La longue vie du bon Samaritain - Françoise Hildesheimer - E-Book

La longue vie du bon Samaritain E-Book

Françoise Hildesheimer

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Beschreibung

Héros universellement reconnu de la charité chrétienne, le « bon » Samaritain fait brièvement son apparition dans le seul Évangile de Luc pour sauver un inconnu blessé abandonné sur la route qui conduit de Jérusalem à Jéricho. Cette simple anecdote en forme de parabole a donné lieu à d’innombrables lectures, représentations, interprétations et utilisations qui, en amplifiant son message jusqu’à l’universel, accompagnent continûment les progrès de la civilisation chrétienne comme de l’humanisme. Au fil de son histoire, ce personnage fictif accède au statut de pseudo saint, modèle de fraternité et, à ce titre, se trouve intégré à notre inconscient occidental collectif sur le long et difficile chemin de reconnaissance d’un prochain, dont nous sommes, chacun à notre manière, partie-prenante.

À PROPOS DES AUTRICES


Françoise Hildesheimer est conservateur général honoraire du patrimoine. Le présent ouvrage est pour elles le prolongement d’une collaboration nouée dans leur travail au sein des Archives nationales.


Brigitte Lozza est chargée d’études documentaires honoraire. Le présent ouvrage est pour elles le prolongement d’une collaboration nouée dans leur travail au sein des Archives nationales.


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Table des matières
Du temps court au temps long
Une brève apparition
Une longue vie
Exégèse et histoire
1. Qui est le Samaritain ⁠?
Le Samaritain est d’abord un étranger
Le Samaritain est le prochain
Et le Samaritain, c’est Jésus
Le vrai prochain, c’est le Christ
Le dédoublement augustinien du prochain
Les quatre sens de l’Écriture
2. Le « ⁠bon ⁠» Samaritain
Retour à la sobriété
La cause est entendue
Une silhouette exemplaire
L’alter ego du Bon Pasteur
Un modèle adaptable
3. Dans les arts, trois temps, deux mouvements
Le Moyen Âge
Enluminure
Vitrail
Sculpture
Les temps modernes (XVIe-XVIIIe siècle)
– Le Samaritain apporte ses soins à l’homme blessé
– Le Samaritain prend en charge le blessé
– Le Samaritain arrive à l‘auberge avec le blessé
Prolongements contemporains
Et dans la littérature
Au cinéma aussi
En musique enfin
4. Une simple leçon d’humanité
Exemplaire assistance hospitalière
Le Samaritain modèle d’humanité
Universel ou particulier ⁠?
Le secouriste par excellence
L’humanitaire dépassé
L’effacement
5. Mais qui est donc aujourd’hui le prochain ⁠?
Dans la littérature religieuse contemporaine
Une identification toujours floue
Un modèle social
Retour à la vulgate
Retour au prochain
Le renversant sauvetage du pape François
6. Et Jésus finalement ⁠?
Jésus et la Loi
Paul et Luc
Qui est l’auteur ⁠?
Roma locuta, causa finita ⁠?
Longue vie au bon Samaritain ⁠!
Un itinéraire complexe
Une longue histoire de proximité
Une grande leçon d’amour
Quelques références bibliographiques récentes
Cahier d'illustrations

« ⁠Je ne connais pas d’autres marques de supériorité que la bonté. ⁠»

Beethoven

Du temps court au temps long

Une brève apparition

Samaritain (Le bon). Personnage d’une parabole évangélique (Luc X, 29-37) qui secourt charitablement un homme attaqué par des brigands et laissé pour mort qu’un prêtre et un lévite avaient refusé d’aider.

Telle est la définition que donne Le Petit Robert des noms propres du héros anonyme de l’amour universel du « ⁠prochain ⁠», devenu un nom commun désignant une personne secourable1. Le « ⁠bon ⁠» Samaritain a fait son apparition littéraire en Palestine il y a quelque 2000 ans. Il intervenait dans le cadre d’un dialogue entre Jésus et un docteur de la Loi où il tenait le rôle du personnage positif d’un fait divers fictif se déroulant sur la route dangereuse qui va de Jérusalem à Jéricho. C’est par une parabole2, une histoire simple mais exemplaire, permettant de faire comprendre un concept abstrait et délivrant un message capable de se graver dans les mémoires, que Jésus aurait répondu à deux questions successives et existentielles. Elles lui étaient adressées par un interlocuteur, lui-même spécialiste de l’interprétation de la Loi ⁠:

« ⁠Et voici qu’un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve ⁠: “Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ⁠?”

Jésus lui dit ⁠: “Dans la Loi qu’est-il écrit ⁠? Comment lis-tu ⁠?”

Il lui répondit ⁠: “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même.”

Jésus lui dit ⁠: “Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie.“

Mais lui, voulant montrer sa justice, dit à Jésus ⁠: “Et qui est mon prochain ⁠?” 

Jésus reprit ⁠: “Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.

Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin ⁠; il vit l’homme et passa à bonne distance.

Un lévite de même arriva en ce lieu ⁠; il vit l’homme et passa à bonne distance.

Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme ⁠: il le vit et fut pris de pitié3.

Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.

Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit ⁠: “Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.”

Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ⁠?”

Le légiste répondit ⁠: “C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui.” Jésus lui dit ⁠: “Va et, toi aussi, fais de même”4. ⁠»

Il s’agit donc de deux scènes successives présentant une structure analogue ⁠: chacune commence par une question du légiste et se termine par deux injonctions de Jésus. Récit dans le récit, la parabole proprement dite y est enchâssée, les deux histoires sont construites rigoureusement et de manière formellement très similaire5. Il s’agit d’un dialogue au demeurant consensuel dont l’objet est double ⁠: la définition de la conduite nécessaire pour obtenir la vie éternelle d’abord, l’identification du « ⁠prochain ⁠» ensuite, questions auxquelles la parabole apporte son éclairage. À première vue, rien de plus simple, voire de banal, dans cette narration destinée à imposer une idée. C’est une brève histoire mettant en scène des représentants d’un genre humain universel ⁠: un homme descend de Jérusalem à Jéricho et tombe sous les coups des bandits, un passant le voit, s’approche et prend soin de lui, autrement dit un homme en perdition dans le désert est secouru par un autre.

Pourtant un peu d’exégèse se révèle vite indispensable pour découvrir la vraie nature de celui qui sera appelé le « ⁠bon Samaritain ⁠». L’épisode, qui figure seulement dans l’Évangile de Luc6, y est rapporté dans la troisième partie, lors de la montée de Jésus vers Jérusalem ⁠; il suit l’envoi en mission des 72 disciples et précède l’épisode de Marthe et Marie. Le lieu et la distribution de la scène étaient pour ses auditeurs pleins d’enseignements. Ses personnages représentaient chacun une catégorie de la société du temps circulant sur une route notoirement périlleuse en raison de la présence de voleurs. Celle-ci descendait en lacets vers le nord-est sur une trentaine de kilomètres, passant d’une altitude de 800 mètres au départ de Jérusalem, à 240 mètres au-dessous du niveau de la mer à Jéricho (la ville la plus basse de la planète) à l’extrême sud de la vallée du Jourdain, juste au nord de la mer Morte, au sud de la Samarie7. Outre les brigands de grands chemins, la voie était fréquentée par les voyageurs provenant de l’est, de l’autre côté du Jourdain, ou du nord, des régions de Galilée ⁠; dans ce dernier cas, les Juifs préféraient souvent cette voie de contournement de la Samarie qui, bien que plus longue et difficile, était censée leur éviter tout contact avec les Samaritains. Y circulaient très habituellement de nombreux membres du clergé desservants du temple de Jérusalem et habitants à Jéricho8. C’est ainsi que deux d’entre eux découvrent en passant un homme dont ils ne savent rien hormis son humanité et sa piteuse position ⁠: dépouillé de ses vêtements, inconscient et incapable de parler, on ne peut l’identifier ni savoir d’où il vient, et surtout il est impossible de deviner sa nationalité9. Dans l’incertitude sur ce point et péchant avant la lettre par omission, les deux Juifs pieux et rigoristes, soumis à la Loi mosaïque prescrivant de porter assistance à un autre Juif et non à un étranger10, passent leur chemin sans s’arrêter. En revanche, un Samaritain, voisin-ennemi dont la présence sur cette route n’était guère vue d’un bon œil par les Juifs, exerce la charité sans condition. Ce héros inattendu de l’histoire, étranger et simple passant anonyme, donne son titre à la parabole. Sa caractérisation psychologique y est sommaire mais suffisante ⁠: il a vu, a eu pitié, s’est approché et a agi. Aisé et compatissant, il n’a pas prononcé de parole mais s’est signalé par ses actes. Il s’est montré efficace et c’est en cela qu’il délivre pour toujours une leçon nouvelle capable de changer la face du monde. Il a fait une apparition éclair, juste le temps de secourir le voyageur blessé et de poursuivre son chemin vers une destination d’où l’on sait qu’il reviendra prochainement, en empruntant ce même chemin dont il semble être un habitué. Ces brefs moments d’existence littéraire ont suffi à lui assurer l’immortalité.

La Palestine au temps de Jésus

Une longue vie

En termes d’efficacité littéraire, il est vrai, les meilleurs arguments du monde ne vaudront jamais une bonne histoire ⁠: une parabole, on l’a dit, est un bref récit fait de paroles qui donnent du sens, « ⁠un fragment du roc sur lequel s’est édifiée la tradition11 ⁠». Que certaines locutions comme « ⁠bon Samaritain ⁠», « ⁠mauvais riche ⁠» ou « ⁠enfant prodigue ⁠» soient passées dans le langage courant manifeste l’importance particulière que revêtent ces textes dans la mémoire collective.

Au premier degré, l’histoire du Samaritain s’inscrit dans le paysage ⁠: aujourd’hui, juste à côté de l’autoroute entre Jérusalem et la mer Morte, un « ⁠Musée du bon Samaritain ⁠», expose mosaïques et vestiges archéologiques et perpétue sa mémoire. Bien au-delà, sa réputation a dépassé toutes les frontières car la compassion qu’il a ressentie l’a poussé à pratiquer la bienfaisance de manière désintéressée et a permis d’en faire éclater le cadre fixé par la Loi juive. Il est ainsi devenu l’incarnation de la miséricorde dont saint Augustin dira qu’elle « ⁠est la compassion que notre cœur éprouve en face de la misère d’autrui, sentiment qui nous pousse à lui venir en aide si nous le pouvons12 ⁠». « ⁠À coup sûr, il n’est pas [de parabole] plus connue ni de plus chérie que celle du bon Samaritain. Son image, son message, son titre même ont pénétré la pensée et le langage de Monsieur Tout le monde, donnant un témoignage de l’ascendant psychologique que peut exercer une parabole de bon aloi13 ⁠», écrit John P. Meier, ce théologien catholique auteur d’une récente et monumentale relecture du dossier dans le cadre de la quête du Jésus « ⁠historique ⁠»14.

Personnage de fiction, protagoniste inattendu de l’histoire, le Samaritain, acteur d’une simple anecdote et porteur d’un grand message, est ainsi devenu un exemple doté dans l’imaginaire collectif d’une destinée polymorphe, capable de nourrir une véritable biographie posthume aux sources innombrables. Toute recherche se veut réponse à une question et c’est précisément cette multiplicité et cette diversité de traces historiques qui ont provoqué la curiosité des auteurs de cette étude. Si, avec l’aide efficace d’un moteur de recherche, chacun peut aujourd’hui accumuler des matériaux et en produire un catalogue, leur exceptionnelle diversité exige, bien davantage qu’une impossible exhaustivité, l’établissement d’un itinéraire d’intelligibilité qui seul peut lui donner son intérêt et justifier l’entreprise. Le lecteur ne doit donc pas s’attendre à un traditionnel exposé biographique riche en événements et anecdotes diverses, mais, s’il s’astreint à suivre le cheminement du bon Samaritain à travers ses multiples rôles, il découvrira une histoire qui n’est autre que celle de notre civilisation chrétienne dont il se révèle comme étant l’un des acteurs majeurs. Bref, davantage qu’un simple récit biographique, il est invité à accompagner le récit problématique d’une recherche historique.

Exégèse et histoire

S’essayer de la sorte à retracer ce destin, c’est donc faire œuvre d’historien du christianisme, avec, s’agissant des sources, cette particularité que ce texte fondateur a une position bien spécifique au regard de l’histoire et de la foi chrétienne ⁠: il appartient aux Écritures dont l’autorité repose sur leur caractère de révélation divine. Ce statut a eu pour conséquence une immense activité d’exégèse qui en a longtemps bloqué l’étude historique, car l’histoire fort récente du traitement critique très progressivement appliquée aux textes sacrés est longue et complexe15. En tout état de cause, le passage d’une histoire « ⁠sacrée ⁠» à une histoire religieuse critique et scientifique produit aujourd’hui une historiographie riche et vivante, au sein de laquelle les deux catégories de sources, divines et humaines, peuvent être mises à contribution et s’éclairent mutuellement. Critique historique et exégèse doivent unir leurs forces d’analyse pour parvenir à une compréhension justement éclairée ⁠: l’exégète se consacre traditionnellement à l’analyse et à l’interprétation du texte à tous ses niveaux de signification (littérale, spirituelle, symbolique…) afin de déterminer le sens et la portée du message qu’il délivre. Le jeu de l’analyse textuelle et de l’interprétation exégétique du texte évangélique préside à ces débats qui constituent un épisode et de l’histoire de l’exégèse biblique et de l’histoire du bon Samaritain16. La spécificité de la Bible est que tout texte en est non seulement constamment interprété en fonction de l’ensemble du corpus scripturaire dans le cadre d’une intertextualité s’appliquant à l’ensemble des relations existant entre les textes canoniques (Scriptum sui ipsius interpres), mais également en fonction d’un référent extratextuel qui est l’histoire du salut dont Jésus-Christ est le centre (Christus punctus mathematicus Scripturae sacrae). L’historien quant à lui, s’est d’abord consacré à l’institution ecclésiastique pour élargir son champ de vision à l’ensemble des pratiques religieuses, à travers l’intégralité de la documentation dont il dispose, c’est-à-dire les sources les plus diverses qui permettent de les connaître et de les situer dans l’ensemble des activités humaines.

S’agissant de la source biblique, il faut d’entrée de jeu faire état du problème de la langue dans laquelle a été fixé le texte de notre parabole et des questions de traduction qui se posent à son endroit ⁠: l’Évangile de Luc transpose en grec des textes que Jésus aurait prononcés en araméen. Cela ne va pas sans quelques glissements de sens, notamment s’agissant de celui que nous appelons dans nos traductions françaises « ⁠le prochain ⁠», dont l’identification va constituer la clé de notre parabole. Le terme que l’on traduit généralement ainsi − et que l’on trouve dans 173 versets vétéro-testamentaires − est rea’ qui vient du verbe ra’ah qui signifie d’abord « ⁠faire paître ⁠», « ⁠soigner ⁠», « ⁠nourrir ⁠», puis « ⁠s’associer à ⁠», « ⁠être un ami de ⁠», « ⁠un compagnon ⁠»… « ⁠Le prochain est donc celui à qui on porte soin et, par extension, celui avec qui se crée un lien de réciprocité. La Septante (vers 270 av. J.-C.) traduit rea’ par ό πλησίος qui désigne celui qui est proche, « ⁠le voisin ⁠», « ⁠autrui ⁠», sens attestés chez Platon, les orateurs attiques ou encore les Tragiques. La Vetus Latina (traduction antérieure à saint Jérôme), qui fonde sa traduction sur la Septante, traduit par proximus, littéralement « ⁠celui qui est le plus proche ⁠», d’où découle notre « ⁠prochain ⁠». Cependant, il est à noter que la Vulgate (traduction de saint Jérôme, fin du IVe siècle) qui, fondée directement sur l’hébreu, porte amicus en Lv 19, 18 ⁠: Diliges amicum tuum sicut temet ipsum, tandis qu’elle porte proximus en Lv 19, 16 ⁠: Non stabis contrasanguinem proximi, ce que l’on retrouve dans la Vulgate clémentine (promulguée en 1592), tandis que la Nova Vulgata, issue du concile Vatican II et promulguée en 1975, unifie la traduction en choisissant le seul proximus17 ⁠». Ce parcours linguistique montre que notre prochain n’est finalement qu’un produit de l’histoire et c’est donc comme tel, en lui conservant son appellation usuelle dans la tradition chrétienne, que nous allons le considérer dans les pages qui suivent. Bien que cette tradition emporte sans possibilité de critique l’attribution de la parabole à Jésus, l’identification de ce « ⁠prochain ⁠» constituera pour nous un marqueur et un fil conducteur du développement de son exégèse.

Si le dialogue entre exégèse et histoire est toujours inabouti18, tant il est difficile de concilier les lectures traditionnelles et une approche historique iconoclaste qui pourrait les remettre en question, il devrait demeurer la meilleure voie d’accès à la documentation. Complémentaires, l’historien, technicien d’une connaissance profane, et l’exégète, découvreur d’une connaissance sacrée, pourraient alors conjuguer sans exclusive leurs sources et leurs démarches au service d’une connaissance justement fondée, apte à construire un récit historique. Faute évidemment de sources directes émanant du personnage lui-même, il nous faudra donner largement la parole à ceux, fort nombreux, qui parlent de lui et le font vivre dans la longue durée. Au-delà du choc de l’anecdote initiale, le récit pourra ainsi se développer sur deux plans, distinguant deux usages de la parabole ⁠: l’un demeurant dans un cadre traditionnel d’exégèse visant à discerner l’interprétation philologique, historique et doctrinale du texte biblique19, l’autre s’en échappant et s’ouvrant progressivement à la critique du texte fondateur ainsi qu’à des sources diversifiées. Dans un environnement moral sécularisé, le personnage du « ⁠bon ⁠» Samaritain apparaît alors comme capable de servir de multiples causes généralement vouées à réagir à l’omniprésence de la violence dans les sociétés humaines. Sur le temps court d’un épisode se greffe le temps de la vaste histoire d’un destin historique et spirituel, tant se révèle long et difficile – utopique ⁠? – le chemin qui entend transformer la conscience d’antagonisme en conscience d’amour et d’acceptation de chacun20 ⁠!

1 Selon Le Petit Robert des mots communs ⁠: « ⁠faire le bon Samaritain ⁠: se montrer secourable ⁠; être toujours prêt à se dévouer ⁠». Le wikitionnaire le définit comme « ⁠toute personne faisant preuve de bienveillance avec autrui ⁠».

2  Une parabole est un récit allégorique, un outil de communication sous lequel se cache un enseignement ⁠; le mot grec utilisé par Aristote peut aussi se rapporter à l’une des méthodes d’enseignement de l’exégèse rabbinique, le mashal, court récit comportant une morale. Les paraboles du Nouveau Testament sont au nombre d’environ cinquante correspondant à plusieurs formules littéraires ⁠: métaphore, comparaison, hyperbole, allégorie, exemple… C’est à cette dernière catégorie que correspond la parabole du bon Samaritain. Présentation d’ensemble dans l’ouvrage classique du théologien protestant Joachim Jeremias, Les paraboles de Jésus (1947, rééd., 1952, 1954, 1956, 1958, 1962 ⁠; trad. fr., Xavier Mappus, 1962), largement relayé et dépassé par l’enquête récente de l’exégète catholique John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l’histoire, vol. 5, Enquête sur l’authenticité des paraboles, Cerf, 2018. Voir aussi la présentation du théologien luthérien ⁠: Arland J. Hultgren, The Parables of Jesus. A Commentary, W.B. Eerdmans, 2002 (p. 93-103, bibliographie ⁠: p. 101-103).

3  Plus littéralement ⁠: « ⁠il fut saisi aux entrailles ⁠».

4 Traduction œcuménique de la Bible, 2010.

5 C’est précisément cette construction qui a servi de point de départ à Pierre Magnard (et Roland Meynet) pour sa proposition d’organisation « ⁠parataxique ⁠» des Pensées de Pascal (Pascal ou l’art de la digression, Ellipses, 2019).

6  On trouve dans Marc 12, 28-34 et Matthieu 22, 34-40 des passages qui relatent l’interrogation de Jésus par un légiste ou un pharisien et lui correspondent en partie, mais la parabole, qui constitue un enrichissement de la question du premier commandement, ne se trouve que chez Luc.

Le parallèle entre ces textes a d’ailleurs été remis en cause par Thomas Walter Manson, The Sayings of Jesus as Recorded in the Gospels According to St. Matthew and St. Luke, 1949, p. 259. L’Évangile de Luc quant à lui contient huit paraboles ayant trait de manières diverses à la miséricorde ⁠: outre notre Samaritain, il s’agit des deux débiteurs du créancier (Lc 7, 36-50), de la brebis et de la pièce d’argent perdues et retrouvées (Lc, 15, 1-10), de l’enfant prodigue (Lc 15, 11-32), du riche et du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), du juge et de la veuve (Lc 18, 1-8, du pharisien et du publicain (Lc 18, 9-14).

7  « ⁠La route de Jérusalem à Jéricho. La montée du bon Samaritain ⁠», Échos d’Orient, t. 1, n° 9, 1898. p. 281. John Wilkinson, « ⁠The Way from Jerusalem to Jericho ⁠». The Biblical Archaeologiste, 1975, 38/1, p. 10-24.Au XIXe siècle, pèlerins et touristes seront nombreux à se rendre à Jérusalem. Chateaubriand, Lamartine, Pierre Loti, entre autres, l’ont abondamment décrite dans leurs récits de voyage et ce dernier, qui a parcouru la route dans les deux sens en 1894, en a donné une description animée (« ⁠Jérusalem ⁠», Voyages (1872-1913), R. Laffont, 1991, p. 500-510). Voir aussi le dernier discours de Martin Luther King Jr. à Memphis, I’ve Been to the Mountaintop, 3 avril 1968.

8  Prêtres (cohen) et lévites appartenaient à la tribu de Lévi dont l’origine remontait à Aaron, le frère de Moïse. Chargés d’offrir les sacrifices, les prêtres ordinaires servaient dans le temple pendant une semaine sur une période de 24 semaines ⁠; ce qui signifie que chaque année, chacun servait deux fois dans le temple, pendant une semaine à chaque fois. La plupart d’entre eux officiaient également pendant les trois fêtes principales de l’année ⁠; c’est ainsi que certains prêtres ordinaires servaient dans le temple pendant cinq semaines de l’année. On évalue à environ 7 ⁠200 le nombre des prêtres dans tout Israël à l’époque. Beaucoup travaillaient à divers métiers, ou comme scribes, pendant la plus grande partie de l’année lorsqu’ils n’étaient pas de service au temple. Les lévites étaient considérés comme un clergé mineur, d’un rang inférieur à celui des prêtres dont ils étaient les assistants. Comme les prêtres, ils servaient également pendant deux semaines à deux périodes différentes de l’année.

9  « ⁠Un homme, un Juif sans nul doute… ⁠», écrit aujourd’hui sur le mode de l’évidence Pierre Manent (« ⁠Qui est le “bon Samaritain” ⁠» ? ⁠», Commentaire, 172, hiver 2020-2021, p. 810) n’exprimant pourtant que son opinion a priori (dans l’Évangile de Luc, sept paraboles commencent de même par « ⁠un homme ⁠»).

10  Voir infra, chapitre 2, sur ces prescriptions de la loi.

11  Joachim Jeremias, op. cit., p. 15.

12 Cité de Dieu, IX, c V.

13  John P. Meier, op. cit., p. 152.

14 Voir infra, chapitre 6.

15  Françoise Hildesheimer, L’histoire religieuse, Publisud, 1996.

16  Max-Alain Chevallier, « ⁠L’exégèse à la recherche de la signification d’un texte ⁠», Revue d’histoire et de philosophie religieuses, Mélanges Edmond Jacob, 1979/3-4, p. 275-279.

17  Jérôme Lagouanère, « ⁠La notion de prochain dans les premiers écrits d’Augustin. Esquisse de réflexion ⁠», Revue d’études augustiniennes et patristiques, 57 (2011), p. 240.

18 Voir infra, chapitre 6.

19  Précisons d’ores et déjà que notre enquête se fondera essentiellement sur l’exégèse catholique avec quelques ouvertures ponctuelles et non systématiques en direction des Églises orthodoxes et réformées.

20 La bibliographie propre à la parabole du bon Samaritain est aussi immense que diverse ⁠; on trouvera les références des études qui ont été utilisées dans les notes du présent ouvrage. Pour une recherche systématique, on peut consulter l’Index Theologicus (IxTheo), bibliographie scientifique internationale de théologie et de sciences des religions en accès libre développé par l’Université de Tübingen.

1. Qui est le Samaritain ⁠?

La parabole du Samaritain a connu un succès qui se manifeste par l’abondance des commentaires qu’elle a suscités, desquels se dégage la figure simple mais mouvante de son héros. À bien la lire, on constate que le retournement de la question, qui passe de ⁠: « ⁠Qui est mon prochain ⁠? ⁠» (question du docteur de la Loi) à ⁠: « ⁠Qui s’est montré le prochain de l’autre ⁠? ⁠» (question posée par Jésus), oblige à un déplacement de point de vue. Cette caractérisation changeante du prochain constitue un véritable jeu de rôles1 qui oblige, à partir de la littéralité du texte, à envisager sous cet angle les commentaires successifs en fonction de leur hypothétique conformité à cette littéralité. Cela en gardant à l’esprit cette précision exprimée dans la préface de la Bible de Genève, éditée en 1588 ⁠: « ⁠Ayant été très bien remarqué par saint Augustin, qu’entre autres excellences de l’Escriture saincte, celle-ci n’est à oublier, qu’un mesme passage est si abondant en doctrine de vérité, qu’il peut recevoir plusieurs interpretations, toutes vrayes et bonnes, et si conformes au passage qu’on expose, qu’on ne peut faillir de les prendre et approuver toutes, et qu’on se trouve bien empesché à choisir la plus convenable… ⁠». La démarche est d’autant plus légitime que c’est précisément à la maestria exégétique de saint Augustin que l’on devra une nouvelle distribution des rôles et que la question qu’il faudra alors résoudre sera celle de savoir qui est le personnage principal, la figure éponyme de la parabole…

Le Samaritain est d’abord un étranger

C’est dans une ambiance toute particulière d’animosité culturelle, raciale et religieuse2 que se place l’histoire retracée par l’évangéliste, car le Samaritain auquel revient le beau rôle est pour le Juif un étranger bien particulier considéré ni comme totalement juif ni comme appartenant aux « ⁠gens des nations ⁠»3. Rappelons qu’après la mort de Salomon, les dix tribus du Nord auraient fait sécession, et formé le royaume d’Israël, aussi appelé « ⁠royaume de Samarie ⁠», du nom de la ville qui devint sa capitale au IXe siècle avant Jésus-Christ. Formant comme une espèce d’enclave entre les deux grandes provinces du judaïsme (la Judée et la Galilée), ce royaume est alors devenu le voisin et parfois l’adversaire du royaume du Sud, dit de Juda, autour de Jérusalem4. On l’y mettait sur le même plan que les païens, avec un degré de haine supérieur dû à cette proximité car, tout en faisant partie d’une même communauté religieuse israélite, les deux royaumes seront en concurrence territoriale, politique comme religieuse, jusqu’à la rupture définitive, sans doute au début du VIe siècle. Bien que se réclamant de la descendance des Hébreux, Samaritains et Judéens ne se percevront plus comme un seul peuple et, au retour de leur captivité à Babylone, les Juifs refuseront d’admettre parmi eux les Samaritains. Ceux-ci, qui nient la prééminence religieuse de Jérusalem (leur temple est sur le mont Garizim) et ne s’estiment soumis qu’aux seules prescriptions du Pentateuque, sont considérés comme des schismatiques, voire comme des païens qu’il est interdit de fréquenter et auxquels on ne doit demander ni rendre aucun service. À l’époque de Jésus, les relations étaient d’autant plus envenimées et les tensions plus vives que les Samaritains avaient, quelques années auparavant (entre l’an 6 et l’an 8), souillé le Temple de Jérusalem en répandant nuitamment durant les fêtes de Pâques, des ossements humains sous les portiques.

En diverses occasions les Évangiles témoignent de ces relations tendues entre Juifs et Samaritains ainsi que de l’usage didactique qu’a pu en faire Jésus à l’intention des Juifs orthodoxes5. S’il n’a pas particulièrement exercé son ministère en Samarie, ce dernier n’a pas dédaigné entretenir des relations occasionnelles avec des Samaritains particuliers et il apparaît qu’il portait sur eux un regard bienveillant, même quand cette attitude n’était pas réciproque. Le dialogue entre Jésus et la Samaritaine, qui est l’un des moments les plus représentatifs de ces rencontres, rappelle que les Juifs n’entretenaient pas de rapports avec les Samaritains6. Un autre épisode relate qu’un jour que Jésus allait de Galilée à Jérusalem en passant par la Samarie, les Samaritains refusèrent de l’héberger, sachant qu’il se rendait au temple de Jérusalem. Au cours de ce même incident, l’amertume des Juifs à l’égard des Samaritains se manifesta quand Jacques et Jean, outrés de ce refus, s’écrièrent ⁠: « ⁠Seigneur, veux-Tu que nous commandions à la foudre de tomber du ciel sur ces gens-là, pour les réduire en cendres ⁠? ⁠»7. De leur côté, les juifs emploient le terme « ⁠Samaritain ⁠» pour injurier Jésus ⁠: « ⁠N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et que tu as un démon en toi ⁠? ⁠»8. On ne peut, dans ce contexte, que mieux apprécier le caractère exceptionnel de la présentation de notre parabole qui donne le beau rôle au Samaritain9…

Le Samaritain est le prochain

Concernant l’interrogation fondamentale qui se pose à l’homme, la question du légiste qui interpelle Jésus pour savoir « ⁠qui est mon prochain ⁠? ⁠» associait deux préceptes de la Loi ⁠: « ⁠Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force10 ⁠» et « ⁠Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune contre les enfants de ton peuple et tu aimeras ton prochain comme toi-même ⁠: je suis l’Éternel11 ⁠». Si le premier ne faisait pas problème, le second posait notamment la question alors débattue de la définition – et, en l’espèce, de l’identification − du prochain ⁠: s’agit-il du compatriote, ou doit-on y comprendre l’étranger et, dans ce cas, l’émigré qui vit parmi les Juifs et respecte les prescriptions rituelles12 ou encore, plus largement, tout étranger ⁠? Le Lévitique identifiait le prochain au proche compatriote juif mais, peu après, le même livre entrouvrait la définition à l’étranger ⁠: « ⁠Si un étranger vient résider chez toi, dans votre pays, vous ne le maltraiterez pas. Cet émigré qui réside avec vous sera pour vous comme un autochtone et tu l’aimeras comme toi-même, car vous-mêmes avez été des émigrés dans le pays d’Égypte… ⁠»13. La tradition juive – Hillel dans les mêmes années et, dans la parabole, le docteur de la Loi – attachera continûment une importance fondamentale à cette prescription, ce double commandement qui lie l’amour de Dieu et celui du prochain, considéré comme un condensé de la Loi et désigné par le nom de « ⁠règle d’or ⁠»14.

Jésus a d’abord rappelé que la règle essentielle du croyant réside dans l’amour de Dieu et du prochain. Mais quand le docteur de la Loi, qui de lui-même a reconnu cette règle – qu’en tout état de cause il ne pouvait ignorer –, pose une dernière question très concrète, celle de son application pratique ⁠: « ⁠Qui est mon prochain ⁠? ⁠» c’est-à-dire, puisque le prochain est celui qu’il faut aimer ⁠: « ⁠qui dois-je aimer ⁠? ⁠», la réponse qu’il reçoit prend la forme de notre parabole. À première vue, l’histoire d’un homme, un Samaritain, qui a sauvé la vie d’un voyageur blessé et la conclusion qui en résulte directement semblent indiquer que ce prochain, celui que l’on doit aimer, c’est l’homme blessé, celui dont il faut s’occuper parce qu’il est dans le besoin. Or le texte nous réserve une surprise ⁠: il ne dit pas ⁠: « ⁠Pour qui cet homme abandonné a-t-il été un prochain ⁠? ⁠» mais ⁠: « ⁠lequel de ces trois passants (prêtre, lévite, Samaritain) te semble avoir été le prochain de cet homme ⁠? ⁠». Au début de l’épisode le prochain est celui que je dois aimer, bien que j’ignore qui il est ⁠: « ⁠aime ton prochain comme toi-même ⁠». Le Christ conduit son interlocuteur à désigner comme prochain, celui qui aime. Si donc nous mettons en rapport la question « ⁠qui est mon prochain ⁠» avec la réponse « ⁠c’est le Samaritain ⁠», il faut conclure qu’aimer son prochain signifie aimer celui qui nous a soigné et sauvé de la mort15. En d’autres termes, c’est la nécessité qui crée le prochain.

Comme toute parabole, l’histoire attribuée à Jésus a ainsi sa part d’incongru et d’inopiné ⁠: sa chute apporte une réponse inattendue et originale en mettant en lumière l’action d’un personnage créé pour l’occasion, le Samaritain, un modèle provoquant qui, « ⁠ému de compassion ⁠» en découvrant le blessé, lui a immédiatement porté secours sans référence à un quelconque légalisme. Sa conclusion, redisons-le, est bel et bien sans ambiguïté ⁠: le prochain, c’est le Samaritain, celui qui porte secours ⁠:

« ⁠Lequel des trois, à ton avis, a été le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits ⁠? Le docteur de la Loi répondit ⁠: “Celui qui a fait preuve de pitié envers lui”. ⁠»

Le docteur de la Loi, sans expressément le nommer − tant peut-être un ennemi pourrait difficilement être promu au rang d’exemple −, le désigne comme celui qui a agi parce qu’il a aimé. Son action a été silencieuse ⁠; il n’est pas même dit que le blessé ait attiré son attention par des appels ou des gémissements. En faisant preuve de bonté envers celui « ⁠qui était tombé entre les mains des bandits ⁠», il « s’est montré son prochain ⁠» moins en paroles qu’en actes ⁠: par sa décision volontaire, il s’est fait le prochain du blessé étranger et a noué une relation qui ne pourra qu’ensuite seulement devenir réciproque16.

En la personne du Samaritain, c’est donc bien un étranger, voire un ennemi, qui s’est fait prochain et est reconnu comme exemple de ceux qui accomplissent ce qui doit être fait pour « ⁠avoir part à la vie éternelle ⁠». La qualité de prochain n’a donc rien à voir avec l’appartenance à un groupe déterminé ou à une origine commune rapprochant leurs membres ⁠: le retournement de la question opéré par Jésus montre au docteur de la Loi qu’il avait mal posé la question et l’invite à identifier personnellement le Samaritain – l’étranger − comme son prochain. C’est là que gît la nouveauté ⁠: le Samaritain manifeste une loi applicable à tous et la met généreusement en œuvre ⁠; le docteur d’Israël en reçoit une leçon nouvelle où la règle juridique particulière s’efface devant une morale universelle. Cette leçon dérangeante est signifiée par ce retournement final en forme de changement de cap ⁠: la vie proposée par Jésus n’exige pas, ne pose pas de règles tatillonnes et de distinctions contraignantes ⁠; elle donne par amour et le prochain est le sujet actif de cet amour17. Il ne s’agit pas de nous demander qui est proche de nous, mais de nous faire proches, prochains de celui qui a besoin d’aide, sans se soucier de savoir s’il fait partie ou non du même cercle d’appartenance. C’est bien une lecture exigeante d’un texte simple. 

Mais il faut ici remarquer qu’en rester à cette identification littérale du prochain au Samaritain rendait la leçon délivrée par la parabole difficile à enseigner car peu naturelle dans ses conséquences ⁠: dans la mesure où elle signifiait que le prochain c’est non pas celui que l’on peut aider, mais bien celui par qui l’on peut être aidé, elle sous-entendait qu’il revenait au blessé d’aimer « ⁠comme lui-même ⁠» ce prochain, autrement dit le Samaritain. Aimer son prochain, c’est alors éprouver de la gratitude et aimer celui qui vous a été bienfaisant, être conscient de la dette que l’on a à son égard, lui en être reconnaissant au sens premier du mot. À y bien penser, cela pouvait limiter singulièrement le nombre des prochains dont la définition n’a plus rien d’automatique, même si elle est susceptible de s’étendre à des étrangers, voire à des ennemis bienfaisants, ce qui est la grande leçon de notre parabole. C’est en somme poser une identification qui oppose chacun à tous, le singulier à l’universel… C’est le prochain qui exerce la charité et non celui qui en est le bénéficiaire et, en conséquence, je vais vers l’autre parce que je suis son prochain, non parce qu’il est mon prochain.

Et le Samaritain, c’est Jésus