La littérature n'est pas qu'un sport de combat - Anne Robatel - E-Book

La littérature n'est pas qu'un sport de combat E-Book

Anne Robatel

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Beschreibung

Et s’il y avait dans la littérature davantage de ressources que l’on ne l’imagine pour affronter la dureté des temps ? 
Dans La littérature n’est pas qu’un sport de combat, Anne Robatel s’arrête sur certaines grandes voix de la littérature d’hier et d’aujourd’hui. À travers une lecture singulière de Virginia Woolf, de Jane Austen, d’E.M. Forster, de Toni Morrison ou d’Amanda Gorman, Anne Robatel nous révèle quelques héroïnes dont la geste trouve un écho inattendu dans notre époque tumultueuse.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Anne Robatel est née en 1978 à Paris et vit aujourd’hui à Lyon. Agrégée d’anglais, elle enseigne en classes préparatoires où elle tente de lier sa pédagogie à ses expériences dans le théâtre et la danse contemporaine. Elle est aussi traductrice dans le domaine des sciences humaines (traduction de Black feminism, anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, L’Harmattan, 2008, et cotraduction d’ Où sont les bibliothèques françaises spoliées par les Nazis ?, ENSSIB, 2019) et tient le blog annablanksite.wordpress.com.
Tous ses écrits sont animés par la conviction que la créativité est contagieuse. Dieu, le point médian et moi est son premier essai.



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La littérature n’est pas qu’un sport de combat

Anne Robatel

La littérature n’est pas qu’un sport de combat

Essais sur quelques héroïnes

Éditions Intervalles

à la mémoire de Françoise, mamette, ma grand-mère chérie ;

pour ma mère ;

pour Adélie, Tobie, Elsa, Nicolas, Haya, Tiali, Nels-Aljan

Avec son air doux et gai, elle est l’audace même.

Stendhal

Si, donc, ayant trouvé l’audace de braver le ridicule, nous tentons de discerner quelle direction nous prenons alors même que tout semble aller si vite, nous dirions que cette direction est celle de la prose, et que, d’ici dix ou quinze ans, la prose sera utilisée à des fins pour lesquelles elle n’a encore jamais été employée.

Virginia Woolf

Feuilleté chez Picard les Onze chapitres sur Platon d’Alain. Ça coûte huit cocktails : trop cher.

Simone de Beauvoir

Et la poète suggère que tous les tempos possibles que nous expérimentons – sur le plan social, politique, biologique ou esthétique – structurent notre expérience, qu’aucun d’entre eux ne domine ou n’organise tous les autres.

Caroline Levine

C’est un lieu où coexistent de nombreuses voix, où l’unité de l’être singulier est une illusion.

Zadie Smith

L’art de changer le monde en restant à sa place

Jane Austen, dont les romans ne cessent de montrer ce que lire veut dire, est l’hôtesse idéale pour ouvrir un cours de littérature anglaise. Toutes les héroïnes qu’elle a imaginées sont amenées, au terme de leur apprentissage, à acquérir ce qu’on appelle aujourd’hui des « compétences interprétatives ». Pour que se produise l’union matrimoniale qui clôture en général l’intrigue, il faut que les protagonistes aient compris que l’habit ne fait pas le moine, c’est-à-dire, en anglais, qu’on ne doit pas juger un livre d’après sa couverture.

Comme dans la plupart des bildungsromans, les héroïnes apprendront ainsi à lire entre les lignes des discours individuels et sociaux au milieu desquels elles naviguent pendant que leurs frères s’enrôlent dans la marine : voix paternelles et maternelles plus ou moins avisées, lettres au romantisme frelaté, romans gothiques formatés, discours architecturaux, codes vestimentaires et corporels. En maniant le discours indirect libre avec autant de virtuosité qu’un chef d’orchestre, Austen raconte à ses lectrices des histoires d’amour qui sont aussi – peut-être surtout – des histoires de lecture.

Le roman s’appelle Persuasion, et la scène se passe dans la ville de Bath, en compagnie de la très discrète et très sage Anne Elliot, qui, à vingt-sept ans, n’est toujours pas mariée – et donc déjà marquée comme une vieille fille potentielle selon les conventions du marché matrimonial de l’époque1. Amoureuse de Frederick Wentworth, elle a été persuadée par sa mère adoptive de refuser la demande en mariage qu’il lui a faite lorsqu’elle avait dix-neuf ans, au motif qu’il n’était pas un bon parti. Les années ont passé, le jeune homme a fait fortune et est monté en grade lors des victoires de la flotte britannique contre les armées napoléoniennes. Il est désormais capitaine, et cherche à se marier. Il n’a pas pardonné à Anne de l’avoir éconduit et n’a pas l’intention de lui refaire la cour. Elle en est affligée mais ne comprend que trop bien son point de vue, se résignant à le regarder sans rien dire flirter avec d’autres jeunes femmes. En silence, elle a renoncé, une nouvelle fois, à l’espoir d’épouser celui qu’elle aime.

Dans la scène étudiée, le dénouement est proche. Anne commence à se douter qu’elle n’est peut-être pas indifférente au capitaine malgré tout : l’espoir est revenu. Aucun mot n’a cependant été échangé par les amants pour s’assurer de leur attirance réciproque. Toute la scène relatée ici est ainsi structurée autour du désir de la jeune femme de parvenir à « un échange de regards amical ».

Après bien des obstacles et des péripéties, cet échange aura finalement lieu, et il débouchera sur une brève conversation en apparence anodine. Autrement dit, l’enjeu de la scène que nous allons lire est ce qui fonde l’existence même de la littérature, si ce n’est de la vie en société : la recherche de la communication avec autrui.

Précisons. La rencontre a lieu pendant un concert, auquel Anne s’est rendue en compagnie de ses parents et amis. Pendant l’entracte, elle aperçoit le capitaine à quelques pas du groupe dans lequel elle se trouve. Comment fera-t-elle pour se faire entendre de lui, et de lui seul ? Comment établir un échange éminemment privé dans un lieu éminemment public lorsqu’on ne peut pas envoyer de sms en dissimulant son smartphone derrière un éventail ? Tel est le défi qu’Anne Eliott va réussir à relever, au prix d’efforts dont l’intensité confère à ce passage un souffle épique aussi puissant que celui de Guerre et Paix.

C’est la voix narrative elle-même qui suggère l’analogie avec les récits des guerres napoléoniennes. Alors que le capitaine ne se tient qu’à une courte distance du groupe dans lequel Anne est, littéralement, encerclée comme une place forte, l’espace et le temps semblent se dilater dans la conscience de la jeune femme. Les quelques pas qui séparent les deux corps et les quelques minutes qui s’écoulent avant leur rapprochement sont ainsi retranscrits avec une précision évoquant tout à la fois le mouvement des armées sur un champ de bataille, la chorégraphie d’une danse de salon, une parade amoureuse ou encore une partie d’échecs :

Lorsqu’elle put enfin jeter un nouveau coup d’œil, il s’était éloigné. L’eût-il voulu qu’il n’aurait de toute façon pas pu s’approcher. Elle était si encerclée, si emmurée. […] Si seulement Mr Elliot n’avait pas été si près d’elle. […] Certains se mirent en quête d’une tasse de thé. Anne fut une des rares à ne pas faire le choix du déplacement. Elle resta dans son siège, ainsi que Lady Russell. Elle eut néanmoins le plaisir d’être débarrassée de Mr Elliot. […] Les autres revinrent, la pièce se remplit à nouveau, les bancs furent à nouveau pris d’assaut et investis par les spectateurs. […] Lorsque le groupe se redéploya, de nombreux changements eurent pour effet de favoriser sa situation. Le colonel Wallis renonça à s’asseoir, et Mr Elliot fut invité par Elizabeth et Miss Carteret, d’une manière qui n’admettait pas de refus, à s’asseoir entre elles ; puis, suite à quelques départs et de très discrètes manœuvres de sa part, Anne se retrouva en mesure de se positionner beaucoup plus près de l’extrémité du banc qu’elle ne l’avait été jusque-là, devenant ainsi plus accessible au cas où l’on souhaiterait l’aborder. […] Telle était donc sa situation, avec un espace vide à portée de main, quand le capitaine Wentworth se présenta à nouveau à sa vue. […] Il alla même jusqu’à baisser les yeux vers le banc, comme s’il y voyait une place digne d’être occupée2.

Observant attentivement les déplacements des différents pions ou corps-obstacles (Lady Russell, figure de la mère jouant le rôle de chaperon, tous « les autres » qui encerclent la jeune femme, Mr. Elliot, cousin paternel ayant sur Anne des visées matrimoniales) et de l’objet du désir qui attire tous les regards, la subtile Jane Austen s’amuse à représenter Anne comme une demoiselle en détresse attendant le secours d’un preux chevalier. Cet emploi décalé du registre épique pour décrire une scène dans laquelle il ne se passe pratiquement rien constitue un parfait échantillon du génie comique de la romancière anglaise qui se rapproche peut-être le plus de Stendhal.

Mais les déplacements dont il est question dans ces pages révèlent aussi quelque chose de très sérieux au sujet des contraintes sociales qui pèsent alors sur le corps des individus. Ainsi, la comédie de mœurs telle que la pratique Austen représente peut-être un discours politique non moins éloquent que le silence d’Anne Elliot.

***

« Il ne vint pas pourtant. Anne croyait parfois le discerner au loin, mais il n’arrivait jamais. » En suivant le regard et les pensées d’une jeune femme tentant d’établir un échange privé en plein cœur d’un espace public, on aborde ainsi un moment palpitant de l’histoire littéraire des relations amoureuses (hétérosexuelles) dans le monde occidental.

Encerclée par ses proches dans une salle de concert, la timide Anne Elliot, qui semble par moments une sœur des prisonnières de Barbe-Bleue, attend que son capitaine comprenne enfin qu’il est temps de l’« accoster »3.