La Mort des dieux - Julien l'Apostat - Dmitri Merejkovski - E-Book

La Mort des dieux - Julien l'Apostat E-Book

Dmitri Merejkovski

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Beschreibung

Constance, l'empereur régnant, tient son cousin Julien loin de la cour. Il en a peur. Julien passe en danger constant de mort une enfance pleine d'effroi, de souffrances, et de rêves. Il se forme déjà secrètement aux sources helléniques qui le fascinent. Quand il devient empereur, son ambition est de rétablir les dieux que l'Église semble avoir vaincus. Premier volet d'une trilogie dont le second est Le Roman de Léonard de Vinci, Julien l'Apostat est l'histoire d'un homme en lutte contre le changement d'une civilisation.

Traduction approuvée par l'auteur, intégrale et conforme au texte russe, par Henri Mongault, 1927.

EXTRAIT

À vingt stades de Césarée de Cappadoce, une eau thermale sourdait sur les contreforts boisés du mont Argée, près de la grande route romaine. Une dalle de pierre, ornée de figurines grossières et d’une inscription grecque, témoignait que cette source avait jadis été consacrée aux frères Dioscures, Castor et Pollux. Les images, demeurées intactes, de ces dieux païens, étaient censées représenter les saints chrétiens Cosme et Damien.
De l’autre côté de la route, en face de la Source Sainte, s’élevait une petite taverne, misérable chaumine flanquée d’une basse-cour malpropre avec un appentis pour les poules et les oies. Dans ce cabaret que tenait le malin Arménien Syrax, on pouvait se procurer du fromage de chèvre, du pain bis, du miel, de l’huile d’olive et le vin âpre du cru.
Une cloison séparait la taverne en deux parties : l’une pour les gens du peuple, l’autre pour les hôtes de marque. Au plafond, noirci par une fumée corrosive, pendaient des jambons et des bouquets d’herbes de montagne : la femme de Syrax, Fortunata, était bonne ménagère.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Dimitri Sergueïevitch Merejkovski, né à Saint-Pétersbourg le 2 août 1865, mort à Paris le 9 décembre 1941, est un écrivain et critique littéraire russe.

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Dmitri Merejkovski

Мережковский Дмитрий Сергеевич

1894 — 1940

LA MORT DES DIEUX

JULIEN L’APOSTAT

Смерть богов. Юлиан Отступник

1895

Traduction d’Henri Mongault, Paris, Bossard, 1927.

© La Bibliothèque russe et slave, 2014

© Henri Mongault, 1927

Couverture : Edward ARMITAGE, Julian the Apostate presiding at a conference of sectarians (1875)

Chez le même éditeur — Littérature russe

1. GOGOLLes Âmes mortes. Traduction d’Henri Mongault

2. TOURGUENIEVMémoires d’un chasseur. Traduction d’Henri Mongault

3. TOLSTOÏLes Récits de Sébastopol. Traduction de Louis Jousserandot

4. DOSTOÏEVSKIUn joueur. Traduction d’Henri Mongault

5. TOLSTOÏAnna Karénine. Traduction d’Henri Mongault

6. MEREJKOVSKILa Mort des dieux. Julien l’Apostat. Traduction d’Henri Mongault

7. BABELCavalerie rouge. Traduction de Maurice Parijanine

PREMIÈRE PARTIE

I

À vingt stades de Césarée de Cappadoce, une eau thermale sourdait sur les contreforts boisés du mont Argée, près de la grande route romaine. Une dalle de pierre, ornée de figurines grossières et d’une inscription grecque, témoignait que cette source avait jadis été consacrée aux frères Dioscures, Castor et Pollux. Les images, demeurées intactes, de ces dieux païens, étaient censées représenter les saints chrétiens Cosme et Damien.

De l’autre côté de la route, en face de la Source Sainte, s’élevait une petite taverne, misérable chaumine flanquée d’une basse-cour malpropre avec un appentis pour les poules et les oies. Dans ce cabaret que tenait le malin Arménien Syrax, on pouvait se procurer du fromage de chèvre, du pain bis, du miel, de l’huile d’olive et le vin âpre du cru.

Une cloison séparait la taverne en deux parties : l’une pour les gens du peuple, l’autre pour les hôtes de marque. Au plafond, noirci par une fumée corrosive, pendaient des jambons et des bouquets d’herbes de montagne : la femme de Syrax, Fortunata, était bonne ménagère.

La maison était mal famée. La nuit, les honnêtes gens ne s’y arrêtaient point ; des bruits sinistres couraient sur les méfaits accomplis dans cette masure. Mais le rusé Syrax savait à qui graisser la patte et s’était toujours jusqu’à présent tiré d’affaire.

La cloison consistait en deux minces colonnettes sur lesquelles était tendue, en guise de rideau, une vieille chlamyde déteinte de Fortunata. Ces colonnettes, orgueil de Syrax, constituaient le seul luxe de la taverne : jadis dorées, elles s’étaient depuis longtemps crevassées, écaillées ; l’étoffe de la chlamyde, autrefois d’un lilas vif et maintenant d’un bleu sale, s’émaillait de nombreuses pièces et traces de déjeuners, dîners, soupers, qui rappelaient à la vertueuse Fortunata dix années de vie conjugale.

Dans la partie propre, séparée par la portière, sur l’unique lit de repos étroit et dépenaillé, devant la table chargée d’un cratère d’étain et de coupes remplies de vin, se prélassait Marcus Scudilo, tribun de la neuvième cohorte de la seizième légion romaine. Fat de province, Marcus avait un de ces visages à la vue desquels les esclaves délurées et les hétaïres des faubourgs s’exclament, avec une admiration ingénue : « Quel bel homme ! » À ses pieds, sur la même lectica, en une position respectueuse et incommode, était assis un gros rougeaud asthmatique, au crâne dénudé, aux rares cheveux grisonnants ramenés de la nuque aux tempes — Publius Aquila, centurion de la huitième centurie. Un peu plus loin, étendus par terre, douze légionnaires jouaient aux dés.

— Par Hercule ! s’écria Scudilo, je consentirais plutôt à être le dernier à Constantinople que le premier dans ce trou. Est-ce là une vie. Publius ? En toute sincérité, est-ce là une vie ? Les exercices, la caserne, le camp, pas d’autre perspective ! Nous pourrirons dans cet infect marais sans avoir vu le monde !

— Oui, acquiesça Publius, la vie ici n’est certes pas gaie ; mais, au moins, elle est tranquille.

Le vieux centurion s’intéressait à la partie de dés : faisant mine d’écouter le bavardage de son chef et abondant dans son sens, il suivait en tapinois le jeu des soldats et pensait : « Si le roux lance bien ce coup-ci, il va sûrement gagner ». Par pure convenance, Publius demanda au tribun, comme si cela l’intéressait :

— Pour quelle raison, dis-tu, le préfet Helvidius est-il fâché contre toi ?

— À cause d’une femme, mon ami, tout cela à cause d’une femme.

Et dans un accès de sincérité bavarde, Marcus confia mystérieusement à l’oreille du centurion que le préfet, « ce vieux bouc d’Helvidius », lui gardait rancune des faveurs que lui avait accordées une courtisane lilybéenne de passage à Césarée. Scudilo désirait, par quelque service important, regagner d’un coup la bienveillance d’Helvidius.

Non loin de Césarée, dans la forteresse de Macellum, étaient enfermés Julien et Gallus, cousins de l’empereur régnant Constance, neveux de Constantin le Grand, derniers rejetons de l’infortunée famille des Flaviens. En montant sur le trône, Constance, par crainte de rivaux, avait mis à mort son oncle Julius Constantius, père de Julien et de Gallus et frère de Constantin. D’autres victimes étaient encore tombées. Mais Julien et Gallus avaient été épargnés et exilés dans le château solitaire de Macellum. Le préfet Helvidius était fort perplexe. Sachant que le nouvel empereur haïssait les deux adolescents, qui lui rappelaient son crime, Helvidius avait à la fois le désir et la crainte de deviner la volonté de Constance. Julien et Gallus vivaient dans la peur continuelle de la mort. L’adroit tribun Scudilo, rêvant à la possibilité d’une carrière de cour, avait compris à certaines allusions de son chef que celui-ci, effrayé des bruits d’une fuite méditée par les héritiers de Constantin, reculait pourtant devant la responsabilité. Alors Marcus s’était décidé à se rendre avec un détachement de légionnaires à Macellum, pour arrêter de son propre chef les prisonniers et les amener à Césarée : il supposait n’avoir rien à redouter de deux orphelins mineurs, abandonnés de tous et haïs de l’empereur. Par cette action d’éclat, il espérait regagner les faveurs du préfet Helvidius, que lui avait fait perdre la rousse Lilybéenne.

Cependant Marcus ne confia à Publius qu’une partie de ses desseins et d’une manière fort prudente.

— Que comptes-tu donc faire, Scudilo ? A-t-on reçu des instructions de Constantinople ?

— Aucune ; personne ne sait rien de précis. Mais des bruits circulent, vois-tu, mille bruits divers : allusions, réticences, espoirs, menaces, mystères, mystères sans fin ! Le premier imbécile venu sait exécuter un ordre donné. Mais, lorsqu’on devine la volonté muette du maître, c’est alors qu’on peut s’attendre à une bonne récompense. Voyons, essayons, cherchons. Mettons-nous sous la protection du signe de croix, et de l’audace, de l’audace ! Je compte sur toi, Publius. Il se peut que toi et moi nous buvions bientôt à la cour un vin plus doux que celui-ci...

À travers la lucarne grillée tombait la morne lumière d’un soir maussade ; la pluie bruissait, monotone.

Une mince paroi d’argile, toute crevassée, séparait la pièce de l’étable, d’où parvenait l’odeur du fumier, le gloussement des poules, le piaillement des poulets, le grognement des porcs et le bruit du lait tombant dans un vase sonore : la ménagère trayait sa vache.

Les soldats se disputaient à voix basse à propos d’un gain contesté. Tout contre le plancher, entre le treillage de branches de saule à peine recouvert de terre glaise, un porcelet passait sa tête rose et tendre ; pris au piège, il ne pouvait retirer son museau et geignait plaintivement. Publius songea :

— Pour le moment, nous sommes plus près de la basse-cour que de la cour impériale.

Son inquiétude était passée. Après un bavardage excessif, le tribun se sentait triste à son tour. Il contempla à travers la fenêtre le ciel gris, pluvieux, puis reporta son regard sur le museau bête du porcelet, sur le dépôt acide du mauvais vin dans sa coupe d’étain, sur les malpropres légionnaires — et la colère l’envahit. Il frappa du poing sur la table, qui tressauta sur ses pieds inégaux.

— Eh, fripon, vendeur de Christ, Syrax ! Viens ici ! Qu’est-ce que ce vin, gredin ?

Le cabaretier accourut. Il avait les cheveux crépus et noirs comme de la poix ; dans sa barbe également noire et frisée, couraient des reflets bleuâtres : aux minutes de tendresse conjugale Fortunata disait que la barbe de Syrax rappelait une grappe de raisin doux. Ses yeux étaient noirs et douceâtres ; un sourire mielleux ne quittait pas ses lèvres rouges : il ressemblait à une caricature de Dionysos, dieu du vin, et paraissait tout noir et tout sucré.

Le cabaretier jura par Moïse et par Dindymène, par le Christ et par Hercule que le vin était excellent ; mais le tribun déclara qu’il savait où avait été assassiné le marchand pamphylien Glabrion, et qu’un jour ou l’autre il tirerait cette affaire au clair. L’Arménien effrayé se précipita à toutes jambes vers la cave, d’où bientôt il rapporta triomphalement une bouteille d’aspect étrange — large et plate à la base, mince de goulot, toute recouverte de mousse et de moisissure, comme grisonnante de vieillesse. À travers les plaques de moisi on apercevait le verre, trouble et légèrement irisé ; sur l’étiquette en bois de cyprès attachée au goulot, on pouvait déchiffrer les lettres initiales d’Anthosmium et d’Annorum centum. Mais Syrax assura que dès le règne de l’empereur Dioclétien ce vin était déjà centenaire.

— Vin noir ? s’enquit Publius, avec respect.

— Comme du goudron et parfumé comme de l’ambroisie... Eh ! Fortunata, ce vin doit être bu dans des coupes estivales, des coupes de cristal. Prends aussi dans la glacière de la neige fraîche et bien blanche.

Fortunata apporta deux coupes. Son visage plein de santé avait l’agréable teinte blanc-jaunâtre d’une crème onctueuse : elle paraissait sentir la fraîcheur villageoise, le lait et le fumier.

Le cabaretier contempla la bouteille en poussant un soupir d’attendrissement, embrassa le goulot, enleva avec précaution le cachet de cire et déboucha la fiole. On garnit de neige le fond des coupes. Le vin coula en un jet épais, noir, odorant ; la neige fondait au contact de l’ardent Anthosmium, les parois des coupes s’embrumaient sous l’action du froid. Alors Scudilo, dont l’instruction laissait à désirer (il était capable de confondre Hercule avec Hécate), prononça fièrement le seul vers de Martial dont il se souvînt :

Candida nigrescant vetulo crystalla Falerno,

— Attends. Il va encore être meilleur.

Syrax plongea la main dans sa poche profonde, en retira un minuscule flacon d’onyx et, avec un sourire sensuel, versa dans le vin une goutte de précieux cinnamome d’Arabie. La goutte tomba, perle laiteuse, et se fondit dans le noir Anthosmium ; une odeur d’une douceur étrange se répandit par la chambre.

Tandis que le tribun buvait religieusement, Syrax claquait de la langue, affirmant :

— Les vins de Byblos, de Maronée, de Lacæna, d’Icarie ne valent rien auprès de celui-ci !

La nuit venait. Scudilo donna l’ordre de se mettre en route. Les légionnaires revêtirent casques, cuirasses et jambières, prirent leurs boucliers et leurs lances. Quand ils écartèrent le rideau, les pasteurs isauriens, à mines de brigands, assis près du foyer, se levèrent respectueusement devant le tribun romain. La démarche de Scudilo était imposante ; sa tête bourdonnait, le feu du noble breuvage brûlait dans ses veines.

Sur le seuil, un homme l’aborda. Il portait un bizarre costume oriental : un manteau blanc à larges rayures rouges transversales et une haute coiffure en laine foulée, tiare persane qui ressemblait à une tour. Scudilo s’arrêta. Le visage du Perse était fin, long, émacié, de couleur olivâtre ; les yeux étroits, perçants décelaient la profondeur et l’astuce de la pensée ; un calme majestueux marquait tous ses mouvements. C’était l’un de ces astrologues nomades qui s’appelaient fièrement Chaldéens, mages, pyrètes et mathématiciens. Dès l’abord il déclara au tribun se nommer Nogodarès ; parti de la lointaine Anadiabène, il se rendait sur les côtés de la mer Ionienne auprès du célèbre philosophe et théurge Maxime d’Éphèse. Il s’était arrêté en chemin chez Syrax, et sollicitait du tribun l’autorisation de montrer son art et de lui tirer la bonne aventure.

On ferma les volets. Le Perse préparait quelque chose à terre ; soudain un léger craquement retentit ; tous se turent. La chambre se remplit d’une fumée blanche, d’où s’éleva la mince languette d’une flamme rougeâtre. Nogodarès approcha de ses lèvres exsangues une flûte double, dont le son langoureux et dolent rappelait les chants funèbres de Lydie. Comme influencée par cette lamentation, la flamme jaunit, s’obscurcit, puis brilla d’un éclat bleuâtre, triste et doux. Le mage jeta dans le feu des herbes sèches ; il s’en exhala un arome agréable et pénétrant, qui, lui aussi, parut triste : telle, par un soir brumeux, l’odeur des herbes à demi desséchées dans les déserts désolés d’Arachosie et de Drangiane. Obéissant au son plaintif de la flûte, un énorme serpent rampa hors du coffre noir posé aux pieds du magicien, et déroula dans un froissement ses souples anneaux à l’éclat verdâtre. Alors, d’une voix faible qui semblait venir de très loin, le Perse entonna une incantation ; plusieurs fois il répéta un seul et même mot : Mara, mara, mara. Le serpent s’enroula autour de son maigre corps et, dans un tendre sifflement, approcha, caressant, sa tête plate, squameuse, aux yeux étincelants comme des escarboucles, tout près de l’oreille du mage : le dard fourchu vibra un instant et la bête parut murmurer quelque secret. Le sorcier jeta la flûte à terre. La flamme emplit de nouveau la pièce d’une fumée blanchâtre, qui dégagea cette fois une odeur lourde, enivrante, quasi sépulcrale, et s’éteignit aussitôt. L’obscurité se fit effrayante ; les assistants s’émurent. Mais, quand les volets ouverts laissèrent tomber la lumière plombée du pluvieux crépuscule, il ne restait plus trace du serpent ni de son coffre noir. Une pâleur mortelle couvrait les visages.

Nogodarès s’approcha du tribun :

— Réjouis-toi ! Une grande et prompte faveur t’attend près du bienheureux Auguste, l’empereur Constance.

Durant quelques instants, il étudia attentivement la main de Scudilo, les contours de la paume ; puis, se baissant rapidement jusqu’à l’oreille du tribun, de façon que nul autre ne l’entendît, il murmura :

— Le sang, le sang de César est sur cette main !

Scudilo s’effraya.

— Qu’oses-tu dire, maudit chien de Chaldée ? Je suis un fidèle serviteur...

Mais l’autre darda sur lui un regard malicieux, presque railleur et chuchota :

— Que crains-tu ?... Dans quelques années... Et la gloire s’acquiert-elle sans verser de sang ?...

Lorsque les soldats sortirent de la taverne, la fierté et la joie emplissaient le cœur de Scudilo. Il s’approcha de la Source Sainte, se signa dévotement, but une gorgée d’eau salutaire, invoqua dans une prière fervente les saints Cosme et Damien, espérant secrètement que la prophétie de Nogodarès ne resterait pas vaine ; puis il sauta sur un superbe étalon de Cappadoce et fit signe aux légionnaires de se mettre en route. Le porte-étendard, le draconarius, éleva au-dessus de sa tête le dragon de pourpre. Le tribun voulut parader devant la foule sortie du cabaret. Il n’ignorait pas qu’il jouait un jeu dangereux ; mais, ivre de vin et d’orgueil, il ne put se contenir, étendit son glaive dans la direction du défilé brumeux, ordonna à voix haute :

— À Macellum !

Un chuchotement étonné courut dans la foule : les noms de Julien et de Gallus furent prononcés.

Le bucinator, qui se tenait en tête du détachement, claironna dans sa trompe de cuivre, tordue en plusieurs replis comme une corne de mouton.

Répété au loin par l’écho, le son traînant de la trompe romaine s’engouffra dans les gorges.

II

LE vaste dortoir de Macellum, ancien palais des rois de Cappadoce, était plongé dans l’obscurité.

Le lit de Julien, enfant de dix ans, était fort dur : des planches nues recouvertes d’une peau de panthère. Il l’avait lui-même voulu ainsi : ce n’était pas en vain que Mardonius, son vieux maître, l’avait élevé suivant les rigoureux préceptes de la sagesse stoïcienne.

Julien ne parvenait pas à s’endormir. De temps à autre, le vent se levait par bourrasques, hurlait plaintivement, comme une bête captive, dans les crevasses des murs ; puis, subitement, tout redevenait calme ; et dans cet étrange silence on entendait résonner, tombant de haut sur les dalles de pierre, des gouttes de pluie, rares et grosses. Parfois, dans les noires ténèbres des voûtes, Julien croyait percevoir le frôlement rapide d’une chauve-souris. Il distinguait la respiration de son frère, adolescent efféminé, capricieux, qui reposait sur une couche molle surmontée d’un antique baldaquin poussiéreux, dernier vestige de la splendeur des rois de Cappadoce. Du fond de la pièce voisine, s’élevait le lourd ronflement du pédagogue Mardonius.

Soudain la petite porte forgée, qui s’ouvrait dans le mur sur un escalier secret, grinça doucement, s’ouvrit ; un rayon de lumière aveugla Julien. La vieille esclave Labda entra, tenant à la main une lampe de cuivre.

— Nourrice, j’ai peur ; n’emporte pas la lumière.

La vieille posa la lampe dans une niche de pierre, qui formait un demi-cercle au-dessus de la tête de Julien.

— Tu ne peux pas t’endormir ? N’as-tu pas mal à la tête ?... Veux-tu manger ? Ce vieux mécréant de Mardonius vous fait jeûner... J’ai apporté des galettes au miel. Elles sont exquises. Goûte-les.

Nourrir Julien était l’occupation favorite de Labda ; mais, dans la journée Mardonius ne le lui permettait pas, et elle apportait ses friandises pendant la nuit, clandestinement.

À moitié aveugle, traînant avec peine les jambes, la vieille portait toujours le noir vêtement monacal ; elle passait pour sorcière, mais c’était une chrétienne dévote ; dans sa tête, les plus sombres superstitions, anciennes et nouvelles, s’étaient confondues en une étrange religion, voisine de la démence : elle mélangeait les prières et les exorcismes, les dieux de l’Olympe et les démons chrétiens, les rites de l’Église et les sortilèges païens ; elle était toute couverte de petites croix, d’amulettes sacrilèges faites avec des ossements, de sachets renfermant des reliques de saints.

La vieille chérissait Julien d’un amour religieux, car elle voyait en lui le seul héritier légitime de Constantin, Constance n’étant à ses yeux qu’un assassin, usurpateur du trône.

Labda connaissait comme personne tout l’arbre généalogique, toutes les traditions séculaires de la maison des Flaviens. Elle se souvenait de l’aïeul de Julien, Constance Chlore ; sa mémoire conservait les mystères sanglants de la cour. La nuit venue, la vieille racontait tout cela à Julien, pêle-mêle. Et devant bien des choses encore inaccessibles à son esprit, le cœur de l’enfant se glaçait déjà d’un vague effroi. Le regard terne, la voix monotone, impassible, elle contait ces histoires terribles, interminables, ainsi que d’autres narrent de vieilles légendes.

La lampe posée, Labda bénit Julien d’un signe de croix, regarda si l’amulette d’ambre qu’il portait au cou était intacte, et disparut après avoir prononcé quelques formules d’exorcisme afin de chasser les mauvais esprits.

Julien s’oublia dans une lourde somnolence ; il avait chaud ; les gouttes de pluie, rares, pesantes, qui se précipitaient dans le silence comme au fond d’un vase sonore, le faisaient souffrir.

Il ne pouvait plus distinguer s’il dormait ou non, s’il entendait le bruissement du vent nocturne ou le murmure de cette vieille Parque de Labda chuchotant à son oreille les terribles traditions de sa famille. Tout ce qu’il lui avait entendu raconter et ce dont lui-même avait été témoin dans son enfance, se fondait maintenant en un pénible délire.

Il revoit le cadavre du grand empereur sur sa couche funèbre. Le mort est fardé de rouge et de blanc ; les plus habiles artisans ont vérifié au moyen de faux cheveux l’édifice compliqué de la coiffure à plusieurs étages. On a fait venir le petit Julien afin qu’il baise, une dernière fois, la main de son oncle. L’enfant a peur ; il est ébloui par la pourpre, le diadème qui brille sur les fausses boucles, l’éclat des gemmes étincelant sous le feu des cierges. À travers les lourds parfums de l’Arabie, il perçoit pour la première fois l’odeur de la putréfaction. Cependant les courtisans, évêques, eunuques, chefs militaires, saluent l’empereur comme s’il vivait encore ; les ambassadeurs s’inclinent devant lui, le remercient en observant la pompeuse étiquette ; les dignitaires de la cour proclament les édits, les lois, les décrets du Sénat ; ils sollicitent la sanction du défunt, comme s’il pouvait les entendre. Un murmure flatteur s’élève au-dessus de la foule : la majesté de l’empereur est si grande, affirme-t-on, que, par une faveur spéciale de la Providence, il continue à régner même après sa mort.

Julien sait que Constantin a tué son fils : tout le crime du jeune héros consistait à être trop aimé du peuple ; le fils avait été calomnié par sa belle-mère qui, l’aimant d’un amour coupable, s’était vengée de lui, comme Phèdre d’Hippolyte. On sut plus tard que la femme de César entretenait une liaison criminelle avec l’un des esclaves préposés aux écuries impériales ; elle fut étouffée dans des thermes chauffés à blanc. — Puis vint le tour du noble Licinius. Cadavre sur cadavre et victime sur victime. — Bourrelé de remords, l’empereur supplia les hiérophantes des mystères païens de lui donner l’absolution ; elle lui fut refusée. Alors, un évêque lui persuada que seule la religion chrétienne possédait des sacrements capables d’absoudre même de tels crimes. Et c’est pourquoi le somptueux labarum, étendard sur lequel le nom du Christ est brodé en pierres précieuses, rutile au-dessus de la couche mortuaire du père meurtrier.

Julien voulait se réveiller, ouvrir les yeux et ne le pouvait pas. Les gouttes sonores tombaient toujours, larmes rares et pesantes, le vent continuait à mugir ; cependant l’enfant ne croyait pas entendre le bruissement du vent, mais bien le murmure de Labda, la vieille Parque, balbutiant à son oreille les terribles légendes de la maison des Flaviens.

Julien se voit en rêve dans la froide humidité d’un souterrain, caveau familial de Constance Chlore, au milieu des tombeaux de porphyre qui renferment les cendres des empereurs ; Labda le cache dans le coin le plus sombre, parmi les tombes ; elle enveloppe Gallus malade, secoué par la fièvre. Tout à coup, là-haut, dans le palais, de pièce en pièce, sous les voûtes de pierre des salles désertes et sonores, un hurlement d’angoisse retentit. Julien reconnaît la voix de son père ; il veut lui répondre, s’élancer vers lui.

Mais, de ses mains osseuses, Labda retient l’enfant, lui chuchotant : « Tais-toi, tais-toi, sinon ils vont venir ! » Et elle lui couvre la tête. Bientôt après, des pas précipités se font entendre dans l’escalier, plus près, toujours plus près. Labda trace sur les enfants le signe de la croix, en murmurant des exorcismes. On frappe à la porte ; les soldats de César font, à la lueur des torches, irruption dans le caveau ; déguisés en moines, ils ont à leur tête Eusèbe, évêque de Nicomédie ; des cuirasses brillent sous leurs robes noires. « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, répondez, qui est là ? » Labda et les enfants, tapis dans leur coin retiennent leur souffle. Et de nouveau : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, qui est là ? » Puis une troisième fois. Après quoi, les assassins se mettent à fouiller, l’épée nue. Labda se jette à leurs pieds, montre Gallus malade, Julien inoffensif. « Craignez Dieu ! Que peut faire à l’empereur un enfant de cinq ans ? » Et les soldats les obligent tous trois à baiser le crucifix entre les mains d’Eusèbe en prêtant serment au nouvel empereur. Julien se rappelle la grande croix en bois de cyprès, ornée de l’image du Sauveur en émail : sur la partie inférieure du vieux bois foncé, la main ensanglantée du meurtrier qui tient la croix a laissé des traces de sang fraîchement répandu. C’est peut-être le sang du père de Julien ou de l’un de ses cousins Dalmatius, Annibalien, Népotien, Constantin le Jeune et les autres ; car le fratricide a enjambé sept cadavres pour monter sur le trône, et tout cela s’est accompli au nom du Crucifié.

Le silence et l’effroi réveillèrent Julien. Les rares gouttes sonores avaient cessé de tomber. Le vent s’était apaisé. Dans la niche, la lampe projetait, sans vaciller, sa flamme, pareille à une langue immobile, étroite et allongée. Il se dressa sur sa couche, écoutant les battements de son cœur. Le silence devenait intolérable.

Tout à coup, en bas, résonnant de pièce en pièce sous les voûtes de pierre des salles, désertes, des voix bruyantes et des pas lourds retentirent, ici à Macellum comme là-bas dans le caveau des Flaviens. Julien tressaillit ; il croyait rêver encore. Mais les pas se rapprochaient, les voix se faisaient plus distinctes. Alors il s’écria :

— Frère ! frère ! Tu dors ! Mardonius ! Vous n’entendez donc pas ?

Gallus se réveilla. Pieds nus, ses cheveux gris ébouriffés, vêtu d’une courte tunique de nuit, Mardonius, eunuque au visage ridé, jaune et bouffi comme celui d’une vieille femme, s’élança vers l’issue secrète.

— Les soldats du préfet ! Vite, habillez-vous ! Il faut fuir !

Mais il était trop tard. Un grincement de fer décela qu’on fermait extérieurement la petite porte forgée. Dans la lumière projetée par les torches sur les colonnes en pierre de l’escalier, apparurent le dragon de pourpre et la croix à l’étincelant monogramme du Christ sur le casque de l’un des soldats.

— Au nom de l’orthodoxe et bienheureux empereur Constance Auguste, moi, Marcus Scudilo, tribun de la légion Fretensis, je mets en état d’arrestation Julien et Gallus, fils du patricien Jules.

Devant la porte fermée du dortoir, Mardonius, l’épée à la main, barrait, dans une pose belliqueuse, la route aux soldats ; l’épée était émoussée, hors d’usage ; le vieux pédagogue ne s’en servait que pour démontrer à ses élèves pendant les leçons de l’Iliade, par un exemple vivant et à l’aide de gestes conventionnels, le combat d’Hector et d’Achille ; mais cet Achille scolaire n’eût guère été capable d’égorger une poule. Il brandissait maintenant son épée au nez de Publius, selon toutes les règles de l’art militaire en honneur au temps d’Homère. Publius, qui était ivre, se mit en fureur :

— Hors de mon chemin, vieille charogne, vieille vessie, vieux soufflet ! File, si tu ne veux pas que je te crève, que je te dégonfle !

Saisissant Mardonius à la gorge, il le rejeta si loin que celui-ci alla se cogner contre le mur et faillit perdre l’équilibre. Scudilo s’élança vers la porte du dortoir et l’ouvrit à deux battants.

La flamme immobile de la veilleuse vacillait, pâlissait à la lueur rouge des torches. Et, pour la première fois de sa vie, le tribun aperçut les deux derniers descendants de Constance Chlore.

Gallus paraissait grand et robuste, mais il avait la peau fine, blanche, mate, une peau de jeune fille ; des yeux bleu-clair paresseux et indolents ; des cheveux blonds comme lin (marque distinctive dans la famille de Constantin), qui couvraient de boucles menues son cou puissant, presque gras. Malgré ses dix-huit ans, son corps d’adulte et le léger duvet d’une barbe naissante, Gallus produisait en ce moment l’effet d’un jeune garçon : une stupéfaction, une épouvante enfantines se peignaient sur son visage ; ses lèvres tremblaient comme celles des petits enfants prêts à pleurer ; il clignait désespérément ses paupières roses, gonflées par le sommeil, bordées de cils clairs, et murmurait en multipliant les signes de croix :

« Seigneur, aie pitié de moi ! Seigneur, aie pitié de moi ! »

Julien était un enfant fluet, pâle, chétif : il avait le visage laid, irrégulier, les cheveux durs, lisses et noirs, le nez trop grand, la lèvre inférieure proéminente. Mais des yeux admirables — e grands yeux étranges, mobiles, dont l’éclat, d’une intensité violente, maladive, n’avait rien d’enfantin et semblait parfois insensé — faisaient de son visage un de ceux qui, une fois aperçus, ne s’oublient plus. Publius qui, dans sa jeunesse, avait plus d’une fois aperçu Constantin le Grand, se dit :

— Ce petit-là ressemblera à son oncle.

La frayeur de Julien à l’aspect des soldats s’était dissipée ; il ne ressentait plus que de l’animosité. Les dents fortement serrées, la peau de panthère qui recouvrait le lit jetée sur son épaule, il fixait Scudilo en dessous et la lèvre tremblante ; dans sa main droite, dissimulée par la peau de panthère, il tenait le manche d’un fin poignard persan, que Labda lui avait offert en secret et dont la lame était empoisonnée.

Scudilo s’apprêtait déjà à franchir le seuil du dortoir, lorsque Mardonius eut une nouvelle inspiration ; il jeta son épée inutile, se cramponna au manteau du tribun, glapit soudain d’une voix perçante, aiguë comme celle d’une femme :

— Que faites-vous là, misérables ? De quel droit outragez-vous un messager de l’empereur Constance ? Je suis chargé de mener à la cour les adolescents impériaux. Auguste leur a rendu sa faveur. Voici l’ordre.

— Que dit-il ? Quel ordre ?

Scudilo leva les yeux sur Mardonius : sa face ridée de vieille femme prouvait en effet que c’était un eunuque. Le tribun n’avait jamais vu Mardonius, mais il savait de quelle faveur jouissaient les eunuques à la cour de l’empereur.

De la bibliothèque où reposaient les parchemins contenant les œuvres d’Hésiode et d’Homère, Mardonius retira vivement un rouleau qu’il tendit au tribun.

Scudilo le déroula, pâlit : dès les premiers mots il avait discerné le nom de l’empereur qui, dans cet édit, se décernait le titre de Notre Éternité. Sans remarquer ni la date, ni l’année, dès qu’il aperçut, fixé au rouleau par des rubans dorés, l’énorme sceau impérial, en cire vert-foncé, qu’il connaissait si bien, un voile obscurcit sa vue, il sentit ses genoux fléchir.

— Pardonne ! C’est une erreur...

— Ah, coquins ! Filez ! Qu’on ne vous voie plus ici !... Et vous êtes ivres par-dessus le marché ! L’empereur saura tout !

Mardonius arracha le décret des mains tremblantes de Scudilo.

— Ne me perds pas ! Nous sommes tous frères, tous pécheurs. Je t’en conjure au nom du Christ !

— Je sais, je sais tout ce que vous commettez au nom du Christ, misérables ! Filez !

Le pauvre tribun donna le signal de la retraite. Alors Mardonius, ramassant l’épée émoussée, la brandit de nouveau et parut semblable à un guerrier de l’Iliade. Seul le centurion ivre voulut encore se précipiter sur lui en criant :

— Laissez-moi, laissez-moi ! Il faut que je transperce cette vieille vessie, que je la regarde crever !

On l’entraîna.

Quand le bruit des pas se fut éloigné, Mardonius, sûr désormais que tout danger était écarté, éclata d’un gros rire, qui secouait tout son corps flasque, efféminé de castrat. Oublieux de la gravité seyante à un pédagogue, il sautillait, en tunique de nuit, sur ses faibles jambes nues, et hurlait de joie...

— Mes enfants, mes enfants ! Gloire à Hermès ! Quel bon tour nous leur avons joué ! Voilà trois ans que cet édit a été rapporté ! Imbéciles, imbéciles !...

Avant le lever du soleil, Julien s’endormit d’un sommeil profond, paisible. Lorsqu’il s’éveilla, gai et dispos, le ciel d’azur resplendissait à travers la haute fenêtre grillée du dortoir.

III

DANS la matinée avait lieu la leçon de catéchisme qu’enseignait un autre maître, le moine Eutrope, prêtre arien aux mains humides, froides, osseuses, aux yeux de grenouille mornes et clairs, au dos courbé, long comme une perche, maigre comme un copeau. Il avait la désagréable manie de lisser les rares cheveux qui grisonnaient sur ses tempes avec la paume de sa main, qu’il avait au préalable humectée en y passant furtivement la langue ; aussitôt après, il croisait ses doigts en faisant craquer les articulations. Julien savait que le premier mouvement serait infailliblement suivi du second, et cela l’irritait. Eutrope portait une soutane noire, rapiécée, affirmant qu’il s’habillait mal par humilité ; en réalité, c’était un avare.

Eusèbe de Nicomédie, tuteur spirituel de Julien, lui avait choisi ce précepteur.

Le moine supposait chez son pupille une « secrète obstination de l’esprit » qui, aux dires du maître, menaçait Julien de perdition éternelle s’il ne s’en corrigeait pas. Eutrope ne se lassait jamais de parler à l’enfant des sentiments qu’il devait nourrir à l’égard de l’empereur Constance, son bienfaiteur. Quel que fût le sujet de la leçon — Nouveau Testament, dogme arien, préfigurations prophétiques — tout convergeait à un même but, à ce « principe de la sainte obéissance et de la soumission filiale ». On eût dit que les actes d’humilité et d’amour, les sacrifices des martyrs, tout cela n’avait été qu’une série d’échelons, à l’aide desquels le triomphateur Constance s’était élevé jusqu’au trône. Mais parfois, tandis que le moine arien vantait les bienfaits prodigués par l’empereur à lui Julien, l’enfant fixait son regard profond droit dans les yeux du maître ; il savait quelles étaient à ce moment-là les pensées du moine, de même que celui-ci connaissait celles de l’élève ; aucun d’eux pourtant n’en parlait.

Mais ensuite, s’il arrivait à Julien de s’arrêter en récitant les noms des patriarches de l’Ancien Testament ou une prière mal apprise, alors Eutrope, toujours silencieux, le regardait avec délices de ses yeux de grenouille et, doucement, comme pour le caresser, saisissait entre deux doigts l’oreille de l’enfant, qui sentait deux ongles durs, aigus s’enfoncer lentement dans sa chair.

Malgré son apparence morose, Eutrope possédait un naturel moqueur et gai à sa façon ; il donnait à son pupille les noms les plus tendres : « mon très cher », « le premier-né de mon âme », « mon fils bien-aimé », et raillait son origine impériale ; toutes les fois qu’ayant pincé Julien à l’oreille, il le voyait blêmir, non de douleur, mais de rage, le moine proférait d’un ton obséquieux :

— L’humble esclave Eutrope aurait-il, en sa sottise, encouru le courroux de Ta Majesté ?

Puis, ayant passé la langue sur la paume de sa main, il lissait ses tempes et, faisant légèrement craquer ses doigts, ajoutait qu’il serait parfois bon de corriger à l’aide d’une verge les enfants méchants et paresseux, car, ainsi que le mentionne l’Écriture Sainte, « la verge éclaire les esprits ténébreux et récalcitrants ». Il ne disait cela que pour dompter chez Julien « l’esprit d’orgueil diabolique » ; l’enfant savait qu’Eutrope n’oserait jamais mettre sa menace à exécution ; et le moine lui-même était d’ailleurs intimement persuadé que Julien serait mort plutôt que de se laisser fustiger ; cependant le maître en parlait fréquemment et longuement.

À la fin de la leçon, il advint que Julien fit, en expliquant un texte de l’Écriture, allusion aux antipodes dont lui avait parlé Mardonius. Peut-être voulait-il faire enrager le moine ; mais celui-ci partit d’un grêle éclat de rire, qu’il réprima en se couvrant la bouche avec la main.

— Qui donc, mon très cher, t’a parlé des antipodes ? Laisse-moi rire, pauvre pécheur que je suis, laisse-moi rire ! Les antipodes ! Je sais, je sais qu’il en est question chez ce vieil imbécile de Platon. Eh quoi ! tu as cru pour de bon qu’il y avait des hommes qui marchaient les pieds en l’air ?

Eutrope dénonça aussitôt l’hérésie impie des philosophes : n’était-il pas honteux de croire que des hommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu marchaient sur la tête, défiant, pour ainsi dire, la voûte céleste ? — Mais, lorsque Julien, blessé dans son amour pour ses sages bien aimés, fit allusion à la rotondité de la terre, Eutrope, cessant subitement de rire, entra dans une fureur telle qu’il en devint pourpre et se mit à trépigner de rage.

— C’est ce païen de Mardonius qui t’apprend tous ces mensonges impies !

Quand il était en colère, le moine bégayait en parlant et lançait des jets de salive ; cette salive paraissait à Julien empoisonnée. Le moine s’attaqua avec véhémence à tous les sages de l’Hellade ; piqué au vif par Julien, il oublia qu’il avait devant lui un enfant et prononça, très sincèrement cette fois-ci, tout un sermon : il accusa le vieux Pythagore, « tombé en enfance », d’insolence éhontée ; les rêveries de Platon ne valaient pas, selon lui, la peine d’être discutées : il se contentait de les traiter « d’abominables », et flétrissait comme « déraisonnable » l’enseignement de Socrate.

— Lis donc ce que Diogène Laërce raconte de Socrate, conseillait-il à Julien avec une joie malicieuse ; tu y trouveras que c’était un usurier ; il s’est, de plus, flétri par les vices les plus immondes, dont il ne sied même pas de parler.

Mais c’était Épicure qui excitait tout particulièrement sa haine.

— Celui-là, je ne le tiens pas digne d’être réfuté ; la bestialité avec laquelle il se plongeait dans tous les genres de débauche, la bassesse dont il faisait preuve en devenant l’esclave des plaisirs sensuels, prouvent suffisamment que c’était une brute et non un homme...

Lorsqu’il se fut un peu calmé, il se mit à expliquer une imperceptible nuance du dogme arien, en attaquant avec le même acharnement l’Église orthodoxe, qu’il traitait d’hérétique.

Par la fenêtre montait la fraîcheur du jardin. Julien faisait semblant d’écouter attentivement Eutrope ; mais, en réalité, il pensait à un autre, à Mardonius, son maître chéri ; il évoquait ses sages entretiens, les lectures d’Homère et d’Hésiode : combien peu ses leçons ressemblaient à celles du moine !

Mardonius ne récitait pas Homère, il le chantait à la mode des ancien rapsodes ; Labda se moquait de lui, assurant qu’il « hurlait comme un chien à la lune ». Et, de fait, cela devait sembler drôle aux personnes non accoutumées : le vieil eunuque accentuait chaque pied des hexamètres en marquant la mesure avec ses mains. Son visage jaune, ridé était empreint de gravité, sa voix flûtée de femme devenait de plus en plus forte. Julien ne remarquait pas la laideur du vieillard ; un frisson voluptueux parcourait le corps de l’enfant ; les divins hexamètres coulaient en grondant comme des flots ; il voyait les adieux d’Andromaque et d’Hector, les regrets d’Ulysse pleurant sa chère Ithaque dans l’île de Calypso, au bord d’une mer triste et déserte. Une souffrance délicieuse, la nostalgie de l’Hellade, patrie des dieux, patrie de tout être épris de beauté, serrait le cœur de Julien. Des larmes tremblaient dans la voix du maître, des larmes coulaient sur ses joues parcheminées.

Parfois Mardonius lui parlait de sagesse, de vertu austère, de héros morts pour la liberté. Oh ! combien ces discours eux aussi, ressemblaient peu à ceux d’Eutrope ! Il lui contait la vie de Socrate ; arrivé à l’Apologie devant le peuple d’Athènes, il bondissait de son siège et récitait par cœur le discours du philosophe. Son visage se faisait calme, quelque peu dédaigneux ; on croyait entendre non point l’accusé mais le juge du peuple. Socrate n’implore pas sa grâce ; toute la puissance, toutes les lois de l’État s’effacent devant la liberté de l’esprit humain ; les Athéniens peuvent le mettre à mort, mais ils ne réussiront pas à lui ravir la liberté, le bonheur de son âme immortelle. — Et lorsque ce Scythe, ce Barbare, cet esclave acheté sur les bords du Borysthène, s’écriait : « la liberté » — il semblait à Julien que ce mot renfermait une telle somme de beauté que devant elle pâlissaient les images d’Homère. Tout frémissant, glacé d’enthousiasme, il fixait sur son maître des yeux grands ouverts, presque déments.

L’enfant se réveilla de ses songes en sentant à son oreille l’attouchement de doigts froids, osseux. La leçon de catéchisme était terminée. Pliant les genoux, il récita une prière d’actions de grâce, puis, échappant à Eutrope, il courut à sa cellule, prit un livre, et se dirigea vers un coin du jardin qu’il affectionnait particulièrement, afin d’y pouvoir lire à son aise. C’était un livre prohibé, le Symposion de l’impie et blasphémateur Platon. Dans l’escalier Julien tomba sur Eutrope qui s’apprêtait à sortir.

— Attends, attends un peu mon très cher. Quel livre porte Ta Majesté ?

Julien le regarda avec calme et lui tendit le livre.

Sur la reliure de parchemin, le moine lut, écrit en gros caractères, le titre : Épîtres de l’Apôtre Paul. Il rendit le livre sans l’avoir ouvert.

— À la bonne heure ! Souviens-toi que je réponds de ton âme devant Dieu et le grand empereur. Ne lis pas d’ouvrages hérétiques, ni surtout de ces philosophes dont je t’ai suffisamment démontré aujourd’hui la vaine sagesse.

C’était là une ruse familière à l’enfant : il recouvrait les livres défendus de reliures aux titres innocents. Julien avait, dès son plus jeune âge, appris à feindre avec une perfection qui n’avait rien d’enfantin. Il trompait avec délices, surtout Eutrope. Parfois il simulait, biaisait, jouait la comédie sans nécessité, par habitude, avec une sensation de joie méchante et vindicative ; il trompait tout le monde, sauf Mardonius.

À Macellum, parmi les innombrables servantes et serviteurs désœuvrés, il n’y avait pas de fin aux intrigues, aux calomnies, aux commérages, aux soupçons, aux délations. Dans l’espoir de se faire remarquer, la valetaille attachée à la cour épiait jour et nuit les jeunes princes tombés en disgrâce.

Aussi loin que remontassent ses souvenirs, Julien se rappelait avoir tous les jours attendu la mort ; et, peu à peu, il s’était presque familiarisé avec cette crainte, sachant que, ni dans la maison ni dans le jardin, il ne pouvait faire un seul mouvement qui ne fût épié par un millier d’yeux. L’enfant entendait et comprenait bien des choses ; mais il se voyait obligé de faire celui qui n’entendait ni ne comprenait rien. Il avait un jour, au cours d’un entretien entre Eutrope et un émissaire de Constance, saisi quelques paroles dans lesquelles le moine traitait Julien et Gallus de « chiens impériaux ». Une autre fois, dans une galerie couverte sous les fenêtres de la cuisine, le hasard avait fait entendre à l’enfant des propos que le cuisinier, irrité par quelque insolence de Gallus, tenait à sa maîtresse, esclave préposée au lavage de la vaisselle. « Dieu garde mon âme, Priscilla ! Je m’étonne qu’on ne les ait pas encore étranglés ! »

Lorsque Julien put enfin s’échapper de la maison et qu’il aperçut la verdure des arbres, il respira librement.

Les neiges éternelles du sommet bicéphale de l’Argée scintillaient sous le ciel bleu. Des glaciers voisins la fraîcheur tombait. Les bois étalaient à l’infini les voûtes impénétrables de leurs chênes méridionaux aux feuilles menues, brillantes, d’un vert presque noir ; de ci, de là, un rayon se glissait, palpitait sur le feuillage des platanes. D’un seul côté le jardin n’était pas clos de murs ; il se terminait à pic, au-dessus d’un désert qui s’étendait jusqu’à l’extrême horizon, jusqu’à l’Antitaurus. Une chaleur torride s’en dégageait, tandis que, dans le jardin, à l’ombre des lauriers-roses, bruissaient des eaux vives, se précipitant avec fracas, jaillissant en jets, murmurant au fond des sources. Macellum avait été, quelques siècles auparavant, l’asile favori du fastueux et à demi dément Ariarathe, roi de Cappadoce.

Julien, son Platon à la main, s’achemina vers une grotte solitaire, non loin du précipice. Il y avait là un Pan capripède jouant de la flûte et un petit autel. Un filet d’eau, sourdant d’une gueule de lion, se déversait dans une vasque de pierre. L’entrée était entièrement masquée par des roses jaunes, à travers lesquelles on apercevait les collines du désert, d’un bleu vaporeux, aux lignes ondoyantes comme celles de la mer ; le parfum des roses-thé emplissait la grotte. Sans le jet d’eau glacée, la chaleur y eût été suffocante. Apportés par le vent, des pétales d’un jaune pâle jonchaient le sol et l’eau. Dans l’air tiède, opaque résonnait le bourdonnement des abeilles.

Étendu sur la mousse, Julien lisait le Banquet ; bien des choses lui échappaient ; mais le charme du livre venait de ce qu’il était défendu.

Mettant de côté Platon, il l’enveloppa de nouveau dans la reliure des Épîtres de Saint Paul, s’approcha doucement de l’autel de Pan, regarda le joyeux dieu d’un air complice, écarta un amas de branches sèches, retira de l’intérieur de l’autel, dans lequel une ouverture avait été pratiquée puis recouverte par une planchette, un objet soigneusement emballé dans un morceau d’étoffe.

L’ayant découvert avec précaution, l’enfant le posa devant lui. C’était son œuvre, une magnifique « trirème liburnienne » en miniature. S’approchant du bassin, il mit le bateau à l’eau. La trirème se balança sur les vagues minuscules. Tout était terminé : les trois mâts, les cordages, les rames, la proue dorée, les voiles faites avec un chiffon de soie, cadeau de Labda. Il n’y avait plus qu’à ajuster le gouvernail. L’enfant se mit au travail. Tandis qu’il rabotait une planchette, son regard, de temps en temps, se portait à travers les roses vers l’horizon lointain, vers la ligne onduleuse des collines. Devant son jouet il oublia bientôt toutes ses misères, toute sa haine, et l’éternelle crainte de la mort. Il s’imagina qu’il était l’astucieux Ulysse, perdu au milieu des flots, construisant dans une grotte déserte le navire qui le ramènerait dans sa chère patrie. Mais là-bas, parmi les collines, où les toits de Césarée blanchissaient comme l’écume à la crête des vagues, une croix, la petite croix d’argent érigée au sommet de la basilique, offusquait sa vue. Cette éternelle croix ! Il s’efforçait de ne pas la voir, et cherchait sa consolation dans la trirème.

— Julien ! Julien ! Mais où donc est-il ? Voici l’heure d’aller à l’église ! Eutrope t’appelle pour aller à l’église !

L’enfant tressaillit, dissimula précipitamment la trirème dans l’ouverture de l’autel ; puis il arrangea ses cheveux, ses vêtements et, lorsqu’il sortit de la grotte, son visage avait repris son expression impénétrable, si peu enfantine, de profonde hypocrisie : on eût dit que la vie l’avait abandonné.

Prenant la main de Julien dans la sienne, froide et osseuse, Eutrope le conduisit à l’église.

IV

LA basilique arienne de Saint-Maurice était presque tout entière construite avec les pierres du temple détruit d’Apollon.

Une rangée de colonnes entourait la cour sacrée, l’atrium. Au centre bruissait un jet d’eau destiné aux ablutions des fidèles. Sous l’un des portiques latéraux, dans un vieux tombeau en chêne sculpté bruni par les ans, reposaient les reliques miraculeuses de saint Mamas. Eutrope contraignait Julien et Gallus à la construction d’une châsse en pierre. Le travail de Gallus, qui voyait dans cette occupation un agréable exercice physique, avançait ; mais la paroi de Julien s’écroulait sans cesse. Eutrope en prenait prétexte pour affirmer que saint Mamas refusait l’offrande de l’enfant, que possédait le démon de l’orgueil.

Près du tombeau, des malades en foule attendaient la guérison. Julien savait pourquoi ils étaient là. Un moine arien tenait dans ses mains une balance ; les pèlerins — beaucoup venus de villages lointains distants de plusieurs parasanges — pesaient scrupuleusement des morceaux d’étoffe de lin, de soie, de laine, les déposaient sur la tombe de saint Mamas, et priaient longuement, parfois toute la nuit jusqu’à l’aube. Alors ils repesaient leurs chiffons et comparaient le poids. Si l’étoffe était plus lourde, c’était signe que la prière était exaucée : telle la rosée nocturne, la grâce du saint avait pénétré la soie, le lin, la laine, et l’étoffe était désormais capable d’opérer des guérisons. Mais souvent la prière demeurait inexaucée, l’étoffe ne s’alourdissait point, et les pèlerins passaient près du tombeau des journées, des semaines, des mois. Il y avait là une pauvre femme, la vieille Théodule, folle selon les uns, sainte suivant les autres ; depuis des années elle ne quittait pas la tombe de saint Mamas ; sa fille malade, dont elle était venue tout d’abord demander la guérison, était morte depuis longtemps, mais Théodule s’obstinait à prier devant un morceau d’étoffe déteinte, effilochée.

De l’atrium trois portes menaient à la basilique arienne : elles s’ouvraient sur les parties respectivement réservées aux hommes, aux femmes, aux moines et au clergé.

Ainsi qu’Eutrope et Gallus, Julien franchit la porte centrale. Il était anagnoste — lecteur sacré près de Saint-Maurice. Une longue robe noire à larges manches l’enveloppait ; une mince cordelière retenait ses cheveux, oints d’huile, afin qu’ils ne tombassent point sur ses yeux pendant la lecture.

Le regard modestement baissé, il traversa la foule des fidèles. Presque involontairement, son visage pâle prenait l’expression de l’indispensable, de l’hypocrite, de la coutumière soumission.

Il monta sur le haut ambon arien.

Les fresques de l’une des parois représentaient le martyre de sainte Euphémie : un bourreau maintenait la tête de la patiente renversée en arrière ; un autre, lui ouvrant la bouche avec des pinces, en approchait une coupe, qui contenait sans doute du plomb fondu. Une autre scène montrait Euphémie attachée par les mains à un arbre, tandis que le bourreau rabotait avec un instrument de torture les membres sanglants, presque enfantins de la sainte. Au-dessous une inscription portait : « Du sang des martyrs, Seigneur, Ton Église se pare comme de pourpre et de byssus ».

Sur la paroi opposée, les pécheurs brûlaient dans les flammes de l’enfer ; au-dessus d’eux, les saints se réjouissaient au paradis : l’un cueillait des fruits, l’autre jouait du psaltérion, le troisième, appuyé sur un nuage, contemplait avec un calme sourire les peines infernales. « Il y aura là-bas des pleurs et des grincements de dents », disait l’inscription.

Du tombeau de saint Mamas les malades se dirigèrent vers l’église : boiteux, aveugles, stropiats, impotents, enfants béquillards semblables à des vieillards, possédés, innocents ; — visages pâles aux paupières enflammées, à l’expression stupide, résignée. Lorsque le chœur se taisait, montaient dans le silence les soupirs contrits des veuves ecclésiastiques — les calougries — vêtues de robes sombres, ou le cliquetis des chaînes du vieux Pamphile, qui depuis des années n’avait parlé à âme qui vive et s’en allait répétant !

« Seigneur, Seigneur, fais que je pleure, que je m’attendrisse, que je songe sans cesse à la mort ! »

L’air était chaud, suffocant comme dans un souterrain, imprégné d’une odeur d’encens, de cire, d’huile brûlée et de la respiration des lades.

Ce jour-là Julien devait lire l’Apocalypse.

Les terrifiantes images de la Révélation se succédèrent. Le cheval blanc qui a pour nom la Mort fendit les nuages ; les races terrestres se lamentèrent, prévoyant la fin du monde ; le soleil devint lugubre comme un cilice, la lune rouge comme du sang ; les hommes dirent aux montagnes et aux pierres : « Tombez sur nous et dérobez-nous aux regards de Celui qui siège sur le Trône et à la colère de l’Agneau, car voici venu le grand jour de Son courroux, et qui peut Lui résister ? » — Les prophéties se répétèrent : « Les hommes chercheront la mort et ne la trouveront pas ; ils la désireront et elle les fuira ». — Une lamentation s’éleva : « Heureux les morts ! » — Ce fut la sanglante destruction des peuples : le raisin fut jeté dans l’immense pressoir de la colère divine, et les grains écrasés ; le sang coula du pressoir jusqu’aux brides des coursiers à une distance de seize cents stades. Les hommes maudirent le Dieu du Ciel pour leurs souffrances et leurs maux, mais ne se repentirent point de leurs actes. Et l’Ange cria : « Qui adore la Bête et son image boira le vin de la fureur de Dieu, préparé dans la coupe de Sa colère ; il sera tourmenté dans le feu et le soufre devant les saints Anges et l’Agneau. Et la fumée de sa torture s’élèvera dans la nuit des siècles, et il n’aura de repos ni nuit ni jour, celui qui adorera la Bête et son image ».

Julien se tut ; le silence planait dans l’église ; de la foule effrayée s’élevaient seulement de pénibles soupirs, le bruit des fronts frappés contre terre, le cliquetis des chaînes de l’innocent : « Seigneur, Seigneur, fais que je pleure, que je m’attendrisse, que je songe sans cesse à la mort ! » L’enfant leva les yeux vers l’énorme demi-cercle de mosaïque, qui représentait, entre les colonnes de la voûte, l’image arienne du Christ — visage farouche, sombre, émacié, avec une auréole dorée et un diadème pareil au diadème des empereurs byzantins, visage presque vieillot au long nez fluet, aux lèvres sévèrement contractées. De la main droite il bénissait le monde ; dans la main gauche il tenait un livre où était écrit : « La Paix soit avec vous. Je suis la Lumière du monde ». Il était assis sur un trône superbe ; un empereur romain — que Julien prenait pour Constance — baisait ses pieds.

Cependant, en bas, dans la pénombre où brûlait seulement une lampe, se détachait le bas-relief de marbre d’un sarcophage, qui datait des premiers temps du christianisme. Les tendres Néréides, des panthères, de gais tritons y étaient sculptés ; et à côté Moïse, Jonas et sa baleine, Orphée charmant les bêtes fauves au son de sa lyre, un rameau d’olivier, un pigeon, un poisson — naïfs symboles d’une foi enfantine, parmi lesquels le Bon Pasteur portant une Brebis sur ses épaules, la brebis égarée et retrouvée — l’âme du pécheur. Il était joyeux et simple, ce jeune homme aux pieds nus, au visage imberbe, humble, résigné comme celui des pauvres villageois, illuminé d’un doux sourire. Julien s’imaginait que personne ne connaissait, ne voyait plus le Bon Pasteur ; et cette petite représentation d’autres temps était liée chez lui à un songe imprécis, lointain, un songe de son enfance que parfois il s’efforçait en vain d’évoquer. L’adolescent à la brebis jetait sur lui, sur lui seul, un regard mystérieux, scrutateur. Et Julien murmura le mot entendu de Mardonius : « Galiléen ! »

À cet instant, tombant en colonne des fenêtres, les rayons obliques du soleil tremblèrent dans le nuage d’encens qui, flottant doucement, sembla soulever la sombre Face du Christ, dont l’auréole d’or s’enflamma. Le chœur retentit, solennel :

« Que toute chair humaine se taise, qu’elle demeure craintive et tremblante sans plus songer à rien de terrestre. Car le Roi des Rois, le Seigneur des Seigneurs vient s’immoler, se donner en aliment à ses fidèles. Et les chœurs des Anges, les Trônes, les Dominations, les Chérubins aux multiples yeux, les Séraphins hexaptères le précédent en se voilant la face et en chantant : Alléluia ! Alléluia ! Alléluia ! »

Le chant passa comme une tempête au-dessus des têtes inclinées des fidèles.

L’image du Bon Pasteur aux pieds nus se perdait dans un lointain incommensurable, mais son regard scrutateur pesait toujours sur Julien. Et l’enfant sentait son cœur se serrer, non de vénération, mais d’épouvante, devant ce mystère qu’il ne parviendrait jamais à deviner.

V

DE la basilique Julien revint à Macellum, et s’empara de la trirème enfin terminée, et soigneusement enveloppée. Inaperçu de quiconque (Eutrope avait dû s’absenter pour quelques jours) il glissa hors de la forteresse, passa devant Saint-Maurice, et courut au temple tout proche d’Aphrodite.

Le bois sacré de la déesse touchait au cimetière de l’église chrétienne. Les hostilités, les discussions, les procès même ne cessaient jamais entre les deux demeures sacrées. Les chrétiens exigeaient la destruction du temple païen. Le sacrificateur Olympiodore se plaignait des gardiens de la basilique qui, de nuit, abattaient furtivement les cyprès séculaires du bois sacré, et creusaient des tombes pour les morts chrétiens dans la terre d’Aphrodite.

Julien pénétra dans le bois. Des effluves chauds l’enveloppèrent. Pressurées par l’ardeur de midi, des gouttes de résines perlaient sur l’écorce grise, filandreuse des cyprès. Dans la pénombre Julien crut percevoir le souffle d’Aphrodite.

Entre les arbres apparaissaient de blanches statues et, parmi elles, un Éros bandant son arc. Un gardien de l’église, se moquant de l’idole, avait brisé l’arc de marbre : l’arme d’amour et les deux bras du dieu gisaient dans l’herbe au pied de la statue ; mais, privé de ses bras, l’enfant tendait encore une de ses jambes potelées et continuait à viser, un sourire folâtre aux lèvres.

Julien entra dans l’humble maison du sacrificateur Olympiodore. Les pièces étaient petites, étroites, presque minuscules, confortables, sans aucun luxe : ni tapis, ni argenterie ; de simples parquets de pierre ; des bancs et des chaises de bois ; de pauvres amphores en terre cuite. Mais le moindre objet avait son élégance. La poignée d’une simple lampe de cuisine représentait Poseïdon armé du trident, superbe travail ancien. Parfois Julien demeurait longtemps en contemplation devant les beaux contours d’un vase de terre rempli d’huile d’olive. Une fresque légère courait le long des murs : ici, une Néréide chevauchait un squameux cheval marin ; là, une jeune déesse dansait dans un long péplum aux plis flottants.

Tout riait dans la maisonnette inondée de soleil ; sur les murs, les Néréides, les déesses, les tritons et jusqu’aux chevaux marins riaient ; sur la poignée de la lampe, le Poseïdon de cuivre riait ; les habitants aussi, nés joyeux, riaient. Deux douzaines d’olives, du pain blanc, une grappe de raisins, quelques coupes de vin mêlé d’eau composaient pour eux un festin, et Diophane, la femme d’Olympiodore, suspendait alors à la porte, en signe de réjouissance, une couronne de lauriers.

Julien gagna le jardinet de l’atrium. Un jet d’eau s’élançait vers le ciel, tandis qu’à côté, parmi les narcisses, les acanthes, les tulipes, les myrtes, se dressait un petit Hermès de bronze, ailé, souriant, prêt à s’envoler. Au-dessus du parterre, abeilles et papillons folâtraient au soleil.

Dans la cour, à l’ombre légère du portique, Olympiodore et sa fille Amaryllis jouaient à l’élégant jeu attique du cottabe. Sur une colonnette fichée en terre, oscillait, pareille au fléau d’une balance, une planchette transversale portant à chaque extrémité un bassin minuscule ; sous chacun d’eux était placé un vase d’eau surmonté d’une statuette de bronze. Il fallait, à une certaine distance, projeter une coupe de vin dans un des bassins, de manière que celui-ci frappât, en se vidant, la statuette.

— Joue, joue donc. C’est ton tour ! criait Amaryllis.

— Un, deux, trois !

Olympiodore manqua son coup ; il riait d’un rire puéril ; cela semblait étrange de voir ce grand homme à cheveux gris entraîné par le jeu comme un enfant.

Dans un joli geste de son bras nu, la jeune fille rejeta sa tunique mauve, lança le vin à son tour, et le petit bassin du cottabe résonna, frappant la statuette.

Amaryllis éclata de rire, battit des mains.

Tout à coup, ils aperçurent Julien sur le seuil. Aussitôt ils le couvrirent de baisers, de caresses. Amaryllis criait :

— Diophane ! Où es-tu ? Regarde quel hôte nous arrive. Viens vite ! Vite !

Diophane accourut de la cuisine.

— Julien, mon cher enfant ! Tu parais maigri ? Nous ne t’avons pas vu depuis longtemps.

Elle ajouta, rayonnante de joie :

— Réjouissez-vous, mes enfants. Nous aurons aujourd’hui un vrai festin. Je vais tresser des couronnes de roses, faire frire trois perches et préparer des gâteaux au gingembre...

À cette minute une jeune esclave, s’approchant d’Olympiodore lui chuchota à l’oreille qu’une riche patricienne de Césarée désirait voir le prêtre d’Aphrodite. Il la suivit.

Julien et Amaryllis reprirent le jeu du cottabe.

Alors, silencieusement, apparut sur le seuil une enfant de dix ans, fluette, pâle, blonde, Psyché, fille cadette d’Olympiodore. Elle avait de grands yeux tristes et seule dans toute la maison, paraissait non consacrée à Aphrodite, étrangère à la gaieté générale. Elle vivait à part, demeurait pensive lorsque tous riaient ; personne ne connaissait les motifs de ses chagrins et de ses joies. Son père la considérait comme un être pitoyable, incurablement malade, abîmé par le mauvais œil, par les sortilèges de ses éternels ennemis, les Galiléens, qui par vengeance lui avaient enlevé son enfant. La brune Amaryllis était la fille chérie d’Olympiodore, mais la mère gâtait en secret Psyché, aimant d’une passion jalouse l’enfant malade dont elle n’arrivait pas à comprendre la vie intérieure.

Psyché, en cachette de son père, fréquentait la basilique de Saint-Maurice. En vain la mère l’avait caressée, suppliée, menacée. Désespéré, le sacrificateur s’était écarté de Psyché. Quand on lui parlait d’elle, son visage s’assombrissait, prenait une expression malveillante. Il assurait qu’à cause de l’impiété de l’enfant la vigne, naguère bénie par Aphrodite, produisait moins de fruits, la petite croix d’or que la fillette portait au cou suffisant à profaner le temple.

— Pourquoi vas-tu à l’église ? lui demanda un jour Julien.

— Je ne sais pas. Il y fait bon. As-tu vu le Bon Pasteur ?

— Oui, je l’ai vu. Le Galiléen ! Qui te l’a fait connaître ?

— La vieille Théodule. Depuis lors je vais à l’église. Dis-moi, Julien, pourquoi tous ici le détestent-ils ?

Olympiodore revint, triomphant, et raconta son entrevue avec la patricienne. C’était une jeune fille d’illustre naissance ; délaissée par son fiancé, elle le croyait ensorcelé par les sortilèges d’une rivale. Plus d’une fois, à l’église, elle avait prié avec ferveur devant le tombeau de saint Mamas ; ni jeûnes, ni veilles, ni prières, n’avaient opéré. « Comme si les chrétiens pouvaient soulager ! » conclut Olympiodore en coulant un regard de mépris sur Psyché, qui écoutait attentive.

— Alors la chrétienne est venue me trouver, Aphrodite la guérira !

Il montra, rayonnant, deux pigeons blancs liés ensemble ; la chrétienne l’avait prié de les sacrifier à la déesse.