La Luciole - Ligaran - E-Book

La Luciole E-Book

Ligaran

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Beschreibung

Extrait : "Le samedi soir, les hommes de Tavesco se réunissent pour parler, jouer et boire, dans les deux cabarets du village. Ils ne connaissent guère qu'une seule boisson, un vin opaque, au goût fort et au bouquet presque nul, dont tous ceux qui l'ont pratiqué gardent un souvenir nostalgique."

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EAN : 9782335015102

©Ligaran 2015

ILe soir aux lucioles

Jean Savigny s’attendait à trouver un géant, mais non ces attaches de lion, cette face barbare, avec les yeux d’eau changeante des Éburons ou des Francs-Ripuaires, et cette énergie éparse qui flambait à chaque parole, à chaque geste de Vacounine. Fait pour l’admiration, le jeune homme tressaillait de plaisir, tandis que son compagnon considérait le Slave avec le même regard dont il eût enveloppé, chez Barnum, l’homme à la tête de pierre ou le monstre de Bornéo.

La causerie durait depuis longtemps déjà, le crépuscule agonisait sur le lac de Lugano. Et Vacounine, continuant à fourrager sa mémoire vaste comme une forêt, accumulait les anecdotes :

– Oui, s’interrompit-il soudain, j’ai beaucoup aimé votre frère. Un de ceux qui percent d’un regard jusqu’au fond du marécage. Ce n’est pas lui qui se la serait laissé faire par ce bourgeois chatouilleur de Michelet… D’ailleurs, j’ai l’intuition. Il n’y a qu’à vous voir : vous courrez libre sur la steppe… Cette maison est la vôtre !

Il tourna ses yeux énormes vers le compagnon, petit homme à besicles, faible sur jambes et au souffle chétif :

– Dégoûté, hein ? clama-t-il… Nous ne prenons pas parti : nous nous fichons de la liberté !

– Quelle liberté ? fit le petit homme en souriant. Celle de vivre ? Je ne suis qu’un lumignon qui fume ! Celle de penser ? Je n’éprouve pas le besoin de le faire en place publique. Celle de circuler ? Je ne sors pas en temps de pluie. Celle de gagner mon pain ? Je le gagne.

– Celle des autres ! gronda le Slave… Il faut que chacun puisse brouter à son saoûl et mugir à sa guise… Mais nous aurons l’occasion de boxer : je vous garde à dîner ; nous avons Lampuniani…

Cette voix qui, depuis deux heures, sonnait comme une cloche, fit silence. Alors commencèrent des minutes profondes. L’attention de Jean, détachée de Vacounine, allait se reporter vers le lac, mais une lueur mouvante la sollicita. La petite flamme dansait sur les herbes. Il crut voir un feu follet et s’arrêta pour le considérer. La petite flamme allait, venait, capricieuse à la fois et régulière, pure et froide comme un astre. Elle accéléra son vol, elle décrivit un trait d’étoile filante. Dans la cendre du jour éteint, elle avait un charme subtil, léger, qui retenait le jeune homme. Bientôt elle se multiplia. Sur toutes les pelouses, parmi les fantômes des thuyas, les feux s’élevèrent en longues spires, en lacis, en filets d’émeraude argentine : ce fut, sous les constellations du firmament, d’autres constellations mouvantes, dansantes, une fête d’astres minuscules donnée par l’Amour – car toutes ces lucioles n’étaient que de petits phares passionnés.

« Mes premières lucioles », pensa Jean.

Une émotion étrange frissonna dans sa chair, le trouble divin, l’enchantement, presque le délire de la terre tessinoise. L’heure n’était qu’une longue promesse. Il s’élevait des végétaux, des eaux balbutiantes, de l’Occident encore nacré et violescent, un étonnant mélange de fraîcheur, de tiédeur et de parfums, une caresse rassurante et sensuelle, comme faite avec du velours éthéré. C’était le bonheur, le grand et doux bonheur latin, que cette terre sacrée, du lac de Lugano au détroit de Sicile, imprime dans les yeux et sur la bouche des habitants.

Jean était fait pour le goûter – et par tous les sens : asservi par l’éclat des couleurs, la beauté des sons, la volupté des parfums, il avait encore cette facile griserie cérébrale qui multiplie les plaisirs et fait de chaque projet une féerie.

Appuyé contre un arbre, il respira plusieurs fois avec force, il s’abandonna à une frénésie d’espérances et de désirs. Toute la vie passée parut morose et terne ; la nuit promit des choses extraordinaires ; et Jean remercia intérieurement l’artiste tessinois dont les récits en « dialecte », les chants, les danses, l’avaient décidé à ce voyage. Il entendit la voix cuivrée de ce garçon, il revit ses gestes emphatiques dont les camarades de l’École faisaient des charges, mais qui avaient toujours séduit Savigny. C’est qu’il avait perçu je ne sais quoi de comparable à cette énergie des souffles d’équinoxe qui ont balayé beaucoup de terres et d’eaux et qui restent chargés des arômes d’autres mondes.

L’éclair d’une grande lanterne, allumée devant la maison, coupa sa rêverie. Il se retourna et tressaillit ; un homme et une jeune femme s’avançaient vers Vacounine : l’homme, trapu comme un petit taureau, une face couleur tabac turc, où les joues faisaient deux caves, des yeux luisants et faux, à demi clos, des jambes difformes de grosseur, mais aussi élastiques que celles d’un chat. De la vieille panne verte, une ceinture rouge et un chapeau conique couvraient ce personnage. Jean le regarda à peine. Tout le saisissement de beauté « inerte » qu’il venait d’éprouver à la vue des choses, il le retrouvait en beauté humaine dans cette femme. Mais la promesse du bonheur devenait presque une souffrance devant les yeux buveurs de lumière, devant le sourire traversé d’un éclair d’argent, devant le pâle et surprenant visage. Et il resta figé, pendant que la voix immense de Vacounine criait :

– Salut, uomo delinquente… le sel et le tabac ont bien passé sur le Baltecc’ ? Le seigneur Acquapendente a-t-il reçu mon envoi ?

– Tout est parvenu, sior Vacounine ! répondit l’homme d’une voix terreuse. Sior Acquapendente vous envoie des lazagnes fraîches !

– Bon. Tu passes la nuit à Lugano ?

– Non, sior Vacounine… je dois être à Tavesco…

– Mais tu ne pars pas tout de suite ?

– Pas avant dix heures. Si vous avez quelque chose à passer, je viendrai le prendre.

– C’est cela. Tu goûteras mon chianti nouveau et la jolie signora un asti spumante qui tonne comme le canon.

La jeune femme sourit, avec un geste à la fois si joli et si somptueux que Vacounine battit des mains :

– Giovanni ! s’écria-t-il, celle-ci est la reine du Tessin. Gare à la marchandise !

Les dents de Giovanni apparurent brillantes et cruelles, tandis qu’une férocité joviale riait autour des yeux faux.

– La marchandise se garde elle-même ! répondit-il.

Il fit signe à sa femme de le suivre et disparut.

– C’est un homme libre ! dit Vacounine. J’ai toujours eu la passion des contrebandiers. Ces gens qui ne veulent pas reconnaître la loi et qui rompent les frontières sont les seuls à pratiquer le nihilisme, car les voleurs des villes sont des propriétaires. Je confesse, cependant, que Giovanni ne m’est pas sympathique. Sa vie privée me dégoûte. Il a fait une esclave de cette charmante créature – il la hait plus qu’il ne l’aime – il la tient au chenil ou à la laisse, sans répit. Elle est certainement malheureuse ! Si j’étais jeune, si j’étais le Vacounine qui courait la steppe comme un cheval kirghise, il me semble que j’aurais du plaisir à risquer le couteau et le fusil de cet homme pour délivrer la petite ! Mais je ne suis plus qu’un vieux pou…

– Vous dites qu’il la hait… Est-ce par jalousie ? demanda Jean d’une voix tremblante.

Vacounine l’enveloppa d’un regard chaud et apitoyé :

– Pauvre petit !… déjà l’air du lac ! Pas de blague ! Cet homme vous planterait un pied de fer dans la mamelle : il n’y a pas de chirurgien qui connaisse aussi bien les bonnes places. Je ne sais pas du tout s’il est jaloux, au sens où nous l’entendons. Ça lui est par exemple tout à fait égal que sa femme l’aime ou le déteste – tout à fait égal qu’elle en aime un autre. En amour, il ne connaît que le physique – et la propriété ! Son oncle Armanio et lui ont établi une garde qui vaut celle de tout un collège d’eunuques.

– Je ne désire rien que faire son portrait, balbutia Savigny.

Vacounine se mit à rire immodérément :

– Est-ce que je m’exposerais à chauffer un petit Cabanel dans mon sein ? La première vache pelée est plus intéressante à peindre que cette femme… Que la nature nous chatouille avec la beauté féminine, c’est son rôle. Mais l’art s’y ravale !

– Quand le beau n’est pas fade, il reste, après tout, notre principal enseignement d’art ! Le regard de cette femme, même sur une toile, vaut mieux que celui d’une vache.

– Mon petit, ça n’est pas franc ! dit rondement le colosse. Vous avez envie de revoir Desolina, – et du reste, si c’est possible. On peut la revoir, mais quant au reste, il vous faudrait d’abord estourbir deux hommes : ce n’est pas vous qui le feriez et c’est ce qui me rassure… Malgré tout, je vous déconseille de la revoir, même avec les intentions les plus vertueuses. Ça vous gâterait le séjour et ce serait dommage !

Et considérant le petit homme à besicles :

– Est-ce que vous avez de l’influence sur votre ami ?

– Aucune. Je n’en ai pas sur moi-même : comment pourrais-je en avoir sur les autres ?

– L’ironie ?

– Il y est presque insensible. Il suit ses yeux, puis son ouïe, ensuite son odorat. D’ailleurs, aucun bon sens.

– Ah ! le coquin, est-il heureux ! cria Vacounine… S’il doit mal mourir, il aura bien vécu… Quand on est comme ça – et j’étais comme ça – la Sibérie même est un paradis… Eh ! voilà Lampuniani !

Un homme à profil de César, mais aux yeux légers et vifs d’Arlequin, ventre en pomme, énorme bouche gourmande, venait d’apparaître sous la lanterne. Il dilatait ses narines et riait ; son nez et ses paupières respiraient la joie :

– Deux Parisiens qui seront de nos amis, fit le Slave en présentant les jeunes gens au gros homme. Jean Savigny finira peut-être sur l’échafaud, mais il peindra bien et mangera du plaisir. Philippe Cormières mourra dans son lit.

Il présenta ensuite l’arrivant :

– L’illustre professeur Francesco Lampuniani… le seul homme d’Europe qui sache l’histoire véritable du pape Innocent X et celle de la mise à l’index des doctrines de Jansen.

– Je croyais le savoir ! fit Lampuniani en soupirant… mais je viens de découvrir des documents nouveaux… Voyez-vous, il n’y a pas un seul fait historique qui n’ait en lui de quoi occuper la vie de cent hommes… L’histoire, elle, ne pourrait être convenablement faite que par une dizaine de millions d’historiens et d’archéologues. Encore serait-elle à recommencer de fond en comble au bout de vingt ans.

– Tout est dans tout ! repartit Cormières ; dès lors, l’histoire entière est dans chacun de ses faits.

Lampuniani se mit à rire, avec la candeur d’un enfant :

– Eh ! Vacounine, pour le moment, Lampuniani est tout entier dans son ventre.

– À table, alors…

En route on ramassa les trois filles de l’hôte, trois vierges énormes, à profil de caniche, le front noyé de cheveux flaves. Elles avaient de beaux yeux de glace bleue, des peaux claires et comme tachetées de vieil or, des lèvres très rondes, roses, courtes et joviales :

– Ma tribu ! dit Vacounine avec une gaieté tendre.

Elles rirent ensemble, un rire de gorge qui leur renflait la poitrine, un rire innocent et sans cause comme celui des nègres.

– Notre père ne nous a pas averties, fit l’une d’elles d’une voix lente… vous allez très mal manger… des choses du pays !

– Sauf le caviar ! interrompit Lampuniani en jetant vers ce hors-d’œuvre un regard de complaisance. Et puis, nous ne mangeons pas mal, dans le pays.

Des fleurs du lac serpentaient sur la petite plaine neigeuse de la nappe et parmi les glaçons des cristaux. Quelque chose de joyeux et d’intime émanait de cette salle ouverte sur la nuit. Jean oublia presque la femme du contrebandier dans le petit frisson d’aise qu’une table étincelante éveille chez un homme jeune et sensuel. Peut-être, à son insu, la présence de joyeux mangeurs l’induisait-elle. Lampuniani disait :

– Il ne faut pas faire un dieu de son ventre !

Et il mit dans son assiette une énorme cuillerée de caviar, pareil à du savon noir : il l’étalait sur son pain avec méthode. Les vierges géantes et Vacounine imitaient copieusement son exemple, tandis que Cormières, avec dégoût, se servait un globule de la mixture. Deux immenses brochets suivirent. Jean, qui se croyait gros mangeur, vit avec stupeur ces bêtes fondre en moins d’un quart d’heure. À lui seul, Vacounine en mangea trois ou quatre livres, le professeur lui tint presque tête, les vierges couvraient leurs assiettes jusqu’aux bords :

– Le poisson, c’est léger ! fit remarquer Lampuniani.

– Il faut qu’il nage ! dit Vacounine en se versant de larges rasades d’Yvorne.

– Ces gens du Nord, remarqua Lampuniani, boivent trop au commencement du repas. À mon avis, il ne faut pas, avec le poisson, dépasser une bouteille par tête.

Il flaira le rôti qui faisait son entrée parmi des herbes odoriférantes :

– Vacounine, fit-il… je suis sobre pour le reste… mais pour le rôti, je vous tiens tête ! C’est le mets du travailleur.

Le fait est qu’il en dévora six ou sept tranches, mais Vacounine en engloutit le double. Ensuite, le Russe nettoya un poulet, puis la moitié d’un gigot de chèvre avec des platées de lazagnes et de risotto. En silence, placides et souriantes, les jeunes filles suivaient honorablement un si bel exemple. Elles avalaient le chianti et le bourgogne comme des vignerons. Jean, dans cette atmosphère vorace, était peu à peu saisi d’admiration. Ces êtres lui semblaient d’une autre humanité, une humanité commençante qui, avant de conquérir les civilisations, se charge d’énergie. Quant à Cormières, il les contemplait avec une sorte d’épouvante. Il se sentait une pauvre, débile, presque mourante créature devant des ours ou des morses, – et, en même temps, il se retenait pour ne pas rire.

– J’en ai assez ! s’écria Lampuniani. Décidément, le Nord l’emporte. Mais aussi, vous périrez par l’estomac. La gastrite étreint déjà l’Angleterre et les États-Unis. Demain ce sera le tour de l’Allemagne et de la Russie. C’est par la sobriété que les races latines reconquerront le monde…

– La sobriété, riposta Vacounine, est une vertu négative. Elle peut servir à prolonger des existences ; elle ne préside qu’à des croissances débiles.

Selon la mode du pays, la minestra, épaisse soupe au riz, fit alors son apparition – et le sobre Lampuniani trouva encore de la place pour une vaste assiettée. Quant à Vacounine, il déclara qu’elle facilitait la digestion et veloutait l’estomac ; il en reprit deux fois.

Après ce repas de fauves, l’heure du café fut délicieuse. On le prit sur la terrasse, au clair des étoiles et des lucioles. Alternativement, le professeur et le nihiliste racontaient des anecdotes. Tous deux avaient une mémoire infinie et le don des images : une bonhomie délicieuse émanait du Latin, tandis que le Slave répandait une éloquence rude, pleine d’invectives, coupée de-ci de-là, en zig-zag, de quelque subtilité fumeuse.

– Et quelles nouvelles des Oreggiatt ? demanda Vacounine.

– Ils se remuent du côté de Tesserete, dit le professeur. J’en ai des nouvelles par Gennaro Tagliamente qui prétend qu’ils préparent un soulèvement.

Vacounine chanta en faux bourdon :

            Ils font leurs sales excréments,
            Dans des vases en porcelaine !
            On les guillotinera,
            Messieurs les propriétaires,
            Et le peuple sourira !

– Votre peuple est une grosse bête ! s’écria Lampuniani.

– Oui, oui, je sais… fit Vacounine en clignant de l’œil. Vous tenez à vos vignes, illustre professeur… vous y tenez plus qu’au bonheur de l’humanité.

– Eh ! mon ami ! il y a longtemps que tous ceux qui veulent le bonheur de l’humanité devraient être dans les maisons de fous. Qu’est-ce que les pauvres gens atteints de la manie des grandeurs à côté de ces hommes-là ? Des brins d’herbe à côté de bambous !… Sérénissime cousin du tzar, tous vos marchands de drogue nihiliste ou d’élixir socialiste sont des enfants qui jouent avec des allumettes…

– Illustre professeur, vous périrez sur l’échafaud !

– Sérénissime cousin du tzar, vous finirez sous les douches !

Vacounine jeta un tendre regard vers le gros professeur :

– Un homme qui prépare si bien le minestron !

– Un homme qui le mange avec tant de génie !

Les grandes filles offrirent des alcools, et de nouveau le silence du bonheur, à peine entrecoupé de la clameur plaintive de quelques grenouilles, régna dans le jardin de féerie. On apercevait confusément le lac, par les interstices des arbres ; sa face sombre, tachetée d’astres, vacillait imperceptiblement. Attentif un moment au bavardage de ses hôtes, baigné de la nonchalance du soir italien, peu à peu, Jean se sentait repris par l’image de la femme. Elle le domina. Il sentait qu’elle lui enlevait presque tout le charme de cette heure, il craignait qu’elle ne lui gâtât son voyage. Habitué aux brusques variations de son être, il ne s’étonnait pas. Les hommes de sa sorte, plus que tous les autres, connaissent l’importance des petits évènements, ou plutôt, pour eux il n’y a pas d’autre mesure des évènements que celle de leur excitation intérieure. La vie de Savigny était pleine de grandes décisions, amenées par des causes que les gens calculateurs eussent jugées futiles. Jean ne jugeait pas les causes. Il les subissait : sa seule réaction contre elles était une sorte de tristesse exaltée. Admirablement doué pour voir les objets et les personnes, son esprit était un instrument grossissant braqué sur le monde, non point un appareil approprié à l’étude de son propre être. Par-là, ses sympathies et ses antipathies étaient vives, exagérées, voire hyperboliques, mais elles ne se trompaient point d’adresse. On l’abusait sur la quantité, non sur la qualité. Il n’avait guère été victime de la trahison des femmes ni des hommes ; il avait presque toujours escompté plus d’ardeur ou plus de constance chez ses légers amis ou ses fragiles amies. Chose plutôt exceptionnelle, malgré les décisions trop fréquentes qui paraissaient faire de sa vie un chaos, lui-même était fidèle aux hommes et capable de l’être aux femmes, mais à d’autres femmes que les petites verseuses de bière et d’amour qu’il avait consommées jusqu’alors.

 

– À propos, dit brusquement Vacounine, en se tournant vers Savigny, si vous voyagez dans la Valcolla et dans les environs, Gennaro Tagliamente ne serait pas un mauvais guide. Il est fin, rusé, très brave, et, si on lui est sympathique, il s’attache. Il adore Lampuniani et m’aime assez bien. Pour nous faire plaisir, il se dévouerait à votre service. Vraiment, vous y gagnerez de voir le pays à fond, sans avoir à redouter les tracas du « professionnalisme ». Gennaro suivrait votre caprice, se contentant de vous documenter au passage et de vous prévenir des ennuis… Et de plus, cela ne coûterait pas cher : avec cent sous, Tagliamente est homme à se défrayer de tout, salaire compris…

– Par exemple, intervint Lampuniani, l’homme est un contrebandier ardent. Je ne crois pas que nulle caresse de femme pourrait lui remplacer l’ivresse de grimper sur le Baltech et d’y aller déposer son sac de tabac, de sel ou de poudre. Au fond, une canaille. Je ne puis m’empêcher de l’aimer !

– C’est le plus honnête homme du monde, vieux propriétaire ! grogna Vacounine. Son œuvre est sacrée, il fait la guerre aux gouvernements !

– Je pleurerais en le condamnant ! fit Lampuniani en roulant des yeux bouffes, mais si j’étais juge, je l’enverrais au bagne !

– N’a-t-il pas fraudé du tabac pour votre compte, sépulcre blanchi ?

– Je me suis borné à acheter du tabac pour un juge de Turin… un ami d’enfance. Ai-je à m’informer si les droits de douane ont ou n’ont pas été acquittés ? Suis-je le gardien de l’Italie ?…

Il mit entre le Slave et lui un bastion de fumée et dit aux Parisiens :

– Le tzar avait rudement bien fait d’envoyer ce Vacounine en Sibérie !… Pour en revenir à Gennaro, je suis sûr qu’il vous plaira… Je vais vous remettre ma carte avec trois mots dessus. Ce sera le Sésame…

Le professeur tira un portefeuille plus déguenillé qu’un lazzarone et en retira une carte minuscule sur laquelle il écrivit deux lignes au crayon.

– Voilà ! Voulez-vous que j’y joigne votre nom, Vacounine ? C’est fait. Si ça ne fait pas de bien…

– Ça peut faire du mal ! interrompit Vacounine. Nous creusons peut-être en ce moment votre fosse ! Savez-vous, Lampuniani, que ce jeune homme veut faire le portrait de la Desolina ?

– Un joli portrait ! dit paisiblement Lampuniani… il n’y a pas une tête de la Renaissance ni de l’Antiquité que je ne donnerais pour la sienne…

– Mais regardez le jeune homme ! reprit le Russe.

– Eh ! mon Dieu, s’il n’était pas un peu agité, rispota Lampuniani, c’est qu’il n’aurait pas de sens… À vingt ans, moi aussi, j’aurais fait le portrait de la Desolina… et vous aussi, hercule de neige !

– Non ! fit durement Vacounine… à vingt ans, de deux choses l’une – ou j’aurais admis que l’homme méritait la femme, et j’aurais filé ailleurs. Ou j’aurais admis que l’homme était un sale cochon – ce qu’il est – et j’aurais…

Il s’arrêta, devint très rouge et cria :

– Je ne suis qu’une vieille bête !…

– Vieille est exagéré, fit doucement Lampuniani.

Cependant une lueur très douce grandissait entre les thuyas, les peupliers noirs et les sycomores. Jean et Cormières regardaient, intrigués :

– C’est la cage de mes filles ! dit Vacounine, qui les voyait tendre la tête… Venez… le lac est plus visible là-bas…

Tous quatre se levèrent, et tandis qu’ils avançaient, la lueur, – lunaire à ce qu’on eut dit, si elle n’avait eu de bizarres intermittences, – devenait plus vive. La cause s’en décela enfin. Dans une vaste cage de gaze, des centaines de lucioles croisaient leurs spires, et l’illumination vivante se répandait dans le feuillage des arbres, sur les fleurs et les herbes, jusque dans les miroirs du lac. Ce fut de nouveau l’impression de la terre et du ciel magiques. Le lac se perdant peu à peu dans les ombres, la ville de Lugano, sous un halo de nacre, d’ambre et d’améthyste, les confuses sépias des rives, cette odeur faite de cent arômes et de cent parfums, le passage discret et chuchotant de la brise, tout parut extraordinaire dans la métamorphose du Monde.

– Ne dirait-on pas, fit pensivement Vacounine, que cette terre a gardé une vieille âme de beauté qui manque aux autres terres ?

– Ergo in toto orbe et quacunque cœli convexitas vergit, pulcherrima est Italia ! déclama Lampuniani.

Les trois vierges continuaient à prendre des lucioles au filet et à les mettre en cage. On les voyait, telles de jeunes ourses, courir avec lourdeur et souplesse sur les pelouses. Elles riaient ; leurs rires secouaient étrangement leurs riches poitrines ; elles étaient sympathiquement saugrenues. Jean s’étonnait qu’elles n’eussent pris que la masse à leur père, que rien ne fût demeuré des yeux presque terribles, de la fureur héroïque, de la voix de cuivre. Il fit le rêve baroque d’une terre où il n’y aurait pas d’autres femmes : l’image de la Desolina en devint divine. Cependant, le son d’une cloche secoua sa pensée. Il tressaillit, il vit Giovanni et sa compagne qui arrivaient sous les longues branches retombantes des thuyas.

– Eh ! cria Vacounine à une servante qui les accompagnait… une table, des chaises, du chianti et de l’asti spumante !

La Tessinoise s’arrêta dans le rayonnement de la cage. Même le froid et faible Cormières eut un vertige de beauté. Desolina semblait jaillir des longues herbes comme une fille du sol. Sa chevelure dense faisait un miroir bleuâtre. On voyait les reflets dansants des lucioles se croiser dans ses pupilles, et quand elle regardait de biais, quelque chose de farouche et de terrible parcourait ses paupières. Son cou était découvert : la volupté avait tracé chacune de ses lignes.

– Attendez ! fit Vacounine… Vous boirez un verre d’asti spumante ou de chianti, puis nous irons prendre la marchandise.

Le ténébreux mari s’inclina avec le sourire en coin des hommes de sa race. Il ne tournait qu’à moitié ses regards vers Cormières et Savigny, mais il avait pris d’eux un instantané ineffaçable.

– Quelles nouvelles sur le Baltech ? demanda Vacounine, tandis que les domestiques disposaient les verres et débouchaient les bouteilles.

– Des misères, sior Vacounine ! Quelques douaniers ont tiré sur nos camarades, et un des douaniers s’en est cassé une jambe, un autre a perdu une oreille.

Il eut tout à coup un joli rire, un rire étincelant de dents argentées et de lèvres rouges. Puis, son visage redevint mystérieux et antipathique. La Desolina ne détachait pas ses yeux de la cage aux lucioles. Grave jusqu’à en être sombre, on percevait qu’elle devait prendre la vie au sérieux.

– De l’asti ? demanda Vacounine.

Elle répondit avec un éclair de sensualité et presque d’enthousiasme :

– Si ! si ! de l’asti !

La bouteille détona, Desolina aspira la liqueur écumeuse, lentement, d’un air pensif. Mais elle ne voulut pas en prendre plus de deux coupes. Giovanni, au contraire, passait du chianti au spumante avec une jouissance concentrée. À mesure qu’il buvait, son visage devenait plus immobile, sa lèvre plus cruelle : on sentait une ivresse souterraine, très lucide, qui augmentait plutôt qu’elle ne diminuait l’adresse, la ruse et la méchanceté de l’homme. Jean le détesta cordialement. Il lui semblait pénétrer toute cette âme ; il en exagéra la cruauté et la perfidie. Giovanni était surtout féroce par tyrannie, accessoirement par plaisir. Une souffrance anonyme le laissait presque indifférent. Il n’eût pas gravi une montagne escarpée pour voir torturer un inconnu, pas plus que pour le voir mourir. Sans doute, il aurait pris quelque plaisir à une exécution capitale et il eût été, jadis, un des joyeux spectateurs qui se ruaient au rôtissage d’un relaps, d’un hérétique ou d’une sorcière, mais rien ne prévalait contre une séance au cabaret ou une bonne partie de morra. Par exemple, il n’eût cédé pour aucun divertissement, pas même celui de l’amour, la volupté d’entendre les cris d’angoisse d’un homme qu’il détestait : il détestait facilement. Ceux dont il avait reçu une offense ne devaient pas espérer, si longtemps qu’il la différât, fuir sa vengeance. Néanmoins, il répugnait à l’assassinat, car la peine de mort existait au Tessin, mais il avait une connaissance minutieuse du corps humain, en tout ce qui concernait l’art de faire des blessures atroces et guérissables. On le soupçonnait de quelques crimes : aucune preuve, aucun indice matériel quelconque, n’avait pu être relevé contre lui. Ceux-là mêmes qu’il avait blessés, et dont aucun n’avait voulu ou osé porter plainte, étant tombés dans quelque embûche nocturne, n’avaient pu reconnaître l’agresseur, d’ailleurs masqué. Ensuite, il cuisinait l’alibi dans la perfection.

Il avait acheté sa femme pour quelques centaines de francs. Desolina « appartenait » à un oncle, seul survivant de toute une race enlevée par une inondation. Ce vieil homme gardait l’instinct de très anciennes traditions romaines. Dur et vigilant, après avoir, durant un demi-siècle, développé sa tyrannie sur une famille pullulante, il était décontenancé par cette esclave unique. Il avait beau la battre et la soumettre aux plus âpres épreuves, son besoin d’autorité fonctionnait en quelque sorte à vide. Il se mit à boire, il vendit pré sur pré, vigne sur vigne, à vil prix, tant qu’un beau jour, Giovanni Preda lui offrit vingt louis de la petite. Il accepta. Desolina, quoique, dans les derniers temps, elle eût pris l’habitude d’arracher au vieux la trique dont il la frappait, Desolina fut heureuse de quitter la géhenne. À peine pubère, elle ne pensait pas même qu’il fallût choisir le mâle. Au reste, si Giovanni ne lui plut pas, il ne lui déplut pas non plus. Elle l’accepta comme elle aurait accepté un poste dans une magnanerie. Le réveil fut terrible. Dès les premiers temps du mariage, elle le connut aussi brutal que le vieux, et d’une vigueur irrésistible. Si elle s’était soumise alors, ou même si sa résistance avait eu le caractère de la timidité, Giovanni ne l’eût pas prise en grippe. Mais la serve avait disparu depuis le jour où, pour la première fois, elle avait arraché la trique à son oncle. Il y eut dans sa révolte un tel mépris du contrebandier, elle trouva des épithètes si précises, si fortes, qu’il se mit à la haïr. Cependant, jusqu’à un certain point, il la redoutait. Persuadé qu’elle risquerait tout, s’il dépassait la mesure, il dosa ses sévices, ce qui leur donnait, pour lui-même, plus de charme. Son calcul se trouva juste : Desolina consentait à une souffrance intermittente. La peur et la rage se balançaient dans son âme. Elle aimait la vie ; elle savait que, si elle fuyait, Giovanni ferait tout pour la faire périr. Cette certitude devait la maintenir en esclavage, tant que l’épouvante balancerait la fureur.

L’étroite et vigilante surveillance qui s’exerçait sur elle ajoutait à sa quasi-résignation. Giovanni n’était pas seul à la garder. Un oncle du mari, homme déjà grisonnant, ne la quittait pas lorsque la contrebande exigeait une absence de Preda. Il avait pour celui-ci une amitié de bandit, profonde, sauvage, indestructible. Pauvre d’intelligence, son instinct suppléait à tout, un flair de chien, une patience de chat, une extraordinaire divination pour tous les sentiments simples qui, dans l’espèce, devaient dominer de beaucoup les sentiments complexes.

Entre ces deux hommes, Desolina passait une existence engourdie, avec de violents réveils de haine et de douleur. Faite pour les passions vives, et pour tous les plaisirs, capable de fidélité comme aussi de ténacité, ni très bonne, ni très mauvaise, prudente à travers les colères les plus aiguës, craintive avec une capacité latente de bravoure, elle se sauvait du désespoir par imprévoyance et par la facilité des gens de sa race à goûter les petites joies matérielles ou à s’exalter.

Ce soir, à sentir le petit bouillonnement de l’asti contre son palais, et à contempler la cage aux lucioles, elle eut un plaisir d’enfant. Mais lorsque Giovanni donna le signal du départ, une ombre voila ses yeux féeriques. Avec un lourd soupir, avec un petit geste nerveux, elle tourna la tête vers le lac et quand elle se disposa à obéir, pendant deux secondes son regard s’arrêta sur les yeux bleus de Jean. Elle eut un léger sourire devant cette tête très blonde, et elle avait disparu depuis longtemps qu’il restait immobile, la tête lui tournant, « épouvanté d’admiration ».

Deux heures plus tard, tandis qu’il achevait son dernier cigare, à l’hôtel du Monte-Generoso, Cormières se mit à dire :

– Tu me rendras cette justice que je ne suis guère enclin à donner des conseils. J’aime mieux admirer l’incohérence humaine en général et la tienne en particulier… Car l’incohérence est encore la seule chose qui rende nos actes supportables. Cependant, je t’arrêterais par tes basques plutôt que de te laisser franchir un pont pourri… Mon vieux, tu vas gâter un voyage qui devait être un enchantement. Tout promettait à tes soixante-dix kilogrammes de viande des plaisirs exquis. Cette atmosphère folle, cette douceur fougueuse, les grimaces de ce peuple te meubleraient l’imagination pour plusieurs années. Passe que tu compromettes tout cela si le voyage touchait à sa fin, mais au début !

Jean mâchait sa moustache.

– Je ne sais pas ce que je désire, fit-il à demi-voix.

– Possible ! il serait abusif de t’accuser de prévoyance. Mais moi, je sais très bien ce que tu veux faire et je sais aussi que, si je ne réussis pas à t’en détourner, je ferai comme toi. Je fais d’ailleurs abstraction de ma carcasse. Jusqu’à un certain point, mon embêtement est égal partout. Quoique je n’aime ni les puces, ni les nourritures trop grosses, je sais m’adapter… Puis, au fond, j’ai l’esprit pratique d’un vagabond. Mais pour toi, mon vieux, c’est une autre aventure ! Tu n’as tout de même jamais vécu parmi des vermineux et des sauvages !

– Avec de l’argent…

– Non !… Avec de l’argent tu seras exploité, tu auras des puces, tu mangeras de la charogne et tu seras ridicule. Sans compter que tu risqueras d’éveiller des convoitises qui, dans ce pays, voisinent avec le couteau. Tu n’as pas peur, bon ! Mais tu n’aimes pas le danger… tu es trop voluptueux pour ça ! Avec moins d’insouciance, je risquerais plus volontiers ma vie que toi… si j’osais avoir une passion !

– Tu vois bien noir cette nuit !

– Pas plus que d’habitude… Et après tout, s’il y avait une issue possible, je n’aurais peut-être rien dit. Mais tu ne nous vois pas lutter avec un Bas-de-Cuir de la contrebande. On ne serait pas seulement roulé, on serait grotesque… Tu ne me diras pas, comme à ce gueulard de nihiliste, que tu veux faire un portrait… Si absurde que tu sois, le plaisir de peindre une Tessinoise aux jupes sales ne te ferait pas perdre une seule quinzaine !

– Cormières, s’écria Jean avec feu, elle n’a pas de jupes sales ! J’ai meilleur œil que toi et…

– Et elle prend un bain tous les jours ! Je m’en doutais.

Savigny devint rouge de colère, mais presque en même temps il se mit à rire :

– Voilà où tu n’entendras jamais rien à la passion ! murmura-i-il.

Cormières sourit avec amertume et ne répondit pas. Ils achevèrent leurs cigares :

– Mon conseil est donné, reprit Philippe avec insouciance. Je savais bien qu’il était inutile. Nous irons donc là-bas… quoique, bien entendu, je ne m’engage pas à m’y mettre en coquille : je tournerai autour du pays… j’entreprendrai des expéditions à Milan, à Florence, voire à Venise. Tu m’accompagneras quand ça le dira… et voilà !

Ils se serrèrent la main, Philippe Cormières froidement, Jean avec vivacité :

– Mon vieux, tu sais, entre nous…

– C’est à la vie, à la mort ! gonailla Philippe… Pour un rien tu ferais ton serment du Grütli ! Entre nous, c’est jusqu’à ce qu’un de nous deux s’embête avec l’autre. Comme on est assez enclins à se compléter, ça pourra durer un petit temps.

– Tu ne me connais pas ! protesta Savigny, avec une naïveté qui, au fond, plaisait à Cormières.

 

Savigny resta longtemps à sa fenêtre. L’air qu’il respirait semblait plein de palpitations obscures : il y discernait un sens nouveau des choses ; il s’y exaltait ; mais en même temps, il y prenait une obscure tristesse, cette crainte, cette angoisse, ce sens accru de la mort qui accompagnent les passions naissantes.

IILa fontaine

Le samedi soir, les hommes de Tavesco se réunissent pour parler, jouer et boire, dans les deux cabarets du village. Ils ne connaissent guère qu’une seule boisson, un vin opaque, au goût fort et au bouquet presque nul, dont tous ceux qui l’ont pratiqué gardent un souvenir nostalgique. Le Tessinois n’est pas alcoolique, mais il n’est pas sobre. Les soirs de frairie, il entonne aussi vigoureusement qu’un buveur de bière. Ceux de Tavesco ont la panse large, la tête chaude et bavardent éperdument. Devant les grands « bocali » sombres, il y avait, ce soir-là, chez Luciano, une vingtaine de consommateurs qui brayaient comme un cent d’ânes. On distinguait Gennaro Tagliamente et Giovanni Preda, contrebandiers, le maître maçon Salvator, le peintre d’enseignes Panscri et Jean Savigny. Pendant la première heure, les hommes avaient pu boire sans entraves, mais, une à une, des femmes venaient s’installer et, pour atténuer la griserie, puisaient aux bocali de leurs maris. Elles buvaient avec maîtrise, dans un silence coupé de brusques gloussements.

Il y avait un mois déjà que Jean était installé à Tavesco. Et jusqu’alors, il n’était pas malheureux. Par suite de la contexture souple de son tempérament, il avait pris un intérêt extraordinaire à cette population en guenilles, et cet intérêt, senti par les vives âmes latines, lui attirait des sympathies. Tout en eux l’entraînait, leur allure et leurs hyperboles, leur indifférence du lendemain, la mobilité de leur pensée, leurs voix, leur passion pour la musique, pour la danse, pour les couleurs éclatantes – et tout un côté nègre qui s’ajustait en eux à l’instinct d’une vieille race sans cesse décadente et sans cesse renaissante. Ils lui donnaient la fièvre. Il rêvait de leurs gestes. Il étudiait avec passion leur structure d’esprit et s’y conformait sans efforts. Enfin, ils l’amusaient, ils étaient un spectacle incessant, des êtres vivants et des êtres de théâtre, bouffes, ardents, imprévus, colorés, et lorsqu’il était seul, leur souvenir tout soudain le faisait rire, le passionnait gaiement. Enfin, ils lui rappelaient tour à tour Arlequin et Polichinelle ou Dante. Michel-Ange, Léonard, Machiavel, Juliette – et Desolina. Ils lui donnaient envie de sauter aux sons d’un funiculi-funicula, ou bien le tenaient violent et concentré, pleins de ces songes italiens qui mêlent le fruit d’or et le drame.