La Hollande pittoresque : Les Frontières menacées - Henry Havard - E-Book

La Hollande pittoresque : Les Frontières menacées E-Book

Henry Havard

0,0

Beschreibung

Extrait : "Le temps n'est pas encore bien éloigné où il suffisait de franchir les frontières de notre France pour passer aux yeux du public pour un hardi explorateur. Il y a trente ans, les excursions de Théophile Gautier en Espagne, de Paul de Musset en Italie, de Victor Hugo sur les bords du Rhin, prenaient les proportions d'un voyage à la découverte. On relisait le Voyage sentimental de Sterne et l'on s'intéressait aux Zigzags de Töpffer."

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 555

Veröffentlichungsjahr: 2015

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



EAN : 9782335043020

©Ligaran 2015

À MADAME LA BARONNE Henriette

S. DE CONSTANT-REBECQUE

À LOOSDUINEN

Combien vous avez dû, pendant les longues heures de la solitude, me maudire de vous avoir dérobé votre mari, et de l’avoir entraîné vers ces provinces lointaines si rarement parcourues !

Peut-être me pardonnerez-vous, quand vous saurez quel but je me proposais et comment nous l’avons atteint.

Je vous devais, en tout cas, un compte exact de nos gestes.

Acceptez donc ce petit livre. Il renferme le fidèle récit de notre longue excursion. C’est pour cela que je vous l’offre et aussi comme un témoignage public de ma respectueuse amitié.

Henry Havard

Paris, 28 mars 1876

À Monsieur Henry Havard, à Paris

Monsieur,

En écrivant votre Voyage aux Villes mortes du Zuiderzée, vous avez rendu un service à la géographie.

Ce n’est pas seulement dans les contrées encore inexplorées du globe que la science a des découvertes à faire. Partout où il y a des beautés de la nature à admirer ou des œuvres de la civilisation à comprendre, il y a place pour une étude digne d’intéresser le savant et pour un livre capable d’instruire le lecteur.

Vous l’avez compris, et par une forme familière, facile, spirituelle, vous avez su rendre non seulement accessible à tous, mais agréable la connaissance d’une côte si riche autrefois, déchue aujourd’hui, et dont les villes, quoique bien voisines de notre propre territoire, n’étaient guère mieux connues avant votre publication que ne le sont celles de l’intérieur de l’Afrique. Vous avez, par votre talent de narrateur, fait revivre ces « Villes mortes », comme vous les appelez : les longues et consciencieuses recherches d’érudition qui servent de fonds à votre travail et que vous vous appliquez à dissimuler sous un style enjoué, nous garantissent que vous les avez bien fait revivre telles qu’elles étaient. Même dans les Pays-Bas et jusque sur les bords du Zuiderzée, beaucoup de lecteurs néerlandais ont fait certainement avec vous, comme les Français, un véritable voyage de découverte.

Le succès de ce premier ouvrage était un engagement que vous contractiez vis-à-vis du public : vous deviez lui faire connaître le reste d’un pays que vous connaissez si bien. Vous acquittez aujourd’hui une partie de la dette en publiant « les Frontières menacées ».

Le sont-elles ? C’est le secret de la politique. La sagesse conseille aujourd’hui à toutes les grandes nations de l’Europe une politique de paix. Si la sagesse n’est pas toujours la conseillère la plus écoutée de la politique, un manuel classique, quelque distingué qu’en soit l’auteur (et M. Daniel est assurément un géographe très distingué), ne saurait pas non plus être pris pour le confident de ses secrets. Ce qui est certain, c’est que les frontières dont vous parlez sont peu explorées, et que ces contrées méritent d’être plus connues. Elles ont fait il y a longtemps partie du Saint-Empire germanique, et une des provinces des Pays-Bas a même été rattachée pendant vingt-sept ans à la Confédération germanique ; mais ces contrées, habitées depuis bien des siècles par une race laborieuse, qui a ses mœurs, sa langue, ses institutions particulières, ont commencé à avoir une unité politique avec la maison de Bourgogne, et une nationalité, aujourd’hui puissante et respectable, s’y est formée par l’indépendance des Provinces-Unies et par la prospérité commerciale qui l’a suivie.

Vous rendez un nouveau service à la géographie en conduisant vos lecteurs dans ces contrées et en les y retenant par la variété de vos études et le charme de votre narration.

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de ma considération la plus distinguée,

E. Levasseur.

Paris, 23 mars 1876.

I Un mot d’explication – Une annexion géographique – Discussion ethnologique – Préparatifs

Le temps n’est pas encore bien éloigné où il suffisait de franchir les frontières de notre France pour passer aux yeux du public pour un hardi explorateur. Il y a trente ans, les excursions de Théophile Gautier en Espagne, de Paul de Musset en Italie, de Victor Hugo sur les bords du Rhin, prenaient les proportions d’un voyage à la découverte. On relisait le Voyage sentimental de Sterne et l’on s’intéressait aux Zigzags de Töpffer.

Depuis ce temps tout a bien changé. Une véritable révolution s’est accomplie. La vapeur, en sillonnant les mers et en couvrant le continent d’un réseau de voies ferrées, a supprimé les distances ; et le télégraphe, en nous révélant chaque soir ce qui s’est accompli pendant le jour aux quatre coins du monde, nous a habitués à considérer les pays les plus lointains comme s’ils étaient à notre porte. Si bien que, pour intéresser le public à ses impressions ou à ses études, il semble qu’il faille avoir fait au moins le tour du monde, ou découvert quelque royaume inconnu.

Qu’on ne dise pas que nous exagérons ! Ne voit-on pas surgir de tous côtés des récits de voyages qui jadis eussent semblé presque fantastiques et de nos jours paraissent tout naturels ? Hier, c’était l’Australie, Java, Yeddo et San Francisco, que nous dévoilait le comte de Beauvoir. C’était l’Océanie que nous parcourions avec le regretté Francis Garnier, la Chine que nous visitions avec MM. Cernuschi et Duret, ou les deux Continents que nous traversions dans l’aimable compagnie du comte de Gabriac.

Aujourd’hui, c’est le marquis de Compiègne qui nous promène à travers les déserts de l’Afrique équatoriale. Demain, ce sera Stanley ou nos vaillants compatriotes de Brazza et Marche, qui nous raconteront leurs courses intrépides à travers un continent ignoré ; si tant est qu’ils reviennent nous dire ce qu’ils ont vu au milieu de ces mortelles solitudes.

Dans des conditions pareilles, il semble qu’il faille une audace bien grande ou des raisons bien particulières pour venir, une fois encore, parler d’un pays honnête et pacifique, loyal et hospitalier, situé à douze heures de Paris, presque au seuil de la France, et où l’on ne rencontre ni féroces carnassiers, ni voleurs de grands chemins.

Bien qu’il soit facile de défendre cette thèse, que les pays les plus rapprochés ne sont ni les mieux connus ni les plus aisés à connaître, j’avouerai en conscience que l’audace m’eût fait défaut, si je n’avais eu des motifs puissants pour entreprendre d’abord, et raconter ensuite le voyage que je public aujourd’hui. Ces motifs, j’en dois compter au lecteur, parce qu’ils sont à la fois l’explication de ce livre et son excuse.

À l’époque où je préparais la seconde édition du Voyage aux villes mortes du Zuiderzée, j’eus la curiosité de rechercher tout ce qui avait été publié en Allemagne sur les pays dont je venais de restituer l’histoire.

Parmi ces livres se rencontra un précis de géographie intitulé : Leitfaden für den Unterricht in der Geographie. Je le parcourus sans grande curiosité d’abord, mais mon indifférence ne fut pas de longue durée.

À deux reprises, il est question dans ce petit livre du royaume des Pays-Bas, et chaque fois la Néerlande s’y trouve englobée dans l’Allemagne.

La première fois (page 90), c’est à propos des États du centre de l’Europe. Elle est classée sous cette rubrique : Deutschland ; en fort nombreuse et fort bonne compagnie du reste, avec le Danemark, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse et le grand-duché de Lichtenstein ! La seconde fois (page 173), elle se trouve comprise toujours avec les mêmes États sous cette autre désignation encore plus explicite : Deutsche Aussenländer (pays allemands extérieurs), et l’auteur prend soin de nous en donner la raison.

« Les six États mentionnés plus haut, nous dit-il, sont considérés comme appendice de l’Allemagne, (a) parce qu’ils sont situés en grande partie en dedans des limites naturelles de l’Allemagne, (b) parce que ces pays ont, à de petites exceptions près, appartenu à l’ancien empire allemand et en partie, jusqu’en 1866, à la Confédération germanique. »

Il est impossible, on le voit, de s’annexer avec plus de sans-gêne, géographiquement et historiquement, six États étrangers.

Je n’étais point encore remis du profond étonnement que m’avait causé cette étrange lecture, lorsque le hasard de mes travaux me mit en rapport avec un érudit allemand, venu dans le pays pour faire quelques études.

Je me crus d’autant plus autorisé à appeler son attention sur ces excentricités scolaires, que le précis en question n’est point un de ces livres banals dont le verbiage est sans conséquence. Œuvre d’un érudit professeur de Halle, le docteur Daniel, il a été revu et réédité par le docteur Kirchhoff, professeur de géographie à la même université, et, à l’heure qu’il est, le voilà parvenu à sa cent septième édition. C’est dire la consommation qu’il s’en fait chaque année.

– De semblables erreurs, fis-je observer à mon interlocuteur, constituent un véritable danger. Quand trente millions de têtes carrées ont, depuis leur berceau, admis comme vérité des choses pareilles, il est bien difficile ensuite de leur faire reconnaître qu’elles ont été trompées. Vous devez tenir à honneur de rectifier des absurdités aussi dangereuses.

– Je ne vois rien là d’absurde ni d’erroné, répondit mon savant ; le Danemark, la Suisse, les Pays-Bas, et ces autres États que vous venez de nommer, sont le complément naturel de l’empire d’Allemagne. Leurs mœurs, leur langue, leur histoire et leurs traditions, tous les relie à l’antique Germanie.

– Il ne m’appartient pas, répliquai-je, de me prononcer pour les autres États. Je ne connais pas le grand-duché de Lichtenstein. Je n’ai fait que traverser en touriste la Suisse, le Luxembourg et le Danemark. Je n’ai habité qu’accidentellement la Belgique ; mais pour la Néerlande c’est autre chose ; j’ai passé cinq années sur son sol hospitalier, et je puis certifier, car je le connais à fond…

– Eh bien ! Vous la connaissez mal. Vous n’avez vu que le centre du pays, c’est-à-dire la seule fraction qui ait, en effet, un certain caractère autochtone. Si vous aviez parcouru et étudié les provinces de l’Est avec le même soin que les provinces occidentales ; si vous aviez vécu, quelques jours seulement, dans la partie qui touche au Hanovre et à la Westphalie, vous auriez vu les divergences s’effacer et les nuances se fondre.

– : Vous ne me persuaderez pas toutefois, répliquai-je, que ces provinces ressentent pour vous une affection démesurée. Vos auteurs eux-mêmes avouent trop franchement le contraire. Heinrich von Treitschke se plaint assez amèrement de l’antipathie néerlandaise, et votre romancier Gutztoff crie assez fort à la trahison.

– J’en demeure d’accord ; mais nous avons d’autres garants de la communauté d’origine. Vous connaissez notre refrain patriotique : « Où est la patrie de l’Allemand ? Aussi loin que résonne la langue allemande. »

– Ce serait faire une étrange méprise que de vouloir confondre la langue de Vondel, de Hooft, de Bilderdyk et de Da Costa avec celle de Gœthe et de Schiller. Du reste, en admettant cette théorie, vous seriez obligés de rayer de vos États la partie nord du Slesvig qui ne parle que danois, la Lorraine qui n’a jamais parlé l’allemand et l’Alsace qui ne le parlait plus guère. Bien mieux, il vous faudrait, de l’aveu même de votre infaillible chancelier, rayer d’autres pays annexés depuis plus d’un siècle. Vous voyez que votre refrain sonne mal. Qu’avez-vous encore ?

– La religion… Les deux pays sont protestants.

– Oui, mais vous êtes luthériens, et la Hollande est calviniste, ce qui est singulièrement différent. À moins que vous ne comptiez sur ce tiers de la nation qui est demeuré catholique ; mais ce serait, je crois, mal compter.

– Enfin, nous avons la communauté d’origine… la même race… le même sang… les mêmes caractères ethniques.

– Ceci, répliquai-je, serait à démontrer ; mais vous n’êtes pas sans savoir que M. de Quatrefages a dit que « toute répartition politique fondée sur l’ethnologie est absurde », et que M. Virchow n’a pas hésité à se ranger à son opinion. Du reste, il me paraît assez difficile de faire avouer à un Néerlandais qu’il est un mof.

– Tout ce que je puis vous dire, répondit mon interlocuteur impatienté, c’est que nos savants n’écrivent pas « à la légère », et que des hommes comme Daniel et Kirchhoff ne se trompent jamais.

Notre entretien en demeura là ; mais, à partir de ce moment, ma résolution était prise. J’étais décidé à parcourir ces provinces frontières, à les visiter à fond, à pénétrer leurs traditions, à apprendre leur histoire à sa source.

Pour entreprendre un voyage sur ces frontières menacées, facile en apparence, mais au fond hérissé de difficultés de toutes sortes, il me fallait avant tout un compagnon dévoué, décidé à s’attarder avec moi au milieu de ce dédale de vieux parchemins et de monuments poudreux qui font, aux yeux de l’archéologue, revivre le passé des peuples.

L’amitié me fournit ce compagnon. Le baron de Constant Rebecque s’offrit à partager mes courses et mes études. C’était un camarade de route tel que je pouvais le souhaiter : un gentleman doublé d’un artiste, un homme à la fois instruit, énergique et robuste, et possédant cette franche bonne humeur qui adoucit toutes les fatigues.

Il fallait ensuite nous assurer partout un accueil sympathique. Il était indispensable, en effet, que nous pussions visiter les bibliothèques, fouiller les archives locales, et pénétrer dans les forteresses. Pour cela, je m’adressai à la plus haute autorité du pays.

M. Heemskerk, ministre de l’intérieur et président du conseil, m’accueillit avec une exquise courtoisie dont je tiens à le remercier hautement. Par sa bienveillante intervention, j’obtins de ses collègues de la Guerre et de la Justice toutes les permissions qui nous étaient nécessaires.

– C’est un voyage tout à fait insolite que vous entreprenez là, me dit le ministre au moment où je prenais congé de lui. Les difficultés ne vous manqueront point en route, mais j’aurai soin de les aplanir autant que possible, en vous recommandant chaudement aux gouverneurs des provinces que vous allez visiter.

Et c’est sur cette aimable promesse, qui devait se réaliser fidèlement, que nous nous mîmes en route le 22 juin 1875.

II Le départ – L’Aurora – L’amour du rococo – Sneek s’en va-t’en guerre – Grands hommes et petite femme

Nous partîmes d’Amsterdam un mardi. Nous prîmes le sloomboot d’Harlingen qui devait le soir même nous déposer à destination. C’était par une de ces belles matinées de juin, où le ciel est merveilleusement pur ; une brise fraîche soufflait du large, et la brume gris perle, qui estompait l’horizon, nous prédisait une chaude journée.

Ce n’est point sans une certaine émotion que nous vîmes notre bateau s’ébranler, traverser l’Y et franchir les écluses de Schellingwoude. Nous nous retrouvions de nouveau au milieu de ce Zuiderzée que deux ans plus tôt nous avions parcouru dans tous les sens. Ce golfe immense était en quelque sorte un ami que nous venions revoir. Nous allions au milieu de ces bancs de sable et de ces îles pittoresques, refaire en un jour un chemin que nous avions mis des mois à parcourir, et nous craignions presque de ne plus retrouver ces émotions poignantes dont nous avions gardé un si charmant souvenir.

Marken avec ses tertres de gazon et ses maisons de bois, Enkhuizen avec son dromedaris, Hindelopen et Stavoren existaient-ils encore ? Quelle surprise si nous allions revoir ces villes jadis mourantes avec un regain de jeunesse, un peu d’animation et de nouveaux atours ! Et en même temps quelle frayeur de ne plus les revoir ! Hélas ! si nos craintes étaient vaines, nos espérances ne l’étaient guère moins. Au loin, nous les vîmes défiler une à une, ces royales cités endormies sur le bord du grand golfe. Telles nous les avions vues deux ans plus tôt, telles nous les vîmes ce jour-là, silencieuses, impassibles, attendant au milieu d’un funèbre recueillement que le temps ait achevé sa grande œuvre.

Le soir, à l’heure prévue, nous abordions à Harlingen. La petite cité frisonne, elle non plus, n’avait pas changé de physionomie. Seul son port différait de ce que nous l’avions vu. Le vaste bassin, auquel on travaillait lors de notre première visite, était maintenant achevé. La foule s’était amassée pour voir arriver le bateau. On nous fit bon accueil ; les porteurs s’emparèrent de nos bagages, et nous nous dirigeâmes vers l’hôtel des Seigneurs, le Heerenlogement.

Le lendemain, de grand matin, il fallut se remettre en route. Nous traversâmes la ville encore endormie pour aller nous embarquer à bord du bateau de Sneek. C’est là que commençait vraiment notre voyage. Nous allions tout d’abord parcourir la Frise, descendre au midi, visiter Sneek et Bolsward, remonter ensuite vers le nord, toucher à Leeuwarden, puis, accentuant notre marche vers le nord-est, atteindre Dockum, traverser la mer et aborder à Schiermonnikoog.

Le petit bateau à hélice à bord duquel nous prîmes passage était bien nommé : il s’appelait Aurora. À six heures il se mit en route, et, après avoir longé les remparts de la ville, il entra résolument dans le Leeuwardervaart.

C’est un long et sinueux canal bordé de ces interminables prairies qui font la richesse de la Frise. Partout autour de soi, aussi loin que la vue peut s’étendre, il est impossible de découvrir une ondulation de terrain. Des massifs de verdure dont la silhouette bleue se dessine sur le ciel gris du matin, des clochers noirs, quelques toits rouges, parfois un village, un bourg, une petite ville, avec ses pignons et ses cheminées, forment la ligne d’horizon. Plus près ce sont d’immenses prairies parsemées de bestiaux, avec, de loin en loin, une chaumière ou bien une de ces grandes fermes riches et propres, où tout respire l’ordre et l’abondance.

On appelle ce pays-là le « paradis des vaches », et jamais surnom ne fut mieux mérité. Blanches et noires, luisantes de santé, enfonçant jusqu’au ventre dans cette herbe drue et fraîche, les habitantes de ces vastes campagnes semblent enfouies là en plein bonheur. Du matin au soir et du soir au matin, elles sont occupées à leur douce besogne. L’œil demi-clos, silencieusement espacées, elles choisissent les touffes et cueillent à pleine langue leur délicieuse pâture. Leurs rêves ne sauraient aller au-delà d’une pareille fortune, car elles ruminent en dormant.

Puis ce sont des briqueteries, avec leurs immenses toits noirs et leurs balcons étranges ; les fours à chaux qui arrondissent leurs coupoles blanches comme les dômes d’une mosquée. Ce sont les clochers de Hitsum, qu’on aperçoit à droite ; de Franeker, dont on longe à gauche les remparts ombragés ; de Tjum, de Winsum, de Spannum, qui animent la campagne, et les villages se succèdent avec leurs maisons proprettes, leurs stores jaunes et bleus, leur ceinture de feuillage et, au seuil des maisons, les ménagères aux casques d’or, avec leurs grands brocs de cuivre qui étincellent au soleil.

Tout le long de la route, on croise des bateaux et les bateliers vous saluent. Ils ont tous la chemise rouge et la culotte courte rayée de bleu et de blanc qui serre au genou un gros bas de laine brune. Ajoutez à cela une figure halée, des cheveux d’un blond enfantin, des boucles d’oreilles et un joyeux sourire. À l’arrière, émergeant de l’écoutille ouverte, quatre ou cinq têtes curieuses se pressent pour voir passer le sloomboot. Les yeux sont écarquillés et les bouches ouvertes, et, pour peu que vous leur adressiez un salut, toutes éclatent d’un franc accès de rire, qui se répercute jusque dans les flancs du bateau.

Puis, au-dessus de nos têtes, ce sont les cigognes qui passent, traversant le canal avec un grand battement d’ailes, les wulpen et les vols de vanneaux. À droite et à gauche les mouettes nous font fidèle compagnie, poussant des cris plaintifs, surveillant le remous qu’occasionne la marche du bateau, et plongeant à tout instant dans l’écume pour reparaître bientôt avec un petit poisson dans leur long bec effilé. Mais Sneek apparaît au loin protégé par un rempart de verdure ; un instant encore, le bateau s’arrête, et nous voici arrivés.

Rien n’est plus charmant que l’entrée de ces petites villes de la Frise. Les vieilles fortifications ont fait place à des boulevards ombreux. Derrière soi, on laisse la campagne verte et fraîche répandant au loin de bonnes senteurs de foin coupé. Devant soi, on voit s’aligner les maisons de briques toutes coquettes et luisantes, avec leurs boiseries blanches et leurs fenêtres immaculées. Les braves gens se mettent sur leurs portes pour vous voir passer, les commères chuchotent et les enfants qui jouent relèvent la tête. L’accueil est à la fois curieux et sympathique.

Sneek, plus que toute autre, a cet aspect hospitalier et aimable. C’est par une grande avenue bordée d’auberges qu’on atteint ses premières rues ; celles-ci sont sinueuses, point trop larges, mais d’une exquise propreté. Elles sont bordées de maisons basses qu’on croirait enlevées à quelque cité hollandaise, n’étaient les noms qui surmontent la plupart des portes, et qui tous se terminent en a.

Ces premières rues nous conduisent en tournant à la grande place, long parallélogramme, point trop vaste cependant, et où l’animation ne doit jamais être excessive ; car deux grandes filles, couchées nonchalamment à terre, enlèvent avec la pointe de leur couteau l’herbe qui pousse dru entre les pavés ronds. C’est pourtant sur cette place que se dressent la plupart des édifices publics : le Poids de la ville, vaste hangar sans caractère et sans cachet, et le palais de justice, bâtiment fort simple et d’honnêtes proportions, qui porte à son fronton une devise de circonstance.

L’hôtel de ville, qu’on aperçoit plus loin et de la même côte, est d’un siècle plus vieux. Il fut achevé en 1736. Le style n’en est guère châtié, mais la façade est curieuse, donnant dans le baroque et même dans l’extravagant.

Imaginez les contorsions du rococo se mêlant aux lambrequins de Louis XIV. L’édifice a deux étages, dont un rez-de-chaussée surélevé, précédé d’un perron. Le grand toit, surmonté d’un campanile, a sa corniche portée par les consoles les plus étranges qu’on puisse imaginer : des enfants renversés, la tête en bas et contorsionnés à plaisir ; pendant que le perron surchargé de lambrequins, d’attributs et de vases, supporte glorieusement les armes de la ville.

Celles-ci, qui sont « parti au premier d’or à un demi-aigle de sable mouvant du parti, au second d’azur à trois couronnes d’or rangées en pal », se retrouvent plaquées au-dessus de la porte, enchevêtrées d’ornements, de palmes et de rinceaux, et surplombant une petite lanterne rocaille, peinte en rouge et dorée, qui forme la note gaie de cette étrange façade.

Tout cela, comme on voit, n’a rien de bien imposant ni de bien magistral. L’ancien hôtel de ville, dont Blaeu nous a conservé l’image, avait un extérieur singulièrement plus sévère et surtout plus de circonstance. C’était un vaste et noble bâtiment, à triple pignon, dominé par deux tours crénelées. À ses côtés, se dressait un vieux château, le Griutersma Stins, garni de mâchicoulis, qui lui donnaient l’aspect rébarbatif des forteresses du vieux temps. Tout cela avait une grande tournure ; mais quand la fièvre du rococo vint à sévir, on s’empressa de démolir ces vieilleries et d’édifier le coquet stadhuis que nous voyons.

Cette fièvre, du reste, ne borna point-là ses ravages. Elle accommoda aussi au goût de ce temps-là une vieille porte de la ville, qui présente de nos jours le plus singulier aspect qu’on puisse imaginer. Figurez-vous deux belles tours octogones, construites en briques, avec leurs arêtes indiquées par un alternement de pierres, toutes deux couronnées d’une énorme toiture pointue, percées de meurtrières, ayant, en un mot, un aspect vaillant et guerrier ; et, pour relier ces deux belles tours, un épais massif crevé de deux grandes ouvertures superposées, dominées par un pignon orné de trois vastes fenêtres enguirlandées de rinceaux et d’attributs et surmontées d’un campanile à balustrade ; tout cela dans le plus pur style Louis XV. Jamais rassemblement plus bizarre ne fit un plus singulier effet. De loin, cet amalgame a quelque chose de chinois ou de japonais. On se croirait à cinq mille lieues de Sneek et de la Frise.

Cette porte si singulièrement restaurée s’appelle la Hoogendster-pijp. C’est ce qu’en hollandais on nomme une « porte d’eau », parce qu’elle traverse un canal dont elle était chargée jadis d’interdire l’accès. La baie inférieure est en effet assez vaste pour laisser passer les bateaux, et le pont qui domine cette baie est un des points les plus élevés de la ville. C’est un des rares endroits qui ne furent jamais recouverts par l’inondation.

Celle-ci se promena cependant plus d’une fois dans les rues de la gentille cité frisonne, mais c’est surtout en 1570 et en 1825 qu’elle y causa de grandes et d’irréparables dévastations. Nous avons déjà parlé autre part de cette dernière tourmente, qui faillit détruire toute la Frise. Ses ravages furent cependant moins cruels pour la ville de Sneek que ceux de la grande inondation de 1570. Cette fois, la jolie cité put croire que sa dernière heure était sonnée.

Depuis plusieurs jours déjà, l’eau couvrait la campagne. Les paysans des environs, chassés de leurs fermes et de leurs villages, étaient venus demander un asile à la généreuse petite ville et campaient avec leurs bestiaux dans ses rues et sur ses quais.

Le jour de la Toussaint s’était passé de la sorte ; le soir, malgré le vent et la pluie, on avait essayé d’allumer des feux. Tout à coup un craquement épouvantable se fit entendre. C’étaient les digues de Sneek qui venaient de se rompre. En quelques instants la ville fut envahie par cinq pieds d’eau. Les places, les rues, les quais, tout disparut sous cette inondation subite. Affolés de terreur, les bestiaux rompirent leurs liens, et le désordre fut bientôt à son comble. Entraînés par les torrents qui se déversaient de tous côtés, hommes, femmes, enfants, animaux furent jetés dans les canaux, où ils trouvèrent une mort affreuse. Pendant plusieurs heures les gémissements et les cris se mêlèrent aux mugissements de la tempête. Puis le silence se fit, glacial, terrible. La mort inexorable avait fermé pour toujours ces lèvres bleuies par la terreur et par le froid.

Cependant quelques paysans étaient parvenus à se réfugier sur le pont de la vieille porte. Ils passèrent sur ce chancelant asile une nuit épouvantable, essayant, mais en vain, d’arracher à la mort quelques-unes des victimes que le torrent entraînait avec lui.

À l’aube, un spectacle horrible se déroula sous leurs yeux. Les cadavres des bestiaux et des hommes, emportés par le courant, venaient s’engouffrer sous leurs pieds pour aller continuer au loin leur course funèbre. Les vertes campagnes, disparues sous les eaux, semblaient être un flottant cimetière. Tout à coup, à l’horizon, dans les lueurs matinales, apparut une forme blanchâtre, de laquelle s’échappaient des cris bizarres et stridents. À mesure que ce fantôme approchait, les cris devenaient plus aigus. Quand il fut tout près, quelqu’un de hardi l’attira avec une perche : c’était un berceau, qu’on s’empressa de recueillir. Il contenait un enfant et un chat. Le chat, par ses cris épeurés, avait attiré l’attention. Quant à l’enfant… la chère petite créature dormait. Quel était-il ?… d’où venait-il, ce pauvre petit ? Hélas ! personne ne devait jamais le savoir. On le traita comme un orphelin, il l’était sans doute. La ville l’adopta et en fit un bon citoyen.

– Et le chat ?…

Le chat ! ma foi, les auteurs du seizième siècle ne nous disent point ce qui lui advint, et, par conséquent, ceux de nos jours ne peuvent en donner des nouvelles.

Si l’inondation se montra sans pitié pour notre petite ville frisonne, on peut dire que l’incendie fut pour elle presque aussi inexorable. Cent fois, peut-être, il promena ses ravages à travers ses rues et le long de ses canaux. Mais les deux sinistres les plus terribles dont on ait gardé le souvenir sont ceux de 1294 et de 1456. Dans la première de ces deux années néfastes, la ville tout entière fut détruite par les flammes, à l’exception de deux maisons préservées comme par miracle. En 1456, vingt-six maisons furent dévorées en un jour par le sinistre fléau.

Heureusement, toutes ces dates douloureuses sont maintenant loin de nous, et Sneek a eu le temps de cicatriser ses blessures. À la voir aujourd’hui pimpante, coquette, avec des canaux ombragés et ses places proprettes, personne ne se douterait des épreuves qu’elle a traversées.

De loin en loin, de bonnes vieilles maisons au pignon décoré d’arabesques, ou couronné par un attique, alternent avec des habitations modernes ; toutes, du reste, anciennes ou récentes, sont fraîches et entretenues avec un soin merveilleux. Qu’on joigne à cela quelques beaux magasins, surtout des bijoutiers et des pâtissiers, et l’on s’expliquera la prétention de Sneek à être la capitale de la Frise ; car la petite ambitieuse ne craint point de disputer à la grande Leeuwarden son sceptre provincial ; et la querelle date de loin.

Pendant tout le quinzième siècle en effet, à cette époque où les villes turbulentes de la Frise préludaient à l’émancipation générale de la province, en cherchant à s’asservir mutuellement, Sneek fit la guerre à Leeuwarden, avec des fortunes diverses. Elle eut même, en 1486 (je crois), l’honneur, si tant que cela en soit un, de soumettre sa rivale. Cette année-là ses habitants s’étaient unis à ceux de Franeker. Déjà leurs bourgeois étaient en route pour aller mettre le siège devant la hautaine capitale, quand ils firent la rencontre de deux dames.

Ici se place une de ces galantes aventures comme on en trouve parfois dans les guerres italiennes des condottieri. « Où allez-vous ? » demandent les deux belles. « À la guerre ! répondent nos héros citadins, à la guerre des braves soldats ! » On croirait presque entendre un écho de la chanson vénitienne :

– Signor mio, dove voleu andar ?
– Mi me vado a la guera,
A la guera dei bravi soldà.

« Et contre qui cette guerre ? » « Contre Leeuwarden, dont nous voulons rabaisser le grand orgueil. » Mais les deux voyageuses étaient deux « honnestes damoiselles vefves de Leeuwarden », et les voilà qui prient et supplient si bien que « par leur prière et par leurs larmes tous les cœurs furent amolliz ». Les Sneekois font halte. Ils tiennent conseil entre eux, et rédigent une sorte d’ultimatum dont ils chargent les deux belles dames. Hélas ! celles-ci ne réussirent guère dans leur mission pacifique. Bientôt les Sneekois arrivèrent sous les murs de Leeuwarden pour donner l’assaut à la ville ennemie. De part et d’autre on se battit vaillamment, mais « ceux de la ville las et mattys du combat se mirent à reculer, les autres à avancer tant qu’ils forcèrent et gagnèrent la ville, laquelle pillèrent et menèrent plusieurs des plus notables citoyens prisonniers à Sneek ». C’est ainsi qu’au quinzième siècle Sneek affirmait et soutenait ses droits.

Pour avoir des prétentions à la première place, notre petite ville n’est cependant ni bien ancienne, ni très peuplée. On ne la voit guère figurer dans l’histoire de la Frise avant 1268. En 1294, à l’époque de ce terrible incendie dont nous parlions tout à l’heure, toutes ses maisons étaient construites en bois, et c’est à peine si elle était entourée de murs. Quant à sa population, qui est aujourd’hui de neuf à dix mille âmes, il n’est pas probable qu’elle ait été jamais beaucoup plus considérable. Son industrie forte restreinte, composée de quelques fabriques de tissus, de moulins et de chantiers, ne justifie pas non plus sa prétention ambitieuse. Les prairies qui l’entourent sont belles et productives, mais celles des environs de Leeuwarden le sont tout autant, et même il est à croire qu’à l’époque de ces guerres de préséance, Sneek était, sous ce rapport, inférieure à Leeuwarden, car celle-ci appartenait au parti des « marchands de graisse »(vetcoopers), ainsi nommés, nous dit Guicciardini, « pour ce que là estoient plusieurs belles prairies, pasturages des bestes grasses et avoient très grande abondance de toutes choses » ; alors que les habitants du Westergo, auquel appartenait Sneek, étaient surnommés « marchands d’anguilles » (schieringers), « d’autant que les anguilles de Schiering estoient en leur cartier en plus grande abondance ».

Au temps de Blaeu, le surnom existait encore, et lui-même constate que la pêche dans les lacs environnants était une des principales ressources des Sneekois.

Mais l’orgueil de clocher, le courage et l’audace légitimaient en ce temps-là bien des prétentions. Nous parlions tout à l’heure des condottieri, et en effet il y a plus d’un trait commun entre les guerres des petites républiques italiennes et celles qui ensanglantèrent les cités frisonnes, comme aussi entre les généraux qui commandaient ces aventureuses expéditions. Sneek possède, dans son église Saint-Martin, la dépouille mortelle d’un des plus célèbres d’entre ceux-ci, Pieter van Heemstra, né on ne sait trop quand, ni on ne sait trop où, et qui, terrible batailleur sur terre et sur mer, grand sujet de terreur pour ses ennemis, vint mourir à Sneek le 18 octobre 1520. Ce fougueux soldat possédait certes une des physionomies les plus curieuses de ce temps-là. On l’avait surnommé « Lange Pier », le Grand Pierre, à cause de sa taille démesurée, et c’est sous ce nom de guerre, le mot est juste, qu’il se rendit célèbre en Hollande, en Frise et en Gueldre.

Lange Pier n’est point du reste le seul géant qu’ait renfermé la ville de Sneek. Si la petite cité s’enorgueillit d’avoir reçu le dernier soupir du terrible amiral, elle peut encore, à meilleur titre, être fière d’avoir donné le jour au Grand Jakob, « Lange Jakob », qu’on autorisa, pour qu’il ne pût être confondu avec tous les Jacobs passés, présents ou futurs, à adjoindre à son nom celui de sa ville natale.

Lange Jakob van Sneek avait deux mètres cinquante de haut, et il était gros à proportion. Comme, en vertu d’un vieux dicton, il faut des époux assortis, notre géant épousa une petite naine, haute seulement de quatre-vingt-quinze centimètres.

On la nommait la Courte Jeannette (Korte Jannetje). Ce joli couple faisait, au commencement du siècle dernier, la joie des bons habitants de Sneek. On l’invitait partout. Les artistes mêmes se mirent en frais pour lui. Un maître du burin grava son portrait, et un poète enrichit l’image de deux quatrains dont voici le sens : « Je suis très grand extérieurement, disait Lange Jakob, et tout aussi vaste à l’intérieur. Je puis lutter avec tout le monde pour boire et pour manger, je suis certain de la victoire. » « Je suis, disait sa petite épouse, je suis la Courte Jeannette. S’il est vrai que la femme soit un fléau hors de chez elle et une peste au logis, je suis bien le plus petit fléau que l’on puisse trouver. » On voit que, depuis le quinzième siècle, la courtoisie et la galanterie avaient singulièrement décru à Sneek, et qu’on n’était plus au temps où les larmes et prières de deux « honnestes damoiselles » suffisaient à amollir tous les cœurs et à faire suspendre une expédition.

Il me resterait, pour terminer, à parler de la grande église, autrefois Saint-Martin, où Lange Pier et Lange Jakob reposent l’un et l’autre ; mais cette vaste construction, qui date de la seconde moitié du quinzième siècle, réparée en 1503, presque refaite en 1682, a été tellement remaniée qu’elle ne saurait nous retenir longtemps. Nous aurons du reste occasion d’en dire quelques mots en parlant de l’église de Bolsward ; car elle a été édifiée sur le même modèle que sa voisine et probablement par le même architecte.

Une autre église, elle aussi très vaste et de beau style, vient d’être achevée ces années dernières. Elle appartient à ce genre semi-byzantin semi-gothique qu’un architecte contemporain, M. de Kuypers, a mis à la mode dans les Pays-Bas. Elle profile ses grandes lignes au milieu des arbres centenaires qui ornent maintenant les anciens remparts.

Ces vieux bastions constituent, de nos jours, une charmante promenade, sorte de jardin anglais, qui n’est pas un des moindres agréments de Sneek. Ce n’est pas que ses habitants ne lui en trouvent beaucoup d’autres. L’amour de sa chère petite ville est incrusté au cœur de tout bon Hollandais, et les Frisons là-dessus renchérissent encore.

Un jeune magistrat, qui nous fit l’amitié de nous accueillir comme de vieilles connaissances, nous détailla, avec une sorte d’émotion affectueuse, le charme tranquille, les mille beautés cachées qu’on découvre à la longue dans ces aimables petites cités. « Bien que je n’y sois point né, nous disait-il, j’espère rester encore de longues années à Sneek. Je m’y trouve bien et je m’y sens heureux. » Plus tard, en y réfléchissant, je m’aperçus que notre ami était là entouré d’une considération à laquelle il avait droit en tous lieux ; qu’il avait une maison agréable, une bonne cave, un joli jardin, une femme charmante et de beaux enfants ! Avec cela ne semble-t-il pas qu’on puisse être heureux partout ?

III Bolsward – Une généalogie difficile – L’église Saint-Martin – Le dernier poète frison – L’hôtel de ville et ses richesses

Il n’y a qu’une lieue de Sneek à Bolsward, ou, pour parler plus exactement, il n’y a qu’une heure ; car, en Frise, on ne compte pas par lieues, mais par heures de marche, et celles-ci sont légalement de 5 555 mètres 55.

La route est du reste charmante, sinueuse, ombragée par places, bordée de grasses prairies et de coquettes chaumières. On traverse deux villages, Ijsbrechtum et Nijland, et l’on entre à Bolsward par une grande allée qui a tout à fait grand air. Hâtons-nous toutefois d’ajouter que, sitôt les anciens remparts franchis, l’aspect de la petite cité n’a rien de fort imposant. On se croirait bien plus au centre d’un gros village qu’au milieu d’une ville très ancienne et jadis puissante.

Bolsward peut compter, cependant, parmi les plus vieilles cités frisonnes. Son origine se perd dans la nuit des temps, nuit si obscure, qu’elle n’a pu être complètement éclaircie.

Ses généalogistes, en effet, sont bien loin de se trouver d’accord. Le vieux chroniqueur Andréas Kempius, assisté d’un autre savant du seizième siècle, Occo van Scharl, la déclare fondée par une fille de Radbod, la princesse Bolswina, aux environs de 713. De leur côté, Blaeu et Schotanus prétendent que son nom dérive du mot frison Bodel, d’où Bodelsward et par corruption Bolsward. Enfin Ubbo Emmius affirme que ce nom tant discuté provient d’un nommé Bolone ou Bodelone, lequel, suivant une tradition assez incertaine, aurait été le fondateur de la ville ou le seigneur de la contrée.

Certes, voilà une généalogie embrouillée à souhait. La débrouille qui voudra ! On ne peut pas nous demander, à nous autres étrangers, d’en savoir plus que les gens du pays. Or les habitants me paraissent, eux-mêmes, n’avoir jamais été très ferrés sur l’orthographe exacte du nom de leur cité. Les monnaies frappées à Bolsward au onzième siècle portent, en effet, le nom de Bodtiswe ouBodtiswer ; sur un testament de 1407, où il est question du couvent des Frères-Mineurs, nous relevons la mention « fratrum minorum conventus Boldiswerdiensis » ; une charte de 1423 écrit Bodelswert ; le sceau de la commune pour l’année 1496 porte l’inscription « sekretum civitatis Bodelswardia » ; et le grand sceau de l’année 1640, celle de « Magnum sigillum Bolswerdianum ». À partir de ce moment, on écrit, du reste, Bolswerdt, Bolswerd ou Bolsward, à peu près indifféremment ; et si vous voulez, nous nous tiendrons au dernier de tous ces noms.

Si l’on peut discuter longuement sur l’étymologie de Bolsward, il est une chose par exemple qui est indiscutable : c’est son antique puissance et sa richesse disparue. Nous parlions à l’instant de monnaies frappées dans ses murs au onzième siècle ; elle fut en effet une des quatre villes de la Frise qui, sous le règne de Bruno III, comte de Brunswick, de Stavoren et de Westergo, et celui de l’empereur Henri III, c’est-à-dire environ de 1039 à 1047, eurent le privilège de battre monnaie. Les trois autres sont Dockum, Leeuwarden et Stavoren. Bolsward eut en outre, avec cette dernière cité royale, l’honneur d’être comptée au nombre des villes hanséatiques. Fait d’autant plus remarquable, qu’aucune autre cité frisonne ne jouit du même privilège. Et ce qui, pour Bolsward, donne à cette distinction un caractère tout spécial, c’est qu’elle n’était point, comme Stavoren, située au bord du Zuiderzée, mais bien à une grande demi-lieue dans l’intérieur des terres, et, pour parvenir jusqu’à elle, il fallait suivre un long canal qui, partant de Makkum, traversait le Koudemeer, et par de longs circuits venait aboutir au milieu de notre petite cité.

Aujourd’hui, cette animation commerciale a disparu ; de l’antique splendeur, il ne reste plus que le souvenir et deux ou trois vieux monuments ; encore ceux-ci ne sont-ils relativement pas très anciens ni les uns ni les autres. Deux églises gothiques et un coquet hôtel de ville, c’est à peu près tout ce que Bolsward offre aux archéologues d’intéressant et de curieux.

La plus vieille des deux églises, qui porte aujourd’hui le nom de « petite église », remonte au treizième siècle. Elle est construite en grosses briques que la pluie et le soleil ont superbement colorées. Jadis elle dépendait d’un couvent de Franciscains, détruit à l’époque de la Réforme.

La grande église est encore plus récente. Elle est du milieu du quinzième siècle. Commencée en 1446, elle fut achevée en 1463, et consacrée à saint Martin, évoque de Tours. Comme la plupart des églises dc’est la même simplicité et la e la Frise et de la province de Groningue, elle est entièrement construite en briques, sans ornements, et la nature des matériaux employés lui imprime un caractère lourd et massif. Elle repose sur quatorze grosses colonnes, dont les chapiteaux sont formés par des moulures fort simples, sur lesquelles s’appuient les nervures de la voûte. Au-dessus des arcades, on aperçoit de grandes niches à meneaux, qui font l’effet de fenêtres masquées par une maçonnerie. Au haut de chacune de ces fausses ouvertures, se trouve ménagé un petit œil-de-bœuf par où la lumière entre indécise et tremblante, et se répand par rayons dans la pénombre de la nef. Celle-ci n’a point de transept, et le chœur, qui n’a pas de pourtour, se termine en semi-décagone. Extérieurement c’est la même simplicité et la même massiveté. La tour qui précède l’église est, elle aussi, pesante de forme et d’aspect ; elle se termine, comme la plupart des clochers frisons, par un toit en bâtière qui n’est point fait pour racheter le peu d’élégance de la construction. Somme toute, si les dimensions sont vastes, l’architecture est pauvre et lourde, deux graves défauts pour un monument gothique.

Cependant, il faut croire que, telle qu’elle est, cette église eut le don de plaire aux Frisons du seizième siècle ; car, lorsque les habitants de Sneek et ceux de Dockum résolurent d’élever à saint Martin de Tours deux temples dignes de ce vertueux prélat, si populaire en Frise, ils ne trouvèrent point de meilleur modèle à copier que le Saint-Martin de Bolsward.

Pauvre comme architecture, la grande église de Bolsward n’est guère mieux partagée sous le rapport de sa décoration mobilière. Le chœur toutefois renferme encore quelques bonnes boiseries. On y voit deux ou trois rangs de stalles contemporaines de la construction, c’est-à-dire appartenant à la seconde moitié du quinzième siècle. Quoique le travail en soit un peu sommaire, le style général en est bon ; quelques scènes sculptées sur les séparations ont même un cachet de vérité naïve très digne d’être noté. Mais, hélas ! tout cela se trouve dans un fâcheux délabrement qui n’a rien même de bien pittoresque.

Au pied de ces intéressantes boiseries, on aperçoit de belles pierres tombales, sculptées en demi-relief dans le granit bleu, et qui ont un très grand caractère. Je citerai surtout celle d’un ancien bourgmestre de la ville, M. de Heerma, mort en 1611, qui repose là en compagnie de « honnestissima matrona Sithia de Cammingha » sa femme. Les deux défunts sont représentés en grandeur naturelle, couchés dans une niche, ayant à leurs pieds leurs armoiries soutenues par des chérubins, et au-dessus de leurs têtes cette inscription qui pèche peut-être beaucoup par la forme, mais qui n’en exprime pas moins une énergique pensée : « QUI VOS ESTIS NOS FUIMUS, QUI NOS SUMUS VOS ERIS. » Tous deux ont, pour s’endormir dans l’éternité, revêtu leurs plus nobles atours. Ils ont voulu se présenter à la postérité dans une pompeuse toilette ; lui avec sa longue barbe, sa collerette et sa cuirasse ; elle avec la fraise godronnée, sa coiffure Médicis, le long corsage brodé et le vertugadin.

Les belles pierres tombales abondent du reste dans l’église, foulées aux pieds, abîmées par le temps, à moitié détruites par la négligence des gardiens et usées par l’indifférente ignorance des fidèles. Il faudrait dix pages pour les énumérer. Toutefois, il en est deux qu’il nous faut citer, parce qu’elles ont, au point de rue de l’art, une importance spéciale. C’est celle de la famille Binkes, qui porte un élégant bas-relief représentant « Jésus guérissant les malades », et celle de la famille Monsma, couverte par une gracieuse architecture dans le goût italien, et toute pleine de niches renfermant des figures emblématiques, assez semblables à celles dessinées par Goltsius.

Toutes ces œuvres remarquables indiquent la présence d’un certain nombre de statuaires de mérite. Il serait curieux de retrouver les noms et la trace de ces habiles artistes. Comment ont-ils été attirés à Bolsward ? D’où venaient-ils ? qui étaient-ils ? des huguenots peut-être, chassés de France ou des Pays-Bas espagnols ; ou bien encore des sculpteurs appelés pour la décoration de l’hôtel de ville qu’on reconstruisait vers cette époque-là (1614). Dans tous les cas, il y aurait là un intéressant problème à résoudre pour les archéologues du pays.

L’inspection de toutes ces pierres anciennes, couvertes de portraits, d’inscriptions, d’armoiries, de vaisseaux et même de compositions allégoriques, nous amena devant un mausolée plus moderne, mais non moins digne cependant de notre attention. C’était celui de Gijsbert Iapiks, le dernier, par ordre de date, des poètes frisons.

Comme tant d’autres de ses confrères néerlandais, comme le grand Vondel lui-même, Iapiks a dû attendre longtemps que son pays voulût bien consacrer, par un monument, la gloire d’un de ses plus nobles enfants. Ce n’est qu’en 1823, en effet, plus de cent cinquante ans par conséquent après la mort de l’auteur de la Friesche Rymelerye, que ses compatriotes songèrent à s’honorer eux-mêmes, en honorant sa mémoire.

Pour être juste toutefois, il faut dire, à leur décharge, que le grand poète avait eu un grand tort à leurs yeux : celui d’être pauvre. Dans un pays où l’argent est beaucoup, ce sont là de ces défauts qu’on ne pardonne qu’avec peine. Que deviendrait le prestige de la richesse, si l’on élevait des statues à de misérables auteurs ? Or si Vondel, suivant l’étrange expression d’un discours officiel, était en son vivant « un ingénieux marchand de bas », le poète frison n’avait guère mieux valu. Il avait rempli dans sa ville natale les modestes fonctions de maître d’école. Belle profession vraiment pour prétendre à des statues !

Mais laissons, s’il vous plaît, les morts en repos et allons retrouver les vivants. Aussi bien l’hôtel de ville où l’on déclare les naissances et où l’on célèbre les mariages nous réclame. Allons-y de ce pas ! Mais tout en suivant la longue rue qui conduit de l’église au stadhuis, jetons un regard sur notre gauche. Jadis, à cette place, existait une chapelle que l’on nommait la chapelle des miracles de Notre-Dame. À l’intérieur se trouvait une petite statue de la Vierge dont le contact suffisait, paraît-il, pour guérir les malades et les infirmes. À l’époque de la Réforme, la Vierge miraculeuse disparut ; plus tard, la chapelle disparut à son tour. Depuis ce temps, les miracles n’ont pas cessé ; mais ce sont les hommes qui se chargent de les faire : chemins de fer, télégraphes électriques, photographie, autant de merveilles et de miracles d’intelligence et de conception, que les dévots du vieux temps auraient considérés comme des découvertes diaboliques. Déjà, il y a deux siècles, on pressentait la révolution que ces nouveautés allaient accomplir. « Comprenez-vous, écrivait madame de Sévigné à sa fille, comprenez-vous qu’il y ait une sorte de liqueur dont on puisse se frotter avec assez de confiance pour se faire fondre de la cire d’Espagne sur la langue, avaler de l’huile bouillante et marcher sur des barres de fer toutes rouges ? Que deviendront nos miracles ?…» Aujourd’hui la spirituelle marquise s’écrierait : Que sont-ils devenus ?

Hôtel de ville de Bolsward.

Mais nous voici devant l’hôtel de ville. C’est une forte élégante construction, vivement colorée, édifié en briques et pierres alternées, et qui a tout à fait bon air. La façade, qui comporte deux étages, est surmontée par un grand toit noir, dominé par un curieux campanile, de forme insolite, à la fois japonais et rococo. Une sorte d’avant-corps, dont les étages ne se raccordent pas avec ceux de la façade, divise celle-ci en deux parties inégales, ce qui ajoute encore à la bizarrerie de l’aspect. Un pinacle tout hérisse de ressauts et de pyramides surmonte cet avant-corps ; et un petit perron à double rampe, sur lequel se dressent deux lions portant dans leurs griffes les armes de la ville, le précède et conduit à la porte d’entrée. Celle-ci, encadrée par des colonnes cannelées et des cariatides enchevêtrées d’ornements un peu lourds, est surmontée par une petite niche renfermant la statue de la Justice. D’autres figures allégoriques, placées à droite, à gauche et au-dessus, complètent la décoration de cette curieuse petite façade, une des plus irrégulières et des plus gracieuses qu’on puisse rencontrer.

À l’intérieur, malheureusement, cet aimable stadhuis ne tient point toutes les promesses de sa façade. Il ne renferme qu’une seule pièce qui soit digne de l’attention des visiteurs. C’est une grande salle, blanchie à la chaux, avec un plafond garni de grosses poutres brunes, une cheminée monumentale supportée par des cariatides en pierre noircie, et une porte encadrée dans un portique à deux étages en bois sculpté, tout chargé de pyramides et de pinacles. Les consoles qui supportent les poutres du plafond sont très habilement sculptées, et représentent toute une série d’allégories.

La grande table traditionnelle, avec son tapis vert et ses encriers d’étain, entourée de sièges à larges dossiers, complète le mobilier de cette vaste et belle salle. À côté de chaque place se trouve une longue pipe blanche, toute bourrée et toute prête. Mais je n’oserais point affirmer que chacune de ces pipes attend un conseiller, car pour avoir dit pareille chose, ou à peu près, en parlant de l’hôtel de ville de Leeuwarden, je me suis attiré une grave réclamation. Les édiles de la capitale frisonne, paraît-il, ne fument point la pipe, mais seulement le cigare. C’étaient de simples zetters, en train de revoir et de fixer la répartition de l’impôt sur les patentes, que j’avais vus jadis fumant dans des pipes monumentales.

Cela me fut signifié d’une façon péremptoire pendant mon second séjour à Leeuwarden. Jugez si je voudrais, pour Bolsward, m’exposer à une pareille rectification.

Indépendamment des chaises à dossier, des tables vertes, des pipes et des encriers composant le mobilier indispensable, la grande salle de l’hôtel de ville possède encore quelques vénérables tableaux de qualité médiocre, et une grande armoire contenant les archives de la vieille cité. Ces archives, mises en ordre par l’érudit M. Eckhof, sont malheureusement fort incomplètes. Les pièces les plus importantes ne datent que du seizième siècle, c’est-à-dire d’une époque singulièrement récente relativement à l’antique fondation de Bolsward. Ayant parcouru des yeux les chartes principales, quelques lettres du duc d’Albe, des privilèges octroyés par Charles-Quint, ainsi qu’une série de documents et de titres divers, et considéré, en outre, de grandes canettes en étain, souvenir des interminables banquets du bon vieux temps, nous prîmes congé du gardien de ces richesses municipales.

Nous avions vu à peu près tout ce que l’antique cité frisonne renferme de précieux et d’intéressant ; il ne nous restait plus qu’à retourner à Sneek, pour de là continuer notre route vers le sud-est.

IVLe Sneekermeer – Joure – Les tourbières du Schoterland – Heerenveen et l’Oranjewoud

Notre projet en quittant Sneek était de traverser le grand lac que les Frisons appellent le lac de Sneek (Sneekermeer), de passer ensuite par les marais de Goingarijp, d’atteindre de cette façon le grand village de Joure, puis de continuer à pied notre chemin jusqu’à Heerenveen, là de visiter cette oasis célèbre qu’on nomme l’Oranjewoud, et enfin de remonter directement sur Leeuwarden. Nous nous trouvions ainsi parcourir en biais tout l’est de la province.

Nous nous embarquâmes donc de grand matin. Notre petit bateau, avec sa compagnie obligée de mouettes et de pies de mer, cingla dans la direction du Sneekermeer, et après avoir, pendant une longue demi-heure, suivi les sinuosités d’un large canal, nous débouchâmes tout à coup au milieu de ce grand lac, immense nappe d’eau dont on aperçoit à peine les limites.

Ce qui donne à ces mers intérieures de la Frise un aspect tout particulier, une physionomie toute spéciale, c’est la platitude absolue de leurs rivages et aussi la nature du sol qui en constitue le fond. Celui-ci, en effet, formé par des tourbières inépuisables, communique à l’eau une couleur violet sombre qu’on ne saurait mieux comparer qu’à celle de l’encre à copier. Le moindre rayon de soleil qui glisse là-dessus, et accroche au sommet des petites vagues quelques-uns de ses reflets d’or, fait le plus magique effet qu’on puisse imaginer. Dans le voisinage de la terre, cette curieuse nuance paraît encore plus intense. Contrastée par les tons vert tendre des prairies et des champs de roseaux, elle s’assombrit, et semble presque noire.

Sitôt du reste qu’on s’éloigne du rivage, celui-ci devient à peine perceptible tant il est bas ; on dirait une sorte d’épiderme verdoyant déposé à la surface de l’onde, une espèce de manteau flottant éternellement sur les eaux noires et profondes et n’ayant aucun des attributs de la terre, ni solidité, ni fixité. Les groupes d’arbres qu’on aperçoit au loin, les maisons qui se perdent dans la brume gris-perle, les clochers dont les tuiles vernies reluisent dans le brouillard du matin, tout cela semble jaillir de l’oncle ou flotter à sa surface. Il n’est pas jusqu’à ces grandes plaines couvertes de roseaux sans cesse mouvants et se courbant sous la moindre brise, qui ne viennent, en ajoutant à l’indécision des lignes, augmenter encore l’aspect fantastique de ces fluides rivages. On comprend alors l’étonnement de Pline voyant pour la première fois ces horizons bizarres, et comparant leurs habitants à d’éternels navigateurs, « navigantibus similes ».

Pour avoir une idée de ce singulier spectacle, il faudrait imaginer une plaine sans fin, éternellement inondée, ne laissant paraître que des sommets, et sur laquelle circule en tous sens une flottille de gros bateaux ventrus, pansus et rebondis, chargés de distribuer aux quatre coins de cette aquatique campagne les produits de la terre et ceux de l’industrie. S’il n’y avait qu’un de ces gros navires à l’horizon, on le pourrait prendre pour l’arche de Noé et se faire une idée du déluge au moment où la colombe partit pour ne plus revenir. Mais ils sont trop nombreux et trop joyeux aussi, car leurs grandes voiles rouge-brique ou jaune-safran, tranchant sur le violet de l’eau ou sur le fond argenté du ciel, éloignent toute idée mélancolique et ne peuvent faire naître que de joyeuses pensées.

Parmi ces bâtiments massifs et pesants, on en remarque quelques-uns dont la coque est plus élancée ; ceux-là sont soigneusement vernis, délicatement sculptés et portent à la poupe des peintures voyantes, où l’or est prodigué. Leur mâture svelte plie sous l’effort du vent et leur voile, richement colorée en rouge sombre, semble d’un tissu plus fin et plus délicat. On dirait des fils de famille égarés au milieu de paysans et d’ouvriers. Ces élégants bateaux se nomment des boeiers. Ce sont les yachts de plaisance de ces mers intérieures. C’est l’équipage obligé des riches familles de la Frise. On entasse, dans ces fringantes embarcations, des provisions de toutes sortes et surtout des vins de France. On s’y installe quatre ou six, et l’on s’en va joyeusement parcourir la province.

Parfois on n’est point seul. Trois ou quatre boeiers partent ensemble, emportant chacun une bruyante compagnie. On navigue de conserve, on s’excite à bien faire, on s’invite, on se fête ; et pendant cinq ou six jours on sillonne ces grands lacs, apportant dans tous les châteaux amis un regain de gaieté et de joyeux propos ; en même temps qu’on se prépare, pour l’hiver, une ample provision de turbulents souvenirs et de piquantes anecdotes.

Après la mer de Sneek, nous traversons les Goingarijpsterpoelen. Ici l’onde est encore plus noire, les champs de roseaux se rapprochent, et le vent, que rien n’arrête, soulève tout autour de nous une multitude de petits flots. Puis tout rentre dans l’ordre, le vent se calme, l’eau reprend sa teinte naturelle, et nous voilà dans un large canal bordé d’habitations rustiques. Les grands toits de chaume se succèdent, descendant presque jusqu’à terre ; derrière les vitres immaculées, apparaît un beau store bleu, et, le long de la façade, un arsenal de seaux en cuivre, empilés avec art et brillants comme de l’or, raconte au passant les travaux de la ferme et la merveilleuse propreté du logis.

Parfois, arrêté au seuil de ces champêtres demeures, un tjalk chargé de poteries, de tissus ou d’épices, fait sa halte hebdomadaire. C’est le négociant en bateau qui visite sa clientèle. Dans ces étranges pays, en effet, ce n’est pas l’acheteur qui se déplace ; c’est la boutique qui voyage et va trouver ses clients, apportant avec ses modestes produits les nouvelles du dehors et les cancans du village prochain. Aussi le marchand est-il doublement fêté. Mais les maisons se font plus nombreuses, les coups de marteau retentissent ; nous voici au milieu d’un fouillis de bateaux, de gros arbres et de maisons branlantes. C’est Joure. Nous sommes à destination.

Rien n’est à la fois plus gai et plus pittoresque que l’entrée de ce grand village. Sur la droite, s’élève un château, robuste habitation, avec de hautes fenêtres et une gracieuse véranda. C’est une patricienne demeure, à la fois riche, commode et simple. Un grand parc l’entoure, planté d’arbres séculaires. Nous savions que le maître de cette belle retraite avait groupé dans son château toute une collection de remarquables tableaux. Ce fut donc à sa porte que nous allâmes frapper tout d’abord. Le châtelain était absent ; on nous accueillit toutefois, et nous pûmes visiter la galerie.

C’est une bonne et sérieuse collection. Elle contient une quarantaine de tableaux, dont la plupart sont remarquables et quelques-uns excellents. Point de trop grands noms, mais une société choisie de ces petits-maîtres hollandais, qui sont à leur vraie place dans les demeures hollandaises. Il y a là, si j’ai bonne mémoire, des fêtes galantes de Dirk Hals, des cygnes et canards de Hondecœter, une musique villageoise de Miense Molenaer, un intérieur de cabaret de Teniers, un effet de neige d’Avercamp. Tels sont du moins les maîtres auxquels nous attribuâmes ces toiles délicates et ces frais panneaux ; car ces gentilles œuvres sont en place, un peu loin du regard, et, en l’absence du maître, il nous fallait nous contenter d’une inspection sommaire.

Notre visite terminée, nos remerciements présentés, il nous restait à visiter Joure. C’est un gros village, sans histoire, consistant surtout dans une interminable rue, large à proportion, et le long de laquelle se dressent gravement les maisons, qui ont la prétention d’être bourgeoises.

Quelques ruelles de dégagement aboutissent, sur la gauche, à un étroit canal coupé de pont-levis, bordé de jardinets et de maisonnettes branlantes. De grands arbres l’ombragent, et de gros bateaux semblent étranglés entre ses deux rives qui se touchent presque. Maisons, grands arbres et bateaux, tout cela mélange ses lignes et ses couleurs vivaces, formant un tableau à la fois aimable et pittoresque.