Là où commencent les rêves... - Lady Witens - E-Book

Là où commencent les rêves... E-Book

Lady Witens

0,0

Beschreibung

Au milieu du tumulte de leur adolescence, Cristal, Alec, Félix, et les jumeaux Vincent et Alice, doivent conjuguer leurs journées pleinement remplies d’émotions et de nouvelles expériences, avec leurs nuits, dans lesquelles ils se découvrent des pouvoirs psychologiques et fantastiques. Ils apprendront rapidement qu’ils ne peuvent utiliser ces dons que dans leurs rêves, et à la seule condition d’être ensemble lorsqu’ils dorment, pour que leurs effets se répercutent dans leur réalité éveillée. Mais quand ils dirigent leurs facultés les uns contre les autres, les choses dérapent. Dix ans après, les cinq membres du petit groupe subissent encore les conséquences de leur immaturité de jeunesse. Pourtant, lorsqu’Alice se retrouve à l’hôpital, vraisemblablement maintenue dans le coma de manière forcée, ils décident de se réunir à nouveau pour la sauver, à travers leurs rêves…

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 345

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Là où commencent les

rêves…

Lady Witens

Fantastique

Image : Adobe stock

Illustration graphique : Graph’L

Éditions Art en Mots

1ère partie

Chapitre 1

C’est en sortant du cinéma qu’ils comprennent que l’ambiance a quelque chose de différent. La pénombre nocturne a envahi la ville et le sentiment de solitude éprouvé dans la salle de projection perdure dans la rue déserte. Les cinq amis marchent en silence, éreintés par leur après-midi à la piscine municipale et par le film qui venait de se terminer, tellement inintéressant qu’ils étaient seuls dans la salle.

« Bon, perso, je n’irai pas l’acheter en DVD quand il sortira çui-là, lance Vincent en brisant enfin le silence.

— Tellement passionnant que je n’ai même pas retenu le nom du héros… marmonne Alec.

— Parce que t’appelles ça un héros toi ? le coupe Cristal. Attends, le mec y bute tout le monde ! Enfin il me semble… Ou alors on n’a pas vu le même film !

— Pour être parfaitement honnête avec vous, je me suis légèrement assoupi, avoue Félix.

— Tu me rassures, ajoute Alice, parce que moi aussi j’ai dormi tout le long…

— Oh vous les intellos toute façon, ça m’étonne pas que vous ayez pioncé ! dit Alec

— Parce que pas toi peut-être ? rétorque Alice.

— Alors tu baves tout éveillé ? répond Félix au même moment.

— Attendez un peu, les coupe Vincent. Ils cessent tous de se chamailler, et stoppent net leurs pas devant son air grave.

— Nous étions seuls dans la salle, n’est-ce pas ? reprend-il en étendant ses bras pour mobiliser l’attention de chacun.

— Oui, répond Alice.

— Et nous avons tous dormi, continue Vincent.

Les autres acquiescent, parfois gênés de l’avouer. Même Alec le dur à cuire.

— Est-ce que l’un d’entre vous peut me dire de quoi parlait le film que nous avons vu ? poursuit Vincent.

— Ben d’après Cris y’avait un mec qui butait tout le monde, dit Alec.

— En tout cas c’est l’impression que j’ai eue, renchérit celle-ci, mais il m’a semblé qu’on était tous dans l’histoire, en fait… ou alors c’était le rêve que j’ai fait quand j’ai fermé les yeux ! J’avoue, la piscine, ça m’a couché…

— C’est ça, c’est ça ! acquiesce Félix.

— C’est ça, quoi ? mime Alec.

— Moi aussi j’ai fait un rêve, reprend Félix, et on y était tous ! Mais y’avait aussi mon père… et ta mère, Cris !

— Oui, et moi je jouais au foot… murmure Vincent.

— Y’avait Dany aussi, hein Alice ? demande Cristal. J’ai cru entendre son nom une ou deux fois…

— En tout cas ça parlait de lui, acquiesce Alice, et de ton frère aussi, Alec. »

Ils reprennent leur marche en direction de l’arrêt de bus. C’est la fin de journée et bizarrement pendant la période estivale, les transports en commun sont réduits. Il ne faut donc pas rater le dernier autocar, sous peine de devoir appeler les parents pour venir les chercher, et ça, ce serait trop la honte. Quand on a quinze, seize ans, on se démerde seul, sinon, c’est qu’on est encore un gosse.

« Bon et après ? demande Alec. On a tous fait le même rêve, c’est tout ! Ce sont des choses qui arrivent, non ? Je ne vois pas pourquoi on en fait tout un fromage !

— Techniquement la probabilité que nous fassions tous le même rêve au même moment est de l’ordre de une pour dix mille, précise Félix, donc je dirais…

— Pitié, non, non, arrête l’intello ! pleurniche Alec en se passant les mains sur le visage.

— Roamroa djita v’ancava ? (quelque chose t’embête ?) souffle discrètement Alice à son frère Vincent. Les jumeaux ont développé depuis leur petite enfance un langage qui leur est propre, une sorte de cryptophasie basée sur l’emplacement des lettres dans les mots. Ils évitent d’en faire étalage devant leurs amis, d’ordinaire, mais Alice s’inquiète pour son frère. Elle ressent l’angoisse qui émane de lui jusqu’au plus profond de son être.

— Ip ap qysmasy y my nyetip » (on en parlera à la maison) répond-il tout aussi furtivement.

Le dernier bus de la journée amorce son virage pour venir freiner et stopper ses roues juste devant le banc où l’attendent trois des cinq amis. Cristal est assise par terre, toujours casanière, accompagnée par Alec qui cherche surtout à attirer son attention.

La journée a été riche en émotions malgré tout. Loin d’être classique, ils viennent de vivre une expérience pour le moins étrange sans en avoir réellement conscience.

La piscine municipale était excessivement chargée en chlore. Comme à son habitude, le groupe s’est installé au bord du bassin de compétition et s’est amusé à s’affronter dans plusieurs courses de vitesse, avec toujours le même gagnant malgré leurs efforts, le sportif de la bande, Vincent. Au bout d’une heure et demie, les extrémités des doigts ridées et les yeux rougis par l’eau traitée, les amis décidèrent d’aller se poser au cinéma pour finir la journée. C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent dans une petite salle sombre du Rainto, vestige des années quatre-vingt en plein centre-ville, et seul établissement à proposer une séance au moment où les jeunes se sont présentés. Un film de baston, mais c’était ça ou rien.

La salle faisait partie des plus petites du bâtiment. Il faut dire que le film projeté ne finirait sûrement pas au box-office. L’architecture de cette pièce était restée la même depuis vingt-cinq ans ; des fauteuils rouges installés en allées numérotées au sol, avec des strapontins en bout de file, le tout disposé en escaliers de sorte que les personnes du fond soient plus hautes que celles du premier rang, afin de profiter de toute la grandeur de l’écran sans avoir à dodeliner de la tête pendant toute la projection, à cause de la mèche rebelle du beau gosse dragueur installé sur le siège de la rangée de devant. L’écran, celui par qui tout le spectacle pouvait exister, était posé sur une scène dont on accédait par des escaliers, disposés de droite et de gauche de la toile blanche. Au sol, de petites loupiottes rouges permettaient de retrouver sa place dans le noir, après une envie pressante durant la projection.

La séance de fin d’après-midi était toujours celle qui n’attirait personne ; le film finissait trop tard pour le dîner et commençait trop tôt pour manger avant. La petite bande ne fut donc nullement étonnée de ne trouver personne d’autre dans la pièce. Au contraire, ils eurent tout le plaisir de s’installer à leur place fétiche : tout en haut des gradins, contre le mur. Alec sortit la bouteille de deux litres de coca-cola qui pesait dans son sac à dos et l’ouvrit en un « pschitt » prolongé, synonyme de voyage mouvementé depuis le début de l’après-midi. Il but quelques gorgées et la proposa aux autres en commençant par Félix.

« Attends deux secondes, dit Félix, faut juste que j’attrape…

— Nan, mais tu déconnes, le coupa Alec, j’ai pas la gale non plus ! Tu vas pas sortir ta paille !

— Mon père dit toujours que les microbes peuvent être dangereux, continua Félix, et que je dois être prudent.

— Allez laisse-le, rassure Cristal, et fais voir ta bouteille, moi j’te crains pas ! » Elle finit sa phrase par un clin d’œil qui eut le don de calmer Alec sur le champ. Décidément, il ne pouvait rien lui refuser.

Les lumières se tamisèrent progressivement jusqu’à une pénombre rapidement remplacée par un écran très lumineux. Les cinq amis se turent et s’installèrent confortablement dans le fond de leur siège.

Environ quinze minutes après le début du film et déjà quatre protagonistes abattus par mitraillette, tous les spectateurs s’étaient endormis. Les ronflements de certains ne semblaient pas déranger outre mesure le « héros » qui continua ses homicides comme si de rien n’était.

Mais un tout autre scénario semblait se jouer en parallèle dans cette salle obscure. Les cinq amis étaient partis précipitamment de la piscine, ne voulant pas perdre de temps dans les vestiaires. Ils s’étaient séchés sommairement au vu de la chaleur extérieure, et c’est avec les cheveux très humides qu’ils s’étaient endormis dans la salle de cinéma.

La longue tresse qu’Alice s’était faite pour nager librement pendait sur l’arrière de son siège et commença à goutter sur le sol, formant une petite flaque, non loin de celle dégoulinée des cheveux mi-longs d’Alec, à deux sièges d’elle. Entre eux, la couette de Cristal s’écoulait comme si une main invisible la pressait comme une orange. Vincent et Félix étaient chacun à une extrémité du rang. Leurs coupes de cheveux pourtant très courtes se mirent à goutter aussi. Le débit et la quantité d’eau déversée eût été la même s’ils avaient chacun laissé leur tête sous un robinet laissant passer un mince filet d’eau. Rapidement ils se retrouvèrent tous avec les pieds mouillés, mais leur sommeil était si profond qu’aucun d’entre eux ne s’en rendit compte.

Déjà les cinq flaques n’en formaient plus qu’une qui grandissait à vue d’œil et se transforma en un léger ruisseau, dévalant la pente entre les rangées de sièges rouges et se dirigeant directement au bas de la pièce, au pied de la scène, sous laquelle tout le matériel électrique servant à la projection était dissimulé.

Lorsque le liquide entra en contact avec l’électricité de la salle, un nouveau corps tomba au sol sur l’écran. Une étincelle se produisit sous la scène et, en l’espace de quelques microsecondes, le courant remonta le ruisseau, escalada les rangées de sièges et vint embrasser les pieds des cinq endormis.

Leurs paupières tressaillirent au moment de l’électrocution. Ce fut à cet instant précis que le premier rêve débuta.

⁂ ⁂ ⁂

Devant les cages d’un terrain de football improvisé dans une salle de restaurant, Vincent s’apprêtait à frapper dans la balle de la victoire. Sa sœur Alice, d’ordinaire spectatrice assidue de tous ses matchs, était distraite par le téléphone qu’elle avait à l’oreille. Alec et son petit frère Calvin attendaient le coup de pied décisif en scrutant le terrain debout derrière le bar, scandant le nom de leur ami, alors que leur mère se désespérait devant son reflet dans la fenêtre de la porte d’entrée. Félix, assit à une table avec son père, semblait bouleversé par leur discussion, alors que Cristal, elle-même à une autre table avec sa génitrice, paraissait pressée d’en avoir fini.

Vincent frappa dans le ballon. But.

Fin du film.

Chapitre 2

Alice reste silencieuse en aidant sa mère à débarrasser la table du dîner, malgré les questions de celle-ci sur son après-midi passé avec ses amis. Dans le salon, les hommes débattent encore du match de foot décisif que Vincent disputera dans quelques jours.

« Qu’est-ce qui t’arrive ma chérie ? Tu n’as presque rien mangé ce soir… Il s’est passé quelque chose cet après-midi ? Tu veux m’en parler ?

— Non, soupire Alice, l’aprèm était vraiment super ! C’est juste que…

— Ne me dis pas que tu t’angoisses encore à cause de lui ? Ça ne peut plus durer cette histoire !

— Ce n’est pas si simple Maman… J’ai essayé de lui dire, mais il ne veut pas comprendre. Je ne vais quand même pas rompre par téléphone !

— Mais vous êtes jeunes ! Et ça ne fait pas si longtemps que ça que vous êtes ensemble… Quelques mois à peine ! Ça fait quoi sur toute une vie ? Je pense que si tu lui expliques gentiment, Dany comprendra.

— Mouais… Pas quelques mois… Ça va bientôt faire un an ! Enfin dans quelques mois… Pfff ça reste pas simple, pis on voit que tu le connais pas !

— Je ne le connais pas, en effet, mais je vois bien l’influence qu’il a sur toi ! Tu as le droit de faire tes propres erreurs Alice, mais je suis là aussi pour t’aider à faire les bons choix. Et ce que je vois, là, c’est que tu n’es pas heureuse, et si ce mal être vient de Dany, alors mon rôle de maman est de te dire de ne plus le voir ! C’est que ce n’est pas le bon ! Tu as toute la vie devant toi pour trouver ton compagnon de route. » ajoute-t-elle en attrapant le balai dans le cellier pour aller en donner un coup sous la table de la salle à manger.

Alice ferme le lave-vaisselle et appuie sur le bouton pour lancer le nettoyage, puis elle sort de la cuisine pour monter dans sa chambre, profitant de la présence de sa mère dans la pièce d’à côté. Elle préfère être tranquille quand il appellera, parce qu’il va appeler, comme il le fait tous les soirs, elle le sait.

Pourtant au début de leur histoire, il y a plusieurs mois maintenant, Dany était un garçon adorable. En tout cas c’est ainsi qu’elle le voyait, qu’elle se le figurait. Alice et Cristal s’étaient retrouvées en ville un samedi d’hiver, dans l’idée de faire les magasins. Elles riaient en sortant d’une boutique de lingerie féminine, après avoir vu des dessous plus que suggestifs, et s’être imaginé les porter. Leur bonne humeur attira l’œil du beau brun assit sur un banc en face de l’église. Il semblait un peu plus âgé qu’elles, du moins c’est l’impression qu’eut Alice quand elle croisa son regard. À moins que ce ne soit dû à son blouson de cuir noir et à son attitude de rebelle. Avec son petit groupe, ils avaient garé leurs mobylettes à proximité afin de garder un œil dessus. Et ils fanfaronnaient. Mais ce garçon, malgré sa place évidente de chef de bande, dégageait quelque chose de sensible qui plut presque instantanément à Alice, et en plus son côté « mauvais garçon » ne gâchait rien.

Alice avait toujours été un peu fleur bleue, persuadée que chaque jeune fille avait son âme sœur là, quelque part, et qu’elle finirait par rencontrer la sienne au moment où elle ne s’y attendrait pas. Elle le reconnaîtrait en un regard et ils vivraient une romantique histoire d’amour jusqu’à la fin de leur vie. Lorsqu’elle avait soufflé ses quinze bougies, elle avait décidé qu’il était temps de se mettre à sa recherche, ou du moins de forcer un tout petit peu le destin. Elle avait donc adopté un nouveau style vestimentaire, sorte de bohème chic et avait commencé à se maquiller légèrement les yeux et la bouche. Elle avait changé intelligemment et progressivement, de sorte de ne pas entrer en conflit avec sa mère, et elle avait réussi sa transformation.

Un peu plus tard dans le centre commercial, Alice eut l’impression de revoir son bel inconnu sortir d’une vitrine de téléphonie. Il ne l’avait quand même pas suivie ? Ou alors elle y pensait un peu trop… Et si c’était vrai… Qu’est-ce que ce serait romantique ! Cristal et elle avaient écumé toutes les boutiques ou presque du bâtiment. Leurs économies en avaient pris un coup, mais elles avaient trouvé des perles, comme ce petit haut blanc façon débardeur avec son col rond soldé à cinquante pour cent, idéal pour le printemps prochain. Harassées par le poids de leurs achats, elles se laissèrent tomber sur la banquette d’un bar à fruits, installé au centre de la galerie marchande, dans l’allée passante.

« Bon tu veux quoi ? demanda Cristal, je vais aller commander au comptoir, et j’te dois un coup !

— Je ne sais pas trop, réfléchit Alice, un truc frais ! Avec des fruits rouges !

— Ouais, rouge comme le body-string qu’on a vu tout à l’heure ? Ha haha !

— T’es con ! »

Cristal s’éloigna en direction du bar, sorte de kiosque vitré dans lequel l’unique serveuse confectionnait un smoothie de couleur vert fluo. Alice se félicita d’avoir choisi une boisson à l’allure plus comestible, et se cala dans la banquette pour attendre son amie. Au même moment, elle vit arriver dans l’allée son mystérieux brun qui marchait d’un pas décidé dans sa direction. Il la regardait, la dévisageait, l’invitait presque du regard, jusqu’à ce qu’il la frôle en passant, laissant dans son sillage un léger parfum entêtant d’eau de toilette ambrée et épicée. Alice fut envahie d’un sentiment délicieux d’envie et d’interdit, de vivre l’inconnu. Elle ne put s’empêcher de se retourner pour le regarder s’éloigner et réalisa avec amusement qu’il la scrutait encore tout en avançant.

« Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ? s’enquit Cristal, un verre de couleur différente dans chaque main avec deux grandes pailles.

— Je crois que je viens de rencontrer l’homme de ma vie…

— Ha haha !! C’est parce qu’on a parlé lingerie fine ? Elle pouffa à nouveau.

— Et comment s’appelle ton prince ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Ben tu l’as rencontré non ? C’est le genre de chose qui se demande quand même… surtout si tu dois passer le reste de ta vie avec lui ! Elle recommença à rire en secouant la tête.

— Je l’ai vu passer… il m’a regardée ! Avec ses yeux de braise… Je sais que c’est lui !

— Ouais ouais, ses yeux de braise pfff… mais tu sais pas comment il s’appelle, l’embêta Cristal. Allez, tu sais que j’aime bien te faire marcher ! Tu penses que tu le reverras un jour ?

— Ben…

— Il s’appelle Dany et il t’attendra demain, quinze heures, devant l’église. » prononça une voix grave derrière la plante verte sur laquelle était adossée la banquette où les jeunes filles étaient assises. Alice se retourna précipitamment, mais ne put qu’apercevoir le dos de son inconnu s’éloigner, les boucles brunes de ses cheveux mi-longs se balançant au rythme de ses pas. Alice n’en revenait pas, c’était vraiment arrivé à elle ? Elle se rassit face à la table, la bouche entrouverte, essayant de comprendre ce qu’il venait de se passer.

« Ben au moins on sait comment il s’appelle maintenant ! » railla Cristal, le plus naturellement du monde, avant de prendre une gorgée de sa boisson fruitée à la couleur improbable.

Plus elle se rapprochait de l’église, plus son cœur battait la chamade. Elle avançait d’un pas lent, pleine d’incertitudes… Et s’il ne venait pas ? Et s’il s’était moqué d’elle ? Et s’il ne l’avait pas bien vue et qu’elle ne lui plaise pas finalement… Les cloches de l’église retentirent trois fois, réveillant Alice de sa réflexion. Elle réalisa que c’était elle la retardataire et se mit à trottiner jusqu’au coin de la rue.

Devant la grande porte boisée, sur le même banc que la veille, il était là. Assis, les coudes en arrière sur le dossier, son visage renversé faisant face au ciel dégagé, baignant dans le soleil hivernal, il souriait. Son assurance le rendit encore plus attirant aux yeux d’Alice qui s’approcha de lui tout doucement, ne sachant pas trop si elle devait lui signifier sa présence ou si elle pouvait continuer à le dévisager en silence.

« Je savais que tu viendrais, souffla-t-il les yeux encore clos, sans bouger un cil.

— Tu as l’air bien sûr de toi, minauda-t-elle sans hésitation. Elle ne voulait surtout pas qu’il voie à quel point elle était impressionnée.

— N’empêche que tu es là, non ? rétorqua-t-il en se redressant pour la regarder. Ta copine n’est pas avec toi ?

— Heu… non… balbutia-t-elle, un peu désarçonnée. Pourtant l’invitation ne la concernait qu’elle, non ? Elle n’a pas pu se tromper à ce point ? Puis elle reprit un peu d’assurance.

— Elle n’était pas intéressée, lâcha-t-elle.

— Ça tombe bien, moi non plus. Je préfère les filles dans ton genre, féminines et intelligentes.

— Comment peux-tu savoir si je suis intelligente, répliqua Alice en s’asseyant à côté de lui.

— Je le vois dans tes yeux… Je n’ai pas pu te parler hier, vu que tu n’étais pas seule, mais je t’avais remarquée, depuis un bon moment…

— Ha oui ? Tu m’as suivie ? demanda Alice avec l’espoir que ce fut le cas.

— Disons que ce n’est pas la première fois que je te croise… Et hier, je n’ai pas voulu te perdre encore une fois ! »

Ils restèrent silencieux l’un et l’autre en se regardant. Alice vit au plus profond de ses pupilles aux reflets dorés, la fragilité de Dany, sous la dure carapace qu’il laissait paraître. Elle sut, à cet instant précis, qu’elle n’avait pas à avoir peur de lui, qu’elle pouvait s’abandonner dans ses bras, qu’elle pourrait un jour en tomber amoureuse.

« Et au fait, quel prénom porte ce joli minois ? ajouta-t-il en étendant son bras sur ses épaules.

— Alice. » dit-elle dans un souffle.

À partir de ce jour, le prénom « Dany » a fleuri sur tous les cahiers d’école d’Alice. Elle ne parlait que de lui, passait tout son temps libre avec lui, délaissant quelques fois ses amis. Dany faisait des études de boulanger et avait un petit appartement en ville pour les trois semaines par mois où il travaillait dans la boulangerie-pâtisserie Les Boutons d’or. En alternance avec sa semaine à l’école, il restait loger chez ses parents. Alice profitait de cette semaine sans Dany pour rattraper le temps perdu avec Cristal, Félix et Alec. Régulièrement, Vincent rappelait à Alice que les autres la réclamaient, et en l’espace d’une semaine, tout rentrait dans l’ordre.

Quand elle était avec lui, plus rien d’autre n’existait. Elle n’était pas amoureuse, mais complètement accro à ce type aux allures de mauvais garçon. Sa récente majorité lui permettait de lui faire découvrir des saveurs qui lui étaient jusque-là interdites, et elle se sentait grisée par ce qu’elle pensait être un privilège.

Dany venait la chercher chez elle tous les jours, après le lycée, des fois même directement à la sortie des cours. Il l’emmenait sur sa mobylette jusqu’à son appartement et elle avait l’impression d’être le centre de toutes les attentions, l’impression qu’on ne voyait qu’elle, les cheveux dépassant du casque dans le vent et le sourire aux lèvres.

Chez lui, elle se retrouvait complètement sous sa coupe. Sans s’en rendre compte, Dany devenait son gourou, celui qui pensait pour elle. Tellement obnubilée par cet homme si prévenant aux yeux de tous, elle s’oubliait au passage. Petit à petit, il la coupait de ses amis, en faisant en sorte qu’elle n’ait pas de temps à leur consacrer, il dénigrait sa famille afin qu’elle ne leur porte aucun crédit quant à une éventuelle remise en question, il faisait d’elle ce qu’il voulait. Le moment qu’il redoutait le plus à chaque fois était celui où il devait la ramener chez elle, parce qu’alors il ne contrôlait plus rien et pensait risquer de la perdre, et surtout de perdre son emprise.

Alice de par son côté fleur bleue, était tellement naïve et innocente qu’elle ne voyait pas le mal du pervers narcissique. Pour elle Dany était le petit ami idéal. C’est pour lui qu’elle réservait la partie la plus intime de son cœur et de son corps, imaginant cet instant magique où elle perdrait sa virginité dans ses bras. Mais pour l’instant, elle ne se sentait pas prête. Il fallait que tout soit parfait, comme dans ses rêves, et elle se trouvait encore un peu jeune. C’est donc la seule raison pour laquelle elle se refusait à lui, pour laquelle elle lui tenait tête. Jusqu’à ce jour, au printemps dernier, où elle perdit sa dernière carte chance.

Dany et Alice s’embrassaient, comme souvent, allongés dans le canapé du jeune garçon. Avec la douce chaleur printanière, Alice portait une jupe courte qui eut le don d’exciter plus que d’ordinaire son compagnon, qui commença à avoir une main baladeuse. Lorsque celle-ci s’aventura sous le tissu, Alice la repoussa délicatement, comme elle avait l’habitude de le faire. Jusque-là, ça suffisait à faire comprendre à Dany qu’elle n’irait pas plus loin. Mais cette fois-ci, il refusa de s’en contenter.

« Allez, Alice, j’ai tellement envie de toi… lui susurra-t-il dans l’oreille. Regarde comme je t’aime ! ajouta-t-il en lui prenant la main pour lui faire caresser la bosse qui émergeait sous son jean.

— Non, arrête Dany, lâcha-t-elle en retirant sa main, tu sais que je ne suis pas prête pour ça, c’est trop tôt !

— Ok ok, je sais… Mais… Moi, je peux bien me faire plaisir, non ? »

Sans lui laisser le temps de répondre, Dany embrassa fougueusement Alice tout en ouvrant la fermeture éclair de son pantalon. La jeune fille ne put que sentir le sexe chaud lui caresser le haut des cuisses dans un mouvement de va-et-vient de plus en plus rapide. Elle refusa de regarder, mais eut l’impression qu’il s’aidait de sa main pour atteindre l’orgasme et lorsque son corps se crispa, elle ressentit un liquide chaud et visqueux lui couler le long de la jambe. Dany se laissa retomber sur elle et vînt l’embrasser à nouveau sur la joue avant de se lever pour se rhabiller dans un soupir de satisfaction. Puis il se dirigea vers la salle de bain.

Alice était restée allongée sur le canapé, choquée par ce qu’il venait de se passer. On était bien loin du scénario romantique qu’elle s’était imaginé, et même si elle conservait sa virginité, elle était écœurée par l’attitude dominatrice et égoïste de Dany, qu’elle découvrait pour la première fois.

Lorsqu’il revînt auprès d’elle, il était redevenu le Dany qu’elle avait toujours connu, celui dont elle était tombée amoureuse.

Une fois rentrée chez elle, les doutes commencèrent à affluer dans son esprit ; Dany lui avait montré une part de lui qu’elle ne connaissait pas, mais dont tout son entourage avait conscience, et tel un caractère lunatique, il était capable l’instant suivant, d’être à nouveau son petit ami prévenant et attentionné, celui qui savait la faire rêver en une balade à mobylette.

Malheureusement pour Alice, ces changements d’humeur devinrent de plus en plus fréquents et elle commença même, à certains moments, à avoir peur de lui. Comme cette fois où il était arrivé excédé dans la chambre où elle se coiffait, et qu’il avait levé la main sur elle… pour l’abaisser ensuite sur le matelas à proximité. Elle savait qu’il ne lui aurait pas fait de mal, du moins elle aimait à le croire, mais il avait tout de même tapé sur le lit. Comme s’il s’était rendu compte au dernier moment de ce qu’il était en train de faire, mais que le besoin de frapper sur quelque chose avait été le plus fort.

Un autre jour, Alice lui avait fait la surprise de venir le voir chez lui avant qu’il ne vienne la chercher. C’était la première fois qu’elle faisait ça et ne savait pas trop comment il allait le prendre, puisque l’idée ne venait pas de lui. Alors c’est tout doucement qu’elle avait monté les escaliers, réfléchissant à ce qu’elle allait lui dire. Tout à coup la porte s’était ouverte sur un Dany rouge de colère.

« Tu m’espionnes ? Tu crois que j’ai pas compris que tu faisais exprès de monter en silence pour pouvoir écouter c’que j’fais ? »

La pauvre Alice n’avait pu que faire demi-tour en courant, les larmes inondant ses joues, avant que les bras puissants de Dany ne la rattrapent pour la consoler, à grands coups de « je suis désolé mon bébé… ».

La situation devenait vraiment trop compliquée pour la jeune fille d’à peine quinze printemps. Elle aimait Dany, mais elle devait le quitter. C’est du moins ce qu’elle se disait à chaque fois qu’elle rentrait chez ses parents. Et à chaque fois qu’il revenait la chercher, elle espérait qu’il était redevenu le Dany des débuts. Elle avait essayé de lui parler, mais il n’écoutait pas. Lui écrire une lettre ne capterait pas assez son attention. Quant à rompre par téléphone, c’était trop cruel. Elle ne savait pas comment s’en sortir.

Assise sur son lit, Alice se demande de quelle humeur sera Dany au téléphone, aujourd’hui. Elle lui a menti pour aller passer la journée avec ses amis, mais le connaissant, elle présume qu’il le sait déjà. Il a dû la suivre, ou bien attendre au coin de la rue de la voir rentrer chez elle. Alice se tord les doigts en attendant la sonnerie du téléphone.

Enfin elle retentit.

C’est lui.

Alice souffle un bon coup, attrape l’appareil et décroche en appuyant sur la touche verte de son portable. Puis elle l’approche de son oreille.

« Salut Dany ! Tu vas bien ?

— Comment t’as pu me faire ça ? crache la voix dans le combiné.

— Écoute, soupire Alice, j’ai juste passé l’après-midi avec mes amis, pour une fois…

— Tes amis ? la coupe Dany, mais qu’est-ce que j’en ai à foutre de tes amis ? Tu m’as largué, Alice ! Par téléphone en plus ! T’aurais pu au moins me le dire en face, tu crois pas ?

— Heu… Je… Je comprends rien Dany… J’ai rompu avec toi ? Mais quand ?

— Ouais, vas-y, fais l’innocente maintenant ! Ça m’apprendra à sortir avec des gamines. »

Alice garde l’appareil à l’oreille malgré le fait que Dany ait raccroché depuis quelques minutes. Jamais il ne lui avait parlé comme ça. Mais qu’est-ce qu’elle a bien pu lui faire ? Elle se ressasse la journée passée dans sa tête et à aucun moment elle n’a pris son téléphone… Encore moins pour appeler Dany alors qu’elle a tout fait pour qu’il l’oublie une journée. Le seul moment où elle a pensé à lui, c’était dans son rêve, au cinéma. Ou plutôt dans leur rêve. C’était déjà assez étrange qu’ils fassent tous le même, mais si en plus il était prémonitoire… Elle tente alors de se remémorer leur songe commun.

⁂ ⁂ ⁂

Elle se trouvait dans le coin d’une salle de restaurant. Vincent semblait jouer au foot au milieu de la pièce et elle entendait Alec et Calvin le supporter depuis l’arrière du bar, comme si un terrain de football à l’intérieur d’un restaurant était tout à fait normal. Félix et Cris étaient assis à une table et discutaient chacun avec leur parent, quoiqu’elle n’ait pas fait attention si Félix était en compagnie de son père ou de sa mère.

Alice avait un téléphone à la main et ne semblait pas porter un grand intérêt à ce qui se passait autour d’elle. La voix dans le combiné laissa la place à un bip sonore et elle s’entendit prononcer des mots lourds de sens, ces mots qui restaient comme coincés depuis bien trop longtemps dans sa gorge.

« Je vais m’en aller et tu vas me laisser partir. Parce que te revoir serait trop douloureux pour moi, tu vas respecter ma décision. Adieu Dany. »

⁂ ⁂ ⁂

Allongée sur son lit, Alice se redresse d’un coup et se met à réfléchir tout haut.

« Attend… C’est pas possible ! C’est comme si ce qui s’était passé dans notre rêve était arrivé pour de vrai ! Nan… Ça ne se peut pas ! C’est du délire !

— Tu parles toute seule ? interroge Vincent en poussant la porte de sa chambre.

— Vas-y, entre et ferme la porte s’il te plaît, réfléchit-elle.

— O-Kay… Vincent vient s’asseoir à côté d’elle sur le lit.

— Je t’écoute, qu’est-ce qui y’a ?

— Je viens d’avoir Dany au téléphone, et tu ne devineras jamais…

— Quoi ? Il a crevé un pneu à sa mob ce gros con ?

— Arrête, mais non ! En fait j’ai rompu avec lui…

— Eh ben ! Il était temps ! Je suis fier de toi Ymeda (Alice) ! Et il l’a pris comment ?

— Non, t’as pas compris, je viens pas de rompre, là, maintenant ! J’ai rompu cet après-midi !

— Quoi ? Mais j’ai rien capté… Pourquoi tu me l’as pas dit ?

— Ben justement, je ne sais pas quand c’est arrivé… J’en ai aucun souvenir.

— Je comprends plus rien, t’as rompu ou pas ?

— En fait Dany était super énervé au téléphone parce qu’apparemment j’ai rompu avec lui en lui laissant un message cet après-midi… Sauf que je ne me souviens pas de l’avoir appelé ! Excepté peut-être…

— Sauf dans le rêve ! Mais si, rappelle-toi, le rêve qu’on a fait au ciné ! T’étais au téléphone, et tu parlais de lui !

— Nan, mais tu t’entends ? C’était un rêve ! Ça fait des jours que j’essaie de casser avec lui donc c’est normal que j’en rêve !

— Toi oui, mais nous ? Pourquoi on aurait rêvé de ça ?

— De toute façon, ça n’explique pas pourquoi c’est arrivé pour de vrai ! On ne peut même pas appeler ça un rêve prémonitoire vu que ça a eu lieu en même temps ! Alice réfléchit une seconde.

— C’est ça, hein ? Ça marche bien comme ça les rêves prémonitoires ? Tu dors et ça se produit après, mais tu le vis ! Et tu t’en souviens puisque tu le vis ! Elle secoue la tête en soupirant.

— Moi j’aimerais bien qu’il soit prémonitoire ce rêve… pense tout haut Vincent. Au moins ça voudrait dire que je vais gagner mon match… De toute façon, on ne saura jamais, si ça se trouve, t’as fait une crise de somnambulisme et tu l’as réellement appelé, on sait pas ! Et vu qu’on dormait tous, on ne t’a pas vue ! Et comme tu dormais un peu toi aussi, tu t’en souviens pas. Ce qui compte, c’est que tu ne sois plus avec ce type, c’est tout, et c’est le plus important. 

— Si tu le dis… Mais quand même, je maintiens que ça reste bizarre. »

Chapitre 3

Afin de ne pas laisser Félix prendre seul son bus, Alice et Vincent lui ont tenu compagnie, pendant que Cristal montait à bord du cinquante-et-un avec Alec. Saint-Louvins est la première grande ville proche de chez eux, là où se trouve le cinéma, la piscine, les magasins et accessoirement leur lycée. Mais avant d’être en enseignement secondaire, le petit groupe a fait la deuxième partie de sa scolarité dans la petite ville de Sauviac. C’est d’ailleurs au collège qu’ils ont tous commencé à traîner ensemble. Certains, comme Alice, Vincent et Cristal, habitent toujours Sauviac, alors que Félix et Alec logent sur la commune du Travers, sorte de banlieue de Sauviac, avec ses deux versants ; le bourg qui accueille les HLM et le quartier haut, réservé aux familles un peu plus huppées. Les jeunes n’auraient pas pu se rencontrer avant puisque les parents d’Alec, qui ont une bonne situation, ont fait construire leur maison au Travers, sur la butte, où une école gère la scolarité des enfants jusqu’au collège. Cette colline est desservie par la ligne cinquante-et-un, celle-là même qui lui permet de rejoindre ses amis à toute heure de la journée. À l’inverse, Félix et sa mère vivent dans un petit appartement au bourg du Travers, terminus de la ligne vingt-sept, avec sa mairie, son bureau de poste et son petit parc, mais pas d’école, c’est pourquoi Félix a pu devenir ami avec Vincent dès leurs premières années d’écoliers. Les deux lignes de bus passent par Sauviac et se scindent ensuite pour desservir les deux zones d’habitation de la ville du Travers.

Alec et Cristal restent silencieux durant les vingt-cinq minutes nécessaires à couvrir la distance entre Saint-Louvins et Sauviac. Avant de descendre, Cristal sourit à son ami et lui fait un geste de la main. Puis Alec se retrouve seul pour les cinq minutes qui lui restent avant de quitter le véhicule à son tour.

L’avant-dernier passager est descendu au niveau du supermarché de Sauviac, marquant la limite entre les deux petites villes. Alec, assis au fond du bus, garde le front collé à la vitre, les yeux dans le vague, regardant le paysage défiler sans le voir vraiment. Il pense à Cristal, ses cheveux bruns légèrement bouclés qui ondulent sur ses épaules, sa façon de boire au goulot de la bouteille de coca, l’appréhension qu’il a eue avant de réaliser qu’il avait bien remis la bouteille dans son sac, après qu’elle la lui a rendue, comme si c’était un trophée sur lequel elle avait posé ses lèvres. Et puis son sourire…

L’autobus stoppe sur son espace dédié, en cul-de-sac, pour le terminus. Les portes s’ouvrent comme par magie après un souffle d’air bruyant éjecté des soupapes, et le petit air frais de la fin de journée vient caresser le visage d’Alec, le sortant de sa rêverie. Il attrape son sac à dos et se dirige vers la sortie tout en balançant la bride pendante à l’arrière de son épaule. Un « salut ! » rapide au chauffeur et le voilà dehors en deux sauts de cabri. Dans cinq minutes à peine, il sera chez lui.

Au fond de la cour de sa grande maison, Calvin, son petit frère, de sept ans son cadet, joue aux fléchettes avec Nico, le voisin du même âge. Ils s’entendent tellement bien que leurs parents respectifs ont été jusqu’à faire une demande pour qu’ils soient dans la même classe de sixième en septembre prochain. Alec décide de ne pas les déranger, il passera un moment avec eux demain. Nico aura bien un truc ou deux à lui apprendre sur son lancer… Il ne rate jamais sa cible ce gosse.

En entrant dans la maison, Alec entend le rire de sa mère venant lui caresser les oreilles depuis le salon. Il a l’impression de ne pas l’avoir entendue aussi heureuse depuis bien longtemps. La voix de son père, responsable de sa bonne humeur, continue alors de narrer son histoire drôle. La porte d’entrée claque en se refermant, signifiant sa présence à ses parents.

« C’est toi Alec ? suppose sa mère d’une voix enjouée.

— Oui maman ! répond-il en arrivant devant le couple. Ils sont installés dans le canapé, un bol d’olives vertes sur la petite table à côté d’une bouteille de vin blanc à moitié vide, signe que leur apéritif est déjà bien entamé. D’un coup Alec comprend mieux pourquoi sa mère est si gaie.

— On va bientôt manger, tu m’aides à mettre la table ? ajoute-t-elle en se levant.

— Oui bien sûr ! Tu veux que j’aille prévenir Calvin ?

— Non laisse, je vais y aller. » intervient son père en se levant à son tour.

Alec reste pensif devant ses parents. Il note quelque chose de différent, mais ne saurait dire quoi. Son père est un grand brun assez costaud, de plus d’un mètre quatre-vingt, et à ses côtés, sa mère paraît inhabituellement frêle malgré son léger embonpoint. Tout à coup, Alec réalise d’où vient le changement. Sa mère. Elle semble tellement amincie qu’il a l’impression de ne pas l’avoir vue ni regardée depuis plusieurs mois. Pourtant hier encore elle se plaignait de ses kilos en trop.

« Tout va bien chéri ? demande-t-elle à Alec, toujours sous l’emprise d’un bug pensif.

— Ouais, je crois… Tu es très belle aujourd’hui, maman ! articule-t-il.

— Seulement aujourd’hui ? Elle se remet à rire. Merci quand même, un compliment de son fils, c’est toujours bon à prendre ! »

Alec se reprend rapidement et va chercher les assiettes dans le vaisselier. Il s’est sûrement trompé ou alors il n’a pas fait attention. Après tout, il est dehors presque tous les jours cet été, pour voir ses amis. Peut-être que sa mère s’est enfin prise en main et a entrepris le régime dont elle leur avait rebattu les oreilles pendant des mois. Cela dit, il se réjouit de ne pas être entré dans cette discussion avec sa mère, il laisse ça à Lisa qui arrive le week-end prochain. Ce sont des trucs de filles après tout.

En poussant la porte d’entrée, Cristal n’est pas étonnée d’entendre sa mère s’affairer dans la cuisine. Elle savait qu’elle serait là puisqu’elle a noté la présence de sa voiture, au pied de l’immeuble. Malgré tous ses efforts pour être discrète, elle l’entend l’appeler.

« Cristal, c’est toi ?

— Non c’est le voisin, pense la jeune fille, déjà exaspérée.

— Ouais ! Tu veux que ce soit qui ?

— Haha, très drôle ! s’esclaffe sa mère, visiblement de bonne humeur.

— Je sors le plat du four, tu viens à table avec moi ? On pourrait discuter un peu ?

— Heu… Vraiment ? Elle espère presque que sa mère change d’avis en quelques secondes, mais non.

— Si tu y tiens… » Cristal n’en revient pas et en même temps, elle reste sur ses gardes. « Discuter avec sa mère » est une phrase qu’elle a bannie de son vocabulaire depuis plusieurs années. En fait depuis que selon elle, celle-ci n’a plus été capable de discuter, d’échanger des propos, et surtout de l’écouter. Toujours sur le qui-vive, elle s’assied en face d’elle à la table de la cuisine, mais reste silencieuse. Sans doute par peur de dire les mots qu’il ne faut pas prononcer pour ne pas provoquer une énième gueulerie, comme Cristal avait pris l’habitude d’appeler les engueulades avec sa mère.

Un peu avant le douzième anniversaire de Cristal, s’était produit un évènement qui avait changé sa vie à jamais : son père avait quitté sa mère pour une autre femme. En soi, Cristal ne l’avait pas mal vécu. Quelque part, ce n’était pas son histoire à elle qui se finissait, mais celle de ses parents. Elle était restée vivre chez sa mère et avait continué de voir son père, mais de manière irrégulière puisqu’il avait par la suite, déménagé à l’autre bout du pays. À chacun son histoire, la vie est ainsi faite. Sauf que sa mère ne supporta pas que son histoire prenne ce tournant et Cristal s’en rendit vite compte.