La Promenade du Phare - Virginia Woolf - E-Book

La Promenade du Phare E-Book

Virginia Woolf

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Beschreibung

Île de Skye. La famille Ramsay, huit enfants, reçoit comme chaque année des amis. Puis la mort survient, celle de la mère et de deux des enfants, et la maison est abandonnée. Une dizaine d'années après, c'est le retour à la maison. Tout cela dominé, en toile de fond, par une promenade vers une île et son phare. Difficile de cerner les faits, ce texte est surtout une analyse des sentiments, un vagabondage des pensées de chacun des personnages du roman.

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La Promenade du Phare

La Promenade du PhareLA FENÊTRE123456789101112131415161718LE TEMPS PASSE2. 21. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 210. 2LE PHARE1. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39. 310. 311. 312. 313. 3Page de copyright

La Promenade du Phare

 Virginia Woolf

LA FENÊTRE

1

« Oui, bien sûr, s’il fait beau demain, dit Mrs. Ramsay. Mais il faudra vous lever à l’aurore », ajouta-t-elle.

Ces paroles causèrent à son fils une joie extraordinaire. Pour lui il était désormais entendu que l’excursion se ferait sûrement et que la merveille contemplée depuis des années et des années, semblait-il, se trouvait maintenant à portée de sa main, qu’il n’en était plus séparé que par une nuit de ténèbres et une journée de navigation. Comme il appartenait, à l’âge de six ans déjà, à la grande famille des êtres incapables de séparer leurs sentiments les uns des autres et d’empêcher la perspective de l’avenir, avec tout ce qu’elle contient de joies et de peines, d’obscurcir la réalité présente ; comme pour ces êtres, si petits qu’ils soient, le tour le plus léger de la roue des sensations a la faculté de cristalliser, de transpercer et de fixer le moment sur lequel il a posé son ombre ou sa lumière, James Ramsay, assis sur le plancher et en train de découper des images dans le catalogue illustré des « Army and Navy Stores »[1] attribuait à celle d’un appareil frigorifique, pendant que parlait sa mère, un caractère de divine félicité. Cet appareil était auréolé de joie. La brouette, la tondeuse de gazon, le bruissement des peupliers, le blanchiment des feuilles avant la pluie, le croassement des corneilles, les balais heurtant les murs, le froufrou des robes – chacune de ces sensations avait dans son esprit une couleur si nette, un aspect si distinct, qu’il possédait déjà son code particulier, son langage secret. Il apparaissait cependant comme l’image de la sévérité inflexible et sans mélange avec son front haut, ses farouches yeux bleus d’une pureté et d’une candeur impeccables, ses légers froncements de sourcils devant le spectacle de la fragilité humaine, et cela au point que sa mère, en le regardant guider adroitement ses ciseaux autour du frigorifique, l’imaginait assis sur un fauteuil de juge, tout en rouge et en hermine, ou en train de diriger quelque grave et formidable entreprise dans une heure critique du gouvernement de son pays.

« Mais, dit son père en s’arrêtant devant la fenêtre du salon, il ne fera pas beau. »

Si James avait eu à sa portée une hache, un tisonnier ou toute autre arme susceptible de fendre la poitrine de son père et de le tuer sur place, là, d’un seul coup, il s’en serait emparé. Telles, et aussi extrêmes, étaient les émotions que Mr. Ramsay faisait naître dans le cœur de ses enfants par sa seule présence lorsqu’il se tenait devant eux, à sa façon présente, maigre comme un couteau, étroit comme une lame, avec le sourire sarcastique que provoquaient en lui non seulement le plaisir de désillusionner son fils et de ridiculiser sa femme, pourtant dix mille fois supérieure à lui en tous points (aux yeux de James), mais encore la vanité secrète tirée de la rectitude de son propre jugement. Ce qu’il disait était la vérité. C’était toujours la vérité. Il était incapable de ne pas dire la vérité ; il n’altérait jamais un fait, ne modifiait jamais un mot désagréable pour la commodité ou l’agrément d’âme qui vive, ni surtout de ses propres enfants, chair de sa chair et tenus en conséquence à savoir le plus tôt possible que la vie est difficile, que les faits ne souffrent point de compromis et que le passage au pays fabuleux où nos plus brillants espoirs s’évanouissent, où nos barques fragiles s’engloutissent dans les ténèbres (arrivé à ce point Mr. Ramsay se redressait et fixait l’horizon en rétrécissant ses petits yeux bleus) représente une épreuve qui demande avant tout du courage, de la sincérité et de l’endurance.

« Mais il peut faire beau – je crois qu’il fera beau », répondit Mrs. Ramsay, tortillant avec impatience un bout du bas de couleur rouge sombre qu’elle était en train de tricoter. Si elle le finissait ce soir, si, en définitive, on allait au Phare, elle destinait au gardien cette paire pour son petit garçon menacé de tuberculose de la hanche, ainsi qu’un ballot de vieux magazines et une provision de tabac, et d’ailleurs tout ce qu’elle avait pu ramasser de choses inutiles en somme dans ce qui traînait à la maison et ne faisait qu’encombrer, pour donner à ces pauvres gens qui devaient mourir d’ennui à rester tout le jour sans rien à faire que d’astiquer des lampes, entretenir les mèches et ratisser leur jardinet, de quoi se distraire. Car, demandait-elle, qu’est-ce que vous diriez d’être enfermé pendant tout un mois et peut-être davantage par gros temps, sur un rocher grand comme une pelouse de tennis ; de ne recevoir ni lettres ni journaux et de ne voir personne ; étant marié, de ne pas voir votre femme et d’ignorer comment vont vos enfants, s’ils sont malades, s’ils sont tombés et se sont cassé une jambe ou un bras ; de voir se briser les mêmes vagues mornes pendant des semaines entières, puis arriver une terrible tempête, les fenêtres se couvrir d’écume, les oiseaux se jeter contre la lampe et le phare tout entier osciller, sans qu’on ose mettre le nez dehors de peur d’être balayé par la mer ? Qu’est-ce que vous diriez de ça ? demandait-elle en s’adressant à ses filles en particulier. Aussi, ajoutait-elle, sur un ton un peu changé, il faut porter à ces gens-là toutes les douceurs possibles.

« Ouest en plein », dit Tansley, l’athée, en tenant en l’air ses doigts écartés de manière à faire passer le vent au travers de sa main, car il accompagnait Mr. Ramsay dans sa promenade le long de la terrasse. Cela revenait à dire que le vent soufflait du pire côté pour débarquer au Phare. Oui, il disait des choses désagréables, Mrs. Ramsay était bien obligée d’en convenir. C’était très mal à lui d’insister ainsi et d’augmenter la déception de James. Mais, d’autre part, elle ne voulait pas permettre à ses enfants de se moquer de lui. Ils l’appelaient « l’athée », « le petit athée ». Rose se moquait de lui ; Prue se moquait de lui ; Andrew, Jasper, Roger se moquaient de lui ; le vieux Badger lui-même, qui n’avait plus une seule dent dans la mâchoire, l’avait mordu pour le punir d’être (suivant l’expression de Nancy) le cent dixième jeune homme à leur courir après jusqu’aux Hébrides, alors qu’on aurait été tellement mieux en restant entre soi.

« Que vous êtes sots ! » dit Mrs. Ramsay avec une grande sévérité. Sans parler de cette habitude d’exagérer qu’ils tenaient d’elle, ni de leur façon d’insinuer – c’était d’ailleurs la vérité – qu’elle invitait trop de gens chez elle, au point qu’elle était obligée d’en loger quelques-uns en ville, elle ne pouvait supporter qu’on se montrât incivil à l’égard de ses invités, des jeunes gens en particulier, pauvres comme des rats d’église, « d’un mérite exceptionnel », disait son mari, dont ils étaient de grands admirateurs et chez qui ils venaient passer leurs vacances. Même elle prenait sous sa protection la totalité du sexe qui n’était pas le sien et cela pour des raisons dont elle ne pouvait rendre compte, parce que les hommes sont chevaleresques et vaillants, négocient des traités, gouvernent l’Inde, dirigent les finances et en conséquence enfin d’une certaine attitude envers elle qu’aucune femme ne pouvait manquer de sentir ou d’apprécier et qui consistait en quelque chose de confiant, d’enfantin, de révérend qu’une vieille femme peut accepter d’un jeune homme sans rien perdre de sa dignité. Et malheur à la jeune fille – fasse le Ciel que ce ne fût pas une de ses filles ! – qui n’eût pas senti au plus profond d’elle-même tout le prix de ce sentiment avec tout ce qu’il impliquait.

Elle s’en prit sévèrement à Nancy. Il n’avait pas couru après eux, dit-elle. On l’avait invité.

Il fallait trouver un moyen de sortir de tout cela. Il devait y avoir un moyen plus simple, moins laborieux, soupira-t-elle. Lorsqu’elle se regardait dans la glace et voyait, à cinquante ans, ses cheveux gris et sa joue creuse, elle se disait qu’elle aurait, peut-être, pu tirer un meilleur parti des choses – de son mari, de l’argent, des livres de son mari. Mais, quant à elle, elle ne regretterait jamais, non, pas une seconde, la décision prise ; n’éluderait jamais les difficultés ; n’escamoterait jamais ses devoirs. Elle était maintenant formidable à contempler et ce ne fut qu’en silence, en levant le nez de leur assiette, après ses remarques sévères sur leur conduite envers Charles Tansley, que ses filles, Prue, Nancy, Rose, purent se permettre de jouer avec d’hétérodoxes notions, venues toutes seules dans leurs cervelles, d’une vie différente de la sienne, passée peut-être à Paris ; plus débridée que la leur ; dans laquelle on n’était pas toujours obligée de veiller au bien-être de quelque homme ; car elles avaient toutes dans l’esprit une défiance muette de ce que représentent la déférence, la chevalerie, la Banque d’Angleterre, l’Inde impériale, les doigts ornés de bagues et la dentelle, bien que, pour elles toutes, il y eût dans tout cela un élément d’essentielle beauté qui faisait monter à la surface la virilité contenue dans leurs cœurs de jeunes filles et les faisait, ainsi assises à table sous les yeux de leur mère, honorer l’étrange vérité de celle-ci, ainsi que l’extrême courtoisie grâce à laquelle elle ressemblait à une reine relevant de la boue et lavant le pied malpropre d’un mendiant, et cela pendant qu’elle les réprimandait si vertement à propos de ce malheureux athée qui les avait poursuivis dans l’île de Skye ou – pour parler plus exactement – qu’ils y avaient invité.

« Il n’y aura pas moyen de débarquer au Phare demain », dit en frappant des mains Charles Tansley qui se trouvait debout devant la fenêtre avec Mr. Ramsay. Assurément il en avait assez dit. Elle aurait voulu qu’ils cessassent de s’occuper d’elle et de James et continuassent leur conversation. Elle le regarda. C’était, disaient les enfants, un bien misérable échantillon de l’espèce humaine, tout en bosses et en creux. Il ne savait pas jouer au cricket ; il avait des façons fouineuses et fuyantes. Avec ses airs sarcastiques, ce n’était, disait Andrew, qu’une sale bête. Les enfants savaient bien ce qu’il aimait par-dessus tout : arpenter perpétuellement la terrasse à côté de Mr. Ramsay tout en lui racontant qui avait gagné telle ou telle récompense, qui était « de première force » en vers latins, qui se montrait « brillant, mais à mon avis dépourvu de fond », qui apparaissait, sans l’ombre d’un doute, comme « le garçon le plus capable de Balliol »[2], qui avait temporairement mis sa torche sous le boisseau à Bristol ou à Bedford mais ne pouvait manquer de faire parler de lui plus tard quand paraîtraient ses Prolégomènes à quelque branche de mathématiques ou de philosophie dont il avait, lui, Tansley, les premières pages en épreuves sur lui, à la disposition de Mr. Ramsay s’il avait envie de le lire. Voilà de quoi ils s’entretenaient tous les deux.

Elle-même parfois ne pouvait s’empêcher d’en rire. Elle avait parlé, l’autre jour, de « vagues hautes comme des montagnes ». « Oui, dit Charles Tansley, il faisait assez mauvais ». « N’êtes-vous pas trempé jusqu’aux os ? » avait-elle demandé. « Mouillé, oui, mais ça n’a pas traversé », répondit-il en pinçant sa manche et tâtant sa chaussette.

Pourtant, assuraient les enfants, ce n’était pas de cela qu’ils se plaignaient. Il ne s’agissait pas de son physique ; il ne s’agissait pas de ses manières. C’était à lui tout entier, à son point de vue, qu’ils s’en prenaient. Lorsque leur conversation roulait sur quelque chose d’intéressant, sur des gens, de la musique, de l’histoire, n’importe quoi ; si même ils se contentaient de dire que la soirée était belle et qu’on serait aussi bien assis dehors, ce qu’ils reprochaient à Charles Tansley c’est qu’il n’avait de cesse qu’il n’eût complètement retourné leurs propos de façon à les faire, pour ainsi dire, réfléchir sa propre personnalité et critiquer la leur ; qu’il ne les eût fait grincer des dents avec sa façon acide de dépouiller tout ce qu’il touchait de chair et de sang. Et, disaient-ils, il allait dans les musées de peinture et demandait aux gens s’ils aimaient sa cravate. Ah ! grand Dieu, non ! ajoutait Rose.

Les huit fils et filles de Mr. et Mrs. Ramsay disparurent de la table du dîner, prestes et silencieux comme des chevreuils, dès que le repas fut terminé, et gagnèrent leurs chambres, leurs forteresses, les seuls endroits de la maison où ils pussent être tranquilles pour causer de n’importe quoi et de tout : de la cravate de Tansley, de l’adoption du « Reform Bill »[3], des oiseaux de mer, des papillons, des gens ; et cela pendant que le soleil inondait ces mansardes séparées les unes des autres par une simple planche à travers laquelle on entendait distinctement le moindre bruit de pas et les sanglots de la Suissesse dont le père se mourait d’un cancer dans une vallée des Grisons ; posait sa vive lueur sur des battes de cricket, des costumes de flanelle, des chapeaux de paille, des bouteilles d’encre, des pots de peinture, des scarabées, des crânes de petits oiseaux et faisait sortir des algues suspendues au mur en longues bandes ruchées une odeur de sel et d’herbes que l’on retrouvait dans les serviettes rendues râpeuses par le sable des bains.

Luttes, discordes, différences d’opinions, préjugés tissés dans la trame même de l’être… Oh ! Mrs. Ramsay déplorait que tout cela dût commencer si tôt. Ses enfants avaient une tournure d’esprit bien critique. Ils disaient beaucoup de bêtises. Elle quitta la salle à manger en tenant James par la main car il ne voulait pas s’en aller avec les autres. Cela lui semblait si absurde d’inventer des différences entre les gens alors qu’ils sont – qui ne le sait ? – bien assez différents les uns des autres comme cela. Les vraies différences, songeait-elle, debout devant la fenêtre du salon, sont suffisantes, oh ! oui, bien suffisantes. Elle se représentait en ce moment les riches et les pauvres, les grands et les humbles. Ceux qu’exaltait leur naissance recevaient d’elle, non sans résistance, un certain hommage, car ne coulait-il pas dans ses veines le sang de cette Maison d’Italie, très noble, encore que légèrement fabuleuse, dont les descendances, dispersées dans les salons anglais au cours du XIXe siècle, avaient zézayé avec tant de charme, s’étaient emportées avec tant de fureur ! Son esprit, son allure, son caractère venaient tout entiers d’elles ; ils n’avaient rien de la lenteur anglaise ni de la froideur écossaise. Mais elle ruminait plus profondément l’autre problème, celui des riches et des pauvres, songeait à ce qu’elle voyait de ses propres yeux, tous les jours de la semaine, ici ou à Londres, lorsqu’elle allait visiter elle-même telle veuve ou telle ménagère en difficultés, un sac sur le bras et, à la main, un carnet et un crayon pour inscrire dans des colonnes soigneusement réglées les salaires et les dépenses, les journées de travail et de chômage, et cela dans l’espoir qu’elle cesserait ainsi d’être une femme ordinaire dont la charité sert à apaiser tant sa propre indignation que sa curiosité et deviendrait ce que son esprit sans formation spéciale admirait grandement, c’est-à-dire une investigatrice penchée pour l’élucider sur le problème social.

Comme elle restait là debout, tenant toujours James par la main, ces questions lui apparaissaient insolubles. Il l’avait suivie dans le salon, ce jeune homme, objet de leur dérision ; il se tenait près de la table et tortillait maladroitement un objet avec la sensation d’être à l’écart de la vie des autres. Elle n’avait pas besoin de se retourner pour en être sûre. Ils étaient tous partis, les enfants ; Minta Doyle et Paul Rayley ; Augustus Carmichaël ; son mari – tout le monde avait disparu. Elle se tourna donc avec un soupir et dit : « Cela vous ennuierait-il de venir avec moi, Mr. Tansley ? » Elle avait à faire en ville une course sans intérêt et une ou deux lettres à écrire ; elle allait mettre son chapeau ; cela ne lui prendrait pas plus de dix minutes. Et, dix minutes plus tard, elle reparaissait avec son panier et son ombrelle, donnant l’impression d’être prête, équipée pour une sortie qu’elle dut cependant interrompre un instant pour, en passant devant la pelouse de tennis, demander s’il n’avait besoin de rien à Mr. Carmichaël qui entrouvrait au soleil ses yeux jaunes de chat semblant, comme ceux des chats, réfléchir le mouvement des branches ou le passage des nuages, sans jamais rien trahir de ses pensées ni de ses émotions. Car ils partaient pour la grande expédition, dit-elle en riant. Ils allaient à la ville. « Pas de timbres, de papier à lettres, de tabac ? » suggéra-t-elle en s’arrêtant près de lui. Non, il n’avait besoin de rien. Ses mains se croisaient sur son ample bedaine, ses yeux clignaient comme s’il eût voulu répondre aimablement à ces douces attentions (elle se montrait séduisante quoique un peu gênée), mais sans pouvoir y arriver tant le gagnait une somnolence faite de gris et de vert qui, sans qu’il fût besoin de parler, les embrassait tous dans une vaste et léthargique bienveillance où flottaient la maison tout entière, le monde tout entier avec tous les habitants ; car il avait versé dans son verre, au lunch, quelques gouttes d’une certaine drogue à laquelle les enfants pensaient qu’il fallait attribuer cette vive traînée jaune serin dans sa moustache et sa barbe, par ailleurs d’une blancheur de lait. Il n’avait besoin de rien, murmura-t-il.

« Il serait devenu un grand philosophe, dit Mrs. Ramsay en descendant la route dans la direction du village de pêcheurs, s’il n’avait pas fait un mariage malheureux. » Tenant son ombrelle très droite en marchant, son air exprimait, sans qu’on sût bien de quelle façon, une attente, comme si elle allait rencontrer quelqu’un au prochain tournant. Elle raconta l’histoire de Mr. Carmichaël : c’était une jeune fille dont il avait fait la connaissance à Oxford ; un mariage au commencement de sa carrière ; la pauvreté ; un départ pour l’Inde ; quelques traductions de poèmes, « très belles, je crois » ; il s’offrait à enseigner le persan ou l’hindoustani, mais à quoi cela pouvait-il bien servir ? et puis il s’étendait sur la pelouse comme ils venaient de l’y voir.

Charles Tansley était flatté ; après tant de rebuffades ces confidences de Mrs. Ramsay lui procuraient un apaisement. Il se sentait renaître. Et avec sa façon de laisser entendre que le cerveau masculin conserve sa grandeur même dans sa déchéance, que toutes les femmes doivent rester dans l’ombre des travaux de leurs maris – non qu’elle blâmât cette jeune fille, d’ailleurs elle croyait que leur mariage avait été assez heureux – elle le rendait plus satisfait de lui-même qu’il ne l’avait jamais été encore et il eût aimé, si par exemple ils avaient pris un cab, régler au cocher le prix de sa course. Et son petit sac, est-ce qu’il ne pourrait pas le porter ? Non, non, dit-elle, cela elle le portait toujours elle-même. Et c’était vrai. Oui, il le sentait bien. Il sentait bien des choses, une en particulier qui l’agitait, le troublait pour des raisons dont il eût été incapable de rendre compte. Il aurait voulu qu’elle le vît en robe de cérémonie s’avancer dans une procession universitaire. Une chaire de « fellow »[4] ou de professeur – il se sentait capable de tout et se voyait… Mais que regardait-elle ? Un homme en train de coller une affiche. La vaste et flottante feuille de papier se déployait peu à peu et chaque coup de brosse faisait apparaître des jambes, des cerceaux, des chevaux, des rouges et des bleus éclatants dont aucun pli ne déparait la belle étendue. Bientôt la moitié du mur fut recouverte par une affiche de cirque ; cent cavaliers, vingt phoques savants, des lions, des tigres… Elle leva les yeux le plus haut possible, car elle était myope, et lut que… « arrivera dans cette ville ». C’était un travail terriblement dangereux, s’écria-t-elle, pour un homme qui ne pouvait disposer que d’un bras, de se tenir ainsi en haut d’une échelle – le bras gauche de celui-ci avait été sectionné dans une machine à battre il-y avait deux ans.

« Allons-y tous ! » s’écria-t-elle en reprenant sa route, comme si devant tous ces cavaliers et tous ces chevaux elle eût été envahie par un enthousiasme enfantin, oubliant la pitié qu’elle était en train d’éprouver.

« Allons-y ! » dit-il. Il répétait les paroles de Mrs. Ramsay mais en leur donnant délibérément une importance qui la saisit. « Allons au cirque. » Non, il ne pouvait pas dire cela comme il aurait fallu. Il ne pouvait pas sentir cela comme il aurait fallu. Mais pourquoi ? se demanda-t-elle. Qu’y avait-il donc en lui de défectueux ? Elle éprouvait en ce moment pour lui une chaude sympathie. Ne les avait-on pas menés au cirque dans leur enfance ? demanda-t-elle. Jamais, répondit-il, comme si elle lui eût demandé la chose même à laquelle il avait envie de répondre ; comme si, depuis longtemps, il eût éprouvé le besoin d’expliquer comment il se faisait qu’ils ne fussent pas allés au cirque. Sa famille était nombreuse, neuf frères et sœurs, et son père travaillait pour vivre. « Mon père est pharmacien, Mrs. Ramsay. Il tient un magasin. » Lui-même avait gagné sa vie depuis l’âge de treize ans. Il lui arrivait souvent de se passer de pardessus l’hiver. Il ne pouvait jamais « rendre de politesses » (suivant sa cérémonieuse expression) à ses camarades d’Oxford. Il lui fallait faire durer les choses deux fois plus longtemps que les autres ; il fumait le tabac le meilleur marché, de la qualité qu’emploient les vieux marins sur les quais. Il travaillait dur, sept heures par jour ; son sujet était en ce moment l’influence de quelque chose sur quelqu’un. Ils marchaient toujours et Mrs. Ramsay ne saisissait pas entièrement le sens de ses paroles ; les mots ne lui parvenaient qu’isolés, çà et là… un mémoire… une chaire de fellow… une chaire de lecteur… une maîtrise de conférences. Elle ne pouvait pas suivre ce vilain jargon universitaire dont il se servait avec tant d’aisance, mais elle se disait qu’elle comprenait à présent comment l’idée d’aller au cirque avait pu le bouleverser ainsi, pauvre petit homme, et pourquoi il s’était mis aussitôt à sortir toutes ces histoires sur son père, sa mère, ses frères et ses sœurs. Elle veillerait à ce qu’on ne se moquât plus de lui ; elle en parlerait à Prue. Ce qu’il aurait aimé, supposait-elle, c’eût été de raconter qu’il était allé voir jouer Ibsen en compagnie des Ramsay. C’était un affreux pédant – certes oui, et un insupportable raseur. Car, bien qu’ils fussent arrivés au village et se trouvassent dans la rue principale dont le pavé en galets faisait grincer les charrettes, il continuait à parler d’œuvres et d’enseignement populaires, des travailleurs, de l’aide à notre classe et de conférences, si bien qu’elle finit par se rendre compte qu’il avait entièrement recouvré sa confiance en lui, s’était remis de l’émotion que lui avait causée le cirque et se trouvait sur le point (de nouveau elle se sentait vivement attirée vers lui) de lui dire… Mais à ce moment les maisons disparurent des deux côtés de la rue, ils débouchèrent sur le quai, la baie tout entière se déploya devant eux et elle ne put s’empêcher de s’écrier : « Oh ! que c’est beau ! » Car la grande assiettée d’eau bleue était posée devant elle ; le phare austère et blanc de vieillesse se dressait au milieu, très loin ; et à droite aussi loin que portait la vue, diminuant, disparaissant peu à peu, en plis doucement allongés, s’étendaient les dunes vertes chargées d’herbes folles et donnant l’impression de s’enfuir vers un pays lunaire, inhabité des hommes.

C’était là la vue qu’aimait son mari, dit-elle en s’arrêtant, tandis que ses yeux prenaient une couleur plus grise.

Elle demeura un instant immobile. Mais à présent, ajoutât-elle, les artistes étaient arrivés. À quelques pas, en effet, un d’entre eux se trouvait là, en panama et souliers jaunes, l’air doux, sérieux, absorbé en dépit du fait qu’il était observé par dix petits garçons, son visage rouge et rond exprimant une profonde satisfaction. Il regardait avec attention puis, après avoir bien regardé, plongeait son pinceau, en trempait l’extrémité dans un doux monticule de vert ou de rose. Depuis la venue de Mr. Paunceforte, il y avait trois ans, tous les tableaux ressemblaient à cela, disait-elle ; ils étaient verts et gris avec des barques couleur citron et des femmes roses sur la plage.

Mais les amis de sa grand-mère, remarqua-t-elle tandis qu’ils jetaient en passant un regard discret, prenaient des peines infinies mélangeaient eux-mêmes leurs couleurs, les broyaient, ensuite et, enfin, posaient sur elles des lignes humides pour les empêcher de se dessécher.

Mr. Tansley supposa donc qu’elle voulait lui faire voir que ce que faisait ce peintre manquait d’étoffe. Était-ce bien là ce qu’il fallait dire ? Ses couleurs n’étaient pas solides ? Était-ce bien là ce qu’il fallait dire ? Sous l’influence de l’extraordinaire émotion qui, commençant dans le jardin lorsqu’il avait voulu prendre le sac de Mrs. Ramsay, n’avait cessé de grandir pendant la promenade et avait augmenté en ville lorsqu’il avait voulu tout lui expliquer de lui-même, il en arrivait à avoir de lui-même et de tout ce qu’il avait jamais connu une vision un peu déformée. C’était une impression d’une extraordinaire étrangeté.

Il l’attendait debout dans le salon de la petite maison sentant le renfermé où elle l’avait amené et où elle était montée voir une femme un moment. Il entendait au-dessus de lui résonner son pas agile et sa voix, d’abord joviale, puis baissant le ton ; regardait les dessus de table, les coffres à thé, les globes ; devint très impatient ; songea avec un vif plaisir à la promenade du retour et résolut de porter son sac ; puis l’entendit sortir, fermer une porte, dire qu’il faut tenir les fenêtres ouvertes et les portes fermées, recommander de venir chez elle pour tout ce dont on pourrait avoir besoin (elle parlait certainement à un enfant), puis elle entra brusquement, resta un instant sans rien dire (comme si, là-haut, elle eût joué un rôle et se permît maintenant d’être un peu elle-même), resta un instant sans bouger devant un portrait de la reine Victoria portant le cordon bleu de la Jarretière et, tout d’un coup, il comprit que c’était de cela, oui de cela qu’il s’agissait : c’était la plus belle personne qu’il eût jamais vue.

Des étoiles dans les yeux, des voiles aux cheveux, parée de cyclamens et de violettes des bois… quel rêve absurde ! Elle avait au moins cinquante ans ; elle avait huit enfants. Elle traversait des champs de fleurs, pressant contre son sein des boutons de fleurs brisés et des agneaux tombés ; des étoiles dans les yeux et les cheveux au vent. Il prit son sac.

« Adieu, Elsie », dit-elle, et ils remontèrent la rue, elle tenant son ombrelle très droite et marchant comme si elle se fût attendue à rencontrer quelqu’un au premier tournant, et lui éprouvant pour la première fois de sa vie une extraordinaire fierté. Un homme qui travaillait dans une canalisation arrêta sa pioche et la regarda ; il laissa retomber son bras et la regarda ; Charles Tansley éprouva une extraordinaire fierté ; il eut la sensation du vent, des cyclamens et des violettes, car pour la première fois de sa vie il marchait en compagnie d’une femme qui était belle. Et il s’était emparé de son sac.

[1] Grands magasins de Londres. (Note du traducteur.)

[2] Collège universitaire d’Oxford. (Note du traducteur.)

[3] Loi électorale fameuse votée en 1832 et qui fut une des étapes les plus importantes du mouvement libéral au XIXe siècle. (Note du traducteur.)

[4] Membre du corps enseignant d’un collège universitaire, recruté au concours. (Note du traducteur.)

2

« Pas moyen d’aller au Phare, James », dit-il, debout devant la fenêtre et avec embarras, tout en s’efforçant, par déférence pour Mrs. Ramsay, d’adoucir le ton de sa voix et de lui donner quelque apparence tout au moins de bonne humeur.

« Que ce petit homme est donc assommant ! se dit Mrs. Ramsay. Pourquoi répète-t-il toujours cela ? »

3

« Peut-être en vous réveillant trouverez-vous que le soleil brille et que les oiseaux chantent », dit-elle avec compassion, en caressant les cheveux de son petit garçon, car elle s’apercevait qu’il avait été attristé par la remarque caustique de son mari sur le mauvais temps qu’il ferait. Cette excursion au Phare, elle le voyait bien, lui tenait passionnément au cœur et voici que ce petit homme désagréable venait de retourner le poignard dans la plaie comme si la remarque caustique qu’il ne ferait pas beau demain ne suffisait pas.

« Peut-être fera-t-il beau demain », dit-elle en caressant les cheveux de son petit garçon.

Tout ce qu’elle pouvait faire à présent se bornait à admirer l’appareil frigorifique et tourner les pages du catalogue dans l’espoir de tomber sur quelque râteau ou faucheuse dont les dents et les poignées demanderaient pour être découpées une très grande habileté et un très grand soin. Tous ces jeunes gens singeaient son mari, se dit-elle. Il avait annoncé qu’il pleuvrait ; ils déclaraient que ce serait une véritable tornade.

Mais voici que, comme elle tournait la page, sa recherche d’une image de râteau ou de faucheuse fut brusquement interrompue. Le rude murmure irrégulièrement interrompu par les pipes sortant des bouches et y rentrant dont la continuité l’avait assurée que les hommes causaient béatement – bien qu’elle ne pût distinguer ce qu’ils disaient (car elle était assise à l’intérieur de la fenêtre) ; ce bruit qui durait depuis une demi-heure et avait, avec son caractère apaisant, pris sa place dans la gamme de sons qui s’accumulaient sur elle, ceux par exemple des balles venant frapper les battes de cricket, du brusque appel « Ça y est-il ? Ça y est-il ? » des enfants en train de jouer, il avait cessé, de telle sorte que la chute monotone des vagues sur la plage dont, la plupart du temps, le roulement cadencé faisait à ses pensées un accompagnement reposant et semblait lui répéter, pour la consoler, lorsqu’elle se trouvait assise au milieu de ses enfants, les paroles d’une vieille berceuse murmurées par la nature : « Je veille sur vous – je suis votre appui », mais qui, d’autres fois, soudainement, inopinément, et cela surtout quand son esprit se dégageait un peu de la tâche présente, battait au contraire d’impitoyable façon la mesure de la vie, à la façon d’un tambourinement de fantômes, faisait songer à la destruction de l’île par la mer, à son engouffrement, et l’avertissait, elle dont les jours s’absorbaient dans la rapide succession de ses tâches, que tout dans notre existence a le caractère éphémère d’un arc-en-ciel, cette rumeur jusque-là obscurcie, cachée par les autres bruits, remplit tout d’un coup ses oreilles de son grondement caverneux et la fit lever les yeux dans un mouvement de terreur.

Les hommes avaient cessé de parler ; là se trouvait l’explication de ce qui venait de se produire. Passant en un instant de la tension nerveuse à laquelle elle venait d’être si brusquement soumise à un état d’esprit situé à l’autre extrémité de son être et qui, comme pour la dédommager de son inutile dépense d’émotion, était fait de froideur, d’amusement et même d’un soupçon de malice, elle conclut que le pauvre Charles Tansley avait dû être débarqué. Peu lui importait. Si son mari avait besoin de sacrifices (et il en avait en effet besoin) elle lui offrait bien volontiers ce Charles Tansley qui avait rebuffé son petit garçon.

L’instant d’après, levant la tête, elle écouta comme si elle eût attendu un son coutumier, un son mécanique et régulier ; puis, entendant quelque chose de rythmé, mi-parlé et mi-psalmodié, qui venait du jardin, tenait le milieu entre un croassement et une mélopée, et cela tandis que son mari arpentait la terrasse, elle se sentit apaisée une fois de plus, s’assura de nouveau que tout allait bien et, comme elle regardait le livre posé sur ses genoux, découvrit l’image d’un couteau à six lames que James ne pouvait découper qu’en faisant très attention.

Soudain un cri violent, semblable à celui d’un somnambule à demi réveillé, dans lequel on distinguait quelque chose comme

sous les balles, sous les obus, rafale ardente [1] ,

résonna dans son oreille avec une extrême intensité et la fit se tourner tout inquiète pour voir si personne n’avait entendu son mari. Il n’y avait que Lily Briscoe, elle fut heureuse de le constater ; cela n’avait pas beaucoup d’importance. Mais la vue de la jeune fille en train de peindre debout sur le bord de la pelouse lui rappela qu’elle était supposée tenir sa tête autant que possible dans la même position pour figurer dans son tableau. Le tableau de Lily ! Mrs. Ramsay sourit. Avec ses petits yeux de Chinoise et son visage tout plissé elle ne se marierait jamais ; il était impossible de prendre sa peinture très au sérieux ; mais c’était là une petite créature indépendante et Mrs. Ramsay l’aimait à cause de cela. Aussi, se rappelant sa promesse, elle inclina la tête.

[1] Ce vers, ainsi que quelques autres qui suivent, est tiré d’un poème de Tennyson, La Charge de la Brigade de cavalerie légère, qui, en Angleterre, jouit d’une popularité analogue à, chez nous, celle du Waterloo de V. Hugo. Cette charge eut lieu à Balaklava, en Crimée, le 25 novembre 1854. (Note du traducteur.)

4

Il faillit en effet renverser son chevalet lorsqu’il arriva sur elle en agitant les mains et en criant de toutes ses forces : « Tous, cavaliers hardis et sûrs », mais, Dieu merci, il tourna bride et s’enfuit au galop pour s’en aller mourir glorieusement, supposa-t-elle, sur les hauteurs de Balaklava. Jamais elle n’avait vu quelqu’un d’aussi ridicule ni, en même temps, d’aussi alarmant. Mais tant qu’il se contentait d’agiter les bras et de crier comme à présent, elle ne risquait rien ; il ne s’arrêterait pas pour regarder son tableau. Et c’est là ce que Lily Briscoe n’aurait pas pu supporter. Tout en regardant la masse, la ligne, la couleur, Mrs. Ramsay assise à la fenêtre avec James, elle ne cessait de braquer une antenne autour d’elle dans la crainte que quelqu’un ne surgît et ne la fît brusquement s’apercevoir qu’on regardait son tableau. Or en ce moment où, tous ses sens avivés, elle regardait avec tant d’intensité que la couleur du mur et, au-delà, du jacmanna[1], se gravait dans ses yeux en traits de feu, elle se rendit compte que quelqu’un sortait de la maison et s’avançait vers elle ; mais elle devina, au bruit des pas, que ce devait être William Bankes ; aussi, bien que son pinceau en frémît, elle ne posa pas sur le gazon sa toile retournée, comme elle l’aurait fait dans le cas de Mr. Tansley, de Paul Rayley, de Minta Doyle ou, d’ailleurs, de n’importe qui, et la laissa à sa place. William Bankes se tenait à côté d’elle.

Ils logeaient tous deux dans le village et, au cours de leurs entrées et sorties, de leurs rencontres et de leurs séparations à des heures tardives sur les paillassons, devant les portes, ils avaient échangé de menus propos sur la soupe, les enfants et divers autres sujets qui avaient fait d’eux des alliés ; aussi lorsque maintenant il se trouva à côté d’elle et prit son air de critique (il aurait pu être son père ; c’était un botaniste, un veuf, très scrupuleux et très propre, qui sentait le savon), elle ne bougea pas. Lui non plus ne bougeait pas. Elle portait d’excellents souliers, remarqua-t-il. Ils permettaient aux orteils de se placer naturellement. Comme il habitait la même maison qu’elle, il avait lui aussi remarqué à quel point elle était réglée dans ses habitudes, levée et partie avant le déjeuner pour, croyait-il, s’en aller peindre toute seule ; pauvre apparemment et sans le teint ni le charme de Miss Doyle, c’était évident, mais son jugement la rendait, à ses yeux, supérieure à cette dernière. Ainsi lorsque Ramsay se précipita sur eux avec des cris et de grands gestes, il fut bien sûr que Miss Briscoe comprit de quoi il s’agissait.

Erreur ! Erreur fatale ![2]

Mr. Ramsay les regarda fixement avec un air furieux. Il les regarda sans paraître les voir. Cela les rendit vaguement mal à l’aise. Ensemble ils avaient vu quelque chose qu’on n’avait pas eu l’intention de leur montrer. Ils s’étaient introduits dans un domaine privé. Ce fut donc probablement, pensa Lily, pour trouver un prétexte à s’éloigner, à se mettre hors de la portée de Mr. Ramsay que Mr. Bankes parla presque aussitôt du froid de l’air et de l’opportunité d’une promenade. Oui, elle l’accompagnerait. Mais ce ne fut pas sans difficulté qu’elle s’arracha à la contemplation de son tableau.

Le jacmanna était d’un violet brillant ; le mur déployait sa blancheur. Elle n’eût pas estimé loyal de se dérober à l’éclat de ce violet ni à cette immense blancheur puisqu’elle les voyait ainsi, bien qu’il fût à la mode, depuis la visite de Mr. Paunceforte, de tout voir sous un aspect pâle, élégant et à demi transparent. Et puis, sous la couleur il y avait la forme. Elle voyait tout avec une irrésistible netteté lorsqu’elle regardait : c’est lorsqu’elle prit son pinceau que tout changea. Dans cet instant de fuite, inséré entre sa peinture et sa toile, elle subit un assaut de ces démons qui faisaient souvent monter les larmes à ses yeux et rendaient ce passage de la conception à l’exécution aussi terrible que peut l’être pour un enfant celui d’un couloir ténébreux. C’était une sensation de ce genre qu’elle éprouvait souvent elle-même lorsqu’elle livrait une lutte terriblement inégale pour conserver son courage, pour affirmer : « Mais c’est ça que je vois ; c’est ça que je vois », et presser de la sorte contre sa poitrine un misérable débris de sa vision que mille forces s’efforçaient de lui arracher. Ce fut à ce moment aussi, lorsqu’elle se mit à peindre, que d’autres pensées arrivant ainsi sur elle en coup de vent froid, s’imposèrent à elle ; sa propre insuffisance, son insignifiance, le fait qu’elle était obligée de tenir le ménage de son père dans une rue qui donnait sur Brompton Road. Et elle eut bien du mal à réprimer son envie de se jeter (Dieu merci, elle y avait toujours réussi jusqu’à présent) aux pieds de Mrs. Ramsay et de lui dire – mais que pouvait-on lui dire ? « Je vous aime » ? – non, cela n’était pas vrai – « J’aime tout cela », en embrassant du geste la haie, la maison, les enfants ? C’était absurde, c’était impossible. On ne peut pas dire ce qu’on veut. Pour le moment elle rangea donc ses pinceaux avec soin dans sa boîte, l’un à côté de l’autre, et dit à William Bankes :

« Il fait frais tout d’un coup. On dirait que le soleil donne moins de chaleur. » En parlant elle regardait autour d’elle, car il faisait encore assez jour, l’herbe qui conservait une couleur verte d’une teinte profonde et douce, la maison dont la draperie de verdure s’étoilait de fleurs violettes de la passion et les corneilles laissant tomber leurs cris froids du haut de l’azur. Mais quelque chose remua dans l’air, fit scintiller une aile d’argent.

C’était septembre, en somme, le milieu de septembre, et il était plus de six heures du soir. Ils descendirent donc le jardin dans la direction habituelle, dépassèrent la pelouse du tennis, le gazon géant, arrivèrent à la brèche pratiquée dans la grosse haie et gardée par des plants de tritoma de la couleur de ces braseros où brûle un charbon bien clair et entre lesquels les eaux bleues de la baie paraissaient plus bleues que jamais.

Ils allaient là régulièrement tous les soirs, mus comme par un besoin. On aurait dit que cette eau détachait, faisait voguer des pensées qui, sur la terre ferme, auraient été stagnantes et même qu’elle donnait à leurs corps une sorte de détente physique. D’abord la pulsation de la couleur inondait le golfe de bleu ; le cœur se dilatait avec elle et le corps tout entier avait l’impression de nager, pour être, l’instant d’après, arrêtés et glacés par la noirceur épineuse des vagues contrariées. Puis, derrière le grand rocher noir on voyait jaillir presque tous les soirs à intervalles irréguliers – de sorte qu’il fallait guetter et c’était une joie quand cela venait – une fontaine d’eau blanche. Et tout en l’attendant on regardait sur le pâle demi-cercle de la grève la succession des vagues déposer leur douce pellicule nacrée.

Tous deux restaient là, souriants. Tous deux éprouvaient un commun sentiment d’hilarité que provoquait en eux ce mouvement des vagues ; puis la course rapide et tranchante d’un bateau qui, après avoir taillé une tranche courbe de la baie, s’arrêta, frémit, laissa tomber ses voiles ; alors, poussés par un besoin instinctif de compléter le tableau après cette preste évolution, tous deux regardèrent les dunes lointaines et, au lieu d’un sentiment d’allégresse, sentirent une tristesse les envahir – en partie parce qu’il s’agissait de quelque chose de terminé et en partie parce que, pensait Lily, les perspectives lointaines semblent dépasser de millions d’années celle de ceux qui les contemplent et communier déjà avec un ciel dont le regard tombe sur une terre entièrement abandonnée au repos.

En regardant les dunes lointaines William Bankes pensa à Ramsay, pensa à une route du Westmoreland, pensa à Ramsay arpentant tout seul une route à grands pas, drapé dans cet isolement qui semblait son vêtement naturel. Mais cette vision fut soudainement interrompue, se rappela William Bankes (et ce qui suit se rapportait certainement à quelque incident réel), par une poule qui battait des ailes pour protéger sa couvée de poussins, sur quoi Ramsay, s’arrêtant, la montra de sa canne et dit « Joli-joli », ce qui jetait un jour singulier sur son cœur, avait estimé Bankes, montrait la simplicité de sa nature, sa faculté de sympathiser avec d’humbles êtres. Et cependant il lui semblait que leur amitié avait pris fin, là, sur ce bout de route. Après cela Ramsay s’était marié. Après cela, tantôt pour une raison et tantôt pour une autre, la pulpe s’était retirée de leur amitié. À qui la faute ? Il n’aurait pu le dire. Il savait seulement qu’au bout de quelque temps la sensation de la nouveauté avait été remplacée par celle de la répétition. En se retrouvant ils ne faisaient que se répéter. Mais au cours de ce colloque muet avec les dunes il maintint que son affection pour Ramsay n’avait nullement diminué ; elle se trouvait là, cette amitié, étendue au travers de la baie et au milieu des dunes, ayant gardé toute sa vivacité et toute sa réalité, semblable au corps d’un jeune homme enseveli un siècle dans la tourbe, et dont les lèvres rouges ont conservé leur fraîcheur.

Il craignait dans l’intérêt de cette amitié et peut-être aussi pour se disculper à ses propres yeux de l’imputation de s’être laissé dessécher et ratatiner – car Ramsay vivait au milieu d’une nuée d’enfants tandis que Bankes était veuf et n’en avait aucun – il craignait que Lily Briscoe ne dénigrât Ramsay (un grand homme à sa façon) et il désirait pourtant qu’elle comprît la nature de leurs relations. Commencée il y avait de longues années, leur amitié s’était pulvérisée sur une route du Westmoreland, à l’endroit où la poule avait couvert ses poussins de ses ailes, après quoi Ramsay s’était marié et, les directions de leurs carrières ayant divergé, il y avait eu, sans que ce fût certainement la faute d’aucun d’eux, une tendance à la répétition lorsqu’ils se rencontraient.

Oui. C’était bien cela. Il termina. Il se détourna de la vue de la mer. Et comme il se tournait pour revenir par un autre chemin, remonter l’allée, Mr. Bankes devint sensible à l’existence de certaines choses qui ne l’auraient pas frappé si ces dunes ne lui avaient pas montré le corps de son amitié enseveli dans la tourbe, le rouge de ses lèvres encore frais – par exemple la petite Cam, la plus jeune des filles de Ramsay. Elle cueillait des fleurs des champs sur le talus. Elle était sauvage et farouche. Elle refusa de « donner une fleur au monsieur », comme l’y invitait sa bonne. Non ! non ! non ! Elle ne voulait pas ! Elle serrait les poings. Elle tapait du pied. Et Mr. Bankes se sentit vieux et triste et il lui semblait qu’elle lui faisait sentir qu’il avait eu des torts dans l’histoire de cette amitié. Oui, il avait dû se dessécher et se ratatiner.

Les Ramsay n’étaient pas riches et on pouvait se demander comment ils arrivaient à se sortir d’affaire. Huit enfants ! Nourrir huit enfants avec de la philosophie ! Voici qu’il en arrivait un autre, Jasper cette fois ; il s’avançait nonchalamment pour, disait-il, s’en aller tirer un oiseau et, en passant, il secoua la main de Lily à la façon d’un bras de pompe, ce qui fit dire à Mr. Bankes, avec amertume, qu’elle était, ELLE, en grande faveur. Maintenant se posait la question de l’instruction de ces enfants (il est vrai que Mrs. Ramsay avait peut-être quelque chose à elle), sans parler de l’usure quotidienne des souliers et des bas dont avaient nécessairement besoin ces « grands garçons », tous bien poussés, anguleux et terribles. Quant à les distinguer les uns des autres et à savoir leur ordre de succession, cela le dépassait. Il leur donnait dans le privé des noms de rois et de reines d’Angleterre : Cam la Mauvaise, James l’Implacable, Andrew le Juste, Prue la Belle – car Prue aurait de la beauté, pensait-il, comment pourrait-elle faire autrement ? – et Andrew de l’intelligence. Tout en remontant l’allée et tandis que Lily Briscoe disait oui ou non et approuvait ses remarques (car elle aimait tous ces gens, elle aimait le monde où nous sommes), il examinait le cas de Ramsay, le plaignait, l’enviait comme s’il l’avait vu se dépouiller de toutes ces gloires d’isolement et d’austérité qui couronnaient sa jeunesse pour se condamner définitivement à glousser et battre des ailes autour de sa petite famille. Elle lui donnait bien quelque chose en échange – William Bankes le reconnaissait ; il lui eût été agréable que Cam mît une fleur à sa boutonnière ou grimpât sur ses épaules, comme elle grimpait sur celles de son père, pour regarder un tableau du Vésuve en éruption ; mais elle avait aussi – les vieux amis de Ramsay ne pouvaient pas ne pas le sentir – détruit quelque chose. Qu’en penserait maintenant un étranger ? Qu’en pensait cette Lily Briscoe ? Pouvait-on ne pas remarquer qu’il s’enlisait dans ses habitudes ? Qu’il commettait peut-être des excentricités, avait des faiblesses ? Il était étonnant qu’un homme d’une pareille valeur intellectuelle pût s’abaisser comme il le faisait – non, une telle expression était trop dure – pût attacher tant de prix à la louange d’autrui.

« Mais songez à son œuvre ! » dit Lily.

Chaque fois qu’elle « songeait à son œuvre » elle ne manquait pas de voir distinctement devant elle une grande table de cuisine. C’était la faute d’Andrew. Elle lui avait demandé de quoi traitaient les livres de son père. « Le sujet et l’objet et la nature de la réalité », avait-il répondu. Et lorsqu’elle s’était écriée « Grand Dieu ! » – car elle n’avait aucune idée de ce que cela pouvait signifier – il avait ajouté : « Hé bien, imaginez une table de cuisine, lorsque vous n’y êtes pas. »