La montagne de ma peur - David Roberts - E-Book

La montagne de ma peur E-Book

David Roberts

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Beschreibung

En 1965, quatre jeunes étudiants de Harvard se lancent à l’assaut du spectaculaire mont Huntington, décrit comme le joyau caché de l’Alaska et l’une des plus belles montagnes au monde. Leur objectif est de tenter ce qui paraissait jusqu’alors impossible car beaucoup trop dangereux : gravir une véritable grande paroi en Alaska. La montagne de ma peur est le récit de cette ascension par l’un des quatre membres de l’expédition. Mais il raconte aussi comment une aventure merveilleuse peut soudainement basculer dans la tragédie et le désespoir par la disparition d’un de ses membres.
Paru en 1969, La montagne de ma peur est le premier livre de David Roberts. Il s’y révèle un superbe écrivain, subtil et d’une honnêteté sans faille, qui tente de comprendre ce qui pousse des hommes à gravir des montagnes, parfois au péril de leur vie.


À PROPOS DE L'AUTEUR


David Roberts (1951-2021) est un écrivain et alpiniste américain originaire du Colorado. Il est l’un des très rares alpinistes de haut niveau à être considéré comme un grand écrivain – et inversement. Professeur de littérature à l’université, auteur d’exploits remarqués en montagne, il a eu une influence considérable sur la littérature de montagne. « La montagne de ma peur » est considéré comme son meilleur livre.

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Couverture

Page de titre

Préface

Dans la littérature de montagne, les œuvres touchant au génie sont extrêmement rares. Au cours des deux siècles pendant lesquels des hommes et des femmes ont écrit sur l’alpinisme, seule une poignée d’auteurs ont créé des œuvres qui peuvent raisonnablement être considérées comme exceptionnelles, des œuvres littéraires qui dépassent les limites du genre. La plupart de ceux qui font partie de ce panthéon sont des écrivains doués, à temps plein, dont la pratique de l’alpinisme ne s’apparente guère qu’à du bricolage ; inversement, un nombre encore plus faible est formé de grimpeurs talentueux qui ont de la même manière bricolé en écrivant, mais qui parfois, presque par accident, ont écrit un ou deux textes extraordinaires. Toutefois, il existe une personne qui a laissé une marque significative à la fois comme grimpeur et comme écrivain. Cet homme, c’est David Roberts, l’auteur de ce livre.

À vingt ans, trois ans après avoir commencé à grimper, Roberts et six de ses coreligionnaires de Harvard réalisèrent la première ascension directe de l’immense face Wickersham du mont McKinley (Denali). Cette voie balayée par les avalanches n’a toujours pas été répétée vingt-huit ans après1. Après cette ascension, Roberts participa à plus d’une douzaine d’expéditions en Alaska, au cours desquelles il découvrit des massifs désormais légendaires tels que les Arrigetch Peaks, les Cathedral Spires, les Revelations et la Ruth Gorge. Ce faisant, il réussira plusieurs premières ascensions, comme Shot Tower et l’éperon sud-est du mont Dickey, devenues des classiques incontournables et qui font partie des plus belles voies du continent nord-américain.

Mais la plus célèbre réalisation de Roberts, et sans doute la plus belle, est l’une de ses toutes premières ascensions, la voie qu’il gravit en 1965 avec Matt Hale, Don Jensen et Ed Bernd : la face ouest du mont Huntington. Cette remarquable ascension devint le sujet de son livre La Montagne de ma peur.

Ce fut son premier livre. Il l’écrivit alors qu’il était encore dans sa première année d’université, au cours de neuf jours enfiévrés. Contre toute attente, ce fut l’un des meilleurs livres jamais écrits sur l’alpinisme. Un critique de l’Atlantic Monthly l’encensa, le déclarant « exceptionnel à travers la tentative subtile et sans pathos de ce jeune auteur de définir les motivations qui poussent des hommes à gravir des montagnes ». Le grand poète anglais W. H. Auden inclura un extrait du livre de David Roberts dans une collection de ses écrits favoris, intitulée A Certain World. Auden pensait tellement de bien de la prose de Roberts qu’il fit un compte rendu élogieux de son deuxième livre, Deborah, pour le New York Times. Jamais auparavant ni depuis, un auteur de livres sur l’alpinisme n’a été pris autant au sérieux.

La publication de La Montagne de ma peur en 1968 et de Deborah en 1970 a changé la littérature de montagne. La marque de fabrique de Roberts se caractérise par une honnêteté sans faille. Il écrit ce qui s’est réellement passé. Et il le fait avec beauté, d’une voix claire et sans défaut qui laisse tous ceux qui écrivent sur ce sport une sensation d’inconfort, d’admiration et d’envie mêlés.

Dans la section des recensions de l’American Alpine Journal de 1990, Steve Roper fait la critique du livre d’un célèbre alpiniste britannique, trouvant qu’il laisse grandement à désirer.

« Je rêve sans doute de perfection, se plaint-il. Tout le monde ne peut écrire comme David Roberts, mais pourquoi certains écrivains ne tentent-ils pas d’arriver à son niveau ? » La lamentation de Roper est désolante, mais indubitable. Nous devons donc être particulièrement reconnaissants de lire cette édition de La Montagne de ma peur. Il était grand temps.

Jon Krakauer

1 Préface écrite en 1991. La voie réalisée en juin 1963 dans cette face haute de 4 300 mètres n’a toujours pas été répétée.

Avant-propos

La Montagne de ma peur a été le premier livre que j’ai écrit, au printemps 1966, huit mois après notre expédition au mont Huntington. Durant cet intermède, je travaillais d’arrache-pied pour réussir ma première année d’études à l’université de Denver, me sentant très seul loin de mes amis grimpeurs, sans même être certain de vouloir jamais regrimper. J’étais empêtré dans un mélange d’émotions déroutantes, hérité d’une victoire coûteuse. Pour la première et dernière fois de ma vie d’écrivain, je me sentais obsédé par le besoin de coucher mon histoire par écrit. Il me semblait d’une urgence primordiale d’expliquer notre ascension au monde – ainsi que j’aurais pu caractériser ma mission avec la ferveur impétueuse de mes vingt-deux ans. J’ai écrit ce livre à raison d’un chapitre par jour, l’esprit chauffé à blanc, trop impatient pour revenir dessus ou effectuer une correction sérieuse.

Cet acte produisit un effet cathartique, même s’il allait me falloir plusieurs décennies avant de pouvoir assumer les doutes obscurs et le sentiment de culpabilité que l’expédition au Huntington avait ancrés en moi. Cette œuvre purificatrice me permit de grimper à nouveau à un haut niveau, et rapidement.

J’envoyai mon manuscrit à une maison d’édition où il termina dans la « pile des rejetés ». À l’époque, je n’avais aucune idée des chances qu’avait un manuscrit non sollicité d’être ne serait-ce que lu. Deux éditeurs le rejetèrent, puis, un jour, un an après l’avoir écrit, je trouvai dans mon courrier la plus agréable nouvelle qu’un écrivain puisse recevoir : mon manuscrit avait été accepté. Un éditeur de Vanguard Press à New York m’écrivait qu’ils voulaient publier La Montagne de ma peur.

Bien que je suivisse un cours d’écriture à Denver, je n’avais montré mon manuscrit sur le Huntington à aucun de mes professeurs. En fait, j’avais même évité de le mentionner. Lorsqu’ils apprirent que mon livre allait être publié, ils furent fâchés que je le leur aie caché. Ce n’était pas de la suffisance de ma part, mais de l’innocence. Lors des cours d’écriture créative, je soumettais de précieuses villanelles et des nouvelles larmoyantes aux critiques hostiles de mes pairs et des grands pontes. Jamais il ne me serait venu à l’esprit que mes professeurs puissent avoir envie de lire le récit véridique d’une ascension.

Lorsque Vanguard accepta mon premier livre, j’écrivais le second. En fait, Deborah devint ma thèse de maîtrise de lettres. J’avais écrit La Montagne de ma peur sous l’influence d’une sorte de romantisme existentiel et, dans mes envolées les plus sidérantes, de la prose de Faulkner. Lorsque je commençai Deborah, par une sorte de réaction contraire (Dieu merci), j’étais habité par le credo de mon professeur de thèse, John Williams, professeur excentrique et romancier sous-estimé qui reçut plus tard le National Book Award pour son livre Augustus. Williams prônait l’idée que le ton convenant à la prose devait être aride et simple, de manière que l’histoire prenne le dessus. En 1967, j’étais encore un novice, et lorsque j’écrivis Deborah, je repoussai fermement les impulsions qui m’avaient fait écrire les passages poétiques débridés de mon premier livre.

Si La Montagne de ma peur a surgi dans un torrent libérateur, Deborah a plutôt émergé dans un processus lent d’incubation. Cela faisait trois ans que notre expédition dans le massif de Hayes avait eu lieu, et j’avais eu tout le temps de me creuser la tête sur ses aspects les plus sombres. Désormais, je n’étais plus dévoré par l’obligation de faire connaître notre histoire au monde, mais par la découverte de ce qui s’était réellement passé entre moi et Don Jensen pendant les quarante-deux jours passés ensemble, et pourquoi cela avait eu lieu.

J’ai toujours préféré Deborah à La Montagne de ma peur, mais mes amis qui ont lu les deux livres sont, pour la majorité d’entre eux, de l’avis opposé ; Deborah a toujours été le moins populaire de mes livres. Peut-être cela tient-il simplement au fait que le récit d’un échec long, pénible, ne peut entrer en concurrence avec une histoire de triomphe et de mort. Ou alors, comme l’un de mes plus proches amis alpinistes me l’a dit, Deborah semble avoir été une expédition si exécrable et sans aucun répit qu’il est difficile de prendre plaisir à la lecture de son récit.

En relisant les deux livres quarante ans plus tard, je suis frappé de nous voir à ce point si sérieux. Dieu, me dis-je, nous n’étions que des collégiens ! Ceci dit, pendant que nos compagnons de chambrée jouaient au bridge et couraient les filles, Don et moi, tels des pèlerins à la vision tourmentée, planifiions des assauts ésotériques dans des déserts de glace et de roche distants de 8 000 kilomètres.

Et pourtant, je ressens la nostalgie de cette intensité. Certes, nous semblions sans humour pour nos amis bridgeurs, timides et fanatiques auprès des filles qui auraient pu nous montrer de l’intérêt, imprudents et excessivement téméraires pour nos parents inquiets. Nous avions trouvé – ce qui arrive à bien peu de gens – quelque chose à faire ensemble de si fascinant que nous pouvions partir pendant des mois en oubliant tous les plaisirs terre à terre du monde. Sur ces glaciers inexplorés de l’Alaska, nous nous sentions comme les étudiants d’une discipline ésotérique sur laquelle nous serions tombés par hasard et qui nous dévoilerait une masse de trésors insoupçonnés. Il y avait bien trop à faire, et jamais assez de temps pour commencer.

C’est en montagne que j’ai ressenti le désespoir le plus profond et le bonheur le plus grand, dont une bonne partie sur les monts Deborah et Huntington. Au cours de mes années d’écrivain qui suivirent, j’ai eu la chance de beaucoup voyager, souvent lors de belles aventures – descendant en raft une rivière inconnue en Nouvelle-Guinée, grimpant vers des grottes abritant un cimetière préhistorique au Mali, vagabondant en Islande à la recherche de sites de légende. Mais aucune de ces aventures réussies n’a eu l’intensité de ces premières expéditions. Et rétrospectivement, je dois avouer que rien de ce que j’ai fait dans ma vie ne m’a rendu aussi fier que mes plus belles ascensions en Alaska.

1La montagne

La montagne existe depuis longtemps. Si nous devions dater son apparition, peut-être pourrions-nous la situer à l’ère du Jurassique, lorsque plusieurs cataclysmes firent surgir dans le ciel le cœur granitique de la chaîne de l’Alaska. Après ces événements, la montagne a dû ressembler à ce qu’elle est maintenant. Toutefois, nous devons imaginer comme seuls legs de la violence de ces cataclysmes de longues ères traversées dans un silence de glace et de vent, car la montagne se forma cent trente millions d’années avant que l’homme n’apparaisse sur une plaine tropicale. Représentons-nous une vacuité du temps qui ne peut être comparée qu’au vide de l’espace : des âges uniquement explorés par des vents sombres qui ont dû toujours exister, et le silence brisé seulement par l’occasionnel fracas de la chute d’un rocher pendant la brève période de dégel estival, ou le sifflement humide d’une avalanche de l’après-midi.

Mais toute montagne possède une histoire similaire, et les collines arrondies des Appalaches sont encore plus anciennes que les géants de l’Alaska. Le mont Huntington est remarquable, non par son passé, mais par son présent. Pendant les soixante années durant lesquelles les hommes l’ont connu (peu d’entre eux, d’ailleurs), il a acquis une qualité que possèdent peu d’autres montagnes dans le monde. Peut-être une sorte de grâce figée ; une fragilité structurelle trop sauvage pour la main d’un sculpteur ; une affinité avec l’air qui l’entoure qui le fait paraître toujours en mouvement – mais ce ne sont que des métaphores incapables de saisir l’essence même de la montagne. Et si l’on peut présumer qu’elle n’a pas d’essence, sachant que le temps l’usera jusqu’à la moelle, la réduira en un monceau de débris et qu’elle ne pourra survivre au soleil, nous sommes sûrs malgré tout que la vie d’un homme ne correspondra qu’au décollement d’une écaille de sa peau, et que la montagne, condamnée à la destruction aussi sûrement que la terre, possède encore un peu de la persistance de cette dernière, quelque chose de suffisamment étranger à l’homme pour faire partie d’un univers qu’il souhaiterait pouvoir posséder.

Il est impossible de déterminer quel fut l’homme qui, le premier, aperçut le Huntington. Les Indiens, qui donnèrent un nom révérencieux au McKinley (ils le nommèrent Denali, « la merveille »), ne firent guère de distinction entre les masses qui l’entourent. Comme ils ne pénétrèrent jamais au cœur du massif, aucun d’eux n’a jamais pu voir le mont Huntington. Mais ils attribuèrent un nom à la rivière qui sort du glacier où se dresse la montagne : Tokositna, « la rivière qui vient de la terre où il n’y a pas d’arbres », ce qui suggère que l’origine de la rivière leur était familière, si ce n’est celle du glacier. Peut-être qu’un chasseur, poursuivant une harde de caribous dans les hautes terres, traversa la toundra un jour à la fin de l’été, et vit la langue sale du front du glacier étendue devant lui dans le chaos déconcertant de roches et de glace qui borde le Denali ; peut-être a-t-il aperçu, au milieu de ce chaos, un pic ou une arête de ce qui allait être dénommé le mont Huntington, mais cela ne put être qu’un simple aperçu. S’il est vrai que par beau temps, l’on peut voir le Huntington de plusieurs points du sud des basses terres, à plus de 160 kilomètres de distance, il faut un œil exceptionnel pour discerner son pic élancé parmi la masse gigantesque du McKinley derrière lui. Toute personne qui ignore les contours complexes des glaciers au cœur du massif pourrait sans doute dire qu’elle a vu distinctement une montagne, mais pas qu’il s’agissait d’une montagne belle et probablement unique.

Ce sont les premiers alpinistes, dont le but était le McKinley proprement dit, qui approchèrent le Huntington pour la première fois. Ainsi en est-il du Dr Frederick Cook, l’explorateur tristement célèbre pour avoir prétendu, à tort, non seulement être parvenu au sommet du McKinley en 19062, mais aussi avoir atteint le pôle Nord deux ans plus tard, ce qui eut pour effet de ternir sa réalisation pourtant remarquable : avoir été la première équipe à explorer le glacier de Ruth. À la fin de ce trek, sans doute un ou deux jours avant qu’il ne prenne en photo son ami Edward Barrille au sommet d’un pic secondaire qu’il prétendit être le plus haut du continent nord-américain, il dut avoir aperçu la paroi nord du Huntington surgissant au milieu de son grand amphithéâtre glaciaire. Quatre ans plus tard, Belmore Browne explora la branche nord-ouest du glacier de Ruth jusqu’à son point le plus haut, passant directement sous la paroi cannelée dans le but, voué à l’échec, de gravir le McKinley par son versant sud (ce qui ne sera réalisé qu’en 1954). Le 24 juillet, il donna à l’élégante masse de glace et de roche qui jaillissait au-dessus de ses traces le nom du président de l’American Geographical Society, Archer Milton Huntington, qui avait aidé à financer son expédition.

Plus tard, cette même année, un groupe hétéroclite de rudes autochtones découvrit que la clé du McKinley résidait sur son flanc nord-ouest, et en 1913, le sommet fut finalement atteint par ce versant. Pendant les vingt années qui suivirent, personne ne se montra intéressé par la répétition de cet exploit ; les alpinistes ne s’étaient pas encore tournés vers les voies sur les montagnes moins hautes, pourtant plus belles et plus difficiles. L’altitude était le seul critère, et les trente ou quarante sommets les plus hauts du monde se trouvaient tous en Himalaya et tous vierges. Lorsque revint l’intérêt pour l’Alaska, il se concentra sur le McKinley ; de plus, la voie du nord-ouest semblait la seule possible. Les hommes commencèrent à voler près des montagnes, mais leur approche circonspecte laissa de côté les montagnes moins hautes, trop distantes pour révéler leur splendeur. Leurs yeux rivés sur la masse du McKinley (une montagne plus grande que l’Everest, l’Aconcagua ou le mont Blanc) n’avaient pas le temps d’examiner le Huntington haut de seulement 3 731 mètres.

Jusqu’en 1951, il n’y eut que six ascensions du McKinley (toutes par la voie de la première) et la première ascension du mont Foraker, le deuxième sommet le plus haut de la région. Pourtant un homme avait, depuis ses années d’université à Harvard au début des années 1930, gravi et photographié ces montagnes avec un intérêt insatiable. Bradford Washburn avait réussi à persuader plusieurs des meilleurs pilotes de l’Alaska de voler au plus près des parois gigantesques du massif du McKinley. Utilisant au début les photos prises lors de ces vols pour planifier ses ascensions, il constitua au fil des ans la plus belle collection de photos de montagne au monde. Washburn, né trop tard pour inventer l’alpinisme en Alaska, doit être reconnu comme sa plus remarquable personnalité. Ses projets visionnaires semblent aujourd’hui si intelligents qu’il est difficile d’imaginer l’audace qu’ils représentèrent vingt années plus tôt. Sa planification complète et soigneuse lui permit de réussir une vingtaine d’expéditions en Alaska, toutes différentes. Pendant deux décennies, Washburn réalisa des premières, les unes après les autres, non seulement dans la région du McKinley, mais aussi dans les massifs de Chugach, St. Elias, Hayes et Fairweather. Il fut le premier à gravir le McKinley à trois reprises. Le premier également à le gravir par une nouvelle voie, lorsqu’il fit la première ascension du pilier ouest en 1951. Une fois, dans le massif de St. Elias, lui et Bob Bates, manquant de vivres, durent accomplir une marche forcée de plus de 160 kilomètres pour rejoindre la civilisation ; ils traversèrent le mont Lucania (5 260 mètres), réalisant sa première ascension simplement parce que celui-ci se trouvait sur leur chemin. Désormais directeur du musée des Sciences de Boston, Washburn a toujours l’air sans âge et le regard d’un faucon ébloui lorsqu’il contemple des photos de sa jeunesse. Avec un dynamisme impatient qui s’est plutôt accru avec le temps, il exhorte les alpinistes du monde entier à venir grimper en Alaska, sachant qu’ils dépasseront ses propres réussites. Mais Washburn, résolu et dogmatique, n’a pas de temps à perdre avec la nostalgie : « Regarde cette ligne sur le Foraker, elle prie pour être gravie – c’est certain, c’est la plus belle qui reste dans tout le massif ! » Chaque expédition en Alaska doit quelque chose à son expérience. Il prodiguait des conseils, donnant accès à ses photos, et sa générosité a plus que tout autre facteur encouragé la génération suivante d’alpinistes à grimper en Alaska. Cependant, il ne se contente pas de le savoir. Dans son regard clair et fier, on voit le besoin d’une dernière aventure, le triste fait que l’escalade, comme la vie, est l’une de ces choses dont on ne se lasse jamais.

Ce furent les photos de Washburn, bien plus que le cliché publié dans le livre de Browne, The Conquest of Mount McKinley, qui permirent aux alpinistes de s’intéresser au Huntington. Survolant son arête nord-ouest, qui paraissait comme la seule possibilité d’ascension du Huntington, Washburn prit vers la fin des années 1950 une série de photos qui montraient la finesse incroyable de la montagne, son élégante symétrie projetée non pas sur la toile de fond du McKinley aplatissant tout, mais sur le panorama sans limites des pics plus petits, des glaciers et de la toundra plus au sud. C’est par ces photographies que le Huntington se fit connaître comme le défi caché de l’Alaska. En 1957, une tentative limitée de plusieurs Américains par l’arête nord-ouest convainquit ces derniers des problèmes posés par les gigantesques tours neigeuses qui constellaient cette voie effilée comme la lame d’un couteau, problèmes qui, du fait de leur contrainte de temps et des vivres, les empêchèrent même de commencer à s’y attaquer. Dans l’American Alpine Journal de 1962, Washburn indiqua brièvement quelle sorte d’attaque aurait d’après lui la meilleure chance de soumettre la montagne. Mais il faudra attendre 1964 pour qu’un tel assaut ait lieu.

L’idée qu’il chérissait depuis longtemps était celle de Lionel Terray. Washburn avait envoyé des photos de la montagne à Terray, le plus célèbre alpiniste français de son temps et peut-être le plus grand chef d’expédition de tous les temps. Au printemps 1964, avec l’appui du Club alpin français, Terray et sept de ses compatriots3 – tous des alpinistes exceptionnels – prirent l’avion pour l’Alaska avec le projet ambitieux de gravir le Huntington, ainsi qu’une nouvelle voie extrêmement difficile sur le McKinley et une nouvelle voie sur le Foraker, le tout au cours du même été. Il leur apparut rapidement qu’ils avaient sous-estimé l’ascension du Huntington. De plus, ils entrèrent dans un mois de mai extrêmement froid et tempétueux. Après deux semaines d’efforts continus sur l’arête nord-ouest, ils étaient toujours loin du sommet, frigorifiés et démoralisés. Terray se blessa sérieusement à l’épaule dans un accident qui aurait pu lui coûter la vie, l’obligeant à diriger l’attaque à partir d’une grotte taillée dans la neige à basse altitude. Toutefois, grâce à leur belle ténacité, l’expédition continua de progresser. Enfin, le 25 mai, deux d’entre eux se tenaient au sommet du Huntington par un vent glacial : les premiers hommes à y parvenir. Le lendemain, leurs six autres compagnons, dont Terray qui ne pouvait utiliser qu’un bras mais qui avait insisté vaillamment pour continuer, parvinrent également au sommet, suivant les cordes laissées par leurs amis. La victoire était superbe, mais obtenue avec tant de peine que les membres de l’équipe n’étaient plus d’humeur à tenter leurs autres objectifs.4 Quelques jours plus tard, un avion les récupéra sur le glacier de Ruth. Pour Terray, ce fut la dernière grande montagne qu’il gravira, la dernière réussite d’une carrière qui remonte à bien avant la légendaire ascension de l’Annapurna en 1950. Il se tua sur une falaise secondaire dans le sud de la France avec Marc Martinetti, lui aussi un vétéran du Huntington, par un jour ensoleillé de septembre 1965, lorsque, pour une raison inconnue, ils firent une chute de 300 mètres alors qu’ils étaient encordés.

D’habitude, après sa première ascension, une montagne tombe dans une période d’indifférence. Avant le succès des Français, si une cinquantaine d’Américains s’étaient intéressés au Huntington, par la suite, aucun n’exprima le désir de répéter la voie, d’autant qu’il y avait tant d’autres belles premières ascensions à réaliser en Alaska.

Don Jensen était l’un de ceux qui avaient voulu en faire la première ascension. Don avait grandi près de San Francisco, où il avait appris à aimer le grand air. Du plus loin qu’il se souvienne, ses parents l’avaient emmené avec son grand frère pour de longues marches et des excursions dans les montagnes de la Sierra Nevada où ils dormaient sous la tente. Les étés paisibles passés dans ces montagnes le marquèrent profondément. Alors qu’il était au lycée et qu’il s’était mis avec enthousiasme à jouer au football, à participer à des débats et à pratiquer une douzaine d’autres activités, il avait toujours espéré s’éloigner de la ville pour retrouver ses montagnes. En 1961, lorsque Don arriva à Harvard pour sa première année d’études, l’une des premières choses qu’il fit fut de rejoindre le club d’alpinisme. C’est par ce club que l’année suivante je fis sa connaissance. Dès le départ, le courant passa entre nous et rapidement nous devînmes les meilleurs amis du monde.

Pendant les week-ends, nous grimpions sur les falaises rocheuses de l’État de New York ou sur les couloirs de glace du New Hampshire. À Noël, nous passâmes une semaine à grimper ensemble dans le Colorado. Mais, alors que j’appréciais Harvard, l’université oppressait Don et il décida d’en partir au printemps suivant. En mars, nous nous dîmes au revoir à regret à la gare routière de Boston. Nous nous retrouvâmes l’été pour une expédition au mont McKinley organisée par le Harvard Mountaineering Club, au cours de laquelle nous effectuâmes avec cinq autres compagnons la première ascension directe de sa face nord.

L’année suivante, Don revint à Harvard. Nous vivions tous les deux à Dunster House5 et parlions d’alpinisme pratiquement tous les jours. Nous retournâmes grimper dans le Colorado au cours des vacances de Noël, cette fois pendant onze jours. Pendant ce temps, nous planifiâmes une expédition au mont Deborah, dans le massif de Hayes en Alaska, une montagne d’une altitude presque égale à celle du Huntington et aussi remarquable sur de nombreux points. Vers la fin de notre planification, nous décidâmes, comme preuve de notre amitié, de limiter notre projet à nous deux seuls.