La plume et la palme - Michel Deepee - E-Book

La plume et la palme E-Book

Michel Deepee

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Beschreibung

Quatre récits, quatre histoires distinctes, quatre voyages à la palme entre l'Egypte, la Colombie, le Groenland et le Svalbard. 

Un fil rouge. L'apnée comme aventure. 


Un objectif. La rencontre avec les animaux marins dans leur milieu naturel. Dans la liberté, la douceur et le respect.


"La plume et la palme" raconte l'apnée exploratoire, sauvage, loin des performances de la compétition. Une apnée faite de courage, d'interactions uniques et de rencontres fabuleuses.


"Mastering the others is strength. Mastering yourself is true power." Lao Zi

À PROPOS DE L'AUTEUR

Michael Deepee est passionné d'apnée depuis une enfance passée entre la Suisse et la Sicile. Artiste martial accompli, historien de formation et policier de métier, il a vécu deux ans au Japon, navigué dans le Grand Nord et bourlingué le monde. Publié sous pseudonyme, "La plume et la palme" est son premier livre.

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Michael Deepee

La plume et la palme

Quelques apnées aventureuses autour du monde

Récits de voyage

© 2024, Michael Deepee.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 9782889820313

À vous deux, M. et T., aventuriers de la vie.

Vis comme si tu devais mourir demain.Apprends comme si tu devais vivre toujours

Gandhi

Prologue

Aux pieds du Capo Calavà, escarpement rocheux de la côte septentrionale de la Sicile, colonisé par quelques figuiers de Barbarie, des touffes d’origan parfumé et des oliviers centenaires, la mer est cristalline. On y arrive par une étroite route serpentant le long du relief, si possible au volant d’une inconfortable Fiat Panda d’époque, la glacière débordant de paninis al pomodoro e prosciutto crudo. Le soleil implacable de l’été aura vite fait de chauffer la vieille tôle, obligeant l’équipée à rouler toutes vitres ouvertes, torse nu et maillot de bain, le bras dehors à l’italienne. Sur la banquette arrière, la clique des cugini est agglutinée entre les sacs de plage, glacière, parasols et palmes en plastique. Ainsi chargés, pétaradant dans les contours, on déroulera tranquillement la route jusqu’au cap, oubliant tout le reste, avides d’une Méditerranée n’attendant que nous. Le grand bleu était notre rêve, notre but. C’était le temps des grandes vacances, de la liberté absolue, des rires, de l’insouciance enfantine et de l’aventure. En somme, la bella vita.

E domani, che facciamo? Gamins, on ne se posait même pas la question, cela tombait sous le sens. On y allait tous les jours, à la mer, et nos journées étaient rythmées par nos immersions. Les débuts, dans les premières années, c’était de l’anthologie. Les masques prenaient l’eau et s’embuaient, on n’y voyait pas à deux mètres. Grâce à nos tubas de champions du monde, on buvait tasse sur tasse, mais on s’en foutait. L’appel du bleu était le plus fort, les merveilles sous-marines valaient bien qu’on gobe quelques litres de sel. Et lorsque notre peau se flétrissait, que nos lèvres étaient cyanosées et que l’on claquait La cucaracha de toutes nos dents, on filait rapido jusqu’au bar, en tentant de survoler le sable incandescent du mezzogiorno. On lançait quelques milliers de lires rabougries sur le comptoir de marbre, la signora nous gratifiait d’un sourire édenté et nous, on repartait heureux avec le trophée du jour : un gelato con brioche coulant sur nos doigts.On se dorait un moment au soleil, reprenant nos forces, puis on chopait nos palmes et on repartait pour des heures. Le soir venu, de retour à la maison, autour de la table de la cuisine, on se racontait nos exploits, on sortait les coquillages et cailloux de nos poches, autant de trésors ramenés des profondeurs et que l’on étalait fièrement sur la table, les joues maculées de sauce tomate de la nonna. Avec les miens, on attendait ce moment chaque année avec impatience. Le sel de la mer, la chaleur du soleil, la succulente cuisine casareccia.

À l’extrémité du cap, à quelques mètres au large, là où les gamins que nous étions alors ne plongent pas encore, la falaise s’incline vers les profondeurs. Vers un bleu qui, depuis ce temps reculé, exerce sur moi son attraction. Avec les années et l’expérience, les temps de plongée se sont allongés, les profondeurs ont augmenté. Et de pair, ma relation avec la mer s’est consolidée. D’aussi loin que je m’en souvienne, de cette lointaine époque de la Fiat Panda, des masques merdiques et des gelati de midi, jusqu’à aujourd’hui, la mer m’appelle, le bleu m’attire. Je me revois, gamin puis adulte, avec les palmes aux pieds, les yeux tournés vers le fond, suivant les rayons du soleil qui se perdent là-bas, concentré sur l’amplitude et la lenteur de ma respiration. Et, dans les tripes, cette envie d’aventure, d’exploration, de rencontre. Envie d’aller plus loin, plus longtemps. De me fondre dans cette eau, de me prendre pour un poisson. En immersion, je me suis toujours senti bien, en confiance, détendu. Ainsi va l’apnée. Je me revois inspirer amplement, puis expirer longuement. Inspirer encore, lentement, remplissant mes poumons et nourrissant mon corps de tout l’oxygène qui lui sera nécessaire. Expirer, plus lentement encore. Focaliser sur l’instant présent, détendre mon corps et mon esprit. Inspirer une dernière fois et, enfin, plonger. Dans le silence. Sentir les mètres qui défilent, la pression qui augmente, l’esprit qui se vide. Palmer encore un peu, puis me laisser couler. L’eau m’enveloppe, je glisse dans le bleu durant quelques secondes éternelles. Couché sur le fond sablonneux, accroché à un rocher ou flottant dans l’immensité, il me semble que plus rien d’autre n’existe. Un nouveau monde s’est ouvert. Ce monde, ce bleu, pour les quelques précieuses minutes que va durer cette apnée, est le mien.

Il existe, en Sicile, une vieille légende racontant l’histoire de Nicola, un jeune garçon qui vivait dans un petit village de pêcheurs non loin de Messina. Amoureux de la mer, irrésistiblement attiré par la Grande Bleue, Cola sautait à l’eau tous les jours et partait plonger, observer les poissons et explorer les fonds marins. Cola aimait tellement la mer qu’il en oubliait tout le reste. Il pouvait rester des heures et des heures dans l’eau, à plonger toujours plus longtemps, toujours plus profond. Sa mère ne voyait pas cela d’un bon œil et, un soir, lassée et courroucée de devoir sans cesse rappeler son fils pour le souper, lui lança dans le vent : « Cola ! Si tu veux faire le poisson, eh bien, deviens poisson ! » Par enchantement ou malédiction, les mains du jeune garçon se palmèrent, ses jambes s’unirent en une nageoire écaillée et ilse transforma enfin en homme-poisson. On raconte que ce garçon, que les pêcheurs puis les conteurs surnommèrent Colapesce, « Cola le poisson », vit depuis dans les eaux autour de la Sicile, veillant sur l’île et ses habitants.

Cette histoire populaire, dont il existe par ailleurs plusieurs versions, je ne l’ai découverte que tardivement, bien après mes premières explorations marines de l’enfance. Elle résonne profondément en moi et je me plais, aujourd’hui, à la raconter à mes enfants le soir avant d’aller au lit. L’histoire de Colapesce, c’est un peu une partie de moi que je retrouve des années plus tard, comme un vieil album de photos de famille que l’on dépoussière et dans lequel on se replonge avec le recul de la vie d’adulte. Cette histoire fait écho à ma propre passion pour la mer et mes racines méridionales. Car c’est ici, dans le vent des Îles éoliennes et l’ombre sacrée du Tyndaris, en Méditerranée sicilienne, sous l’aile de mon père et le regard de ma mère, qu’est né mon grand bleu à moi.

L’apnée comme aventure

Les quatre récits qui composent ce livre sont tirés d’expériences aventureuses qui restent, dans le fond, relativement simples. Bien que l’être humain ne soit pas fondamentalement conçu dans ce but, l’apnée est d’une déroutante accessibilité et profondément inscrite dans notre ADN. Les premières formes de vie sur terre sont nées dans l’eau. Des millions d’années plus tard, à l’échelle humaine, l’eau reste le liquide originel, celui dans lequel tout être humain passe les neuf premiers mois de sa vie. Phobiques ou aquatiques, l’eau est notre élément constitutif. Le corps humain est composé d’environ 65 % d’eau. Cela en fait, des océans intérieurs où peuvent s’ébattre nos cellules. Quant à l’apnée, elle provoque chez l’être humain divers phénomènes physiologiques fascinants : la bradycardie, la vasoconstriction périphérique, la contraction de la rate et, avec la pression des profondeurs, un afflux sanguin dans les capillaires entourant les alvéoles pulmonaires (blood shift), permettant de protéger nos poumons de l’écrasement. Or, ces mécanismes physiologiques sont communs à l’ensemble des mammifères marins. Dauphins, baleines, phoques, cachalots et… humains, partagent ainsi ces mêmes ces mêmes réflexes d’immersion (Mammalian Dive Reflex).

Mais au-delà de la physiologie, qu’en est-il des sens, des émotions, des intuitions qui naissent lorsqu’on entre en interaction avec la mer et ses habitants ? Quel échange peut-il bien y avoir entre deux êtres qui se côtoient sous la mer ? Les récits qui suivent sont également nés d’une telle interrogation. J’y aborde l’apnée sous des angles différents. À mes yeux, celle-ci peut être aussi bien technique, physique, sportive et exploratoire qu’émotionnelle, intime, quasi spirituelle. Les apnéistes témoignent bien souvent que chaque plongée, chaque descente dans le bleu, est autant un voyage dans les profondeurs de l’être que dans celles de la mer. L’apnée nécessite à la fois courage et lâcher-prise. Elle nourrit l’esprit curieux, comble l’explorateur, récompense l’humble comme l’audacieux. Dans l’apnée réside un authentique esprit d’aventure, véritable fil rouge de ce livre.

Les récits qui suivent sont le fait d’une action, d’une démarche, d’un rêve, d’une remise en question, d’une prise de risque délibérée. Personne ne m’a forcé ni même tenu par la main pour aller plonger parmi les requins colombiens ou me geler les palmes sous les glaces du Groenland. Dans le Grand Nord norvégien, le face-à-face aquatique avec les morses était un choix conscient, bien que sans filet. Ces aventures sont des expéditions dans le sens où, chacune à leur manière, elles se méritent. Chacun de ces voyages est une forme de première, une aventure en soi, un défi physique et mental, un engagement total. Une expédition ne vous ménage pas et ne vous laisse jamais indemne. J’ai une furieuse prédisposition au mal de mer, il a fallu pourtant cumuler de longues heures de navigation océanique, vers Malpelo ou le Grand Nord. J’avais une trouille viscérale des squales, j’ai pourtant plongé au beau milieu de toutes sortes de requins. Je détestais le froid, j’ai pourtant nagé dans les glaces monumentales du Groenland, puis autour du Svalbard là où règnent l’Ursus maritimus et son pote Wally Walrus. À vrai dire et si l’on exclut l’impact émotionnel de cette expérience, il n’y a que les dauphins égyptiens qui m’ont été facilement accessibles.

Au-delà de la beauté et du caractère exceptionnel de ces voyages, on y trouvera également, je le souhaite de tout mon cœur, quelques messages de sagesse, une motivation à se surpasser, à croire en ses rêves, à vaincre ses peurs et suivre son cœur. À encourager une approche douce et respectueuse de la nature qui nous entoure. Ces quatre aventures, pour lesquelles j’ai tout donné, sont des concentrés de vie et d’énergie.

L’expérience avec les dauphins égyptiens a été très émotionnelle, réparatrice. Cette première aventure fut une forme de retour à moi à l’issue d’une période mouvementée de ma vie. Elle n’a rien d’une expédition mais fut néanmoins l’étincelle d’une démarche qui ne me quitte plus depuis. La rencontre, en apnée, avec les animaux marins. Puis vint la fabuleuse sauvagerie de Malpelo et ses requins, une expédition réalisée aux antipodes de la douceur égyptienne, dans une débauche d’énergie et d’aventure. Aussi bien un combat contre des peurs primales qu’une jouissance de la vie à l’état pur. Après cela, le gigantisme des icebergs groenlandais, les baleines à bosse de la baie de Disko et la folie des marins russes. Une expédition insolente sur un voilier rustique, osée sur un coup de tête, un pari fou à mi-chemin entre contemplation impressionniste et mission commando. Enfin, l’expédition polaire autour du Svalbard, aux confins du monde des Hommes, là où la nature domine, réalisée alors que je venais d’être père. Une aventure au léger arrière-goût charbonneux, avec une pincée de roman d’espionnage à la sauce russe, gratinée d’une épique rencontre au corps à corps avec les morses, animaux sauvages parmi les plus impressionnants que je n’aie jamais eu l’occasion de rencontrer. Ces deux dernières expéditions m’ont réellement transmis le goût de la grande navigation à la voile, de l’apnée exploratoire et la passion des espaces du Grand Nord.

L’aventure est un état d’esprit et le monde, un livre vivant d’une richesse illimitée. Sur terre, dans les airs ou sous la surface, la nature se dévoile, belle, authentique, blessée aussi, accueillante néanmoins pour celui qui ne cherche pas à la dominer. Riche d’enseignements, elle nous en apprend sur elle au moins autant que sur nous-mêmes. Le livre que vous tenez entre les mains est le fruit d’un rêve aussi bien que d’un travail acharné. D’un espoir et d’une passion. Ceux de raconter et partager ce qui vous attend là, à peine dissimulé derrière votre porte, au coin de la rue, au-delà de vos frontières et par-delà les mers. Ceux de rendre hommage, à travers l’écriture, aux trésors que la nature dissémine ici et là, au gré des vents et des marées. Ceux de partager les rencontres exceptionnelles que l’on peut vivre sous la surface, en apnée. Ceux de découvrir, enfin – délicieux paradoxe –, que cesser de respirer et plonger signifie aussi vivre pleinement.

Pourquoi mêler la plume à la palme ? Ces deux activités sont intimement liées par un élément qui est, pour nous tous, indispensable : la liberté. Celle de nos âmes créatrices, de nos émotions, de nos pensées et de notre plaisir à exprimer nos idées sur le papier comme bon nous semble. Celle du mouvement, du corps, du geste et de l’énergie. Cette liberté tient pour beaucoup dans ce que je ressens au milieu des dauphins ou des requins. C’est elle aussi qui m’enveloppe lorsque je m’arrête quelques instants dans la nuit et le froid des profondeurs. Elle est à la fois action et immobilisme dans le présent. L’écriture et l’apnée ont en commun les dimensions interne et externe de l’être. Toutes deux ont cette capacité à nous plonger en nous-mêmes, dans notre corps et notre esprit. Elles ont la propension à nous ramener ici et maintenant, alors qu’elles nous projettent également dans le monde, en nous confrontant à ce qu’il y a là dehors, en nous plongeant dans l’action. L’écriture autant que l’apnée racontent notre environnement et la manière que nous avons de nous y mêler. Elles nous amènent à exprimer qui nous sommes, à affronter nos peurs, à employer nos forces et reconnaître nos faiblesses. À rencontrer nos rêves aussi. La plume de l’écrivain est capable de faire naître les plus belles et incroyables histoires qui soient, à colorer notre imaginaire de mille teintes. La palme de l’apnéiste est capable de nous faire vivre des expériences et rencontres jusqu’alors inimaginables. La plume et la palme sont, chacune à leur manière, des forces créatrices, des disciplines de vie, way of life du guerrier pacifique. Elles sont les armes des êtres libres.

Rencontres, interactions et impact de l’apnéiste

Dans les récits qui suivent, il est question d’apnée exploratoire et de rencontres avec certains animaux sauvages dans leur milieu naturel. Ces lignes racontent des interactions qui se sont inévitablement déroulées dans une proximité inhabituelle entre animaux et humains. Cette proximité pose très justement la question de notre impact sur ces animaux.

Lors d’un forum organisé par la Société suisse des cétacés (SCS) et auquel j’ai assisté en décembre 2017, le conférencier, un jeune étudiant qui avait déjà roulé sa bosse comme éco-volontaire autour du globe, évoquait certaines problématiques du tourisme de masse et des activités telles que le shark diving et whale watching. Passionnante, sa présentation soulignait les conséquences néfastes de cette industrie touristique sur la santé, le comportement, la socialisation et la reproduction des grands requins blancs et des baleines, dauphins ou autres cétacés. Dénonçant ces pratiques, le conférencier argumentait, études et expériences scientifiques à l’appui, que la plongée en cage parmi les requins et l’observation des baleines à proximité immédiate met ces animaux en grand danger. Dans les différents sites autour du monde concernés et étudiés, il semblerait que les requins soient souvent attirés grâce à des appâts ou de l’huile de poisson et, ainsi trompés sur la marchandise, se retrouvent contraints de fournir des efforts inutiles. Les baleines quant à elles, subiraient la pression des bateaux qui s’agglutinent, du bruit et des obstacles, les stressant à tel point qu’elles en viendraient à diminuer leurs temps de surface et leurs temps de plongée. À long terme, ce stress induit par l’homme provoquerait des dommages irréversibles sur ces espèces. Ainsi, pour faire face à ces travers, un code de conduite a été édicté, par exemple, dans le sanctuaire Pelagos de Méditerranée, demandant notamment aux bateaux de ne pas approcher les cétacés à moins de cent mètres, de ne pas nager avec ces animaux et de ne les observer que pour une durée maximale de quinze minutes.

J’ai moi-même été le témoin de comportements déplorables dans certains lagons égyptiens, là où le dauphin est devenu un objet touristique accessible. Il me paraît donc fondamental que les êtres humains prennent conscience de leur impact sur les lieux visités, afin de les préserver. Surtout, de choisir la manière dont nous les visitons. Il est incontestable que le tourisme rapide de la nage avec les dauphins, en plein essor depuis qu’il s’est acoquiné avec celui du « daily boat trip » ou du développement personnel, met ces animaux sous pression. Bien malgré lui, d’un sujet de rêve abstrait ou de compagnons de navigation, le dauphin est devenu un objet de désir et de consommation accessible, tangible, quand il n’est pas affublé de la casquette de guide spirituel ou d’entité ésoterico-initiatique. De fil en aiguille, il s’est mué en un business lucratif. Indéniablement, ma présence en Égypte ou dans ces lieux plus reculés que sont Malpelo, le Groenland ou le Svalbard, a eu un impact sur les animaux rencontrés. En plongeant parmi eux, je suis un corps étranger dans un milieu qui n’est pas le mien.

Pourtant, bien qu’une réflexion soit nécessaire et que des codes de conduite se justifient, il me paraît tout aussi important de séparer le grain de l’ivraie. L’approche apnéiste – moteur des aventures qui constituent le livre que vous tenez dans les mains – est aux antipodes du tourisme de masse consumériste. Si ce dernier surfe plutôt sur la tendance à remplir les cases « Been There Done That »de nos carnets de Things to do before I die,force est d’admettre qu’il existe une autre voie. Une alternative vertueuse. Car approcher les animaux marins, à la nage et en apnée, est considérablement moins invasif, plus respectueux – et beaucoup plus sympa – qu’en bateau charter. La philosophie « apnée », c’est le relâchement et le non-vouloir. L’humilité et la passivité. Observateur silencieux, précautionneux, l’apnéiste est attentif au souffle du vent, au goût du sel sur les lèvres, au rythme de la nature qui l’entoure, à sa propre respiration et sa place dans l’univers. L’apnéiste vertueux se glisse dans l’eau, il attend dans le calme et il ne veut rien. Fluide et délicat, il cherche à se fondre dans son environnement. Il évolue en douceur, lentement. Ses mains restent sagement dans les poches, il touche avec ses yeux et avec le cœur. Il se comporte en invité. Dans ces conditions, parfois, l’apnéiste devient alors lui-même l’objet de la curiosité animale. Cet Homme rend ainsi possible une rencontre unique, douce, où l’un approche l’autre sans l’effrayer. Il s’émerveille. Cet Homme, dont je suis convaincu de l’existence, retrouve quelques instants, et sans la blesser, sa place dans la nature.

Tout est question de mesure, de choix, d’action. Certains apnéistes, à l’instar de Fred Buyle et William Winram, œuvrent dans des programmes de conservation et de marquage des grands requins blancs du Pacifique et des requins-marteaux en mer des Caraïbes. D’autres sont initiateurs d’associations visant à l’étude des dauphins et baleines en immersion. D’autres encore, innombrables apnéistes anonymes dont je fais partie, ont plaisir à observer, découvrir et raconter la beauté de ces rencontres sous-marines privilégiées. Tous sont les témoins autant que la preuve que des approches et interactions respectueuses sont possibles. C’est lorsque le vagabond de Thoreau s’endort, au pied de l’arbre, que le papillon qu’il cherchait tant vient enfin se poser sur son épaule. Ainsi, je suis d’avis qu’il est possible de nager avec les animaux marins sans dommages, dans des conditions bien particulières, en limitant notre impact à notre seule présence fugace. Je crois aux bienfaits de la contemplation, à la force de la rencontre, à la puissance de l’intention. Je crois que l’Homme a toujours sa place dans ce monde, qu’il peut y être acteur sans être dominateur.

Petit préambule physiologique

Quelques années en arrière, en me promenant non loin de chez moi, je croisais une voisine, maman d’un ami d’enfance. Elle m’a vu grandir et je me souviens, à l’instar de Proust et de ses légendaires madeleines, de Sally et du goût inoubliable des pancakes qu’elle nous cuisinait les week-ends d’hiver. Elle les arrosait de litres de sirop d’érable et, nous, on décollait sur Mars tellement c’était de la bombe. Bref, ce jour-là, bien des années après les pancakes, on se mit à discuter sur le bord du chemin et, de fil en aiguille, à parler de ma passion pour l’apnée. « Mais je ne comprends pas… quel est donc l’intérêt de mettre la tête sous l’eau et retenir sa respiration ? » me lança-t-elle dans un sourire mi-figue mi-raisin. Dit comme ça, c’est vrai, l’apnée pourrait passer pour un loisir complètement absurde. Je suis presque certain qu’elle a dans la tête les images de Jacques et Enzo se tirant dramatiquement la bourre devant l’île d’Elbe.

Il est vrai que les premières images du Vertical Blue et ses – trop – nombreuses syncopes, les récents documentaires ou films Netflix, ne nous en montrent souvent que les aspects les plus noirs. Les noyades, les névroses, les black-out, les œdèmes, tout ça sur fond de musique dramatique et d’images tragiques. Bien que les succès compétitifs et cinématographiques des Néry et consorts aient largement contribué à faire parler d’elle et à montrer toute la beauté de cette pratique, l’apnée reste encore un domaine auréolé de mystère et de crainte. En conséquence, on flippe, on ne comprend pas tout et on ne sait pas vraiment de quoi on parle. À juste titre. Comment ma voisine pourrait-elle imaginer détenir le potentiel de retenir son souffle pendant quatre minutes ? Comment pourrait-elle se sentir physiologiquement capable de descendre à quarante mètres sous la surface, là où tout n’est que froid et obscurité ? Ces compétences dépassent l’entendement de l’individu lambda non initié. Alors, on se raconte toute une histoire. L’apnée est un sport extrême. L’apnée, c’est dangereux pour la santé. Après trois minutes sans oxygène, le cerveau s’arrête et on meurt. L’apnée, ce n’est pas normal, encore moins naturel. Ce jour-là, alors que je tentais de démontrer la beauté des fonds marins, le plaisir de ci et la sensation de ça, ma voisine hochait la tête, fort peu convaincue et nous passâmes vite à autre chose.

En y réfléchissant, j’aurais pu lui parler, à elle qui est une scientifique aguerrie, du Mammalian Dive Reflex, de bradycardie, de vasoconstriction périphérique, de la contraction de la rate et de blood shift. J’aurais pu lui parler des réactions physiologiques innées et induites par l’apnée, aussi bien chez les cachalots que les humains, et qui optimisent le fonctionnement du corps tout au long d’une immersion. Lors des diverses conférences que j’ai données sur mon expédition au Groenland, on m’a souvent posé la question du temps d’apnée et des profondeurs atteintes. Les yeux s’ouvrent grand lorsque j’évoque les mètres et les minutes, alors que, en ce qui me concerne, je maîtrise des performances relativement modestes dans le milieu. On cherche des chiffres, des mètres et des minutes, alors que l’essentiel n’est pas là. Les mécanismes instinctifs et inconscients qui rendent possibles de telles plongées sont présents en chacun de nous et remontent à nos origines de mammifères marins. Ceux-ci méritent que l’on s’y attarde quelques instants.