La Marque des Loups - Brigitte Hue-Pillette - E-Book

La Marque des Loups E-Book

Brigitte Hue-Pillette

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Beschreibung

Victor a dix ans, il ne parle pas, diagnostiqué atteint du syndrome d’Asperger, il semble condamné à vivre seul avec Valentina, son assistante de vie scolaire. Pourtant, lorsque Valentina est suspendue de ses fonctions, la mère de Victor n’a d’autre choix que de l’envoyer, accompagné de ses grands-parents, à la campagne, chez une grand-tante. Mais une fois là-bas, c’est une toute autre famille qu’il va découvrir.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Brigitte Hue-Pillette est psychologue de métier. C'est avec une plume élégante et douce qu'elle écrit ses quatre premiers romans dont les Pyrénées atlantiques et le bassin d'Arcachon sont le théâtre. Brigitte met habilement en scène de jeunes héros, au moment où leur enfance bascule, en façonnant des histoires aussi passionnantes que palpitantes.

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Brigitte Hue-Pillette

La marque des loups

Roman

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site : www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-38460-033-5

Dépôt légal : Mai 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

PREMIÈRE PARTIE

PROLOGUE

La toute jeune fille blonde regarde le bébé endormi dans ses bras. Sa mère peine juste devant elle. Des jours de marche dans la montagne, en compagnie d’autres réfugiés, les ont épuisées. Et les passeurs se succèdent, sans que l’on sache à qui se fier.

Celui-ci est très jeune, endurant à la souffrance et au mal, il marche, la capuche de son blouson gris relevée, les épaules en avant, pour lutter contre la tempête de neige qui s’est levée de la vallée. Le brouillard les entoure depuis un moment et l’on ne distingue plus la personne devant. Le jeune guide fait une halte, pour les encorder. La jeune fille refuse, terrorisée à l’idée de dépendre totalement de sa mère devant elle. L’enfant a cessé de geindre. Elle n’a plus de lait et il a faim. Ils doivent atteindre l’Italie au lever du soleil et ensuite, ils passeront en France. Le jeune guide accepte de ne pas encorder la jeune fille, qu’il place en dernier et à qui il fait comprendre de ne pas perdre de vue l’homme devant elle.

Elle hoche la tête, soulagée de ne plus avoir sa mère devant elle, elle respire. Peut-être pourra-t-elle, une fois arrivée en France, changer de vie, ne plus dépendre d’elle. Elle trouvera un travail, gagnera sa vie, aura un appartement. Une vie en Europe, l’Eldorado, le rêve… Peut-être trouvera-t-elle un amoureux ? Elle veut ne plus se souvenir, oublier les souffrances, les horreurs de la guerre.

Seulement, elle ne peut pas laisser sa mère seule avec le bébé. Elle a proposé de l’en délester pour un petit moment, pour lui permettre de se reposer. Sa mère accepte. Elle lui donne l’enfant un moment. Pour sa mère, l’enfant est un fardeau. Un bébé aux origines douteuses. La jeune fille revoit la scène, les militaires qui débarquent, alignent les hommes de la famille, elle, cachée sous le lit, sa mère, nue à genoux. Ils tirent sur son frère et son père et les tuent à bout portant. Puis ils attrapent sa mère et la violent. Elle n’a pas proféré une seule parole. Alors qu’elle pensait qu’ils ne la trouveraient pas, l’un d’eux, suivant le regard éploré de la mère, a regardé sous le lit. Ils l’ont extirpée de sa cachette et l’ont violée à son tour sous les yeux de sa mère et devant les cadavres encore chauds de son père et de son frère.

Elles sont parties au petit matin. L’enfant est né huit mois plus tard, avant terme. Mille fois, elle a pensé l’abandonner, mais l’occasion ne s’est pas présentée.

Mais là, dans la montagne, il est presque déjà mort d’épuisement. Il suffit de le poser sur un rocher au bord du chemin, de continuer, et de l’oublier, laisser l’horreur de la guerre derrière.

Elle se décide, le brouillard la cache, il suffit d’un instant. Elle laisse la colonne prendre une légère avance, les bourrasques de neige masquent ses gestes. Elle s’avance vers les rochers, regarde à droite et à gauche, personne ne la remarque, tous sont courbés sur la route, attentifs à ne pas perdre la colonne.

Elle fait passer le bébé devant, l’emmitoufle dans sa couverture et sans un regard, l’abandonne derrière une pierre, sur le bord du chemin.

En deux enjambées, elle rejoint ses compagnons. Qui la dénoncera, qui ira vérifier ses dires ? De ses compagnons de misère, aucun ne prête véritablement attention aux autres, attentif à se fondre dans la cordée, à ne pas attirer l’attention. Chacun est une ombre, un moins que rien, un même pas homme.

Elle dira qu’il était mort, qu’elle était épuisée, qu’elle l’a perdu. Oui, c’est ça, elle dira ne plus savoir ce qu’elle en a fait, ne plus se souvenir ! Ils mettront ça sur le compte de la fatigue ou de la jeunesse, à seize ans, elle est si jeune ! Elle seule aura la force de faire ce que sa mère n’ose pas faire. Oui, il faut l’abandonner, un enfant contre nature, dans un état second, ivre de fatigue et de désespoir, elle trouve le courage de faire ça.

Sa mère, écrasée par le chagrin de ce qu’elles ont enduré, gardera le silence, et les autres ne s’occupent pas des plus malheureux qu’eux.

Chacun, fermé sur son malheur et sa volonté de survivre, s’endurcit. Nul ne s’attarde, sauf peut-être ceux dont le regard et les rires illuminent la nuit de l’exil. Comme ce jeune Éthiopien, Idriss, rencontré un soir, à la croisée des routes, en Grèce. Un géant magnifique, à la peau d’ébène et au rire communicatif. Un jeune homme qui a tout perdu, parents, amis, cousins, famille, tous dispersés aux quatre coins du monde.

Il trouve le courage de rire et de chanter, d’être malgré tout encore vivant. Ils se sont baignés sur les plages souillées par les débris des autres déjà passés. Un seul jour de répit, une journée hors du temps. Le soleil a réchauffé leurs rêves quand ils se sont endormis l’un contre l’autre, et elle a senti le besoin d’aimer.

Idriss est reparti en Allemagne. Elle a juste son numéro, griffonné sur une nappe en papier de restaurant, froissée.

Pour l’heure, elle fait taire ses doutes, oublie le petit corps abandonné dans la nuit. Elle baisse la tête, rejoint la colonne et poursuit saroute. Sa mère n’a pas réagi, l’enfant n’est jamais né. Le bébé, dans l’histoire, n’a aucune chance.

1-1

Penché sur mes cahiers d’école, je respire avec délice le parfum poivré, sucré avec un zeste de fraise, de la grande jeune fille blonde à mes côtés. Perplexe, je tente de choisir parmi mes crayons de couleur lequel ressemble le plus à l’arc-en-ciel qui se détache dans le gris du ciel, zébré par des gouttes de pluie qui s’abattent avec violence sur les toits des installations en préfabriqué de l’école. Le vacarme est assourdissant et je ne parviens pas à me concentrer. Valentina se lève, va choisir un livre dans la pile des ouvrages spécialisés qui me concernent et débordent de mon casier. Elle sélectionne un grand livre d’images sur lequel chaque mot est illustré par un dessin et où chaque lettre du début du mot est agrandie. Elle se plonge dans la lecture du livre, comme si elle le découvrait.

Au bout de plusieurs minutes, pendant lesquelles je ne parviens pas à choisir mon crayon, Valentina s’extirpe de sa lecture, prend un crayon violet et le place dans mes mains. Délivré, je peux me mettre à dessiner.

Valentina est une grande fille blonde, venue de Slovénie ou de Slovaquie, qui m’aide à l’école parce que je ne suis pas capable de me débrouiller seul. On appelle cela une « AVS ». Valentina est là pour traduire ce que demande la maîtresse et m’aider à exécuter les consignes. C’est monsieur Durban, le directeur adjoint de l’école, qui est chargé de recruter les « Assistantes de Vie Scolaire » de l’école. Les adultes, que j’écoute souvent et qui parlent devant moi sans faire attention à moi, disent que c’est difficile de trouver quelqu’un de compétent, parce que c’est un travail mal payé et qui demande beaucoup d’engagement. Alors, quand Valentina, 25 ans, 1,75 m et une poitrine à faire se damner tous les saints du paradis, comme dit ma grand-mère, s’est présentée pour le poste, elle a éclipsé de sa blondeur et de sa gentillesse toutes les autres candidates. Monsieur Durban l’a crue sur parole. Elle lui a raconté son parcours de jeune réfugiée de la guerre de Bosnie, qui a perdu toute sa famille, qui est restée un ou deux ans dans un camp près de la frontière. Elle a dit qu’elle a pu partir en France parce qu’elle suivait là-bas une formation d’institutrice, avant la guerre. Il a juste oublié de lui demander ses papiers ou un justificatif quelconque. Ce qui est un peu embêtant, car Valentina ne sait pas lire notre langue ni probablement la sienne, enfin, ça je ne sais pas, personne ne le sait, moi je le sais, mais c’est notre secret à Valentina et moi.

Valentina m’aime bien, elle me laisse mettre la tête sur sa poitrine. Et là, le nez sur le tissu embaumé de sa robe, je m’enfonce dans mes rêves, je perds la tête, et souvent je m’endors. Au bout de quelques minutes, elle bouge et me réveille doucement, puis elle me dit d’aller jouer dans la cour. J’y vais à regret. Dans la cour, il y a les autres enfants, leurs jeux turbulents qui me font peur, mes potes, enfin, surtout l’un d’eux, mon meilleur et seul ami : Arthur.

Arthur est mon seul ami. Il adore se battre. Dans la cour, il n’arrête pas de se bagarrer avec les autres enfants. Dès qu’il perd au foot, il se jette sur celui qui est dans l’autre camp et il y a bagarre générale. Les maîtresses se précipitent, tentent de séparer les enfants et, parfois, vont chercher monsieur Durban, le maître de CM2.

Le temps qu’elles le trouvent, la bagarre dégénère, il y a trois yeux au beurre noir, deux tee-shirts déchirés, des genoux écorchés, sans compter les hurlements et les protestations.

Les maîtresses séparent les belligérants et collent une punition à chacun.

Pendant ce temps, je mets en équation dans ma tête celui qui a le plus de lettres dans son prénom, avec sa place au foot, et je me demande si mon équation va me donner le vainqueur du match.

Mais avant que j’obtienne le résultat, Monsieur Durban arrive en renfort et sépare ceux qui se battent encore. Tout redevient calme. Tout le monde est bien fatigué. Monsieur Durban fait les gros yeux, tire les oreilles, met Arthur dans un coin, contre un arbre, Hugo à l’autre coin, contre la grille, et repart tranquillement discuter avec les maîtresses et la directrice, non sans avoir jeté un coup d’œil vers Valentina pour voir ce qu’elle fait. Mais Valentina a disparu. Arthur laisse passer un moment, puis, ni vu ni connu, il quitte le coin de sa punition et vient me voir. Il essuie le sang de son nez sur sa manche. J’ai changé d’équation. J’ai mis les pas des fourmis qui courent dans la cour à la place des pas des enfants.

Arthur retourne jouer avec les autres, il veut que je les rejoigne, mais je ne cours pas assez vite. Je passe trop de temps à mettre les pas des fourmis en équation dans ma tête. Je m’interdis de courir avant d’avoir terminé. Sur le terrain, en m’attendant, les autres s’énervent. Arthur me protège, au début, puis il me dit de sortir du jeu et je reste avec les fourmis.

Je m’assois par terre, à l’écart, au pied d’un arbre. Je dessine un circuit dans la terre, avec les fourmis, en laissant les joueurs de foot s’énerver tout seuls.

Pour l’équation, il faut repérer une fourmi, regarder où elle va, ce qu’elle fait, si elle porte une miette. Une fois que j’ai repéréson circuit, je m’imagine quelle place dans la hiérarchie de la fourmilière elle occupe. Une fourmilière est toujours organisée et moi je mets la hiérarchie en équation.

J’ai à peine fini le comptage, que la cloche sonne et les enfants rentrent en classe. J’ai le droit de rentrer en retard, à condition que Valentina soit d’accord, que je frappe avant d’entrer et que je ne perturbe pas la classe quand je rentre. Valentina est toujours d’accord, parce que comme ça elle peut aller faire des bisous avec Monsieur Durban, derrière la cantine.

Je les ai vus l’autre jour, alors que je suivais une fourmi qui n’avait pas de place dans la hiérarchie et qui avait décidé de quitter les autres. Elle allait au petit bonheur la chance, comme dit ma grand-mère quand elle regarde les séries à la télé et qu’il va y avoir un bisou. Les bisous à la télé, c’est comme les bisous de Valentina et Monsieur Durban, ça fait un bruit d’eau qui coule dans les tuyaux.

Donc, je suis la fourmi baladeuse, celle qui n’a pas sa place avec les autres et qui a décidé de courir le monde. Je ne réussis pas à la mettre en équation. Elle m’emmène sous les cuisines à côté de la cantine. Je me glisse sous le bâtiment, et par un trou du plancher, je vois les chaussures de Monsieur Durban. Je le sais parce qu’il a des chaussures terribles, des Air Jordan, des chaussures de basketteur. Je connais tous les scores de matches de basket des Knicks. Je les ai mis en équation, eux aussi, pour trouver qui allait gagner lors des prochains Playoff, mais ça n’a rien donné.

À 11 h 30, juste avant d’aller manger, je suis sous les cuisines et ça sent drôlement bon. Valentina et moi on est censés être en classe, mais je ne suis pas rentré après la sonnerie et Valentina non plus. Les chaussures de Monsieur Durban et celles de Valentina sont les unes sur les autres. Celles de Valentina, toutes rouges et pointues avec de drôles de talons, sur celles de Monsieur Durban, qui risquent d’exploser sous leur poids, à tous les deux.

J’entends les rires de Valentina. Des rires de gorge, comme quand je lui fais du Loula Be Chérie et lui souffledoucement sur les seins. Je vois de petites gouttes de sueur qui perlent entre ses deux boobs frémissants. Quand je fais ça, Arthur est jaloux, parce que lui il a pas une « À Vous Seul », avec de si beaux boobs, pour s’occuper de lui !

La fourmi décide de vivre sa vie et je la perds. Déçu, je retourne en classe.

Je sors de dessous les cuisines et je vais à la porte de la classe.

Je frappe. Mademoiselle Terry me dit d’entrer. Mademoiselle Terry est ma maîtresse préférée. Elle dit que je suis trop chou avec mes boucles châtain, mes taches de rousseur, et que mes yeux bleus lui parlent, même si je dis pas grand-chose. Elle me fiche la paix et continue tranquillement sa classe, sans trop s’occuper de moi, tout en me gardant à l’œil.

Je file à ma place, mais sans Valentina je ne comprends rien à ce que dit Mademoiselle Terry.

Arthur est au coin, Laura me lance des bisous du bout des doigts, Rémy me fusille du regard, parce qu’il est jaloux des bisous de Laura. Ah si, ça y est, ils font une dictée. Mademoiselle Terry s’approche, pose une feuille devant moi, met le stylo sur la table, et dicte la phrase qu’ils sont en train d’écrire, en me faisant signe de faire la dictée.

— … les oiseaux chantent dans la forêt…

Je la regarde, mais je ne sais pas ce que je suis censé faire. Je lève les yeux vers les nuages dehors, un nuage se met dans ma tête et brouille tout. Je regarde Mademoiselle Terry. Je ne comprends plus ce qu’elle dit. Les mots sortent de sa bouche, et ils n’ont aucun sens. Je regarde le tableau, le noir glisse du tableau pour envahir ma tête, comme une nappe de pétrole. Je deviens un champ pétrolifère, comme ils disent dans les reportages que je regarde à la télé. La nappe noire se glisse dans les coins de mon cerveau pour tout avaler du sens des choses. Le noir m’engloutit. Je ne ressens plus rien. Je suis seul, perdu au milieu de l’univers, loin de cette salle de classe que l’instant d’avant je connaissais.

Étranger à moi-même, perdu dans un cosmos sidéral. Je cligne des yeux, secoue la tête, et cherche dans le rayon de soleil qui glisse sur les cheveux brillants de Laura un sens au monde. C’est peine perdue. Laura parle à Rémi, je ne comprends pas ce qu’ils se disent. Je ferme les yeux, renverse la tête en arrière, je vais m’endormir pour fuir l’angoisse qui monte en moi et va me faire tout perdre, surtout les pédales. Je m’endors quelques instants. À ce moment-là, Valentina entre et s’assoit à côté de moi, dans un nuage de parfum. Je réouvre les yeux, la fragrance familière me ramène dans la classe. Le nuage noir a disparu. Les mots retrouvent leur sens, la terre tourne de nouveau sur son axe. Alors, je mets le parfum de Valentina en équation. Il y a de la fraise, (61819195), de la vanille, (211181516), du jasmin, (711213815), dans son odeur. Tout ça, ça donne (8123578) ... si je reprends mon code préféré où chaque lettre de l’alphabet a le numéro de son rang. C’est basique, mais efficace comme code. Vous vous demandez comment, si je connais les lettres de l’alphabet, je peux ne pas savoir lire. Ben, c’est à cause des équations qui prennent toute la place. Et aussi à cause des yeux des morts, mais ça, c’est une autre histoire que je vous raconterai un peu plus tard. Pour l’instant, je me concentre sur ce que me demande Valentina.

Elle met le stylo dans mes mains et me dit doucement d’écrire ce qu’elle me dicte. Elle écoute dans son petit appareil enregistreur les consignes de Mademoiselle Terry et elle me redit doucement les choses à faire.

— Victooorrr, c’est une dictée, tu dois écrire les mots que je te donne.

Avec Valentina, je comprends mieux. Il n’y a plus de noir, plus d’encre pétrolifère. Le nuage noir est sorti de ma tête.

Je me mets à écrire sans fautesle texte, sauf qu’au lieu de l’écrire en mots, je le traduis en équations. Je lui donne le résultat de l’équation...

Valentina éclate de rire, et avec son accent inimitable me reprend doucement.

— Oui, oui, je sais, tu sais écrrrirrre les chiffres, Victor, mais je ne veux pas les chiffrrres, je veux les lettrrres ! Maintenant, essaie, encorrre une fois !

Oui, mais si j’écris les lettres, les morts vont me regarder à travers les mots et leurs yeux morts vont me sauter dessus pendant que je dors pour m’emmener avec eux au pays des morts. Je ne peux pas écrire les lettres, juste les chiffres. Valentina le sait, car elle apprend à déchiffrer les lettres et les chiffres en même temps que moi !

J’ai dix ans et je n’ai jamais dit un mot aux vivants depuis que je parle avec les morts.

1-2

À la sortie de l’école, Ali, ma grande sœur, marche sur le trottoir avec Chloé, sa meilleure amie. Elles se racontent des blagues et jouent à saute-mouton avec la bordure. Moi, je traîne en arrière, essayant de ne pas écraser les fourmis. Elles ne remarquent pas la présence de Luis qui se dissimule derrière un pilier. La dame de service lui fait les gros yeux en nous laissant passer.

Ali chante en sautant, comme à la marelle.

— Un, deux, trois, nous irons au bois…

Chloé reprend.

— Quatre, cinq, six, cueillir des cerises.

Les filles se tournent vers moi, je ne fais rien, je mange mon pain au chocolat sans manifester le moindre intérêt pour elles, ou pour quiconque.

Chloé se détourne, souffle, lève les yeux au ciel et poursuit.

— Sept, huit, neuf, dans un panier neuf.
— Dix, onze, douze, elles seront toutes rouges, achève Ali qui, voyant l’agacement de Chloé, me passe un bras protecteur autour des épaules et se tourne vers son amie.
— Il est pas comme les autres, il est… différent… tu sais bien !
— Oui, mais quand même, il pourrait répondre, ça m’agace son truc de pas parler, de jamais rien dire, c’est trop facile, c’est flippant aussi, tu es sûre qu’il ne parle pas… même si j’insiste ?

Et taquine, avant qu’Ali puisse l’arrêter, elle me prend par l’épaule, m’arrête et s’accroupissant me dit :

— Allez, dis quelque chose, juste un petit mot.
— ...
— Allez, pour me faire plaisir, un petit mot, une seule petite parole, chante avec nous, si c’est plus facile, regarde, fais comme nous : Un, deux, trois…
— …

Elle me prend le bras, me secoue, d’abord doucement, puis de plus en plus fort. Je déteste qu’on me touche et je déteste encore plus être secoué.

Je m’immobilise, le regard vide. Je me fais aussi lourd qu’une pierre. Je fais la chiffe molle, comme dit mamie, incapable de bouger, incapable de manger ma tartine. Chloé lâche mon bras qui retombe, ma main s’ouvre, la tartine s’échappe et part sur le trottoir.

— Tu n’arriveras à rien comme ça, il ne veut pas, il est beaucoup plus fort que toi, en plus ça va le mettre en colère. Moi aussi je voudrais bien qu’il parle, qu’il soit comme les autres, répond Ali… Maman dit que ça viendra, un jour, quand le docteur Bleu l’aura guéri. En attendant, faut faire avec, comme lui il veut, sinon…
— Sinon quoi ? Ah oui, le docteur Bleu, avec un nom pareil, je me demande bien ce qu’il peut faire celui-là, il repeint ton frère en bleu, genre Avatar ou… Schtroupf ou… Playmobil ?

Ali éclate de rire.

— Haha ! ce serait marrant, Victor tout bleu, genre Avatar : « Je te vois ! », hahaha, ce serait génial, dans un autre monde, il parlerait… ou alors un Schtroumpf, haha, tu es drôle toi, je me demande quel Schtroumpf il serait, Schtroumpf gourmand peut-être, ou Schtroumpf grincheux, ou… Schtroumpf sur la lune, hahaha…

Ali s’arrête, récupère ma tartine, l’époussette, elle est quasi intacte. Je me remets à manger en entendant rire ma sœur. Quelques gravillons crissent sous mes dents. Je poursuis ma route sans prêter attention aux deux filles. Soudain, je mefige, immobile sur le trottoir, Chloé, qui ne regarde pas, se cogne à moi, me projetant un peu plus loin. Ali lève les yeux. Il y a une tondeuse à gazon dont le sifflement perçant vrille à mes oreilles. Et je ne supporte pas les sons électriques dans la rue. De l’autre côté du grillage qu’on est en train de longer, un homme en salopette bleue, débonnaire et inconscient de la catastrophe qu’il provoque, tond consciencieusement son gazon en suivant des bandes parallèles. Je m’immobilise à un mètre du grillage, incapable d’avancer.

Chloé manque de tomber, se rattrape et grommelle, agacée par mon immobilité. Elle me pousse, puis me prend par le coude, tentant de me déloger.

— Bouge-toi, c’est rien, juste un gars qui tond sa pelouse ; c’est désagréable le bruit, mais ça ne fait pas mal !

Immobile, je suis de plomb et refuse de faire un pas.

Ali se précipite et secoue le bras de Chloé pour lui faire lâcher prise.

— Ne fais pas ça, il va se mettre en colère, ça va être pire !

D’un seul coup, comme si c’était plus fort que moi, je hurle. Un hurlement intense, strident, un son monocorde et aigu, de la terreur pure. Comme si seul un cri pouvait contenir ma solitude, dire ma désespérance et mon impuissance de petit garçon abandonné, seul face au bruit de la tondeuse qui entre dans mes oreilles et que je ne peux pas arrêter. Comme si le bruit devenu vivant était une espèce de monstre hurlant, une méduse des villes qui repterait sur le sol et se dirigerait vers moi pour me dévorer tout cru, en commençant par les oreilles.

Je hurle. Pour chasser le monstre gluant et visqueux, je deviens un cri. Le cri qui sort de mes poumons, d’un seul bloc, sidérant tout sur son passage, d’une telle force que même le chat qui se baladait sur le mur du jardin, où le monsieur tond, s’arrête et se tait. Il cherche à se cacher, couche les oreilles, se met en boule, crache, puis s’enfuit en courant, vaincu et dégoûté.

Chloé se bouche les oreilles, Ali ferme les yeux et se recroqueville sur elle-même. Les deux filles tombent dans les bras l’une de l’autre, personne n’avance ni ne recule.

Luis, qui était juste derrière, bondit, il me prend dans ses bras et m’emmène de l’autre côté de la rue, loin des filles et du bruit assourdissant de la tondeuse qui, poussée par son propriétaire, inconscient du drame, suit les lignes imaginaires tracées dans l’herbe verte fraîchement coupée.

À distance de l’engin, j’arrête de hurler. Les deux filles qui se sont détournées pour se boucher les oreilles n’ont rien vu.

Ali se rend soudain compte de ma disparition. Elle se retourne et me voit dans les bras de Luis. Chloé, furieuse, se dégage de l’étreinte d’Ali et, levant les bras au ciel, agacée, file chez elle sans demander son reste. Ali accourt vers moi, qui reste paisiblement avec Luis.

— Comment t’as fait, il est super sauvage, d’habitude il va jamais avec les inconnus, ni les connus d’ailleurs ! En général, c’est pire si on le touche, mais avec toi, il ne te dit rien, c’est dingue ça !
— J’ai un petit frère malade aussi. Je ne vois pas che qui est dingue dans cette histoire, ch’est juste qu’il aime pas les bruits aigus, non ?

Ali regarde Luis.

— Ah ouais, tu crois ? Mouais, bof, on peut dire ça, peut-être, si tu veux… Mais toi, qu’est-ce qu’il a ton petit frère comme maladie, la même que lui ?
— Euh, pas tout fait, ch’est une longue histoire, ch’est un peu pour ça qu’on est ichi, dit-il évasif.
— Bon, faut qu’on rentre maintenant, Victor doit aller chez le docteur Bleu, il faut qu’on se dépêche, sinon on va être en retard et ma mère va nous tuer ! Merci, c’était super, dit Ali qui me prend par la main.

Je me laisse faire et suis docilement ma sœur. Luis, sans se démonter par l’attitude de ma sœur, nous emboîte le pas.

— Che vais dans la même direction que vous, ch’habite un peu plus loin, dit-il en chuintant les syllabes, signe d’un certain agacement.

Nous marchons en silence pendant quelques minutes. Nous arrivons devant la maison de nos grands-parents, chez qui nous attendons notre mère le soir, après l’école.

— Bon, ben salut, dit Ali qui s’apprête à entrer dans le jardin de la maison.
— Chalut, à demain.

Luis s’éloigne avec un bref mouvement d’épaules et un dernier regard vers nous.

Je le regarde partir sans esquisser un geste. Ali le suit des yeux, je renifle le parfum d’océan qui l’accompagne partout, jusqu’à ce que, tournant au coin de la rue, il disparaisse de mon champ de vision.

Comme toujours, quand on arrive chez mes grands-parents, je reprends vie. Je lâche la main d’Ali et cours maladroitement vers ma grand-mère. Elle se précipite, me serre et m’étouffe sous ses baisers. C’est la seule qui puisse faire ça, même maman j’ai du mal à la laisser m’embrasser. Puis, je me dégage et file vers l’atelier de mon grand-père, au fond du jardin. Drakar, qui dormait sous la tonnelle, accourt et saute autour de nous en jappant. Je souris un peu, je me détends, mamie prend le relais, je ne suis plus dans la rue, exposé aux bruits et aux dangers des monstres gluants qui peuplent la terre des autres, ceux qui savent comment faire ; chez mes grands-parents, je suis sauvé.

Nos grands-parents habitent à Andernos, une grande maison à côté d’un petit bois aménagé pour les pétanqueurs quiont leurs habitudes sur leur terrain de jeu favori. Mon grand-père, Poulou, adore la pétanque, il dispute avec ses potes des parties endiablées, pour le plus grand plaisir de ma grand-mère qui peut lire et écrire chez elle, tranquille, tout son soûl.

J’aime beaucoup Andernos. Andernos est l’avant-dernier village avant le début de la presqu’île, juste avant Arès. Un village un peu plus authentique que les autres, épargné par la folie estivale. Andernos, station balnéaire familiale, royaume des enfants, reste protégée de l’aspect plus bling-bling et festif du Cap-Ferret. Sans doute le retrait des eaux, que l’on dirait disparues à chaque marée basse, laisse-t-il plus de place à la sieste et au repos, protégeant à l’ombre des tamaris la quiétude de la place centrale, refuge des vieux qui discutent le coup et laissent passer le temps, pour quelques années encore. C’est une petite ville sans chichis, nichée au fond du bassin d’Arcachon, entre mer et terre, avec de la vase à marée basse, à perte de vue. Une ville endormie qui coule des jours tranquilles et joue à cache-cache avec le Bassin.

Ma grand-mère dit que le Bassin, à marée basse, joue à un, deux, trois, soleil, avec la terre.

Elle met ses patins de vase, des espèces de plaques de bois que l’on attache aux pieds et qui permettent d’avancer sur la vase la plus molle, ses vieux jeans tout troués et ses baskets éculées, et part avec nous à la recherche des esteys, ces petites rigoles d’eau qui vident le Bassin à chaque marée et où crabes et crevettes se réfugient, prisonniers des trous d’eau en attendant d’être pêchés.

Andernos est mon refuge. Lorsque le Bassin s’enfuit à marée basse, découvrant d’immenses étendues de sable mouillé où les mouettes piaillent, en volant en rase-mottes, il fait un peu froid et l’on peut se perdre sur l’immensité du sable découvert. Mais avec mamie, on se retrouve toujours.

Andernos offre aux enfants de grands moments d’absence et de tranquillité. Ma grand-mère est une professionnelle de la pêche à la crevette. Sur le sable mouillé, avec de grandes épuisettes, quand l’eau remonte et qu’affleurent les algues vagabondes et les bois flottés, l’eau est comme une grosse bête prête à déborder, à se jeter sur nous, avec ma grand-mère insensible au danger, nous partons dans de grandes expéditions. À chaque fois, je pense ne jamais revenir. J’ai peur de mourir noyé par le flux montant, quand je me retourne et que j’ai pas vu l’eau monter. Mais mamie est magicienne et on se retrouve toujours sains et saufs avec des seaux remplis de coques, de crabes, de crevettes et d’étoiles de mer.

Ma grand-mère connaît les meilleurs coins pour attraper les coquillages, les crabes ou les couteaux pour la canne à pêche de Poulou, mon grand-père.

J’adore l’accompagner, je me laisse brasser par le vent et les embruns, perdu dans les marais de sable et de vase, où je risque toujours de m’enfoncer. Si on ne connaît pas les coins, on peut être aspirés par la vase et finir étouffés. Ma grand-mère m’a appris à marcher avec des patins à vase.

Drakar déteste quand nous faisons ça, car il ne peut pas nous suivre. Il reste à aboyer sur le sable en tournant en rond, refusant d’avancer, pour ne pas risquer de finir aspiré par la boue grise du fond du Bassin. Furieux, il finit par se coucher et nous attendre. Il bondit sur nous quand on revient, les patins et les mains recouverts de vase, la peau tannée par le soleil, les seaux pleins de prises marines. Drakar aboie furieusement et mamie le chasse en lui disant de se taire.

Quand on habitait encore Bordeaux et qu’on faisait la route vers chez papi et mamie, avant de s’installer sur le Bassin pour l’été, le moment où on arrivait à Lanton, était celui où je m’éveillais. Je respirais, avec le sentiment d’être en sécurité, d’être arrivé chez moi. J’éprouve toujours un sentiment de liberté dès qu’on franchit le portail de la maisonde mes grands-parents, une sensation qui s’épanouit dès que j’arrive sur les terres du Bassin.

C’est comme ça qu’Ali a eu envie de surfer, de plonger dans les vagues, le bleu et la liberté. Pour moi, la liberté s’est déposée sur ma peau nue, jour après jour, au soleil de l’été. C’est parce que je suis si bien chez mes grands-parents, que mes parents ont décidé de vivre définitivement sur le Bassin, et de s’installer à quelques kilomètres de leur maison.

Mon grand-père, Poulou, bricole au fond du jardin, dans une petite cabane en bois où il y a plein d’outils qui me fascinent et de grosses toiles d’araignées qui m’effraient un peu. Ma grand-mère, mamie, est toujours à la maison. Elle écrit toute la matinée. Elle lit les journaux, fait la cuisine de temps en temps, prépare des gâteaux ou nous donne du chocolat noir dans du pain beurré. Elle ne beurre pas toujours le pain, car elle dit que ça donne de mauvaises habitudes. Aussi, parce qu’elle oublie de le beurrer, parfois, elle nous donne du pain de la veille, un peu dur. Elle dit qu’il ne faut pas gâcher, qu’il faut être respectueux du travail du boulanger qui fait le pain et manger même le pain rassis. Je l’écoute d’une oreille, mâchonne le bout de pain de la veille. Je déteste le pain dur, alors je le donne en douce à Drakar qui le gobe en deux secondes. Comme je n’aime pas manger assis, autour de la table, je file ailleurs.

Drakar passe avec nous de notre maison à celle de nos grands-parents. Celle-ci est à côté de l’école primaire, alors que notre maison est au pied de la dune en bordure de l’océan,à plusieurs kilomètres, il faut aller en voiture à l’école et au collège.

Ouf ! Ça y est, j’y suis presque. Il était sympa le garçon, là, Luis, avec sa drôle de façon de parler. Ali, ma sœur, ne s’en rend pas compte, mais il la kiffe déjà. Elle a beau faire le garçon manqué et refuser qu’on l’appelle Alice, en préférant Ali, elle aime bien Luis.

Bon, là, je suis chez moi. Mamie insiste pour le goûter. Poulou est dans sa cabane, Drakar me lèche pour me dire bonjour, mamie sent les frites, l’encre et le bouillon de légumes. Elle nous donne à Ali et à moi du chocolat noir dur à croquer dans une tranche de pain épaisse, un peu dure, et pas bonne. Le goûter chez mamie, c’est pas le meilleur. Je le donne à Drakar qui n’aime pas le chocolat et gobe le pain, d’une seule lampée.Je m’apprête à filer en douce vers l’atelierde Poulou. Le bruit strident indique qu’il lime sur sa meule et ne fait pas attention à moi. Malgré le bruit qui, là, ne me dérange pas, je cours me glisser en dessous de sa table en bois. Mummm, j’adore l’odeur du bois coupé, on dirait que le bois saigne des larmes dorées qui sentent bon, pour dire quelque chose au monde.

Poulou me voit peut-être du coin de l’œil, mais ne dit rien. De toute façon, Poulou ne parle jamais, c’est sa façon de faire de la résistance envers mamie qui parle beaucoup, n’est jamais d’accord avec lui et l’embête. Il est comme moi, sauf que moi, j’essaie de parler, mais j’y arrive pas.

Les yeux des morts me regardent tout le temps et m’empêchent de parler. Si je parle, ils me ramèneront au pays des yeux morts, où tatie est allée quand elle est tombée, le matin où elle me gardait.

Depuis que je suis petit, elle me gardait quand maman travaillait. Un matin, elle est tombée et elle s’est pas relevée. J’étais bébé, je marchais pas encore. Je suis resté dans mon parc, avec elle allongée par terre, toute la matinée. Son mari est arrivé à midi pour déjeuner, il l’a trouvée, elle bougeait plus. Il a téléphoné à tout le monde : la police, les pompiers, les docteurs, et enfin à maman, qui est docteur aussi, mais qui pour moi est juste maman. Tatie était morte.

Ses yeux me fixaient, sans me voir, ouverts et vitreux comme ceux des poissons sur l’étal du marché. Je vais jamais au marché avec maman, car je ne supporte pas de voir les yeux morts des poissons ou des poulets !

Ce matin-là, quand ma tatie est morte, les morts m’ont tiré par le bras, en m’attirant avec leurs yeux, vers eux, chez eux. Le monde est devenu noir, je suis parti dans un tunnel, je me suis retrouvé avec tatie et ses yeux morts. Elle était à côté de moi, mais je ne la voyais pas, je la sentais. Les morts m’ont attrapé et emmené chez eux. Il faisait tout noir, j’avais peur. J’ai eu tellement peur que j’ai voulu hurler, mais mon cri n’est pas sorti, il s’est figé, bloqué dans ma gorge. Je me suis débattu, encore et encore. Ils voulaient pas me laisser partir.

Puis tatie est intervenue, et ils m’ont lâché. J’ai eu tellement peur que plus jamais je n’ai ouvert la bouche pour parler. Les morts ont gardé mes mots pour que je ne les trahisse pas. On a passé un accord, ils gardent mes mots. Si je ne parle pas, si je ne dis rien, je ne les trahis pas. Comme la petite sirène !

Depuis, je me tais. Si je dis un mot, ils vont m’emmener au pays des morts, je reviendrai jamais, je reverrai plus jamais ma famille !

En plus, si je fais pas ce qu’ils veulent, ils risquent d’emmener toute la famille, Ali, maman, papa et même Drakar.

Alors, pour plus de sécurité, je parle pas, même j’écris pas une seule lettre. J’écris que les chiffres, comme ça je suis sûr qu’ils sont contents les yeux des morts, et que j’aurai pas de problèmes avec eux. Comme ça je suis sûr que notre pacte est respecté.

J’ai dix ans, presque onze. Mamie dit que c’est pas grave, je parlerai quand j’aurai quelque chose à dire. Einstein, c’est un génie et il n’a pas parlé jusqu’à huit ans. Mamie elle est pas comme les autres, elle sait attendre sans trop s’inquiéter.