La mer en héritage - Évelyne Néron Morgat - E-Book

La mer en héritage E-Book

Evelyne Néron Morgat

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Beschreibung

‌Vingt ans se sont écoulés dans la cabane de la jolie Lili à Fort-Royer. Le constat est amer. Son entreprise ostréicole a résisté aux tempêtes de la vie, mais sa tribu s’est disloquée : Nathanaël, Évaëlle et Maël sont partis.
Femme de coquilles, si seule…
Nathanaël n’a jamais accepté la décision de justice qui a confié la petite fille qu’il croyait sienne à sa famille de sang. Il a sombré dans l’alcool avant d’embarquer sur un hauturier. La mer pour oublier… Évaëlle a grandi et, prisonnière d’une camisole chimique tissée par son séduisant promis, pilier fortuné d’une secte mystérieuse, elle s’éloigne peu à peu du monde… Quant à Maël, son fils débrouillard et ingénieux, installé sur le bassin d’Arcachon, il perfectionne l’art ostréicole grâce à des techniques toujours plus innovantes, mais loin d’Oléron…
À la croisée de ces destins houleux et au bord d’un gouffre de solitude, Mélina parviendra-t-elle à réunir les siens ?

Le lecteur retrouve avec bonheur et nostalgie les personnages qui ont prêté vie à cette saga familiale. Avec cette sensibilité à fleur de peau qui la caractérise, Évelyne Néron Morgat nous régale d’une narration à nulle autre pareille.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Née sur l’Île d’Oléron, petite-fille d’ostréiculteur et ex-femme de marin-pêcheur, Évelyne Néron Morgat souhaite partager ces traditions maritimes en faisant vivre à travers ces romans les aventures d’une femme passionnée au destin hors du commun. Elle a consacré ses 20 dernières années à la valorisation du village ostréicole de Fort Royer, un domaine ancestral modelé par la mer et la sueur des hommes, pour lui redonner un peu l’âme qu’il avait autrefois.
La mer en héritage est son quatrième roman.


Du même auteur, chez Terres de l’Ouest :
Le poison sur le cœur, 2019
Femme de coquilles, version poche, 2020
A la vie à la mer, version poche, 2020

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La mer en Héritage

 

 

La mer, mangeuse d’homme, mangeuse d’âme…

 

 

 

 

 

 

Tous droits réservés

© Editions Terres de l’Ouesthttp://www.terresdelouest-editions.frinfos@terresdelouest-editions.frISBN papier : 978-2-494231-09-2ISBN numérique : 978-2-494231-11-5

 

 

 

 

Ce récit est une oeuvre de pure fiction. Par conséquent, toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

 

Crédits photographiques :

Réalisation de la couverture : Terres de l’Ouest éditions d’après un fichier Adobe Stock : Fisherman’s boat in a sea par Nejron © Photo

 

 

 

 

 

évelyne Néron Morgat

 

 

 

 

 

 

La mer en Héritage

 

 

 

 

 

roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du même auteur, chez Terres de l’Ouest :

Le poison sur le coeur, 2019

Femme de coquilles, version poche, 2020

à la vie à la mer, version poche, 2020

Dans les précédents tomes...

Blessée par la vie, Mélina décide de tout quitter pour s’installer sur Oléron, son île natale, et n’a qu’une obsession : devenir ostréicultrice en créant son entreprise artisanale. Sous le regard bienveillant de Bénoni, ancien paysan de la mer et ami indéfectible, elle apprend, construit et s’acharne jour après jour. Renouant avec sa tribu d’avant, la jeune femme croise Nathanaël, l’amour qui a porté son adolescence, marin-pêcheur à La Cotinière. L’homme aux anneaux d’or.

Se faire une place dans ce monde ostréicole masculin et brutal s’avère en réalité difficile. Entre les magnifiques plages de sable brûlant, les parcs à huîtres mystérieux et le village ancestral de Fort-Royer, ce rêve de liberté se transforme en un combat émaillé de morts suspectes. Trahison, jalousie, vengeance, même son collègue et ami Luc ne semble pas si sincère qu’il veut bien le prétendre. Passionnée obstinée, Mélina ancre pourtant son devenir dans les terres salées de cette île magique… Femme de coquilles.

Nathanaël est parti. Malgré une vie de sueur et de solitude dans la vase des parcs à huîtres, Mélina ne parvient pas à oublier leur histoire d’amour. Déchiré entre un passé qui le rattrape et le devenir incertain de la pêche, le marin ne vit plus que pour Évaëlle, une petite fille née d’une amourette ancienne et sans lendemain. Victime d’une machination infernale, il n’a d’autre choix que de se lancer dans une lutte périlleuse pour sauver son armement d’un piège mortel, tissé patiemment contre lui. Mélina et Nathanaël parviennent cependant à survivre à la violence de cette intrigue maritime et se retrouvent enfin. Ils fondent une famille : Maël et celle qu’ils pensent être sa demi-sœur illuminent leur vie. Mais le destin s’acharne. Finalement, Évaëlle leur est cruellement retirée : elle n’est pas la fille naturelle de Nath. Anéanti, l’homme aux anneaux d’or sombre avant de disparaître… À la vie, à la mer…

Vingt ans plus tard… La mer en héritage…

I

La neige tombait. Des légions de flocons bousculés par le vent virevoltaient en ordre dispersé, saupoudrant tout de blanc, sans doute pour une des dernières fois de cette fin d’hiver. La lune grimaçait. La noirceur de la nuit semblait un gouffre avide capable d’absorber tout frémissement de vie. Le torrent grondait. Engourdie sous son châle gelé, la nature sommeillait et seul le tumulte angoissant de ces eaux à peine libérées de leur geôle glacée écorchait le silence. Au loin, les puys dressaient leur robe sombre et menaçante comme une barrière infranchissable. Elle resserra le col de son manteau. L’air froid lui perçait les poumons et un affreux goût de sang envahissait sa gorge, mais elle devait courir encore. Ils n’allaient pas tarder. Elle le savait. Déjà la cherchaient-ils sans doute. Les cohortes de cristaux minuscules qui s’écrasaient sur son visage lui mordaient douloureusement la peau et ses yeux la brûlaient tant, qu’elle les maintenait ouverts avec difficulté. Maudite neige qui en plus lui glaçait les doigts et les pieds !

Elle reprit sa course effrénée sur ce routin taillé dans la montagne dont elle ne distinguait même pas l’asphalte devenu glissant. Combien de kilomètres lui restait-il à parcourir avant d’atteindre le village ? Cinq ou six, guère plus. Et là-bas, elle trouverait de l’aide. Elle en était certaine. La nature dormait profondément. Seul le torrent rugissait en contrebas. Impatient. Soudain, des faisceaux lumineux découpèrent la pénombre dans une chorégraphie aveuglante. Trois véhicules dévalaient la route à vive allure et leurs phares striaient le décor de rais éblouissants. Elle devina instantanément qu’ils étaient là pour elle et voulut se cacher. Coincée entre une paroi rocheuse abrupte d’un côté et une pente boisée vertigineuse de l’autre, elle n’hésita pas une seconde, franchit le parapet et s’enfonça entre hêtres et mélèzes. Les mains en avant pour repérer les obstacles, à défaut de pouvoir les discerner, elle se frayait difficilement un passage à la faveur d’un rayon de Lune capricieux. À bout de souffle, chaque inspiration n’était que souffrance et son imagination instillait cette terreur abjecte qui la paralysait. Ses jambes ne lui répondaient plus, seule la pente l’emportait. Ils l’avaient vue. La cavalcade des phares s’était immobilisée puis des éclats de voix avaient fusé. La traque commençait. La proie était épuisée, alors le piège mortel ne tarderait pas à se refermer. Les pas se rapprochaient. Elle les entendait, là, non loin derrière, et la Sioule ouvrait son lit aux draps d’écume furieuse juste devant. Machinalement, elle tourna la tête pour estimer la distance qui la séparait encore de ses rabatteurs et la sanction fut immédiate. Une branche lui fouetta le visage, lacérant son front d’une entaille profonde en même temps qu’un amas de racines piégea une de ses chevilles. Dans un cri de douleur, elle chuta lourdement et sa tête heurta violemment l’arête acérée d’un rocher à moitié immergé. Elle perdit connaissance. Un délicat ruban pourpre s’écoula lentement sur le voile immaculé de la berge enneigée.

Quelques instants plus tard, des gants saisirent les jambes fluettes du joli pantin désarticulé. Sa longue chevelure rousse traîna délicatement sur le tapis de feuilles blanchies. Puis avec mille précautions, la mise en bière dans ce linceul providentiel fut orchestrée suivant un étrange rituel. Le corps inerte et dénudé, offert à la rivière affamée, glissa bientôt dans la gueule béante des eaux infernales.

II

Un timide soleil rosé déteignait sur la vasière et le froid était mordant. Particulièrement silencieux, les parcs à huîtres scintillaient de mille feux. La mer se retirait doucement et déjà, quelques oiseaux s’affairaient à fouiller l’estran pour dénicher leur déjeuner. Au pied des bouchots, un vol d’oies Bernache se posa en cancanant. Dodues d’avoir festoyé à satiété tout l’hiver dans le garde-manger fourni du bassin de Marennes-Oléron, elles s’apprêtaient à rejoindre les steppes à peine dégelées du Grand Nord afin d’y refonder leurs nids. La cinquantaine de palmipèdes fouillait déjà la vase afin de se régaler de petites pousses de zostères et de brins d’algues, sans rechigner sur quelques minuscules mollusques accrochés de manière hasardeuse à la végétation marine.

Mélina travaillait à la Vieille Goule depuis plus de vingt ans et elle ne s’en lassait pas. L’émerveillement était systématique. Oléron l’avait hypnotisée sans jamais la décevoir. Même si les débuts n’avaient pas été faciles, aujourd’hui sa petite entreprise ostréicole prospérait. Bien sûr, le travail n’était pas toujours simple, alors elle se contentait de produire une vingtaine de tonnes par an et cela lui suffisait amplement. Elle fournissait des restaurants de l’île, quelques-uns du continent et faisait le marché Victor Hugo d’Angoulême pendant les fêtes de fin d’année. Elle vendait régulièrement des huîtres à certains ostréiculteurs et en direct à de nombreux clients fidèles, vacanciers de l’été ou Oléronais exigeants. Sans l’héritage de ses parents, ce métier ne lui aurait probablement pas permis de vivre, parce qu’elle travaillait seule, mais le labeur des paysans de la mer était une véritable passion et une tradition familiale. Elle inspira profondément pour se délecter de cet air marin qu’elle aimait tant. Glissant une mèche rebelle dans son éternel bonnet de laine rouge, elle fixa les alignements de pieux encordés couverts de moules luisantes. Le film de son accident, une vingtaine d’années auparavant, lui revint douloureusement en mémoire1. Pour barrer immédiatement la route aux légions de souvenirs qui se profilaient à l’orée de son esprit, elle chassa ces images d’un revers de la main sur son front déjà ridé de nostalgie. Deux ou trois chalands arrivèrent en trombe pour se positionner au-dessus des parcelles dans lesquelles une course contre la montre allait se jouer. Assise sur le pont de son bateau, l’ostréicultrice profitait de ces instants de calme pour se réveiller tout à fait. Ses nuits étaient longues et le sommeil lui échappait souvent. Toutes les tisanes du monde à base de plantes n’y pouvaient rien. Refusant obstinément les médicaments, elle s’abrutissait de lecture. Elle avait dévoré des montagnes de livres et ne pouvait s’en séparer, donc elle vivait dans une véritable échoppe de bouquiniste. Ces pages noircies lui avaient fait faire les plus beaux voyages et cet exutoire vital lui permettait de réduire ses souvenirs au silence. Ne pas penser, avancer pour vivre envers et contre tout.

Perdue dans la contemplation du paysage éphémère qu’offraient, à marée basse, les parcs ostréicoles surveillés au loin par le fort Boyard, immuable et majestueux malgré son grand âge, elle fut surprise quand son chaland talonna. Elle se leva d’un bond, enfila cuissardes et gants, cala une manne vide sur sa hanche et partit à l’assaut de ses collecteurs. Elle devait récupérer des tubes garnis de petites huîtres pour détacher les coquillages avant de les ramener en pochons une fois mis un à un et triés. Deux ans auparavant, la collecte n’avait pas été terrible, mais elle n’avait pas le choix. C’était ainsi. La nature dictait son métier. Mélina refusait d’acheter du naissain en écloserie, elle défendait l’huître naturelle et finalement, cette stratégie avait été payante. Jusque-là. Ses clients recherchaient des produits authentiques en accord avec une façon de consommer plus respectueuse de l’environnement et qui privilégiait les circuits courts.

Mélina détacha méthodiquement les collecteurs garnis pour les rassembler au bout des tables. À la fin de la marée, quand la mer remonterait, il ne lui resterait plus qu’à les charger sur le pont de son bateau. Un peu plus loin, un grand héron cendré se régalait d’un petit crabe. Elle l’observa de longues minutes, puis l’oiseau majestueux s’envola en poussant un cri rauque. L’ostréicultrice reprit la chorégraphie quasi-automatique d’une gestuelle désormais bien rodée : détacher crochets et élastiques, enlever les grandes barres de fer qui maintenaient à leur place les tubes en plastique couverts de paquets d’huîtres, puis empiler les collecteurs sans perdre trop de coquillages, enlevant çà et là des paquets d’algues échouées au milieu des pousses. Parvenue au bout de sa rangée, elle repartit dans l’autre sens pour regrouper tout le matériel.

Elle n’avait plus froid. La sueur coulait sur son front et les muscles de ses bras commençaient à la brûler. Elle fit une pause. À quelques centaines de mètres de là, le chaland des frères Martin était posé sur cet immense tapis de jeu couvert d’huîtres. Deux hommes s’activaient. Elle crut reconnaître Rémi, son voisin de cabane à Fort-Royer. Un autre ostréiculteur travaillait à ses côtés, son jumeau sans doute. Ils levèrent la tête. Sans prêter plus d’attention, elle leur fit un simple signe de la main puis s’engagea dans l’allée suivante. Ses bottes s’enfonçaient dans la vase au-dessus de la cheville. Elle se dit avec lassitude, qu’il lui faudrait rapidement poser au sol des laveurs en chambre à air, pour les laisser balayer le fond à chaque marée, sinon la zone deviendrait définitivement impraticable. « Saloperie de mollin ! »

Au bout de trois heures, la mer commençait à remonter. Mélina se hâta de terminer sa parcelle puis regagna son bateau. Dès qu’il fut à flot, elle le tira pour le déplacer et charger les fagots de tubes garnis qu’elle avait détachés. Elle rangea les grandes barres de fer devant la cabine, puis entassa tous les collecteurs petit à petit.

Déjà haut dans le ciel, le soleil diffusait désormais une douce chaleur. Mélina déposa enfin les derniers paquets d’huîtres à bord. Pas mécontente d’en avoir terminé, elle enfonça les deux « T » pour empêcher le chaland de dériver en attendant qu’il y ait suffisamment d’eau pour rentrer. Elle enleva gants, blouson et bonnet rouge puis passa les doigts dans ses longs cheveux pour les ébouriffer un peu avant de leur rendre leur liberté. Toisant l’armure vaseuse échouée à ses pieds, dont seul le haut des épaules arborait encore la couleur initiale, elle sourit en pensant qu’elle resterait à jamais une indécrottable chu vasout’. Née dans la vase, l’ostréicultrice qu’elle était, y finirait probablement ses jours. « Le cul dans cette terre collante pour l’éternité, tu parles d’une destinée ! Une punition, oui ! ». Elle attrapa son blouson de mer et le rinça à l’eau claire pour le débarrasser de la gangue grise qui le recouvrait. Le laissant égoutter tranquillement, étalé sur le tas de barres rouillées, elle se cala ensuite dans la petite cabine, ouvrit son thermos et but deux rasades de café encore chaud. Toisant le sandwich qu’elle s’était préparé, elle referma son sac. Non, la faim ne la tenaillait pas, à la différence des centaines d’oiseaux que les premiers flots venaient de déranger. D’incroyables ballets aériens enrubannaient le paysage et en toile de fond, le fort Boyard s’ennuyait, isolé sur son socle de blocs noircis, comme lassé par cette parade quotidienne. Des nuées de bécasseaux, chevaliers, barges et autres pluviers offraient leurs murmurations mouvantes, véritables ombres fantomatiques virevoltant sur ces estrans hantés. Chaque escadrille menée sans doute par un chef exigeant ne se mélangeait pas aux autres et semblait changer de couleur en fonction du plan de vol amorcé : un spectacle époustouflant offert uniquement à quelques petits rapaces qui surveillaient ces chorégraphies d’un œil expert et affamé, prêt à fondre sur le comédien le plus faible ou le moins obéissant de la troupe, pour l’isoler et le dévorer sans autre forme de procès. Quant aux ostréiculteurs, spectateurs pourtant privilégiés mais usés par leur labeur quotidien, et pressés sans doute de regagner la terre, ils ne leur prêtaient guère attention. Mélina, elle, avait toujours pris le temps, fidèle à ses rêves. Les tables étaient à peine immergées, quand une voix sortie de nulle part émergea du brouhaha motorisé qui déchirait le silence.

— Bonjour Lili…

Elle sursauta et se retourna vivement.

— Hey ! Tu m’as fichu la trouille, espèce d’idiot ! Mais d’où sors-tu ? lâcha-t-elle incrédule en cherchant en vain de tous les côtés, le chaland qui aurait pu permettre à ce revenant d’arriver jusqu’ici.

L’homme la fixait d’un regard amusé, attendant visiblement l’autorisation de son amie pour monter à son bord malgré l’eau qui léchait le haut de ses cuissardes. Le timide soleil de ce début de printemps illuminait étrangement sa chevelure blonde et soulignait les premières rides gravées sur son visage tanné par le sel.

— Pas fâché de terminer cette sacrée marée ! Ras-le-bol ! Et toi ça va ?

— …

Elle comprit tout à coup qui était la silhouette aperçue aux côtés de Rémi. Finalement pas mécontente de rejoindre le monde des vivants, elle lui indiqua d’un simple signe de tête qu’il devait monter à son bord sous peine de remplir ses bottes. Aussitôt, avec aisance, il grimpa sur la plate et rejoignit l’ostréicultrice près de la cabine.

— Ben, y a de la crève, mais je crois qu’on en aura assez quand même, poursuivit-il en claquant deux bises sonores sur chacune de ses joues.

Toujours sous le coup de la surprise, Mélina fixait avec défiance cette apparition inattendue. Deux grands yeux d’une couleur étrange, quelque part entre le vert et le gris, l’observaient en silence. Décontenancée, elle rosit légèrement.

— Oui, on en aura assez, se contenta-t-elle de répéter, tout à coup submergée par des souvenirs encombrants qui revenaient au galop.

Laissant passer une minute qui lui parut durer une éternité, Luc releva d’un doigt le menton de son amie pour plonger dans ce regard sombre empreint de tristesse qu’il avait déjà remarqué.

— Hey, Lili, tu es sûre que tout va bien ? murmura-t-il.

Un chaland passa un peu vite près du parc et quelques vagues vinrent perturber l’immobilisme du bateau. Rémi leur adressa un discret geste de la main et s’éloigna sans ralentir en direction du village ostréicole, ne laissant derrière son embarcation chargée d’un énorme tas de pochons, qu’un sillage nacré qui disparaissait presque instantanément derrière le miroir irisé de la mer.

— Lili ?

— …

— Bon ! Moi, je vais bien. Je suis rentré de Guadeloupe il y a quelques semaines. Ma tendre femme m’a quitté. Si je suis honnête, elle n’a pas tous les torts. Je lui ai tout laissé, ma maison, mon entreprise d’import de coquillages et mon marché à Saint-François.

Devant le mutisme de son amie, toujours perdue dans des songes obscurs, il tenta une autre approche.

— L’armée de pélicans du port m’a chassé bruyamment en me poursuivant gorge déployée, les lambis ont fait grève pour me ruiner, refusant obstinément de se laisser pêcher et une myriade de crabes de terre m’a escorté jusqu’à l’aéroport, menaçant de me dévorer à la première tentative de retour en arrière !

— Hein ? bafouilla Lili, la bouche pâteuse comme si elle venait de se réveiller après une soirée bien arrosée.

— Ah ! Mademoiselle la chu vasout’ émerge ! C’est un plaisir ! Bonjour, moi, c’est Luc.

Elle éclata de rire.

— Ça y est, tu es là… J’ai cru un instant que tu étais morte.

— Je le suis, misérablement accrochée à ce tas de vase comme ces stupides bivalves que j’essaie d’élever de façon traditionnelle. Tu es rentré, donc.

— Oui et j’ai repris le boulot à la cabane. Rémi veut arrêter. Il a déjà dépassé l’âge de la retraite, il n’en peut plus. Et moi, je ne sais faire que ça, alors…

— …le chevalier blanc va enfiler ses vieilles bottes ! compléta Mélina espiègle.

Tous les chalands avaient déserté les parcs et au loin, les légions de bouchots baignaient à présent dans l’eau froide de la marée montante. Seuls quelques clapotis rythmaient la symphonie decrescendo des centaines d’oiseaux qui battaient également en retraite vers les zones de l’estran encore découvertes. La jolie brune se leva pour offrir un café à son invité-surprise. Il saisit le gobelet fumant et ils s’installèrent sur le pont.

— Ça fait combien de temps maintenant ? murmura-t-elle.

— Dix-sept ans, Lili, ça fait dix-sept ans que je suis parti. Tu me racontes ?

— Quoi ? rétorqua-t-elle légèrement agressive.

— Ben, celle que tu es devenue aujourd’hui… enfin, seulement si tu le souhaites…

L’ostréicultrice expira bruyamment, ne sachant visiblement par où commencer.

— Pour résumer, je suis une vieille femme et la vieillerie, ce n’est pas drôle.

Luc ricana en passant son bras autour des épaules de son amie pour la bousculer gentiment.

— Non, non ! Je suis très sérieuse ! Tu ne sais pas ce que c’est, toi, ce genre de joyeuseries. Entre bouffées de chaleur, sueurs nocturnes et troubles du sommeil, méfie-toi, je suis constamment d’une humeur massacrante. Je regarde quoi que ce soit d’alimentaire et je grossis…

— Là, je crois que tu exagères, tu ne dois pas manger beaucoup…

— Oki, mais j’ai mal à la tête pour un oui ou pour un non, je suis fatiguée de ne rien faire, même mes cheveux blanchissent de terreur et désertent la place. Vive les couleurs toutes les trois semaines ! Bref ! L’incontinence est la prochaine étape ! En un mot, je ne ressemble plus à rien. Je t’assure, pour le vivre au quotidien, je déteste celle que je suis devenue et la vieillerie, c’est super !

— O.K. la vieille, je crois qu’il va me falloir du temps pour intégrer cette nouvelle.

Lili se dégagea de cette étreinte chargée de souvenirs pesants et se leva d’un bond.

— Il faut rentrer. Bénoni doit bouillir. Avec l’âge, il devient de plus en plus exigeant et il ne supporte pas quand je m’attarde seule ici. Je te ramène ou bien par Dieu sait quelle formule magique, tu vas disparaître comme tu es arrivé ? demanda-t-elle avec un clin d’œil réprobateur.

Elle masqua difficilement cette pointe de colère à l’idée que personne ne l’avait informée du retour de Luc, pas même son grand-père de cœur.

Il laissa sa tête aller de gauche à droite, ravi de retrouver cette femme impossible et entêtée qu’il avait aimée à la folie, dans une autre vie.

— Voilà le deal : tu m’embarques et je t’aiderai à décharger tes tubes à la cabane, O.K. ?

— Je n’ai besoin de personne, mais ai-je le choix ? rétorqua-t-elle en enlevant un des « T » tandis que Luc posait déjà le deuxième sur le pont.

Mélina mit À Piens Poumons en route et ils se dirigèrent vers le village de Fort-Royer. Slalomant entre les balises qui dérasaient encore, ils observèrent d’un peu plus près Boyard, invincible protecteur des pertuis, jusque-là en arrière-garde à l’abri des alignements de bouchots. Au ralenti, ils contournèrent le grand banc de sable de plus en plus colonisé par des plantes audacieuses. Le chaland talonna à plusieurs reprises. Patiemment, l’ostréicultrice releva son moteur de quelques centimètres et sans forcer, ils entrèrent dans le chenal. La multitude de cabanes colorées les accueillit avec une éclatante révérence. Au garde-à-vous, avec leurs immuables bandeaux de fenêtres en sourire, elles échangeaient leurs commérages en silence. Le bleu turquoise de la première appelait le vert tendre de la suivante, quand les couvre-joints jaune d’or de leur voisine interpellaient gentiment la noirceur du goudron qui enduisait la plus ancienne, plantée juste derrière. De chaque côté du couloir creusé dans la vase qui menait au cœur du site ostréicole, les tapis d’obione argentés se mélangeaient aux jeunes pousses de salicorne encore rougissante de l’hiver. Toutes les artères se remplissaient tranquillement pour le plus grand plaisir de la végétation, condamnée à reprendre vie au bon vouloir de chaque marée montante. Un banc de petits mulets précédait le chaland, s’engouffrant sans le savoir dans le piège tendu par une dizaine d’aigrettes garzettes affamées, postées un peu plus loin.

À l’unisson de ce petit domaine auquel elle avait dédié une grande partie de sa vie, Mélina savait que désormais, son rythme cardiaque était à jamais calqué sur celui de la mer, étincelante de beauté, indispensable et nourricière, mais aussi impitoyable tortionnaire…

III

L’armée de bougies coulantes empalées sur leur pic en fer forgé illuminait les pierres noircies par le temps. Une toge blanche traversa l’allée centrale dans un silence sinistre, ne déplaçant qu’un imperceptible courant d’air. Seule l’ombre de sa capuche pointue en toile rugueuse perturba l’immobilisme ambiant. Tout à coup un gong odieux déchira le vide sépulcral. Terrifiée, Évaëlle sursauta. Décidément, elle ne parviendrait jamais à s’y habituer. Le froid glacial qui régnait entre les murs du temple la dévorait. Elle tremblait. L’onde grave et puissante se répandit en cognant sur chacun de ses os. Elle resserra imperceptiblement l’accoudoir en bois auquel elle s’accrochait depuis des heures pour ne pas tomber. La peau diaphane de ses doigts apparut au bout des très longues manches de l’habit pourpre. Une boucle brune menaçait de s’échapper du capuce de bure dissimulant l’intégralité de sa tête. Ses genoux lui renvoyaient une douleur atroce. Tout son corps n’était que souffrance. La planche de noyer sur laquelle elle était agenouillée depuis le début de la cérémonie devait avoir transpercé sa chair. Pourtant, elle ne devait pas bouger. C’était interdit. Elle avait déjà été punie pour ça. Elle avait eu mal. Pourvu que les autres n’aient pas vu ses mains. Le Maître surveillait.

Un grondement sourd saturait ses oreilles et elle ne perçut que les derniers mots du rituel.

— « …et la bête fut prise, et avec elle le faux prophète qui avait fait devant elle les prodiges par lesquels il avait séduit ceux qui avaient pris la marque de la bête et adoré son image. Ils furent tous les deux jetés vivants dans l’étang ardent de feu et de soufre. », dit L’Apocalypse 19, verset 20, suivez-moi et vous ne risquerez rien, prosternez-vous et je vous sauverai, protégez notre congrégation et vous accéderez au bonheur. Unissons-nous. Soyez vigilants, le monde extérieur est impur et vil. L’ennemi veille à nos portes. Il est partout. Sa jalousie n’est plus que haine. Il veut notre perte, à tous. Le mensonge, la calomnie et la malhonnêteté seront ses armes, si institutionnelles soient-elles. Toute contagion peut être fatale à notre communauté, donc aucun écart ne sera toléré. Fidélité, obéissance, pénitence, patience et vous serez épargnés. L’Œil du très Grand est sur chacun de vous. Chacun de vous êtes l’Œil du très Grand. Allez.

Un son cristallin annonça enfin la délivrance. Ne pas bouger. La jeune fille entendit le lourd crochet de la porte cloutée en chêne tomber au sol. Les deux vantaux n’allaient pas tarder à s’ouvrir. Déjà, des froissements de tissu lui indiquaient que la centaine de frères et de sœurs réunie ce soir dans la chapelle aveugle, commençait à sortir. Ensuite viendrait le tour des novices de sexe masculin rassemblés de l’autre côté de l’allée centrale. Eux aussi attendaient le clap rituélique qui autoriserait leur libération. Trente. Vingt-neuf. Vingt-huit… Peut-être moins… L’échelle du temps n’avait plus de valeur entre ces murs… Douze. Onze. Dix… Un claquement résonna quelque part dans le vide du temple et un léger courant d’air perturba le néant. Salomé, Ophélie, Marie et la dizaine de femmes autour, étaient toujours immobiles à ses côtés, la tête immuablement penchée vers les pavés noirâtres qui couvraient le sol.

Le Maître les fixait. Évaëlle ne le voyait pas, mais ressentait sa présence, tout près. Il était fort. Très grand. Puissant. Elle devinait son regard de glace. Rien ne lui échappait. Il scrutait tout. Entendait tout. Il devinait même ses pensées les plus profondes et lisait en elle comme dans Le livre. Le géant tapa dans ses mains. Un seul coup. Sec. Autoritaire. Ensemble, elles se levèrent. Pour ne pas s’effondrer, elles se serrèrent les unes contre les autres en formant un rang compact et droit. La fumée noire des innombrables bougies éteintes tour à tour, cherchait également à s’échapper. Les relents âcres déclenchèrent une irrépressible envie de tousser dans toutes les gorges, contractées aussitôt pour contraindre la moindre quinte. Les ombres rouges crispèrent leurs poings, bloquèrent leur respiration et, dans un ultime effort, se concentrèrent sur la chaleur des corps qui les comprimaient. C’était la règle. Individuellement, elles n’étaient rien. Seul le groupe comptait. Seule la communauté assurait leur survie.

Encadrées, elles sortirent enfin du temple, se déplaçant comme des fantômes, à peine visibles. La horde de vêtements couleur sang semblait se fondre à la pouzzolane brune de l’esplanade, encore couverte çà et là par des plaques de neige noircie.

L’air nocturne de ce début de printemps étrangement froid lui fit du bien. Un ciel sans lune masquait la dispersion discrète des membres de l’assemblée. Évaëlle relâcha sa respiration et avança d’une dizaine de pas. Prise d’un vertige, elle hésita.

—…Elle n’est pas issue de notre ordre, nous en avons déjà parlé. Mais par respect pour ton père fondateur, j’accepte son initiation en vue de votre union. Toi seul en prends la responsabilité et tu sais ce qu’il va t’en coûter. Rappelle-toi simplement que toute dissidence te sera fatale, car elle mettrait notre communauté en danger et je ne saurais le tolérer.

— Je connais les règles. Ma famille les a toujours respectées. Je suis garant de sa fidélité et je t’assure qu’elle est prête. Par ailleurs, le rachat de BioKaaps est pratiquement finalisé. Ma filiale de Zurich possède désormais tous les brevets. Le démembrement est acté et ta fondation va percevoir une donation d’environ un million quatre, c’est la valeur estimée de l’immeuble. Mon notaire t’apportera les actes sous peu. Tu vois, la communauté n’a rien à craindre et son assentiment sera largement dédommagé. Sois-en assuré.

Évaëlle reconnut les voix et entendit les mots au milieu des autres bruits. Son esprit était blanc, une page vierge sur laquelle aucune encre ne pouvait s’imprégner. Elle perçut vaguement les senteurs de résine des pins, mélèzes et autres épicéas aux cimes légèrement blanchies qui cernaient le puy en contrebas. Derrière elle, la façade en pierre de lave grise se fondait dans le décor lugubre dessiné par le drapé de la nuit. La vieille ferme faisait la grimace et sous le poids de lauzes couvertes de lichens, le faîtage affaissé de la toiture affichait un sourire mauvais.

Subitement éblouie par les phares des nombreuses voitures alignées pour reprendre patiemment le petit chemin et redescendre dans la vallée, Évaëlle vacilla. Henri Brice attrapa sa main et l’entraîna sans un mot vers son luxueux 4x4. Il le déverrouilla à distance, puis ouvrit la portière côté passager et s’effaça pour la laisser passer. Comme un automate, elle s’y installa sans le regarder.

Henri-Brice, le chevalier.

La route déroulait ses décors. Un interminable lacet cadré par la clarté des phares à LED crevait le rideau sombre. Confinés dans l’habitacle impeccable du X5 tout confort, les passagers dévoraient les virages à vive allure. Littéralement engloutie par l’imposant siège, la jeune femme s’enivrait de l’odeur suave du cuir et se laissait bercer par le ronron monotone du moteur. Aucun bruit ni aucune secousse ne venaient perturber ce voyage hors du temps. Henri Brice ne roulait qu’en BMW. La carrure indestructible d’un chêne au ramage majestueux, solidement enraciné dans une lignée ancestrale richissime, il ne connaissait que l’élégance et l’opulence d’une vie gagnée grâce à l’héritage d’un nom prestigieux. Son charme dans l’intimité n’avait d’égal que son assurance déroutante et froide en société. Henri Brice cultivait la perfection.

Après la forêt dense et noire, la civilisation réapparaîtrait même si la montagne dissimulait encore d’indicibles secrets dans ses recoins les plus isolés. Des montées abruptes se déversaient dans des pentes vertigineuses délimitées par des bermes à peine saupoudrées des derniers flocons de la semaine passée. Enfin, des petits hameaux, plantés au milieu de vastes pâturages pour la plupart entourés de haies, égayèrent le paysage dévoré par la nuit. Évaëlle commença à se détendre. Au bout d’une heure, l’immense grille du château apparut. Si la complexité des courbes forgées symbolisait la puissance du maître des lieux, assurément, cette famille devait diriger le monde. L’homme blond aux larges épaules saisit son smartphone et le portail s’ouvrit lentement. Les feux puissants du SUV éclairèrent l’allée bordée de chênes centenaires et là, tout au bout dans la pénombre, la haute demeure se dessina. Flanquée de deux tours majestueuses, sa façade impeccable avait traversé les siècles sans prendre une ride. Les pentes d’ardoise qui la couvraient venaient mourir sur une large frise sculptée. Au-dessus du porche d’entrée, un blason de pierre arborait fièrement un galion entouré d’étoiles. Étrange vaisseau échoué ainsi au milieu des montagnes. Cette famille avait-elle conquis le monde ? Henri Brice stationna le véhicule devant le perron, descendit promptement et ouvrit la portière côté passager afin que la jeune femme puisse sortir à son tour. De nouveau, il s’effaça pour la laisser passer. Ensemble, ils gravirent les marches. Ses doigts robustes aux ongles soignés pianotèrent de nouveau sur le pavé tactile pour éteindre l’alarme. Une fois à l’intérieur, le hall s’illumina automatiquement. Évaëlle s’extirpa sans difficulté de la lourde robe de bure dans laquelle elle se noyait et ouvrit le grand placard pour la suspendre au milieu des autres. Pendant ce temps, le château s’était refermé telle une prison, et les cinq écrans bleutés agrafés au mur à côté de la lourde porte avaient repris du service.

— C’était très riche ce soir, tu n’as pas trouvé ? demanda Henri Brice presque machinalement en rangeant son téléphone dans la poche intérieure de sa veste.

Sans attendre de réponse, il s’approcha et enlaça le corps encore engourdi debout devant lui.

— Mon amour, notre union sera célébrée dans seulement quatre semaines maintenant. Je m’en suis assuré. Tu es presque prête, le Maître me l’a confirmé. Ton initiation est quasiment terminée. Je suis heureux, si tu savais à quel point.

Rassemblant d’un côté les longues boucles brunes qui tombaient en cascade sur les menues épaules immobiles, il embrassa avidement son cou devenu moite. Les palpitations de cette peau si douce l’enivrèrent. Il la serra plus fort en inspirant profondément pour s’imprégner de ce parfum entêtant dont il ne pouvait plus se passer.

— Je dois répondre à différents mails urgents concernant la société. Je te rejoins dans un moment. Bonne nuit, mon amour.

Cette voix grave résonna dans le hall couvert de marbre de la forteresse dorée qui la coupait du monde jour après jour. Si son étincelante sensualité la séduisait encore quelques mois auparavant, son écho la glaçait aujourd’hui.

Sans un mot, parce qu’elle ne savait ni quoi, ni comment lui répondre, Évaëlle monta l’immense escalier qui menait à l’étage et s’enferma dans leur chambre capitonnée. Elle se dirigea vers la salle de bain, retira son tailleur austère et l’ajusta sur un cintre. Juste en face, le miroir lui renvoya son image. Elle ne se reconnaissait pas. Sa maigreur faisait peine à voir. Ses pommettes étaient tellement saillantes au-dessus de ses joues creuses que ses grands yeux sombres semblaient avoir envahi l’intégralité de son visage. Une larme commençait à perler, mais elle se ressaisit et l’essuya d’un revers de main rageur. Elle l’avait voulu. Elle était là parce qu’elle en avait eu besoin. Elle avait choisi. Un peu d’eau fraîche lui permit de se reprendre.

Ne pouvant soutenir plus longtemps le reflet de cette ombre étrangère, elle se déshabilla hâtivement pour enfiler la nuisette nacrée que son promis venait de lui offrir. Son regard se posa sur cet Œil magnifique et secret qui ornait la peau blanche de son sein gauche. Rituel initiatique, ce tatouage avait constitué une épreuve douloureuse, mais le sentiment d’appartenance qu’il induisait l’avait rassurée, guidée et aujourd’hui il faisait intégralement partie de sa vie. Cette pupille sombre la fixait intensément. Bien plus qu’un porte-bonheur, l’Œil d’Horus veillait sur elle et lui permettait de voir pour ne pas se perdre. Entre la douce courbe de son sourcil et une larme lourde de sens, il lui intimait de se préserver de la perversité du monde. Elle était des leurs et s’était offerte. Comment osait-elle se plaindre ? Ils l’avaient sauvée. Seule leur sagesse pourrait vaincre le mal et la tiédeur médiocre des hommes dans leur misérable existence. Qui était-elle pour ruminer une pareille ingratitude ? Quelle femme était-elle devenue ? Elle eut envie de faire pénitence, de subir la douleur pour expier et se purifier. Le Maître lui avait appris comment résister à la tentation. Elle savait que certains membres de la communauté portaient un cilice de pointes acérées à la cuisse car ils boitaient. Les souffrances abominables de cette mortification les scarifiaient et les enchaînaient inévitablement à leur foi en prévenant toute défaillance. Une onde teintée de panique amorça une course dévastatrice au plus profond de son esprit. L’encre incrustée dans sa chair la brûla. Elle se frotta la poitrine comme si les marbrures écarlates qui apparaissaient sur sa peau laiteuse allaient la soulager de ce feu dévastateur. Mais l’Œil l’observait encore et toujours. Pourtant, une infime voix résonnait quelque part dans un méandre de son cerveau. Traître. Évaëlle. Elle s’appelait Évaëlle et à cette heure, le Maître était loin. Malgré tout, elle saisit le petit flacon laissé sur la tablette comme tous les soirs à son attention, et avala trois comprimés en basculant brutalement sa tête en arrière.

Elle éteignit la lumière et se glissa entre les draps brodés du lit monumental fièrement dressé au milieu de la pièce. Entre les rideaux du baldaquin, elle distinguait un gouffre noir et terrifiant, cet ailleurs qui lui était désormais interdit. Mais elle avait dû choisir entre l’obscurité dangereuse d’un monde incertain et la sécurité d’une vie cloîtrée dans l’ombre d’un homme qui disait l’aimer infiniment. Bien plus que le magnétisme des puys autour, le cocktail de benzodiazépines fit rapidement son effet. Évaëlle ferma les yeux et la douce lueur de deux anneaux d’or parvint à l’apaiser.

IV

Dès l’entrée du chenal de Fort-Royer, Mélina aperçut Bénoni, assis sur un tas de pieux d’ardoise et adossé à sa cabane. Il somnolait sous son éternel béret noir, avec au coin des lèvres, une cigarette roulée qui, comme toutes les précédentes, ne serait sans doute jamais allumée. Des rides en sourire donnaient à son visage bruni par une vie passée au soleil, les reliefs gracieux d’un âge certain et de la sagesse des gens de mer. Au bruit du moteur, il redressa la tête, affichant une mimique de satisfaction. Il se leva péniblement et saisit le bout’ que lui tendait Luc pour amarrer le bateau à son poste. Mélina termina sa manœuvre et s’empressa d’aller embrasser cet adorable vieil homme qui veillait sur elle depuis ses toutes premières heures dans le village.

— Nom d’un bior dépenaillé, j’ai failli m’endormir pour de bon ! Ben, c’est pas ine heure pour rentrer… Mon sang virait à l’encre ! Étiant pourtant pas ine seiche ! s’exclama-t-il faussement mécontent en serrant tendrement sa fillote dans les bras.

— Un bior dépenaillé donc, répéta Luc hilare, essayant d’imaginer l’allure d’un fou de Bassan déplumé. Dis Bénoni, tu révises la nuit pour fleurir ton langage de la sorte ?

— As-tu fini de t’moquer, à c’t’heure ? Ch’elle drôlesse aura ma piâ ! Jamais à l’heure, à crère que chiéllés parcs sont aimantés, j’te jure ! Ch’suis vieux à not’, y serait peut-être temps d’avoir un peu de respect pour mon grand âge !

— Mais as-tu fini de groumer ? Si tu m’avais dit que Luc était de retour, j’aurais sans doute mis moins de temps à m’en remettre quand je l’ai vu embarquer sur mon chaland, rétorqua Lili avec une fêlure teintée de reproche dans la voix.

Le doyen grommela en se rasseyant. Luc avait repéré une paire de gants dans la cabine et commençait à décharger les tubes tandis que Mélina rapprochait son antique brouette couverte de rouille. En moins d’une heure, les petites huîtres furent stockées à l’abri en attendant de retrouver l’eau de mer après leur détroquage. Bénoni leur proposa alors de partager un casse-croûte à sa cabane, ce qu’ils ne purent refuser.

La cahute aux couleurs d’un ciel d’orage pliait sous le poids des ans. Une colonie de fougères verdoyantes prospérait sur le toit et donnait une allure ébouriffée à cet improbable assemblage de planches gris bleuté. Des rideaux antédiluviens occultaient ses yeux aux vitres fêlées. Aucun doute, cette cabane somnolait à l’ombre sous sa chevelure de crosses et de frondes vert tendre. D’un coup de poing sur le montant, le vieil homme ouvrit la porte sans difficulté. Laissant ses invités prendre place autour du guéridon bancal qui encombrait l’espace, son premier travail fut de soulever la trappe dissimulée dans le plancher du fond, pour extraire de cette cave secrète, une bouteille de nectar dont lui seul avait le secret… et pour cause. Mélina se mordit douloureusement la lèvre afin de contenir un fou rire à l’idée du breuvage décapant qu’il allait leur servir. Luc tentait maladroitement de faire diversion et récurait ce qui restait de la toile cirée séculaire en vichy rouge et blanc avec ine gueneuille qui pendait à son clou rouillé au moins depuis l’inauguration de la cabane, soit un quart de siècle auparavant.

— Bof, t’acharne pas sur chiéllée pauv’ nappe, mon drôle, elle est mangée par les congres las, mais ô l’est le cadeau d’ine copine, alors j’la garde !

Lili pouffa et se tourna précipitamment pour récupérer trois verres sur l’ancienne table de tri couverte de poussière.

— Si les congres las s’attaquent à ta nappe, qu’en est-il des cancrelats qui se cachent dans ta charpente ? souligna-t-elle en même temps qu’elle essuyait les ballons avec un coin de sa marinière, pourtant sans aucun espoir de voir au travers.

En quelques minutes, trônaient sur la petite table ronde, un saucisson, des grattons et une imposante terrine de grillon charentais. Bénoni remplit les verres de son fameux vin blanc de dix-huit degrés et cheuques. Après avoir trinqué joyeusement à la santé de ses amis, Mélina eut l’impression de percevoir une légère effervescence dans le liquide qu’elle approchait de ses lèvres. Avant même d’y avoir goûté, elle savait que son estomac préparait une révolte sanglante suite à l’ingestion de cette potion bénonique à l’acidité légendaire. Elle élucida tout à coup le mystère du mitage de la pauvre toile cirée. Les gouttes tombées au fil des apéritifs prolongés, plus sûrement que les congres las, en étaient responsables ! Pour limiter les dégâts intestinaux dont ils redoutaient l’irréversibilité, ils dévorèrent sans se faire prier les grosses tranches de pain et la charcuterie. L’ancien paraissait heureux et c’était bien là l’essentiel.

— Tiens mon drôle, peux-tu attraper le bocal de figues au sirop dans le placard derrière toi ? J’cré beun qu’un peu de douceur nous fera du bien. Chiéllée sacrée piquette vieillit mal ! Ça râpe un peu, nan ?

— …Bofff… Heu… répondirent-ils en chœur, baissant la tête pour dissimiler leur énorme envie d’exploser de rire.

— Si, si, si. Légèrement. Je commence à le sentir, pas vous ?

— …

— Nom d’un chanc’ vert viré, êt-ô que vous avez le palais brûlé ? Ces jeunes, à c’t’heure ! L’été dernier, le figuier a tellement dounné que j’savions plus quoi en faire. Ma Violette s’est lancée dans la confiture et les conserves. Pouviant ouvrir ine boutique, j’vous jure ! Mangions d’la figue à tous les repas !

Luc se leva, ôta le petit crochet de fermeture et ouvrit les portes vermoulues du meuble d’angle accroché au pilier par les bretelles du Saint-Esprit. Une photographie s’en échappa, alourdie de sa punaise rouillée. Il la ramassa avec précaution. Deux enfants souriants posaient fièrement, assis à la proue d’un chalutier amarré dans le port de La Cotinière. Une adorable fillette tenait d’une main ses boucles brunes éparpillées par le vent pour dégager son visage rieur, et de l’autre un petit garçon chaussé de bottes minuscules qui la fixait d’un regard sombre et admiratif. La sirène peinte sur la coque semblait émerger de l’eau pour emporter sur son dos les bambins émerveillés. L’Esméralda resplendissait au milieu des autres bateaux de pêche colorés, attendant sagement de retrouver sa liberté à la marée suivante.

Le vieux afficha soudain une profonde tristesse.

— C’est Évaëlle et Maël quand ils étaient petits ? murmura Luc en même temps qu’il plantait ses beaux yeux gris-vert dans ceux de son amie, conscient que le sujet allait sans doute raviver de profondes blessures.

Posant sa main sur celle de Bénoni pour réconforter ce grand-père inconsolable, Mélina acquiesça silencieusement. Plus que le breuvage imbuvable de l’ancien, la seule évocation des enfants déclencha une sourde tempête au fond de ses entrailles. Ces chapitres douloureux de son histoire et leurs cortèges de pourquoi, de si seulement ou de si j’avais su, revenaient à la charge, sournois et dévastateurs. Elle comprit que tous les murs protecteurs construits à la hâte dans son esprit au cours de ces quinze dernières années pour museler souffrances et rancœurs étaient fissurés. Bientôt, elle ne pourrait plus se cacher.

V

Évaëlle se réveilla subitement. Un courant d’air la fit frissonner et la nette impression d’être épiée l’oppressa de nouveau. Immobile, elle retint son souffle. Incapable de déterminer si son esprit, prisonnier de la camisole chimique qui l’isolait de plus en plus, lui jouait encore un tour ou bien si Ruth se tenait réellement dans sa chambre, elle s’obligea à garder les yeux ouverts. Le jour était levé. Le trou béant de la fenêtre luisait envahi par la lumière, mais il lui semblait tellement loin… Une longue minute étira chacune de ses secondes. Le silence bourdonnait dans ses oreilles à l’affût. Un léger cliquetis lui confirma enfin qu’elle ne délirait pas. Ruth venait de sortir.

Elle repoussa le drap et se redressa avec difficulté. Prise de vertige, elle s’agrippa au bord du matelas. Elle était nue. L’Œil gravé sur sa poitrine irradiait sa noirceur. La jolie nuisette nacrée gisait sur le couvre-lit. Henri Brice lui avait fait l’amour. Elle était seule. Comme d’habitude. Son promis n’était plus là. Elle avait froid. Comme d’habitude.

Chancelante, la jeune femme se leva. En frissonnant, elle se dirigea vers la salle de bain. Posé sur la tablette de marbre blanc, un petit flacon lui tendait les bras. Elle en avait besoin. Elle en avait envie. Elle irait mieux après. Ses oreilles bourdonnaient. Le sang de ses artères cognait à la porte de ses tempes. Pourtant, Évaëlle se glissa d’abord sous la pluie bienfaisante d’une interminable douche brûlante. Les millions de gouttes qui roulaient sur sa peau lui firent du bien. Quand elle se décida enfin à en sortir, son regard se posa sur les gélules. La tentation la consumait. Tout son corps lui réclamait. Une dernière fois ? Juste une prise ultime qui ne l’empêcherait sûrement pas d’arrêter demain. Un tremblement la parcourut et sa main resta en suspens au-dessus de la petite boîte en verre brun. S’observant dans l’immense miroir, sa maigreur la frappa à nouveau et un soubresaut de colère l’envahit. L’Œil la dévorait et l’engloutissait visiblement chaque jour davantage.

Enroulée dans une large serviette moelleuse et tiède, elle ouvrit la lourde porte de l’armoire majestueuse qui trônait au fond de la chambre. Elle tira le tiroir dans lequel étaient rangés ses sous-vêtements. Du bout des doigts, elle chercha machinalement son vieux carnet de notes couvert de cuir, mais fut surprise de ne pas le trouver à sa place habituelle. Elle balaya de la main le fond du compartiment et dut se rendre à l’évidence : son cahier n’était plus là. Il ne contenait pourtant rien de précieux ni de compromettant : quelques photographies de son enfance, des rêves d’adolescence posés à plat sur les pages jaunies de cet exutoire dérisoire et les traces à peine visibles de larmes d’amertume ou de rage, versées en silence. Rien de très original, en fait. D’un seul coup, un éclair de colère déferla du plus profond de ce corps qui vivait d’ordinaire dans une lente léthargie. Ruth ! Ce cerbère passait le plus clair de son temps à la surveiller, y compris la nuit, et fouillait maintenant dans ses maigres affaires, preuve en était. Évaëlle enfila à la hâte une de ses robes, arrachée au hasard à la penderie. Longue ou austère ? Marron foncée, vert sombre, bleu marine ou noire ? Col boutonné ou col roulé ? Peu importait ! Il y avait longtemps qu’elle ne choisissait plus. Elles étaient quasiment toutes identiques. L’essentiel était d’être couverte, décente et protégée. Remontant la fermeture éclair de ses bottes, elle tentait en vain de se rappeler quel élément interdit pouvait bien contenir son carnet. Pourquoi cette maudite gouvernante, taillée comme un pilier de l’A.S.M. Clermont Auvergne, la poursuivait-elle jusque dans sa chambre ? Décidément, cette bûche gainée dans son habit digne d’une Sœur de la Congrégation de Notre-Dame, à laquelle il ne manquait plus que le voile et la cornette, lui faisait horreur. Elle ne supportait plus son regard presque transparent qui la transperçait sans cesse. Comment faisait cette femme aux cheveux platine éternellement collés en chignon, pour se mouvoir sans même déplacer le moindre courant d’air ? Vu le volume qu’elle déployait, c’était inexplicable. Plus que jamais déterminée à en parler à Henri-Brice, Évaëlle se précipita dans l’escalier, vers son bureau. Certes, elle avait prêté serment à la communauté et avait le devoir de lui appartenir corps et âme, mais chez elle… enfin chez Henri-Brice… bref, au château, un semblant de liberté lui était nécessaire. Elle posa sa main sur la lourde poignée, sentant son assurance s’effilocher à l’approche de ce sanctuaire dans lequel son futur s’enfermait des heures durant. Mobilisant sa dernière once de courage, elle frappa sans attendre deux coups sur le montant de la porte en chêne capitonnée avant d’essayer de l’ouvrir. Fermée à clé. De l’autre côté du hall d’entrée, les écrans dormaient. Pas un bruit ne perturbait l’immense demeure. Elle se sentit seule. Prisonnière.

Un gouffre rempli de vide la submergea. Elle vacilla. Son pouls s’accéléra. Presque douloureux. Impossible désormais de distinguer les murmures et les craquements des boiseries autour. Seul un grondement sourd rythmé par les coups de boutoir d’un sang déchaîné contre ses tempes lui vrillait la tête. Ses cachets. L’irrépressible besoin des comprimés quotidiens la rongea comme de l’acide. Elle fit demi-tour en tremblant et remonta avec difficulté le nombre incalculable de marches qui la séparaient du petit flacon posé sur la tablette en marbre. Vite. Juste une fois de plus. Elle arrêterait demain, elle le promettait. Vite, rien que deux ou peut-être trois…

VI

Mélina poussa du pied le gros galet de calcaire blanc qui maintenait fermés les volets de la porte de sa maison. Son grand-père avait choisi cette sentinelle au milieu de toutes les autres pierres en bas de la côte, presque cent ans auparavant, et aujourd’hui, même usée, elle était toujours fidèle au poste. Serrure dérisoire, elle indiquait simplement aux visiteurs que la maîtresse des lieux était sortie. Il lui était impossible de s’en séparer, comme la plupart des objets et des meubles qui encombraient la bâtisse traditionnelle. Partout, des piles de livres occupaient l’espace. Ainsi, dans le fond, au pied du mur, une douzaine de tours bancales se tenaient les unes aux autres pour ne pas s’écrouler. Un amoncellement de couvertures bariolées décorait le linteau de la cheminée et devant le grand fauteuil, sans aucun classement particulier, des dizaines de romans supportaient un plateau sur lequel s’empilaient d’autres ouvrages… Des milliers de pages dévorées comme autant de voyages salvateurs. Une vie par procuration, échafaudée comme unique rempart face à une réalité qu’elle refusait d’affronter.

Elle lança son blouson sur le dossier de l’immense canapé couvert de coussins disséminés sur sa prochaine pile à lire, puis jeta un regard mauvais au gros réveil chromé posé fièrement sur le buffet, conservateur général des produits alimentaires, au milieu de la collection complète des aventures d’Antoine Marcas. Plus que les aiguilles qui couraient fidèlement après les chiffres romains du cadran jauni, son estomac lui signala douloureusement qu’il avait faim. En désespoir de cause, elle sortit une casserole en fer blanc, la remplit d’eau et y plongea deux œufs avant d’allumer l’unique brûleur en état de sa vieille gazinière. Elle devait manger, elle le savait.

En attendant, elle se dirigea vers la douche, défit la longue natte qui tressait ses cheveux et se glissa sous le jet brûlant. Elle enfilait un peignoir effiloché quand son téléphone sonna. Numéro inconnu. Elle décrocha.

— Lili ? Rendez-vous à La Belle Gourgale ! C’est mon anniversaire et je n’ai pas envie de trinquer sans toi, ça te dit ?

— Luc ? Écoute, il est tard et…

— Oh ! En plus d’être une vieille femme, tu te couches comme les poules ? À qui veux-tu faire croire ça ? Allez, je te le demande, tous les potes seront là.

Mélina ferma les yeux en oscillant la tête de droite à gauche.

— Luc… c’est compliqué pour moi… se hasarda-t-elle, sachant très bien que toute tentative d’échappatoire était inutile, car son ami ne lâcherait pas l’affaire.

— Bon, j’arrive dans vingt minutes ! coupa-t-il en raccrochant aussitôt.

Un rapide coup d’œil dans le vieux miroir lui confirma ce qu’elle redoutait : elle ne ressemblait pas à grand-chose.

— Allez la vieille, c’est le moment ou jamais de te métamorphoser en pieuvre ! Top chrono ! s’encouragea-t-elle amusée.

Elle ouvrit les portes grinçantes de son armoire et eut le choix entre un jean noir et un jean noir. Son choix se porta naturellement sur le moins délavé des deux. Quel âge pouvait-il avoir ? Outch ! Au moins dix ans ! Elle s’y glissa sans difficulté puis décrocha une chemise blanche qui attendait sagement sur son cintre, une sortie providentielle pour reprendre vie. Elle l’enfila et s’observa consternée : un épouvantail.

Seul Kokopelli qui luisait dans l’échancrure de son décolleté, n’avait rien perdu de sa superbe. « T’as vu maman, il est trop rigolo ce petit bonhomme ! » s’était exclamé Maël, fier d’offrir à sa mère ce cadeau d’anniversaire payé tout seul avec ses sous à lui. L’idole en argent n’avait plus jamais quitté sa poitrine au cours de ces longues années. Le petit bossu amérindien, semeur de graines ou d’étoiles, symbolisait l’espoir, la fertilité, la sagesse et l’amour de la vie depuis plus de trois millénaires. Lili était très attachée à ce pendentif, le sentir contre sa peau la rassurait.

À chaque fois qu’elle perdait pied ou que l’ombre hideuse de la dépression approchait, elle le caressait en s’efforçant de répéter qu’envers et contre tout, la vie était belle. Au fond de son cœur, le joueur de flûte lui rappelait les valeurs auxquelles elle avait toujours voulu croire et surtout la première d’entre elles : le bonheur. Comme Kokopelli contait ses belles histoires au vent et au ciel, combien de fois s’était-elle confiée à la mer, à la Lune ou aux étoiles ? Si ses cheveux hirsutes rayonnaient comme le Soleil et éclairaient les instants les plus obscurs du quotidien, ce drôle de musicien diffusait joie de vivre et bienveillance à qui se laissait séduire par son souffle de vie. Hypnotisée par le curieux guérisseur faiseur de pluie ou de joies, Mélina émergea de ses songes en secouant doucement la tête. Harponnée par le reflet de son vieux miroir, elle se reconnecta à l’inextricable réalité : tous ses vêtements étaient devenus bien trop grands. S’était-elle ratatinée à ce point pour disparaître ainsi dans une banale chemise ?

— Aucune allure ! En même temps, ce n’est pas un scoop ! ragea-t-elle agacée en jetant la boule de toile blanche qu’elle venait de malaxer et qui n’en demandait pas tant. Miss Parcs ! Indétrônable depuis presque vingt ans ! Et en plus tu te parles à voix haute, c’est pitoyable !

Mélina extirpa une marinière un peu moins usée que les autres, des entrailles de son maigre dressing et se pencha pour attraper une paire de chaussettes. Elle sentit nettement le bas de son dos se découvrir et dut se résoudre à porter une ceinture pour espérer maintenir son pantalon en place toute la soirée. En désespoir de cause, elle dissimula la misère dans une vareuse brodée, arborant un magnifique logo de Fort-Royer dans le dos. La grande classe ! Non, mais il fallait le souligner : toute sa vie était résumée dans ce dessin. Une cabane affaissée sous le poids des ans se dressait fièrement au milieu d’une dense végétation, sous le regard perplexe d’une aigrette garzette perchée à la proue d’une lasse non moins antique. Petit tailleur ajusté… Pour quoi faire ? Jolie robe sexy… À quelle attention ? Ballerines à talons hauts ? Indispensables pour évoluer dans son milieu de vie vaseux à souhait, bien sûr ! En avait-elle déjà possédé ? Re-pitoyable ! Elle n’avait pas de chat lové sur son grand lit froid ni de canard dodu et souriant dissimulé dans une lingerie en fine dentelle au fond d’un tiroir, et ne répondait donc même pas au cliché à la mode de la célibataire qui s’assume.

Elle retroussa un peu les manches de sa vareuse et laça ses baskets avant de se ruer à nouveau dans la salle de bain. Épongeant longuement ses cheveux, elle décida tout de même de les relever en un chignon maladroit. Quelques mèches brunes refusèrent absolument de rentrer dans le rang. Elle abandonna le combat et se concentra sur son visage. Des rides soulignaient ses yeux sombres. Abominables. Un simple maquillage ne pourrait sûrement pas en venir à bout, c’était ainsi. La vieillerie. De toute façon, cet art dépassait ses compétences. Elle n’avait jamais su faire. Un trait de crayon noir pour souligner son regard pourtant déjà profond, deux grands anneaux d’or pour encadrer son visage bruni par le soleil été comme hiver, et elle regagna la cuisine. Au moment où elle aperçut le visage de Luc derrière la vitre de sa porte, une explosion retentit. Mélina se retourna d’un bond, réalisant qu’elle avait oublié ses œufs. Intrigué, son ami entra et la rejoignit rapidement. Découvrant la gazinière couverte de morceaux jaunes, blancs, verdâtres ou noirs et de fragments de coquille calcinée, ils furent pris d’un irrépressible fou rire.

— Bien ! Tu as gagné le cocotier, on dirait, bien que présentement, tu n’en aies plus vraiment besoin, enfin d’un coquetier, je veux dire ! Tu sais, il existe des solutions plus radicales pour se suicider ! Tu as seulement réussi à en coller jusqu’au plafond. Bravo ! Belle réussite !

Elle le bouscula gentiment.

— Non, non ! Sérieusement, respect ! Même moi je n’ai jamais réussi cette prouesse et pourtant, Dieu sait que je ne suis pas un cordon bleu, loin de là ! se moqua-t-il en éteignant prestement le gaz sous la casserole de laquelle s’échappait une fumée malodorante.

Avançant l’argument décisif qui prouvait incontestablement qu’il avait eu raison d’appeler parce que son dîner venait de décorer les murs de la pièce, Luc saisit son amie par la taille et l’entraîna à l’extérieur. Ils traversèrent le jardinet, pouffant encore de leurs bêtises.

Soudain, Mélina fit volte-face et retourna fermer les deux assemblages de planches vermoulues à franges, tellement le bas était rongé par la vieillesse. Les gonds grincèrent misérablement, menaçant de s’extraire du mur décrépi. Elle força sur le battant gauche pour écraser le droit, mais l’ajustement parfait de la fermeture lui permettait toujours de passer un bras dans l’ouverture. Inversant l’ordre de pliage des battants sans plus de résultat, elle laissa échapper un juron puis bloqua les volets sans conviction en poussant du pied le gros galet, marqué lui aussi par l’usure du temps.

— Et pour verrouiller tes volets à double tour, tu veux que j’aille te chercher une autre roche en bas de la côte ? demanda-t-il espiègle.

Elle lui lança un regard désespéré, mais il ne lui laissa pas l’occasion de répondre.

— Sinon, ton jardinier est en grève ?

—Je n’aime pas tailler les arbres et les arbustes. C’est stupide, je sais, mais j’ai toujours l’impression de les blesser, alors je les laisse pousser à leur guise.

Dépitée, Mélina ralentit pour observer son figuier emmêlé dans les branches du laurier et admirer la cavalcade de la glycine centenaire qui avait sans conteste remporté la victoire dans la conquête de sa petite cour. Au fond, le pommier de son grand-père se mourait face à un abricotier qui refusait obstinément de grandir au milieu de tant de déshérence. Devant la mine déconfite de son amie, il la rabroua gaiement.

— Hey ! Je ne suis pas une femme d’intérieur, je n’aime pas cuisiner, je ne sais pas jardiner, je suis…

— …ostréicultrice, c’est sûr ! la coupa-t-il en s’approchant.

Luc souleva le portail pour éviter qu’il ne s’effondre à ses pieds en un simple tas de morceaux rongés par le sel et s’effaça pour la laisser passer. Stupéfaite, Mélina découvrit l’emblématique DS noire de son ami.

— Ben oui, tu vois, quand j’aime, je suis fidèle. Ma beauté est plus rutilante que jamais. Elle n’a pas pris une ride et elle démarre au quart de tour. Si mademoiselle veut bien se donner la peine, murmura-t-il en ouvrant la portière.

Elle s’installa dans l’imposant siège et immédiatement les odeurs du cuir blanc et de la cire la transportèrent vers des souvenirs qu’elle avait pourtant résolument cachés jusque-là au fond d’un tiroir de sa mémoire.

— Cette voiture est toujours aussi sexy ! s’exclama-t-elle quand Luc fut installé au volant.

Il la fixa d’un air étrange et son regard étincela, plus vert que gris.

— Arrête…

— Hey ! Je n’ai rien fait de répréhensible, je te regarde, c’est tout et j’ai le droit de te dire que toi, tu es toujours aussi belle, souffla-t-il en passant son pouce sur les petites rides qui soulignaient ses yeux.

Elle tourna la tête pour tenter de dissimuler son trouble et le voile rouge qui envahissait ses joues. Il démarra sans ajouter un mot.

La route fut longue, chargée de non-dits et de points de suspension. En moins d’un quart d’heure, la Citroën était stationnée à proximité de La Belle Gourgale