La pénitence de Sosthène - Jacques Marlier - E-Book

La pénitence de Sosthène E-Book

Jacques Marlier

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Beschreibung

Shanti est né à l’île Maurice dans une famille pauvre qui vit au bord d’un lagon. Adopté par les Hastings, un couple d’universitaires, il deviendra quelques années plus tard prêtre anglican. Muté à la Réunion, on le retrouve s’éveillant dans sa maison de Saint-Pierre, sa maîtresse à ses côtés. Elle s’est réfugiée chez lui, la veille car elle a découvert son mari, revenu plus tôt que prévu, étendu sur la varangue de leur case…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jacques Marlier est né en 1946. Une enfance outre-mer. Sa vie professionnelle c’est la conduite du changement. Il cultive l’humain : formation, théâtre, astrologie, coaching, Reiki. Après une brève période de chômage, il est bénévole auprès de personnes en recherche d’emploi. Enrichi par ses expériences, il se consacre à l’écriture de romans : « Transitions » publié en 2020, « L’appel aux hommes brûlés » publié en 2021 et « Nosy Akoho » publié en 2022.

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Jacques Marlier

La pénitence de Sosthène

L’enfance de Shanti

Depuis toujours, Shanti craignait d’avoir faim. C’était un sentiment ancré en lui depuis son enfance à l’île Maurice. Son père était pêcheur et sa mère faisait le ménage dans les bungalows de la Villa Caroline, l’hôtel voisin. Cet établissement, très apprécié des touristes, donnait sur la plage de sable blanc d’un immense lagon aux eaux dont la couleur variait du bleu profond au turquoise transparent. Quelques barques aux couleurs mangées par le sel, étaient ancrées dans la petite embouchure d’un cours d’eau affaibli par la chaleur. Au large, la houle se brisait sans fin sur la barrière de corail en une explosion bruyante d’écume blanche. Shanti avait vécu là, dans une paillote aux couleurs d’herbes sèches, faite de roseaux, de feuilles de palmiers et de bambous que l’on avait aplatis pour les entrecroiser. Le toit, couvert de tôles rouillées, n’était pas assez haut pour que son père puisse s’y tenir debout. On vivait dans la cour, à côté du petit poulailler. Dans un coin, les latrines rappelaient par leur odeur, les contingences humaines. La case baignait dans les résonances de la faune environnante. Le croassement sonore des crapauds-buffles emplissait les nuits tropicales, ponctué régulièrement par le cri cristallin d’une espèce cousine. Le jour, le pépiement des tisserins jaunes, des cardinals rouges, des mainates bruns, des moineaux et d’autres oiseaux, se mêlait au caquètement des poules sous le souffle continu de l’alizé. Shanti passait ses matinées à surveiller les alentours de la case. Sa présence empêchait les mangoustes d’attaquer les quelques volailles de la famille. Ces petits mammifères avaient été introduits sur l’île pour éliminer les rats, passagers clandestins des navires. Les poules, elles, limitaient la prolifération des blattes qui pullulaient aux abords des poubelles du restaurant et s’invitaient sans vergogne dans la petite case et ses alentours. Pendant sa garde, Shanti fabriquait des bracelets avec des petits coquillages, des coraux et des morceaux de bois flotté. Il les vendait aux touristes étendus sur le sable. À force de les observer, il arrivait à deviner lesquels s’intéresseraient à ses productions. Il se trompait rarement. Sa cible préférée était les couples étendus tendrement sur la plage.

En fin d’après-midi, il attendait le retour du père, parti avec son canot pêcher dans le lagon. Shanti pouvait apercevoir au loin, sa silhouette debout dans sa barque, entourée d’eau scintillante sous le soleil du Capricorne. Il n’arrivait pas à distinguer son visage émacié. Il devinait sa chemise claire tachée par endroits et son pantalon sombre. De retour à terre, celui-ci confiait sa pêche à son fils. Shanti partait proposer les poissons à des groupes de Mauriciens, venus terminer la journée autour d’un barbecue sous les filaos qui bordaient la plage. À la fin de sa tournée, s’il restait des poissons, la mère les préparait pour le repas du soir. Elle les faisait bouillir dans une marmite en fonte sur un foyer installé dans la cour. Autour d’elle les poules avides s’agitaient. Elles avaient déjà dévoré les viscères des poissons et n’étaient pas rassasiées. La mère était petite, très active dans son sari orange orné de motifs bruns et verts. Quand Shanti avait tout vendu, ils se contentaient de fruits de saison ou de coquillages glanés sur les rochers de l’embouchure. Parfois, Shanti, en plongeant dans le lagon, avait la chance de surprendre un poulpe au détour d’un massif corallien. Il était fier de le rapporter et de participer à améliorer l’ordinaire de la famille.

Entre le bleu du ciel et le bleu du lagon, l’écume blanche de l’Océan se brisant sur la barrière de corail, marquait une limite infranchissable aux frêles barques des pêcheurs. Elles ne traversaient jamais la passe, ouverture par laquelle le lagon se remplissait ou se vidait au gré des marées. On racontait avec frayeur, qu’au-delà, les requins régnaient en maîtres absolus, un règne contesté, murmurait-on, par des calamars gigantesques.

Plus réels, étaient les cyclones. Rares étaient ceux qui touchaient l’île de plein fouet. Cela arriva lorsque Shanti avait neuf ans. Une alerte rouge avait été émise obligeant les personnes dont les logements étaient fragiles à se réfugier dans des abris pouvant résister aux vents violents. Ils avaient été accueillis dans l’hôtel voisin. La barrière de corail atténua la force de la houle. Elle protégea le littoral des submersions. La frêle cabane qui leur servait de logis ne résista pas. Partout, des arbres étaient tombés, des rivières avaient débordé de leur lit, des routes avaient été coupées. Le petit cours d’eau avait grossi et charrié de la terre et des débris. Les eaux du lagon étaient devenues troubles. Les poissons se cachaient dans les trous.

Ils reconstruisirent courageusement la petite case en recueillant les matériaux laissés par la tempête. Ils furent bientôt à l’abri ; mais la faim ne tarda pas à les tenailler. Le lagon était vide. Le père avait su préserver son canot ; mais ses sorties restaient vaines. Le troisième jour, la mère reprit du service à l’hôtel. Elle put ramener les restes des quelques clients présents. Cet épisode marqua à jamais l’esprit de Shanti. Peu à peu, les difficultés se réduisirent. La pêche put reprendre et les touristes revinrent en nombre.

Shanti aimait plonger dans le lagon à la recherche de coquillages et de poulpes. Parfois, sur commande, il ramenait des concombres de mer, c’étaient des vers mous, noirâtres et immobiles de la longueur d’une main, visibles sur le sable clair. Ils étaient destinés à des restaurateurs chinois dont certains clients étaient friands de cette variété d’holothuries auxquelles ils prêtaient des vertus curatives.

Shanti était devenu une figure connue des habitués de la plage. Un couple d’universitaires anglo-mauricien, les Hastings, se prit d’affection pour lui. Ils échangeaient parfois quelques mots. Ils étaient surpris par sa vivacité d’esprit. Les Hastings habitaient Rose Hill, une grande ville au milieu des terres. Mala, la femme, une Mauricienne dont la silhouette ne laissait pas ses étudiants indifférents, percevait chez Shanti un potentiel laissé en friche. Son affection pour ce garçon était peut-être due à ses origines hindoues. James avait déclaré que s’ils avaient pu avoir un enfant, il aurait aimé qu’il fût semblable à Shanti. James était un Anglais sportif, blond, à la peau pâle. Il enseignait la physique. Il avait choisi de rester à Maurice après avoir épousé l’amour de sa vie. Sa lointaine famille n’était pas venue à son mariage tout en affirmant qu’elle ne le désapprouvait pas.

James appréciait ce garçon, simple, poli et souriant. Un jour, dans un élan de sympathie, il lui avait fait cadeau de son masque de plongée. Mala avait approuvé en souriant. Dès lors, Shanti eut à cœur de les remercier par un cadeau exceptionnel. Il savait que le lagon le lui donnerait. Grâce au masque, il put aller plus loin. Il découvrit alors un monde différent. Des bancs multicolores de poissons minuscules nageaient autour des coraux dont la variété ne cessait d’étonner les touristes. Il y avait ceux qui se déployaient en branches, ceux qui ressemblaient à des coussins, ceux qui se développaient en petites draperies. Il valait mieux les éviter car ils coupaient comme un rasoir et leur blessure était longue à guérir. Ceux que Shanti redoutait le plus, avaient la forme de feuilles. Les toucher ou seulement les frôler, provoquait une brûlure vive.

Un jour, il s’était approché de l’un de ces massifs de corail de feu. Les bancs de minuscules poissons aux couleurs vives et éclatantes virevoltaient tout autour. Shanti, méfiant, se tenait à bonne distance. C’est alors qu’il le vit. Jamais il n’en avait vu de comparable. Il se déplaçait lentement. Ses larges nageoires se terminaient en franges. Elles s’agitaient gracieusement avec lenteur. Ces mouvements élégants prolongeaient les rayures brunes et beiges de son corps. Shanti eut l’idée de capturer cette merveille d’une effrayante beauté pour l’offrir aux Hastings. Il revint sur la plage, ramassa un sac plastique dans ses affaires posées sur le sable. Il plongea et se rapprocha du massif de corail de feu. Le poisson était toujours là, lent et gracieux. Shanti en un tournemain, le captura. Une fois sorti de l’eau, il s’approcha du couple d’universitaires, venus passer l’après-midi sur la plage. En voyant le poisson, ils eurent un mouvement de frayeur. Shanti prit cela pour de l’étonnement. Mala l’apostropha :

– Attention Shanti. Sé ennPterois.

Sans comprendre ce que voulait dire Mala, Shanti plongea la main dans le sac pour leur montrer le poisson. Sa paume fut piquée en plusieurs endroits. La douleur fut immédiate. Le jeune garçon sentit son cœur s’accélérer. Sa main enflait à vue d’œil. Son bras devint raide ; puis il se paralysa. Il avait perdu connaissance quand James et Mala le transportèrent dans leur voiture.

Abandonné

Shanti se réveilla dans un endroit comme il n’en avait jamais vu. C’était une pièce toute blanche. Accroché au plafond, très haut, un ventilateur tournait avec une lenteur hypnotique. Devant la blancheur et la hauteur des murs, Shanti crut qu’il était mort. Cet autre monde ne ressemblait en rien à celui qu’il connaissait. Il était allongé dans un lit en fer. Il y avait des draps blancs. Il n’avait jamais dormi que sur une natte étendue sur le sol de la case familiale. Sa mère, femme de ménage dans l’hôtel voisin, leur avait parlé des lits comme d’un luxe réservé aux touristes qui y séjournaient. C’était léger et agréable. Une odeur qu’il ne connaissait pas flottait dans l’air. Il la trouva déplaisante. Shanti promena lentement son regard autour de lui. Un bourdonnement lui fit découvrir des appareils étranges avec des lumières, des fils et des tuyaux. Soudain, il vit dans le lit à côté du sien, un autre enfant qui le regardait :

– Tu es réveillé ?

– Qui es-tu ? Où suis-je ?

– Sé Samy. J’ai été opéré de l’appendicite. Nous sommes au Royal Hospital de Rose Hill.

Shanti n’était pas encore tout à fait sorti de son coma. Pour lui, les phrases de Samy n’avaient aucun sens. Il ignorait ce qu’étaient une appendicite et le Royal Hospital. La vie ne l’avait pas encore confronté à ces expériences.

– Pourquoi je suis-là ?

– Je ne sais pas, le médecin te le dira.

Shanti n’eut pas le loisir de continuer à interroger Samy. Une femme en blanc survint avec un grand sourire.

– Bonjour Shanti, tu t’es réveillé ?

– Bonjour madame.

– Je suis le docteur Virapoulé. Je vais écouter ton cœur avec cet appareil. Ça ne fait pas mal.

La femme médecin promena son stéthoscope sur la poitrine de Shanti. Elle sourit.

– Tout va bien ! Tu as une bonne constitution. C’est parfait.

– Madame, pourquoi je suis ici ?

– Tu as touché un poisson très venimeux. Tu as eu de la chance. Souvent, le pterois volitans est mortel. Cela fait trois jours que tu dors ici.

– Comment je suis venu ici ? Où est mon Papa, où est ma Maman ?

– Ce sont les Hastings qui t’ont amené ici, avec l’accord de tes parents. Je vais leur annoncer que tu t’es réveillé. Ils sont impatients d’avoir de tes nouvelles.

James et Mala ne tardèrent pas à arriver. Ils le serrèrent dans leurs bras. Ils lui promirent de revenir avec ses parents. Ils avaient apporté des samoussas aux légumes. Avec l’approbation de la doctoresse Virapoulé, ils les offrirent à Shanti. Ils étaient très pimentés comme il les aimait. Il les partagea avec Samy selon la coutume mauricienne.

James et Mala revinrent le lendemain, accompagnés de ses parents. Ils avaient fait le voyage dans la Morris du couple d’universitaires. C’était pour eux une première fois, eux qui n’avaient jamais voyagé que dans des bus antiques et brinquebalants. Ils étaient intimidés en pénétrant dans le Royal Hospital. Jamais, ils n’étaient entrés dans un bâtiment quasi officiel sauf le jour de leur mariage. Ils se taisaient regardant partout. Les Hastings s’arrêtèrent devant la chambre où se trouvait Shanti. Mala poussa la porte. En l’apercevant dans cet endroit étrange, la mère de Shanti se précipita sur lui en pleurant et gémissant. Elle portait son beau sari, celui en satin bleu lumineux. Le père, après avoir serré l’épaule de son fils, s’éloigna et resta à distance. Très digne, il avait mis sa plus belle tenue, un costume ocre en tissu épais. Il avait gardé son chapeau brun foncé. Il semblait tendu. Son regard fixait le vide. Les Hastings avaient amené des chocolats. Shanti n’en avait goûté qu’une fois lorsque des touristes sur la plage lui en avaient offerts. Mala fit une distribution générale. Un silence chargé de pensées, succéda aux effusions. La mère regardait le père, les Hastings regardaient les parents. Ces derniers s’étaient éloignés du lit et se tenaient droits, l’air emprunté, le regard absent. Shanti devina qu’ils lui cachaient quelque chose.

Mala, d’une voix douce, éclaircit le mystère. Les Hastings avaient proposé de l’adopter. Ils rêvaient depuis longtemps d’avoir un fils comme Shanti. Ils ne pouvaient pas avoir d’enfant d’où leur proposition. Les parents de Shanti avaient commencé par refuser. Mala avait argumenté que cela lui offrait une chance inespérée et qu’il serait aimé comme leur fils. Il pourrait librement leur rendre visite et ils le verraient régulièrement. Hésitants, les parents de Shanti avaient consulté le brahmane. Ce dernier avait fait ressortir que cela représentait une chance. Shanti sortirait de leur condition et pourrait occuper une position sociale inespérée pour leur communauté. Leur devoir était d’accepter. Ils avaient discuté toute une nuit. La mère était plutôt favorable même si cela déchirait son cœur. Le père affirmait qu’ils allaient perdre leur fils.

Shanti écouta les Hastings et sa mère. Le père ne dit rien. Le convalescent était tout étourdi. Il ne savait que dire. Il avait besoin de temps. Finalement, il fut décidé qu’il ferait part de sa décision à la doctoresse. Une heure après leur arrivée, les visiteurs s’en allèrent non sans une démonstration d’affection de plus au jeune malade.

Shanti mit du temps à comprendre la situation. Il se repassait en boucle la visite de ses parents et des Hastings. Il venait à peine de sortir du coma et ses pensées ne s’enchaînaient pas assez bien. Elles étaient bousculées par des émotions contradictoires. Il avait ressenti avec joie, l’étreinte de sa mère. Son père, il le connaissait, ne semblait pas tout à fait d’accord avec l’idée qu’il les quitte. Toutefois, s’ils n’avaient rien opposé à la proposition des Hastings, c’est qu’ils l’approuvaient. Une partie de Shanti comprenait que c’était pour son bien, une autre partie se sentait blessée par ce qui ressemblait à un abandon. S’il refusait de devenir un Hastings, quelle serait la vie avec ses parents ? Si les temps devenaient difficiles, le lui reprocheraient-ils ? Et s’il acceptait, les perdrait-il ?

Allait-il changer de famille ? Les Hastings avaient affirmé que les liens avec sa vraie famille ne seraient pas rompus. Un avenir confortable lui était proposé. Il aimait bien les Hastings, surtout Mala ; mais ce n’était pas le même amour qu’envers ses parents. Il revenait sans cesse au fait qu’ils étaient d’accord pour qu’il les quitte. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi et se sentait abandonné. Le soir tombait. Samy le regardait et essayait de deviner sa décision. Poussé par la curiosité, il tenta une stratégie de contournement.

– Eh, Shanti. Je ne sais pas ce qui se passe. Mais ils ont l’air de nous avoir oubliés pour le repas.

– Tu crois ?

– Oui, j’ai faim. Une faim énorme.

Le mot faim fit écho dans l’esprit de Shanti. Il se rappela le cyclone, le manque de nourriture. Et si cela se reproduisait ? Ils auraient faim à nouveau. S’il acceptait de vivre avec les Hastings, il pourrait venir en aide à ses parents. Ils n’auraient pas à le nourrir. Devait-il les laisser seuls ? Samy sentit que c’était le moment.

– Alors, tu vas aller vivre avec les professeurs ?

– Je ne sais pas. Je n’y avais jamais pensé.

– Tu en as de la chance. Je sais qu’ils habitent une très belle maison sur la colline. J’aimerais être à ta place.

– Tu laisserais tes parents ?

– De toute façon, un jour ou l’autre, tu les laisseras. Alors maintenant ou plus tard, qu’est-ce que ça change ?

Cette réflexion fut l’élément décisif qui lui manquait. Il accepta la proposition des Hastings de l’adopter.

Shanti ne sortit pas indemne de cet épisode. Parfois, il était en proie à des accès de mélancolie mêlée de colère. Il gardait pour lui cette émotion. Il s’isolait et restait renfrogné plusieurs heures le temps de repasser à des pensées positives, de revenir à la joie, sa vraie nature. Il conserva aussi de ces moments tragiques une séquelle physique. Le venin du poisson s’était infiltré dans son corps jusqu’à s’emparer parfois de son esprit. Shanti pouvait être sujet à des absences temporaires. Tout à coup, il ne savait plus où il était, ni qui il était. Heureusement, cela ne durait pas. Il ne gardait aucun souvenir de ces moments d’amnésie. C’était comme s’il avait dormi sans rêve.

Rose

Shanti fut accueilli avec joie par Mala et James. Il découvrit le confort, les vêtements neufs, l’eau chaude sous la douche, le privilège d’avoir un espace à soi, un lit. Il cessa de craindre les intempéries. Cependant, il ne put se défaire de la crainte de la faim. Cela lui restait de sa vie d’avant. Il fit beaucoup d’efforts pour s’intégrer à son nouveau milieu. Il apprit rapidement les codes de la culture britannique. Il sut très vite comment se tenir à table, les formules de politesse convenues. Avec l’aide bienveillante de ses parents adoptifs, il combla aisément les lacunes de sa scolarité qui s’était arrêtée après avoir appris à lire et écrire. Petit à petit il devint un brillant élève.

Il n’oublia pas pour autant ses vrais parents. Les Hastings veillaient à ce qu’il leur rende visite au moins une fois par mois. C’était un moment de joie pour tous. Ils apportaient de quoi améliorer l’ordinaire et le confort du pêcheur et de sa femme. Ceux-ci s’étonnaient et se réjouissaient de voir Shanti se développer à tous points de vue. Cela les confortait dans l’idée d’avoir pris la bonne décision. Shanti était un peu gêné de les voir dans cette pauvreté dont il prenait de plus en plus conscience. Il aurait voulu les en libérer. Il s’en était ouvert à Mala. Elle lui avait montré que leur vie était là et qu’en changer les déstabiliserait profondément.

Shanti grandit dans un environnement britannique. Les Hastings fréquentaient le Westminster Sport Club. Il était réservé aux seules personnes issues du Royaume Uni. Ce privilège avait perduré malgré l’indépendance de l’île qui datait déjà depuis de nombreuses années. Après consultation du board, Shanti fut admis dans le club malgré ses origines hindoues. Il côtoya des jeunes dont il ne comprenait pas toujours les réactions. Ils étaient tellement attachés aux biens matériels. Ils en voulaient toujours plus. Ils ne se rendaient même pas compte de leur situation privilégiée. Avec bienveillance, ils le surnommèrent Ghandi. À leurs côtés, Shanti pratiqua le cricket et le rugby.

Il fit de brillantes études de psychologie à l’université de Rose Hill. Cette réussite lui laissait entrevoir la possibilité d’ouvrir un cabinet ; la suite des événements l’y fit renoncer.

Rose, une nièce de James, vint séjourner chez les Hastings. Elle habitait Hampstead, une banlieue aisée au nord de Londres. Elle était du même âge que Shanti. Celui-ci fut frappé par sa longue chevelure blonde et ses boucles aux reflets roux qui tombaient sur ses épaules. Ses yeux bleu porcelaine étaient remplis d’innocence. Sa peau pâle n’était pas faite pour le soleil. Mala et elle manifestaient une complicité joyeuse. Shanti découvrit pourquoi. Elle était une des rares de la famille de James à avoir entretenu un lien après leur mariage. C’était la première fois que Shanti voyait vivre de près une jeune fille. Elle avait toujours une remarque agréable et bienveillante quelle que soit la situation. Elle s’adapta facilement à la vie mauricienne. Ainsi elle prenait plaisir à goûter les plats créoles servis parfois à la table des Hastings.