hors de sa bouche. La respiration lente et régulière de ses camarades de chambre ne l’aidait pas. Elle remonta la peau jusqu’au-dessus de ses lèvres, tant pis pour ses pieds. L’étrange odeur lui piqua de nouveau le nez, elle rejeta avec rage sa couverture et se redressa. Le monde se mit à tournoyer. Elle attendit quelques instants qu’il cesse de la tourmenter, cligna des yeux et ramena ses genoux vers elle pour déposer son menton. Ses questions s’acharnaient, la taraudaient, elle n’arriverait pas à dormir avant d’en avoir eu les réponses. Elle secoua la tête pour se réveiller parfaitement et se leva. Son corps se figea, une boule au ventre s’éveillant. Lorsque l’Homme disait, il fallait écouter et suivre ses paroles. Voilà ce qu’on lui avait enseigné. Et pour la première fois, elle comptait ne pas respecter cet ordre. Qu’allaient donc penser ses parents ? Était-ce une faute si impardonnable ? Tout ce qu’elle désirait était des réponses, rien de plus, rien de grave.

L’étrange odeur revint lui entêter l’esprit, recouvrant ses réflexions d’un brouillard. Le corps de Fille devint lourd et ses paupières clignèrent contre sa volonté. Elle se frotta les joues. Le sommeil l’avait finalement rattrapé. Il était plus sage de se recoucher et d’attendre le lendemain. S’apprêtant à retrouver sa paillasse, elle entendit un bruit dans la pièce principale. Quelque chose de léger, juste un pas. Elle empêcha sa tête de dodeliner. Un autre crissement. Elle se donna de petites claques pour se stimuler et concentra son regard sur le rideau qui la séparait de l’objet de sa curiosité. Fille se décida. Elle avança tant bien que mal, tout dansait autour d’elle et ses jambes ne la tenaient plus assez. Elle s’empêtra les pieds dans le corps de sa voisine et s’étala de tout son long sur ceux de la suivante. Les deux filles s’agitèrent sans se réveiller. Fille s’arrêta et les contempla un instant. Un autre bruit de pas, elle se figea, les yeux fixés sur le rideau. Des grondements sourds parvinrent à ses oreilles. Le pan de tissu trembla. Puis plus rien. Seulement le silence de la nuit. Une chouette hulula au loin. Fille voulut appeler le vieil homme ou au moins chuchoter quelques mots. Aucun son ne sortit de sa bouche, excepté un petit cri lorsque les échos de grognements revinrent. Ils étaient plus forts et plus appuyés. Elle avança à quatre pattes jusqu’à la toile et frissonna de toutes parts. Les bruits se rapprochaient tandis que des gouttes perlaient sur son front avant de venir tracer de froids sillons sur ses joues. Des spasmes l’agitèrent alors que le décor dansait autour d’elle. Ne sachant quelle folie la poussait à se comporter ainsi, elle se pencha en avant pour écouter au travers du voile. Une respiration sourde filtrait. Quelqu’un, ou plutôt quelque chose se tenait derrière. Elle entendait, paralysée, les inspirations lentes et profondes de la créature. Fille devait réagir, faire quelque chose. Elle souleva sa jambe, et retira délicatement son genou du sol. Un petit mouvement en arrière. Le regard tourné vers le bas pour garder un œil là où elle posait ses appuis, elle ne remarqua pas la main qui traversa le rideau et la saisit brusquement au col.

Une violence vive et implacable secoua son corps en tous sens, sa tête dansant d’avant en arrière. À chaque seconde, sa nuque promettait de se briser suivant un angle différent, la poigne lui frappait les clavicules et l’empêchait de reprendre son souffle. Des larmes perlèrent de ses yeux, rendant flou son environnement déjà indéchiffrable. Son caractère combatif l’avait totalement abandonné, elle n’était qu’une poupée de laine entre les griffes d’un démon. Elle ne se demanda même pas où était passé Homme, ni ce qu’était la chose qui la secouait ainsi.

L’horrible traitement s’arrêta aussi soudainement qu’il avait commencé. Sa tête tomba lourdement en avant et une main épaisse s’offrit à ses yeux, entièrement grise, semblable à de la cendre. Fille était étrangement calme. Des larmes roulèrent sur ses joues. Un léger goût salé parvint à ses lèvres. Le grondement sourd de la créature attisa un violent spasme qui la secoua de la tête aux pieds. La puissante poigne l’attira, ses jambes traînant derrière elle. Elle quitta finalement le sol et découvrit son propriétaire, de l’autre côté du tissu. Toute sa peau était de cette même teinte lugubre, il aurait pu ressembler à un homme sans l’absence de tout poil sur son corps et sa tête. Son visage terrifiant réclamait la mort. Les larmes de Fille coulaient abondamment, les yeux de la créature étaient injectés de sang. Un filet de bave s’étira à mesure que la chose qui tenait l’enfant paralysée ouvrait la bouche, les dents rouges.

Enfin, l’esprit de Fille s’éveilla, un cri d’horreur s’échappa de sa gorge endolorie et retentit dans la bâtisse. La peur avait cédé la place à l’hystérie. Elle s’agitait en tous sens, frappait aussi fort que possible le bras qui la retenait toujours au-dessus du sol. Elle hurla de nouveau à s’en brûler les poumons, réveillant ainsi tous ceux qui, quelques secondes auparavant, dormaient encore. Les trois autres filles se plaignirent un instant du bruit puis réalisèrent la situation. Fille aux prises avec un homme monstrueux, se défendant au mieux de ses maigres capacités. Elles se joignirent à son effroi en unissant leurs voix stridentes et coururent vers le mur opposé. La combativité de Fille s’illumina. Pourtant consciente de n’avoir aucune chance, elle décida de lutter. Elle gifla le visage de son tortionnaire, le roua de coups de poing, puis le repoussa en appuyant sur sa joue et son front. Furieuse, la créature la secoua et rugit à lui vriller les tympans. Le monde tourna autour d’elle, perdant toute logique. Le haut et le bas, la gauche et la droite disparurent pour ne laisser qu’un flou accablant. Son cou sans force ne pouvait empêcher sa tête de ballotter en tous sens. Son menton frappa son torse à plusieurs reprises. Lorsque tout cessa, son corps tout entier pendait dans le vide, désarticulé. Ses poumons cherchèrent de l’air en hoquets douloureux. Les cris revinrent à ses oreilles en bruits sourds, étouffés. Des plaintes en provenance de la chambre des garçons indiquèrent qu’on l’investissait. L’agitation, la peur ambiante et la sienne, voilà ce qui constituaient son univers à cet instant. Des étoiles dansaient dans ses yeux et ses bras pendaient le long de son corps, inertes.

Fille voulait réagir, elle devait réagir. Elle redressa la tête, qui tomba en avant, sans force. Ses membres se remirent à trembler, sa mâchoire claquait à un rythme effréné. Ni la douleur qui la secouait ni les glapissements de ses camarades de chambre ne l’éveillèrent lorsque la créature lui attrapa les cheveux et les tira en arrière. Elle se perdit dans son regard et se contenta de le contempler. Un vide s’était creusé dans son corps, aspirant toutes émotions, toutes traces de courage et peur, de joie et de peine, pour l’emprisonner au fond d’elle-même. Des monstres semblables à celui qui la tenait toujours entrèrent, sans qu’elle y porte un quelconque intérêt, trop hébétée. Les autres filles crièrent, implorèrent qu’on les laissât tranquilles. On les attrapa sauvagement, voila leur visage avec un sac avant de les assommer et de les emporter loin de ce que Fille avait cru être un lieu sans danger. Elle sentit son corps se déplacer contre sa volonté, ses yeux à demi-clos tournés vers la créature qui semblait sourire. Quelqu’un approcha derrière elle et inspira profondément par le nez, le long de son cou. Un dernier frisson la parcourut, avant que naisse une forte douleur à l’arrière de son crâne.

Chapitre II

Le Journal

 

Journal d’Albéus Montlointain, ancien Premier Inventeur du roi Amien Héliantheazuré de Cœur-Franc, apprenti magicien :

Fabuleuse. Y a-t-il d’autres mots pour définir comment s’annonçait cette magnifique journée ? Fantastique, digne d’un rêve. Magique. Tout était prévu pour que je passe l’une des plus extraordinaires depuis mon arrivée ici, au paradis. J’écris l’une, puisqu’il m’est difficile de mettre au second plan mon premier jour, où toute ma conception du monde s’est altérée, réorganisée. Pour le mieux, cela va sans dire.

Moi qui considérais les dieux, la religion et les prières comme d’obscurs concepts ne visant qu’à endormir l’esprit de ceux qui y prêtaient foi. Selon mes propres croyances, la magie s’avérait être l’unique explication à toutes les situations invraisemblables, à toutes les merveilles que voit paraître le monde. Les rayons du soleil frappant le lac-aux-mille-éclats pour y faire naître autant d’étoiles à sa surface, la clarté immaculée des Montagnes Blanches. Sans oublier la présence des golmirs et de toutes ces créatures fantastiques.

Comment aurais-je pu avoir moins raison ?

À ma mort, un être surnaturel, à la taille majestueuse et à la teinte dorée, m’accueillit dans une grande prairie. Avant de me rendre ma jeunesse, il me révéla la vérité. Les dieux existent bel et bien, ils règnent sur nous, et sur les vivants. Ils sont les artisans de tout ce que je connais et ai aperçu peu après. Le choc fut ardu, je dois l’avouer. Pourtant, écrire ces mots m’aide à réaliser que la magie agissait, comme je le croyais. Cependant, les religieux disaient vrai.

Toujours est-il qu’en deux jours, je découvris un nouveau monde empli de créatures aussi surprenantes que passionnantes. Les uraks et les ailes qu’ils m’ont offertes, les marklans et leur rituel d’éveil. Car oui, ici-haut, Elle règne et chacun en est détenteur. Je suis moi-même un magicien, nom d’un petit golmir, je suis un magicien !

Voilà l’une des raisons qui devaient inonder ma journée d’une joie sans limites. Après avoir entamé mon apprentissage de l’eau, mon élément prédominant, je devais me rendre à mes premières leçons sur l’air. Je ne sais que peu de choses sur ma composante dite faible, secondaire. Bien entendu, j’aurais pu rejoindre la bibliothèque et lire tous les livres à ma portée cependant, je ne désirais pas me gâcher la surprise. Sans compter que je me serais perdu dans ce puits de connaissances. Je ne me connais que trop bien, j’aurais tenté d’en découvrir le plus possible sur tous les sujets à ma portée, sans en approfondir le moindre.

En effet, qui dit nouveau monde dit nouveau savoir. Et j’ai déjà passé bien des après-midis à explorer en ce sens. Y a-t-il d’autres races au paradis que les uraks ou les marklans ? Il s’en trouvait bien une supplémentaire : les béhors. Ils se sont malheureusement éteints lors du dernier grand conflit entre nos cinq dieux et le Maudit, leur frère. Je vais devoir continuer mes recherches sur ces créatures à la puissance terrifiante. Selon les écrits, ils étaient de redoutables guerriers à la peau chitineuse et aux cornes destructrices. J’ignore cependant tout de leur civilisation. Étaient-ils aussi sauvages qu’ils le paraissaient ?

La bibliothèque est certes un puits de connaissances, mais un accès réglementé en préserve certaines. Je trouve cela fort étrange. Que peut-il bien y avoir derrière cette porte ? Des secrets sur la magie, des sorts interdits, ou peut-être des informations supplémentaires sur les espèces du paradis ?

Le droit d’entrée à cette réserve et à bien d’autres réjouissances, voilà le deuxième point qui devait illuminer ma journée. Car, comme je l’ai déjà noté précédemment, lors de ma dernière visite à la bibliothèque, hier même, un scientifique du centre de recherche et de développement m’a abordé pendant mes investigations. Ce n’était pas n’importe quel homme, il s’est présenté à moi comme étant un ancien Premier Inventeur du roi. Il m’a invité à les rejoindre, lui et d’autres sommités. Cela me donnera accès à toute la technologie du paradis et me fournira un lieu de travail où je pourrai poursuivre mes enquêtes. Et surtout, je serai alors en mesure de côtoyer mes prédécesseurs. Quel bonheur !

Du moins, est-ce ce que je crus. Je ne devrais pas être si négatif, tous ces aspects de ma journée se sont parfaitement déroulés, bien que d’autres, fâcheux, soient venus la ternir.

Deuxième entrée :

J’ai préféré prendre un peu de temps avant de continuer mon récit. Cette dernière note aurait entaché ce que je désirais écrire.

Ainsi, commençons par le commencement. Mon réveil semble être un bon départ. Ou plutôt, la nuit qui l’a précédé. Elle me parut, bien entendu, longue et fut entrecoupée de rêves de magie. Je pense que mon esprit a tenté d’imaginer ce qui serait à ma portée une fois mon élément secondaire maîtrisé. Serais-je véritablement capable de créer et de contrôler des tempêtes ? Faire naître une tornade au creux de ma main sera-t-il possible ? Et si oui, en aurais-je l’utilité, ou plus simplement, la volonté ? Ces interrogations devaient trouver une réponse dans la matinée même. Mais cette réflexion isolée troublait mon sommeil. Je n’avais aucune envie d’attendre si longtemps. Quoique, si l’on songe à la question sous un autre angle, voilà précisément ce qui excitait mon empressement et rendait si important mon début de journée.

Ces rêves de magie ne furent pas les seuls à me perturber. Bien entendu, je me vis à de nombreuses reprises tenter de pénétrer dans le centre de recherche et de développement, sans jamais parvenir à en franchir le seuil. L’homme qui m’a interpellé dans la bibliothèque m’a dit de rejoindre le troisième étage de l’académie. Une porte marquée d’un symbole particulier m’y attendra. Trois coups sur le bois, puis deux et l’énonciation de son nom me l’ouvriront. Mes songes m’ont donc mené au troisième palier, où tantôt le couloir se prolongeait à l’infini, tantôt il s’y trouvait des dizaines et des dizaines de portes rehaussées d’un insigne chaque fois similaire, et jamais identique à celui sur le feuillet fourni par le scientifique.

Pourtant, le plus troublant de mes rêves ne fut pas ce dernier. Je me revis, vieux, plantant en cercle des bâtons où trônaient des cristaux violets. J’ignore toujours ce que cela signifie. Une importance particulière doit se cacher derrière. Cette fiction semble si réelle, et elle se répète. Peut-être existe-t-il un livre sur l’explication des illusions nocturnes. Je devrais m’y atteler.

Bien que ma nuit fût agitée, je parvins à me réveiller sans mal. Quel bonheur de retrouver la force de la jeunesse ! Je pris donc un petit-déjeuner rapide et m’empressai de rejoindre l’académie. Après réflexion, j’avais conclu de partir tôt pour me présenter au centre de recherche et de développement avant ma première leçon de magie de l’air. Ainsi, je devais vérifier si ce couloir était vraiment sans fin. Sans crainte d’être dérobé, et quelque peu fainéant à l’idée de descendre l’escalier, je m’approchai de ma fenêtre, bien décidé à m’envoler en la laissant ouverte. Et quelle surprise j’eus de découvrir une poignée de l’autre côté, servant à refermer derrière soi. Il faut croire que je n’étais pas le premier ni le seul à préférer cette voie de sortie. Cependant, une fois dehors, l’exercice se montra fort dangereux pour un novice comme moi. À plusieurs reprises, je heurtai le mur avec mes ailes et me rattrapai de justesse aux diverses aspérités à ma disposition. J’abandonnai l’idée, en espérant que le verre ne se briserait pas en cas de coup de vent malencontreux, et m’envolai pour de bon.

À quel spectacle j’assistai alors. Le soleil levant enflammait le ciel. Des filaments écarlates se mêlaient aux ondulations paresseuses des nuages jaunes ou orangés. Le contraste avec la clarté timide du jour naissant me saisit. Quelques touches ici et là de ce bleu pâle s’unissaient aux ombres célestes encore présentes. Et cette sphère d’un rouge profond s’élevait et étendait petit à petit son règne sur un nouveau jour. J’aurais aimé profiter plus avant de toute cette beauté, cependant l’empressement et l’excitation de rejoindre tous ces savants m’en empêchèrent. Je descendis donc dans l’allée de l’académie, fièrement surveillée par ses cinq statues et son socle vide. Cette absence reste encore un mystère à mes yeux. De qui manque-t-il la représentation ? Homme, femme, béhor, marklan… Tant de possibilités. Ou alors, elle attend simplement quelqu’un d’assez digne. Je vais devoir me renseigner. Mais d’abord, les inventeurs ! Refrénant ma hâte, je me forçai à calmer le pas. Je dois dire que malgré mon corps jeune, je conserve parfois des peurs de vieil homme. Ces absurdités n’ont plus lieu d’être. Penser constamment à une possible mauvaise chute n’est plus de mon âge, si je puis dire. À peine éveillé, le bâtiment n’abritait pas encore son flot habituel d’apprentis magiciens. Ce fut donc sans mal et plongé dans un silence de circonstance que je gravis les trois étages. Ce palier m’était jusque-là inconnu, pourtant, je ne fus nullement perdu tant il ressemblait aux deux autres. Un rapide coup d’œil autour de moi et je repérai l’objet de mon désir. Mon cœur battait à tout rompre, si fort que même les quelques étudiants du rez-de-chaussée devaient l’entendre. Enfin, presque à portée de main, se trouvait un nouvel univers de savoir et de découvertes. Et cette fois, le couloir ne sembla pas s’allonger tandis que mes pas me guidaient vers l’unique porte frappée d’un blason.

Fébrilement, je passai mon doigt sur le cercle qui entourait trois triangles au sommet tourné vers une étoile centrale. Mes idées se bousculaient, devais-je souffrir de tremblements de doute ou bien d’excitation ? Je savais que derrière ce cadre de bois travaillaient des hommes aux connaissances surpassant les miennes. Pourtant, si je considère la situation sous un autre angle, leur savoir sera bientôt mien. Nom d’un petit golmir, un frisson parcourut mon dos en y pensant. Je me trouvai donc face à cette porte et, me remémorant le rituel, je frappai trois fois, puis deux et déclarai tout haut :

« Enthème Hautzéphir »

Et rien, absolument rien ne se produisit, bien que j’attendisse un long instant. Je réitérai l’opération à trois reprises avant de baisser les bras. Je me maudis. Avais-je oublié la marche à suivre ? Avaient-ils changé d’avis me concernant et avaient-ils décidé de ne jamais m’ouvrir ?

Je tournai alors les talons, quelque peu découragé, même si au fond de moi brillait une lueur, je savais que je n’abandonnai pas. D’autant qu’en descendant les escaliers pour rejoindre le groupe qui devait se former pour apprendre, et avec qui devait se dérouler notre enseignement, je réalisai combien mon arrivée avait été précoce. L’espoir renaquit en moi. Dès la fin de ma leçon, je retenterai de contacter les scientifiques du paradis. Mon esprit se recentra. Bien que ma hâte de remonter fût grande, une autre découverte m’appelait.

Ainsi, je trouvai en tout et pour tout une trentaine de personnes, dans le hall de l’académie. Certains me regardèrent d’un air enjoué. Sans doute avaient-ils suivi mes aventures par le biais du célèbre Armès. Je peine toujours à croire que tant d’anges furent fidèles aux spectacles de ce barde. Je ne nie aucunement son talent. J’y ai moi-même été confronté de mon vivant. La plus récente date de mon dernier voyage, ce soir dans l’auberge La Marmite Bien Emplie. Le Conteur de Vérité s’est montré à nous, porteur de son étrange masque, pour nous faire passer l’un des plus fabuleux instants de notre vie. Cela étant, comment a-t-il su passionner les foules en contant l’histoire d’un vivant qui recherche la magie ? Ces gens en sont imprégnés. La preuve, comme moi, ils viennent l’étudier.

Une femme s’avança tandis que je rejoignais le rassemblement en saluant ceux qui m’interpellaient silencieusement. Elle nous expliqua que nous serions séparés en deux groupes. L’un, le mien, devait accompagner Kolle Fébian, fils de Fébian III et l’autre, madame Longuevue qui, j’en suis convaincu, devait voir à une distance certaine. Ses yeux sombres allaient et venaient en mouvements calmes et observateurs. Comme en de trop rares occasions, elle avait hérité des traits qui avaient donné son nom à sa famille lorsqu’elle avait atteint la noblesse cœur-françoise.

Selon un appel, les groupes furent fondés. Sans préambule, Kolle Fébian, fils de Fébian III, comme il insista pour que nous l’appelions, nous demanda de le suivre. Au vu de son nom et de son titre, le doute n’est pas permis, cet homme tient son origine des Cités-Franches. Suite à la Guerre Pourpre, ces gens ont abandonné leur ancien patronyme pour transmettre à leurs enfants leur prénom. Déclarant ainsi qui a lutté contre les lois du roi. Cela me paraît d’autant plus surprenant en sachant que la ville émergente de ce conglomérat de villages porte un nom si proche de celle de leurs ennemis d’autrefois : Cœur-Franc, la blanche citadelle.

Arrivés dans la salle, nous choisîmes une place et nous nous installâmes. Dès lors, je compris que mon professeur ne serait pas aussi passionnant et patient que madame Blenchke, notre enseignante en matière de magie aquatique. Tout en lui me fit penser à un rapace. Habituellement, je n’ai rien contre ces oiseaux. Mais lorsque cet homme contempla l’assemblée de son regard, je fus convaincu que nous étions ses proies et qu’il ne tarderait pas à fondre sur nous. Ses sourcils longs et grisonnants formaient comme deux plumes aux extrémités extérieures. Son visage saillant, son nez droit et fin et ses yeux sombres renforçaient davantage ma réflexion. Et au vu de l’attitude de mes voisins, je ne fus pas le seul à redouter nos leçons.

Les premiers instants passés, les présentations achevées, je me surpris à voir disparaître mon appréhension. Bien que strict et distant, monsieur Fébian possède un savoir immense et une envie de le partager aussi profonde que madame Blenchke. Il a cependant instauré un fossé entre ses élèves et lui dès le départ, comme pour signaler qu’il est notre professeur, et que nous lui devons le respect dû à sa position. Je dois reconnaître que ce n’est pas absolument déplaisant. Certes, nous étions moins détendus que lors de mes leçons de l’eau, toutefois, je trouvai l’apprentissage d’un grand intérêt.

De même que mon élément fort, celui-ci possède un pouvoir caché qu’il est nécessaire d’étudier et de travailler si l’on veut le comprendre, s’en imprégner et révéler notre potentiel. Bien sûr, nous n’atteindrons pas la puissance d’un maître en la matière. Jamais nous n’accéderons aux mêmes sorts que ces derniers. Enfin, ne changeons pas de sujet. Je dois me concentrer. Nom d’un petit golmir, d’abord l’eau et maintenant le vent ! Quelle vie extraordinaire. Ma chère Alénor, comme j’aimerais partager cela avec toi. Passons. Ainsi, cette fameuse force passive est en réalité double. D’une part, elle se rapproche de l’idée initiale que l’on peut se faire d’un souffle. En effet, cette habilité apporte vivacité de corps et d’esprit. À force de travail, les réflexes s’aiguisent, les muscles réagissent en un délai plus court que la moyenne. Et les détenteurs du vent analysent une situation et en tirent des conclusions très rapidement. Voilà qui est déjà fort intéressant, cependant j’aimerais insister sur l’autre aspect de cette magie.

En effet, il permettrait d’autre part de ressentir quand les gens mentent. En effet, pour le comprendre, il faut savoir que Galik, la déesse correspondante, est aussi celle de la justice. C’est elle qui sonde le cœur des morts pour leur autoriser ou non l’accès au paradis. C’est du moins ce que m’annonça monsieur Fébian. Je me renseignerai sur la question et, même si cela me dérange un peu, en apprendrai plus sur la religion.

La leçon se poursuivit, notre professeur ne mentionna pas davantage les possibilités que pouvait nous offrir notre élément secondaire. Je pense qu’il considère que si nous nous y intéressons réellement, il n’a nullement besoin de nous faire miroiter les merveilles dont nous serons capables. Et il a raison. Cela dit, je dois bien reconnaître ma déception. Quelles aptitudes développerai-je ? Des objets voleront-ils grâce à ma conscience, me muerai-je en un souffle invisible ? Toutes ces possibilités sont peut-être à portée de main.

Du moins l’ai-je cru avant que monsieur Fébian ne nous explique l’exercice qui devrait nous mener vers l’utilisation de la magie du vent. Pour la pratiquer, nous devions d’abord comprendre son essence, sa source. Jamais je ne m’étais imaginé qu’appréhender l’air pouvait être si ardu. D’ailleurs, ma tête commence à me faire souffrir. Je pense que j’ai trop travaillé sur mon nouvel élément et mon corps exige du repos. Je peine à me convaincre d’arrêter cependant, il serait plus sage d’agir ainsi. Inutile de me forcer, cela ne ferait qu’aggraver ma douleur. D’autant plus que je pourrai reprendre mon récit d’ici peu. J’ai encore tant à écrire. L’exercice, la terrible nouvelle et ma rencontre avec les scientifiques du paradis. Non, je ne peux finir ainsi. Si, des tambours se sont éveillés dans ma tête. Je crois bien qu’il est temps.

Chapitre III

Les îles du Pic Ardent

 

Difficile d’en être sûre, tant le nuage masquait la lumière du jour, mais le soleil devait se coucher, plongeant la grotte dans l’obscurité. Ainsi abandonnés, Fille et les autres enfants se trouvaient dans une situation pire encore que celle où ils s’étaient réveillés, tôt dans la matinée. Le froid et l’humidité avaient imprégné ses vêtements, la glaçant jusqu’aux os. Un nouveau frisson la parcourut, dressant ses cheveux blonds. Elle n’y prêta pas grande attention, ou elle ne s’en rendit pas compte ; tout son corps tressaillit de peur. Assisse, les mains jointes et la tête enfouie entre ses genoux remontés tout contre elle, l’esprit de Fille s’était éteint. Les hommes à la peau grise s’agitaient non loin d’eux, dans une sorte de danse rituelle, et le premier enfant qui avait le malheur de se faire remarquer se voyait attrapé par les pieds, et tiré jusqu’à leur ronde. Ni les cris ni les pleurs ne les arrêtaient. Ainsi transformé en poupée de chiffon, les créatures le redressaient tant bien que mal avant de le repousser de l’une à l’autre. Une fois lassées du jeu, elles le ramenaient au groupe et le défiaient en rugissant.

Fille plongea plus loin encore entre ses jambes, elle se faisait plus petite à chaque seconde. Son dos, appuyé contre un rocher pointu, tremblait. La douleur n’était certes rien en comparaison de la peur, pourtant elle l’élançait à chaque hoquet qu’elle ne pouvait enfouir au fond d’elle-même. Elle eut une pensée pour Garçon. Réfugiée ainsi, elle ne savait rien de lui. Allait-il bien ? Avait-il été de ceux pris par la ronde infernale ? Les dernières nouvelles ne différaient pas des autres : des monstres l’avaient réveillée en pleine nuit pour l’emporter dans cette grotte au milieu de la mer Blanche. Les adultes leur avaient toujours interdit de sortir du village, le monde n’était pas pour eux. Fille n’en savait rien, ni pourquoi ce tabou ; enfermée dans le cocon créé par ses parents, elle ignorait tout. Nulle menace, nulle peur, pas même la moindre idée sombre. Ils ne lui avaient jamais parlé des dangers extérieurs, au point qu’elle ne connaissait pas réellement le sens de ce mot. Maintenant, elle le découvrait et elle tremblait. Prends garde à tes désirs Fille, tu pourrais les assouvir. Homme avait raison.

Une larme perla le long de sa joue, elle renifla et la refoula, pressée par l’effroi. Elle crut en sa réussite pendant un instant, jusqu’à ce qu’une main froide et griffue lui attrape la cheville et la tire brusquement sur le sol rocheux. Sa tête heurta une pierre sous l’effet de la surprise, des lucioles dansèrent devant ses yeux.

La peur éveilla une étincelle de vie. Fille ne pouvait pas se laisser aller ainsi, les bras traînant dans son sillage. Ses yeux s’ouvrirent en grand et elle se tourna vivement. De ses membres meurtris, elle rechercha toutes les prises à sa portée. Ses doigts se faufilèrent dans un interstice, et se crispèrent de toutes leurs forces. Le démon grogna sa surprise alors que Fille résistait. Bientôt il se mit à tirer plus fort, jusqu’à ce que Fille sente ses jambes et son ventre se détacher du sol. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, la créature sembla s’amuser de sa robustesse, du moins pendant un instant. La prise sur la cheville de Fille s’accrut au point de la faire souffrir et le monstre força tant qu’elle lâcha. Un cri de douleur s’échappa de ses lèvres tremblantes lorsque son corps retomba sur la pierre. Elle continua toutefois ses efforts désespérés. Un gain de temps avant que ses tortionnaires jouent avec elle était tout ce qu’elle souhaitait. Après cela, elle n’aurait plus qu’à se laisser faire, à subir leur violence, et attendre la fin du cauchemar. Elle le savait, tout comme elle avait conscience que cela revenait à abandonner.

Son menton se cogna lorsque la créature tira d’une sèche et dernière saccade. Elle n’eut guère l’occasion de souffler, une main attrapa sa tête tournée vers le sol, et la souleva lentement par les cheveux. La sensation que sa peau s’arrachait effaça toutes les autres douleurs. Essayant de l’apaiser, Fille agita ses bras en arrière et trouva une prise sur le poignet de son tortionnaire. Elle banda ses muscles pour éviter qu’il y ait trop de distance entre son crâne et sa lugubre destination.

Tout s’arrêta aussi brusquement que cela avait commencé. Elle réalisa que le démon l’avait relevée, que le supplice ne saurait tarder. Une larme perla. Rageusement, elle la sécha de sa manche. Bien que terrorisée et parfaitement consciente de sa situation, elle n’avait aucunement l’envie de leur donner une telle satisfaction. Un homme gris approcha, elle ferma les yeux et baissa la tête, plus totalement sûre de sa détermination.

Un bruit claqua en se répercutant dans toute la grotte, comme un éclair fendant le ciel avant l’orage. Toujours renfermée en elle, Fille se roula en boule. De ses coudes repliés et rendus douloureux par l’effort, elle se protégea tant bien que mal le visage. Un deuxième coup rompit le silence. L’agitation, accompagnée d’une certaine folie s’ensuivit. Les créatures émirent des cris empreints de haine et de peur, Fille fut lâchée et s’écroula sur le sol rocheux. Elle entendit des bruits de course, puis plus rien. Seuls ses propres hoquets et les gémissements des autres enfants rompaient le silence. Elle profita quelques instants de ce calme, les mains serrées autour de ses épaules, essayant de retenir leurs tremblements. Quel tour pouvaient encore lui jouer les démons à la peau de cendre ? Cette paix soudaine pouvait aussi bien annoncer les prémices d’un nouveau supplice. Ils voulaient la convaincre de leur départ avant de la torturer à nouveau. Une goutte heurta bruyamment le sol, faisant sursauter la jeune fille qui se renferma plus profondément en elle. Ses poings fermés vinrent se coller contre ses tempes, ses yeux ne devinrent plus que deux fins traits encadrés de plis. La crainte brûlait son ventre.

Pourtant, le silence relatif se prolongea jusqu’à ce que son envie de vivre refasse surface. Suffisamment au moins pour lutter contre sa peur et son anéantissement, et éveiller un espoir insensé. Et s’ils étaient réellement partis ? Se renfermant, Fille rêva de liberté, de ses parents et de son village. Cependant, entre elle et cette paix retrouvée, la promesse de mort qu’engendrait la mer Blanche l’assaillit. Ce tapis de neige sans fin avalait les fous qui s’y lançaient. Seuls les braves guerriers la défiaient. Pourtant, cette voie lui apparaissait comme l’unique chance de survie. Et Fille refusait de rejeter cette possibilité. La vie battait trop fort dans son cœur. Elle ne savait pas où elle se trouvait ni dans quelle direction se situait son village, mais mieux valait s’enfuir et périr dans l’étendue immaculée que d’attendre ici le retour des monstres.

Aussi décidée qu’elle pouvait l’être, elle se redressa, bien trop lentement à son goût. L’engourdissement alourdissait son corps. Le doute l’envahit soudain. Les hommes gris étaient peut-être encore présents. Ils devaient sans doute guetter quelque part qu’elle se mette à avancer pour lui sauter dessus, et la dévorer. Un violent tremblement la parcourut des pieds à la tête à cette idée, ses genoux claquèrent avant de céder. Ils ne la portèrent plus. La douleur qu’elle ressentit lorsqu’ils rencontrèrent le sol lui fit serrer les dents et ouvrir les yeux.

L’humidité et l’obscurité régnaient toujours. Pourtant quelque chose avait changé, une lueur rouge orange imprégnait le fond de la grotte, où les enfants étaient regroupés. Encore visible sur leur visage, la peur dominait, paralysant leur faible corps, bien qu’une forme de surprise mêlée d’une nouvelle inquiétude alourdissait l’atmosphère. Fille se fit violence pour ne pas sombrer dans la même léthargie que ses compagnons. Au hasard, son regard croisa celui de Garçon, il était là, vivant. Il n’avait pas totalement succombé. Sans trop savoir comment ni pourquoi, une certaine force qu’elle croyait perdue lui souffla de ne pas abandonner. Ses tremblements ne cessèrent pourtant pas. Délicatement, elle redressa un genou, y posa ses deux mains et puisa dans ses réserves pour se relever d’un coup. Le froid et la peur courbaient son dos, elle fourra ses doigts dans sa tunique mouillée.

Désormais, le rouge enflammait les profondeurs, mille étincelles dansaient sur les parois luisantes. Le son cristallin d’une goutte s’échappant d’une stalactite sembla ralentir le temps, figeant l’instant dans un présent sans futur. Nul ne bougeait, seules les respirations saccadées rappelaient où les enfants se trouvaient et ce qu’ils avaient vécu. Finalement convaincue que le pire était derrière eux, Fille rassembla assez de courage pour se tourner vers la sortie. Elle tressaillit en apercevant une ombre masquant les rayons du soleil couchant. Un homme se tenait entre elle et la liberté. Elle ne voyait rien de lui si ce n’était qu’il portait un lourd bâton, et qu’un grand sac attendait à ses côtés. Il se dirigea vers elle, le bois frappant le sol. Le bruit se répercuta en longs échos et elle comprit. C’était cela qui avait fait fuir les créatures à la peau de cendre.

Fille fit un petit pas en arrière tandis que l’ombre approchait. Sa silhouette se précisa jusqu’à ce que l’ornement de son sceptre se dessine. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise. Un croc de loup tanguait au bout d’une chaîne, une plume dansait mollement à la deuxième et une bille d’ambre brillait sur la troisième. Ne se retenant plus, ne pensant même pas à un possible piège, elle courut vers son sauveur. Les larmes coulaient à flots le long de ses joues, un large sourire étirait ses traits, et elle continuait, heureuse d’enfin pouvoir sortir.

« Cela suffit ! »

L’ombre frappa le sol. Elle se tenait droite et inébranlable malgré la maigreur de ses membres.

Fille faillit chuter en s’arrêtant, trop abasourdie par cette soudaine violence. Aucune erreur n’était pourtant possible, ce bâton, cette peau de loup qui couvrait ses épaules nues et cette barbe, ce ne pouvait être qu’Homme.

« Rejoins les autres ! »

Sa voix avait toujours été douce et apaisante, voilà qu’aujourd’hui une puissance effrayante en émanait.

Le shaman s’avança à pas rapides, ses yeux brûlants de colère foudroyaient Fille jusqu’aux os. La lueur d’espoir qui l’avait envahie l’abandonna définitivement, son corps se remit à trembler tandis que ses jambes reculaient, l’une après l’autre. Sa volonté s’était essoufflée, son esprit, éteint. Ses pieds rencontrèrent ceux d’un enfant, la faisant trébucher et lourdement tomber. Sa tête heurta violemment le mur, lui offrant pendant quelques secondes une vision emplie de lucioles blanches. Elle agita les bras pour les chasser avant de se secouer. Une vive douleur à l’arrière de son crâne fut tout ce qu’elle obtint.

Le bruit du bois heurtant la roche réveilla ses sens. Homme assemblait bûches, brindilles et feuilles sèches près de l’entrée pour faire un feu. Il plaça le surplus de sa réserve non loin de lui. Ainsi, il avait prévu de rester ici quelque temps. Fille n’arrivait pas à décider si cela était bon pour elle ou non. Les hommes gris avaient eu peur de lui et s’étaient enfuis en l’apercevant. Allaient-ils revenir en force pour chasser Homme ? Ou était-il un mal bien plus grand encore, une nouvelle épreuve à surmonter ? D’ailleurs, d’où avait-il sorti ce tas de bois ? Fille avait d’abord été tellement soulagée de retrouver un visage familier, même ainsi plongé dans l’ombre, qu’elle n’avait pas vu que le shaman portait un sac derrière son dos. Les premiers crépitements du feu redonnèrent du courage aux autres enfants.

« Approchez », dit simplement Homme.

Tremblants et chassant leurs larmes, les enfants se levèrent d’abord doucement avant de rejoindre presque en courant les flammes qui dansaient et réchauffaient l’atmosphère. Toute la journée ils avaient vécu dans le froid et l’humidité, et la nuit naissante ne devait pas les aider. Aussi, la moindre source de chaleur semblait vitale.

« Stop ! », hurla soudain Homme.

Tous les enfants cessèrent de bouger, frappés par le doute et la violence, comme Fille l’avait été quelques instants plus tôt.

« Vous devez comprendre l’étendue de la signification de ce feu avant de pouvoir vous y réchauffer. »

Sa voix était redevenue calme et profonde, comme chaque fois qu’il expliquait le sens d’un mot, d’un objet ou de la vie. Ce fut justement ces mots qui convainquirent Fille de rejoindre les autres, à pas lents et mesurés. Les lèvres d’Homme s’étirèrent d’un léger sourire. Elle se figea un instant, car les flammes dansantes dessinèrent un voile effroyable sur le visage du vieil homme. Une ombre creusait ses rides. Ses muscles fins et secs apparaissaient aussi gris que ceux ronds et lourds des créatures. Il la regarda dans les yeux avec une douceur et une force qu’il était seul à posséder, puis ouvrit les bras en un geste accueillant. Comme s’il avait compris les craintes de Fille, il ajouta :

« Ils sont partis. »

Ces trois mots, simples et sincères, rompirent les derniers remparts que la peur avait bâtis dans le cœur de l’enfant. Elle rejoignit les autres, emplie d’une confiance nouvelle.

« Bien, je suis heureux de tous vous revoir les enfants, sains et saufs. Ashtun vous a donc jugé aptes à entrer dans le vrai monde », ajouta-t-il pour lui-même.

Ses yeux se perdirent dans les ondulations des flammes. Ses lèvres s’agitèrent, Homme entonna un chant sourd que nul autre que lui ne comprenait. Les enfants le contemplaient en silence, immobiles, ainsi qu’il le leur avait dit. La chaleur du feu commençait à les lécher sans toutefois les réchauffer. Tous mouraient d’envie de s’en approcher, de tendre leurs mains ; le froid qui s’était infiltré au plus profond de leur être luttait contre la faible lueur des flammes, ne lui laissant aucune chance de reprendre du terrain. La seule autre manière qu’ils avaient pour se revitaliser se limitait à bouger et se frictionner bras et jambes. Ils le savaient, pourtant tous respectaient une certaine immobilité, seulement rompue par de violents spasmes.

Fille se détourna de ses camarades avec un dernier coup d’œil pour Garçon, et plongea son regard dans le feu. Dès lors, la danse enivrante des flammes l’hypnotisa. Ce sentiment étrange n’était pas néfaste. Ce n’était pas qu’elle ne pouvait pas s’en détacher, non, elle ne voyait simplement rien d’autre à faire. Ce ballet, uni au chant doux et obscur d’Homme et aux crépitements des braises, n’avait rien de comparable. Si ce foyer qu’elle contemplait ne pouvait la réchauffer, celui qui grandissait en elle remplissait parfaitement ce rôle. Il n’était qu’une petite boule écarlate dans son ventre. Le rythme de la mélodie gutturale s’accéléra et son feu intérieur s’agita, les langues rougeoyantes s’allongèrent pour envahir son corps. Le froid et l’humidité, qui jusque-là imprégnaient sa chair, s’enfuirent devant cette puissance implacable. Sans avoir besoin de regarder ceux qui l’entouraient, elle sut qu’ils ressentaient aussi ce brasier. Sa présence se faisait plus vive en elle, plus forte. Ils étaient désormais unis. Unis par une même souffrance, celle de la peur des êtres gris, de la solitude. Et unis par cette source ardente qui nourrissait leur cœur.

Ses poings se serrèrent, ses épaules se redressèrent. Fille se trouvait de nouveau sûre d’elle, inébranlable. Une profonde inspiration la sortit doucement de sa transe et elle ouvrit les yeux. Homme chantait toujours de l’autre côté. Elle le contempla d’un regard nouveau, il n’était plus seulement celui qu’il fallait écouter et respecter. Elle croyait enfin comprendre pourquoi ce vieil homme était si spécial. Son attention se reporta sur le brasier. Il sembla soudainement agité d’une volonté propre, son allure n’avait plus rien de gracieux. Désormais, il se mouvait de droite et de gauche par saccades. Le feu vivait. Cette révélation lui apparut comme une évidence, tandis qu’un visage se dessinait au gré des flammes. Pas de manière nette. Au fond, Fille n’était pas sûre de bien en voir un, au contraire de ces disques ardents qui la jaugeaient. Ses jambes fléchirent et, comme les autres enfants, elle s’agenouilla, rendant grâce au mystère. Un grondement retentit, la faisant sortir de sa torpeur. Elle voulut se lever et stopper Garçon qui, déjà debout, avançait vers le feu. La suite se passa si vite qu’elle ne put même pas cligner des yeux. Les flammes s’agitèrent une dernière fois, crachant une gerbe qui s’étala sur le plafond de la grotte. Puis plus rien. Le calme inonda l’environnement.

« Garçon, toi qui as entendu sa voix, rejoins-moi. »

Fille avait oublié jusqu’à l’existence d’Homme. Elle regarda incrédule son ami obéir.

« Les autres, vous pouvez maintenant vous approcher. Vous avez mérité votre place dans le vrai monde. »

Homme attendit que tous s’exécutent avant de poursuivre.

« Mes enfants, dit-il avec douceur, Ashtun vous a jugé en âge de le servir. Vous êtes désormais assez grands pour entendre la vérité, et lever le voile sur tout ce qui vous a été caché. »

Homme marqua une pause et les regarda tour à tour, chacun devait comprendre la gravité et l’importance du moment.

« Il est temps pour vous de devenir mature. »

Cette simple phrase éleva des murmures autour de Fille qui, comme les autres, était perdue. La veille encore elle s’apprêtait à s’endormir, la tête pleine de questions, et cette nuit, elle allait devenir une adulte, abandonnant son nom de Fille et acquérant celui de Femme.

« C’est bien plus que cela, Fille. »

La surprise de l’enfant le fit sourire.

« Une fois adulte, vous deviendrez quelqu’un, chacun d’entre vous sera une personne à part entière. Vous n’existerez plus comme Fille ou Garçon, mais comme un être du village. Vous ne serez plus sous la protection de vos parents, vous vivrez et mourrez pour Rak Natar et tous les jaelks. Et pour cela, il vous faudra un nom. »

Fille comprenait de moins en moins ce qu’Homme disait. Elle balaya la salle des yeux à la recherche d’une quelconque réponse, peut-être la signification du dernier mot du shaman. Personne ne lui avait parlé d’une telle chose avant. Au village, les gens se définissaient par ce qu’ils étaient, pas par un nom. Elle ne savait pas non plus ce qu’était Rak Natar, ou les jaelks. Le monde des adultes était très différent de celui qu’elle avait connu, rempli de dangers, d’énigmes et de noms.

« Nous vous avons jusque-là caché bien des vérités pour vous protéger de ce qui vous entourait. Il est désormais temps pour vous de les affronter et de devenir des adultes. Vous avez déjà effectué les premiers pas en découvrant la peur, l’humilité et l’existence d’êtres qui vous sont supérieurs, je suis fier de vous les enfants. »

Il regarda une nouvelle fois chacun d’eux avec une certaine bienveillance.

« Écoutez-moi bien, ces créatures à la peau de cendre qui vous ont arrachés à votre ancienne vie, et menés ici, ne sont pas de simples humains. L’un d’entre eux veille sur nous et nous protège depuis le cœur même de la montagne de feu, sur cette île. Il est notre dieu, Ashtun. Nous lui devons respect et obéissance, car il peut se montrer aussi bon envers ceux qui le vénèrent que destructeur et implacable envers ses ennemis. Ainsi, l’un de vos premiers devoirs en tant qu’adulte est d’admirer et d’honorer Ashtun, l’esprit du feu. Ce soir, il vous a fait un don, celui de résister à cette terre de froid et de glace, cette terre où nous avons été chassés ! »

Homme soupira et plongea ses yeux dans les flammes.

« Ah, mes enfants, j’ai tant d’histoires à vous conter. Commençons, le reste suivra. »

Le cœur de Fille battait à tout rompre et son âme bouillonnait d’une rage violente. Ainsi, il existait une terre, plus grande, plus verdoyante et plus accueillante, où ses ancêtres vivaient autrefois, en paix. Et, sous prétexte d’être un peuple libre, des hommes couverts de métal les avaient massacrés et chassés de cette vie, les envoyant mourir sur cette île tapissée de neige et de glace. Parmi ceux qui survécurent à leur attaque, beaucoup sombrèrent pendant la traversée de l’eau salée, d’autres périrent par le froid et la rudesse du climat. La terre était trop dure pour y planter les quelques graines qui avaient pu être emportées, ceux qui maîtrisaient le savoir de la construction se raréfiaient, et peu résistèrent jusqu’à pouvoir s’abriter sous un toit convenable. La fin des jaelks avait été proche. Ce fut alors qu’un murmure se fit entendre au fond d’eux, un murmure impérieux, qui les poussa à quitter le peu qu’ils possédaient enfin. Ils cherchèrent celui qui les appelait. Cet exode leur coûta une nouvelle fois, des hommes et des femmes tombèrent de fatigue et de froid, abandonnés par leurs frères et sœurs à bout de forces. Ce fut le prix à payer, la voix ne leur laissa pas le choix, seuls les plus forts méritaient de survivre. Ce qu’ils virent alors au bout de leur périple amorça leur résurrection.