La Reine oubliée - Partie 1 - Thomas Bréchemier - E-Book

La Reine oubliée - Partie 1 E-Book

Thomas Bréchemier

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Beschreibung

Royaume d’Anglie, 1378
Seul témoin du meurtre de sa famille, le jeune Cahir Malahan fuit les assassins qui le pourchassent. Les tueurs sur ses talons, il se réfugie dans une forêt, où il est secouru par un étrange couple de femmes vivant recluses. Traumatisé et sans repères, il comprend toutefois vite qu’il est en présence de deux personnes peu communes. L’une d’entre elles en particulier semble prêter une oreille attentive à son malheur et décide finalement de rompre son isolement afin de l’aider à faire châtier les coupables. Décision lourde de conséquences : comment Cahir pourrait-il se douter qu’il vient de rencontrer l’ancienne reine d’Anglie, présumée morte vingt ans plus tôt après une terrible insurrection dont les stigmates marquent encore le pays ?


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Thomas Bréchemier

LA REINE OUBLIÉE

PartieI

Prologue

Au sommet d’une butte, en plein milieu d’un champ de bataille étrangement silencieux, deux silhouettes s’affrontaient en jetant leurs ultimes forces dans ce duel. Avant de céder sa place à la lune, un soleil mourant dardait ses derniers rayons sur la confrontation de ces deux êtres, repeignant le paysage tout entier d’un rouge écarlate. La puanteur caractéristique du sang, des entrailles, et de la mort régnait en maître en ces lieux, mais ces deux-là n’en avaient cure. Pleinement concentrés sur leur adversaire, plus rien n’avait d’importance.

Plus personne n’était en vie pour être témoin du tour brutal que prenait leur affrontement alors que leurs passes d’armes se prolongeaient inlassablement. Justice, vertu ou honneur étaient autant de principes qui se devaient de céder le pas face à l’enjeu et aux sentiments violents nourris par chaque combattant.

En définitive, c’est un détail bien anodin qui scella l’issue du duel. L’une des silhouettes glissa légèrement sur une flaque de sang et offrit l’espace d’une seconde une ouverture à son opposant. Celui-ci ne se fit pas prier et saisit sa chance ; sa lame perfora l’armure et le corps de l’autre, qui mit un genou à terre. Le coup était fatal, et tous deux le savaient. Mobilisant ce qu’il lui restait d’énergie, le vaincu tenta de lever la main vers le visage du vainqueur et de marmonner quelque chose, mais la vie le quitta avant d’avoir pu accomplir l’un ou l’autre.

Nulle joie ou nul soulagement n’éclaira les traits de la seule silhouette désormais debout. Bien au contraire, elle enfonça son épée dans le sol et s’y agrippa pour ne pas s’effondrer à son tour. Elle prit alors conscience du silence irréel qui planait sur les lieux. Relevant la tête, elle fit un constat amer : personne d’autre n’avait survécu. Était-ce donc la fin de ses idéaux, de ses convictions… et la preuve absolue de l’échec de son règne ? Sans doute. Car sinon, comment interpréter autrement ces empilements de cadavres, ces monceaux d’armes jonchant le champ de bataille et, plus que tout, la mise à mort de sa propremain d’un de ceux qui étaient… non, qui avaient été ses plus proches fidèles ? Tout ce qu’elle avait voulu entreprendre s’était écroulé, et elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même pour cela. Une vague de regrets l’envahit alors que sonnait certainement sa dernière heure. Elle n’avait même plus la force de pleurer pour ce qui était perdu, et se sentit glisser ausol.

C’est donc ainsi que tout cela finit… Quelle tristesse. Si seulement… si seulement les choses avaient été différentes, alors…

Le cours de ses pensées ne put aller plus loin. Sa conscience sombra dans les ténèbres tandis que sa tête heurtait durement la terre piétinée par la bataille.

ChapitreUn

Le chant du coq tira Cahir du sommeil, mettant fin à une nouvelle nuit agitée, peuplée de songes tourmentés se nourrissant des événements récents. À moitié réveillé, il contempla le plafond en pente qu’il avait sous ses yeux embués. La confusion le saisit et il lui fallut quelques secondes pour comprendre où il se trouvait. Puis, une vague de chagrin le submergea. Le jeune homme resta recroquevillé dans son lit de fortune pendant une bonne minute, attendant que passe la crise. Quand finalement son cœur cessa de s’emballer et que ses pensées se firent plus claires, il se redressa. Ce phénomène se produisait tous les matins depuis son arrivée ici, il y a quatre jours, et il ne pouvait pas dire qu’il s’y habituait.

Secouant la tête pour s’éclaircir les idées, Cahir se leva et capta des voix en dessous ; celles de sa nouvelle famille, même s’il n’arrivait toujours pas à s’y faire. Il emprunta l’échelle pour rejoindre le rez-de-chaussée et salua timidement la femme qui s’affairait à préparer le déjeuner, ainsi que les trois enfants qui s’agitaient autour. Sans attendre, il sortit dans la cour et alla chercher un seau d’eau au puits pour se débarbouiller. En chemin, il aperçut l’époux de la femme près du poulailler, qu’il salua également d’un léger hochement de tête. Le visage qu’il aperçut en observant la surface de l’eau n’était guère flatteur : des cheveux noirs tout ébouriffés, des traits tirés, des yeux bleus mouchetés de gris ternes et une bouche formant en permanence une moue triste. Cahir resta un moment immobile, en proie à de sombres pensées. Mais il finit par se ressaisir ; l’heure n’était pas aux rêveries moroses, il avait des choses à faire. Quand il eut fini ses ablutions, il retourna dans la pièce principale de la modeste bâtisse qui l’hébergeait et constata que le repas était servi, toute la famille se trouvant déjà attablée.

Il y avait là son oncle, sa tante et leurs trois enfants. Ils avaient gentiment accepté de le recueillir en entendant le récit de ce qu’il s’était passé, quand il avait débarqué là en panique quelques jours plus tôt. Son propre père n’avait jamais été très proche de son frère cadet, mais cela n’avait pas empêché celui-ci de l’accueillir pour le moment au sein de sa famille, et il lui en était reconnaissant. Certes, ce n’était pas le grand luxe, et il avait fallu dégager un coin des combles pour lui, mais il n’allait pas faire la fine bouche.

Cependant, bien que cette cohabitation soit encore toute fraîche, Cahir éprouvait un sentiment de malaise permanent. Et pour cause, car ils étaient sûrement toujours à ses trousses. Qui pouvait dire combien de temps il pourrait rester dans cet endroit ? Il s’était bien gardé de mentionner ce « détail » à ses hôtes, mais chaque jour qui passait voyait son anxiété croître peu à peu. Ce n’était pas bien, et il le savait. Mais il avait trop peur. Peur du rejet et de ne plus savoir où aller ensuite. Cette crainte était-elle plus forte que celle d’être retrouvé — et vraisemblablement tué ? Pour l’heure, la balance refusait de pencher en faveur de l’une ou l’autre, mais cette situation ne durerait pas, il en avait la conviction.

Le jeune homme prit place à la table et s’empara du bol que lui tendait sa tante. Il était conscient de représenter une bouche à nourrir de plus dans un foyer qui ne roulait pas sur l’or. Son oncle vivait des produits de la ferme et possédait également un petit lopin de terre jouxtant la bâtisse, où poussaient des légumes bienvenus dans l’assiette. Toutefois, avec l’arrivée de Cahir, les portions se retrouvaient fatalement réduites, et il voyait bien que les parents avaient choisi de diminuer leur portion au profit de celle de leurs enfants. Encore une cause supplémentaire alimentant le malaise du jeune homme.

–Je vais me rendre au village aujourd’hui, annonça son oncle. Qu’est-ce que tu dirais de m’accompagner, Cahir ? Je pourrais te présenter aux autres et je ne dis pas non à une paire de bras supplémentaires.

Une fois par semaine, il se rendait dans la bourgade située à deux cents toises d’ici pour vendre la modeste production de son exploitation. L’endroit abritait quelques dizaines d’âmes, alors tout le monde se connaissait. L’arrivée d’une nouvelle personne finissait forcément par se savoir, d’où la proposition de son oncle. Il ne se sentait guère d’humeur pour une promenade, et encore moins pour les inévitables discussions qui s’ensuivraient au village, mais il ne pouvait décemment pas refuser de but en blanc sans motif valable. Or, il n’en avait aucun.

–D’accord, si tu veux, finit-il par répondre.

–Parfait, dès qu’on a fini de manger, rejoins-moi dehors.

Le programme de la matinée venant d’être établi, le reste du repas se déroula majoritairement dans le silence. Il avait remarqué que son oncle et sa tante étaient plutôt de nature taiseuse, et leurs trois enfants, âgés de douze, neuf et cinq ans, semblaient intimidés par l’irruption du jeune homme dans leur vie, lui qui n’avait pas vu les deux premiers depuis près de six ans, lors du dernier repas de famille entre leurs deux branches.

Quand il eut fini de manger, Cahir aida à débarrasser la table et suivit son oncle à l’extérieur. Ce dernier possédait une petite charrette, tractée par un vieil âne nonchalant qui paissait non loin pour le moment. Les deux hommes y déposèrent plusieurs récipients contenant notamment du lait, des œufs et des légumes, puis se mirent en route. Le temps était clément et l’air doux en ce début d’été, le trajet jusqu’à la bourgade s’effectua donc sans accroc et aurait pu constituer une distraction agréable si Cahir avait eu l’état d’esprit adéquat — ce qui n’était malheureusement pas lecas.

Il était encore tôt et pourtant, nombreux étaient ceux qui s’affairaient déjà au village. Comme il s’y attendait, son arrivée représenta l’attraction matinale. Il ne se passait pas grand-chose dans ce genre d’endroit reculé, alors sa présence constituait l’événement du moment. Il s’efforça de répondre poliment aux salutations et aux questions, mais le cœur n’y était pas. Il avait beau avoir vécu vingt ans dans une vraie ville, bien plus grande et peuplée, ces dizaines de gens qui se rassemblaient autour d’eux le mettaient mal à l’aise.

Le bâtiment le plus important du coin demeurait sans conteste l’auberge, qui se situait au bord d’un axe de circulation mineur rejoignant une voie secondaire menant à la capitale du comté, Haughton. Le simple fait de penser à cette ville, sa ville, lui serra le cœur. Le village s’était développé autour de ce point de passage, le genre d’établissement indispensable et bien connu pour tous ceux qui arpentaient la route. La majeure partie de la cargaison de son oncle était d’ailleurs destinée à l’aubergiste, et, quand l’agitation née de son apparition se fut calmée, il aida à la porter jusqu’aux cuisines. À cette heure, il n’y avait évidemment pas grand-monde dans la salle principale, mais les lieux s’animaient naturellement davantage le soir venu… une fois que l’alcool commençait à couler.

–Je te remercie, lui dit son oncle quand leur besogne fut achevée.

–Pas dequoi.

–Bon, comme tu peux le voir, tu fais sensation.

–Bah, ça leur passera une fois qu’ils seront habitués à ma présence, je suppose, répondit Cahir.

Son oncle hocha la tête et s’essuya le front.

–Pour sûr, c’est bien vrai. J’ai deux trois affaires à régler par ici, est-ce que je peux te laisser un moment ?

–Bien sûr, je vais me débrouiller. Vu la taille du village, je ne pense pas pouvoir me perdre, ajouta-t-il en souriant.

–Hé hé, tu n’as pas tort, répondit son oncle en souriant à sontour.

Les deux hommes se séparèrent et Cahir se retrouvaseul.

Et maintenant, que faire ?

Une question simple qui virait presque au dilemme existentiel, tant il se sentait isolé et aux abois depuis que sa vie avait connu un changement brutal quelques jours plus tôt. Sortant par l’arrière de l’auberge, son regard erra en direction de la place du village, où un groupe de jeunes femmes discutait avec animation sous un chêne majestueux dont la ramure recouvrait presque tout l’endroit. Il ne lui échappa pas que leurs regards glissaient vers lui de temps à autre, indice plus que suffisant à ses yeux pour savoir de quoi… ou plutôt de qui elles parlaient.

Une sorte de sixième sens lui souffla qu’il ferait mieux de disparaître au plus vite s’il ne voulait pas risquer d’être abordé — ou plutôt, pris en chasse, selon ses propres mots — de façon plus franche. Il fit donc volte-face et s’éloigna plus ou moins discrètement en faisant le tour de la taverne. En poursuivant son chemin, il atteignit la limite du village, où une dernière maison se dressait. Devant elle était assise un vieil homme qui fumait la pipe, les yeux dans le vague. Mais ce qui attira l’œil de Cahir, ce fut ce qui était accroché sur la façade avant protégée par un auvent : des outils. Et pas n’importe lesquels. Une collection d’instruments qui lui étaient douloureusement familiers.

Le propriétaire des lieux remarqua enfin sa présence.

–Eh bien, mon garçon, mon humble demeure t’impressionne donc tant que ça ? Tu en fais, une de ces têtes.

–Hein, pardon ? Oh non, dit Cahir en secouant la tête, je regardais simplement vos outils là, sur le mur. Vous étiez forgeron, avant, n’est-cepas ?

–Ho ho, tu as l’œil, répondit son interlocuteur en tirant une bouffée de sapipe.

Puis ses yeux se plissèrent et il examina plus attentivement la carrure de Cahir, en particulier ses bras. Une lueur de compréhension illumina son regard.

–Ah, je vois. Toi aussi, hein ?

La gorge nouée, le jeune homme se contenta de hocher latête.

–Un bien noble métier, si tu veux mon avis. J’ai exercé pendant plus de trente ans en prenant la suite de mon père. Malheureusement, je n’ai jamais eu de descendance, alors j’ai dû vendre mon commerce quand l’heure de la retraite a sonné. Mais je ne pouvais pas me résoudre à tout laisser, donc j’ai négocié pour garder quelques outils en souvenir. C’est ce que tu as sous les yeux, et j’en suis bien fier, termina-t-il en désignant du pouce sa collection.

Deux sentiments conflictuels assaillaient Cahir. Une part de lui était attristée de tomber ainsi sur des éléments si familiers d’un quotidien encore si proche mais désormais inaccessible. Toutefois, une autre se réjouissait de croiser par hasard quelqu’un ayant connu en son temps le même métier que lui. Or, c’était la première fois que cela se produisait depuis son arrivée ici. Et il ne voulait pas que cette deuxième émotion, si rare ces derniers temps, disparaisse tout de suite. Ainsi, mû par une impulsion, il demanda :

–Est-ce que cela vous dérangerait de me parler de vous un moment ? Je… je ne pense pas pouvoir retourner à la forge familiale pendant un certain temps, donc ça me ferait plaisir de pouvoir en parler à quelqu’unici.

–Hmm, tu es le garçon qui est arrivé avec Albert, c’est ça ? Je t’ai aperçu tout à l’heure. Je vois bien à ton visage que tu as traversé une épreuve difficile. J’ai beau être vieux, je ne suis pas encore gâteux : on ne vient pas ici sans raison. C’est un petit village relativement isolé, proche d’une forêt réputée maudite, hantée par un couple de sorcières, qui n’a pour seul mérite que d’être situé sur un axe mineur mais direct vers Haughton, pour qui vient du sud. Seuls les voyageurs qui veulent gagner du temps ou qui ignorent les légendes du coin passent par cette route. Ne t’inquiète pas, je ne te demanderai rien. Au contraire, ajouta-t-il en souriant, je serai ravi de discuter avec un « confrère » et de partager mon expérience. Ce genre d’occasion se fait bien rare de nos jours. Allez, va prendre une chaise à l’intérieur, tu ne vas pas rester debout plantélà.

Décontenancé par la franchise et la justesse d’analyse du vieil homme, Cahir mit quelques secondes à obéir. Une fois de retour, il s’installa et l’ancien forgeron reprit la parole.

–Alors, comme je le disais, j’ai pris la suite de mon père il y a trente-trois ans exactement, après une mauvaise chute qui l’a obligé à rester dans un fauteuil pour le restant de ses jours. Pauvre homme, il ne méritait pas ça, paix à son âme. C’est à ce momentque…

La conversation s’étira nettement plus longtemps que ne l’avait envisagé Cahir au départ. Le soleil eut le temps de dépasser son zénith et d’amorcer sa descente. Owen, car tel était son nom, lui proposa même de déjeuner en sa compagnie, ce qu’il accepta. C’était un homme de très bonne compagnie, simple et vif d’esprit. L’espace de quelques heures, Cahir put échapper au poids qui l’accablait depuis peu et passer un agréable moment. Il se rendait compte a posteriori qu’il en avait eu besoin. On ne peut pas vivre en permanence sous pression, en ayant peur de tout. Il faut savoir saisir ces occasions quand elles se présentent. L’esprit plus léger, il finit par prendre congé du vieil homme en le remerciant et en promettant de revenir le voir prochainement.

Ensuite, il retourna vers le centre du village et chercha son oncle. Il ne le trouva pas et remarqua que sa charrette avait également disparu, il supposa donc qu’Albert était tout simplement rentré chez lui. Il n’avait guère envie de demander aux habitants et préféra s’en tenir à cette hypothèse. De toute façon, comme il l’avait dit à son oncle, il était difficile de se perdre dans une bourgade aussi modeste. Celui-ci avait dû le laisser tranquille en se disant qu’il reviendrait à la ferme avant la tombée de lanuit.

De nouveau livré à lui-même, il laissa échapper un bâillement. En fait, il réalisa qu’après avoir discuté aussi longuement et mangé, il avait désormais envie de dormir. Balayant les environs du regard, il repéra une petite butte non loin, au sommet de laquelle trônait un arbre. Un endroit idéal pour une sieste à l’ombre.

Cahir s’y rendit et s’étendit au pied de l’arbre, les mains derrière la tête, en prenant bien soin de rester hors de vue du village et de la route. Il ne fallut guère longtemps pour que le chant des oiseaux et la légère brise qui soufflait le bercent et l’entraînent vers le pays des rêves.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, le soleil pointait bas à l’horizon. Il s’était assoupi bien plus longtemps que prévu. Pour la première fois depuis la tragédie, aucun cauchemar ne l’avait assailli. Un sommeil réparateur qui faisait le plus grand bien à son corps et à son esprit. Cahir se releva et s’étira. Il était plus que temps de rentrer, son oncle et sa tante allaient finir par s’inquiéter. Il pivota sur ses talons, quand son regard s’accrocha sur quelque chose dans le paysage.

Là, sur la route, se découpait la silhouette de trois cavaliers qui approchaient du village.

Une sueur froide dévala l’échine du jeune homme.

Il ne les voyait pas distinctement à cette distance, mais une certitude s’ancra en lui : ils venaient pour lui. Il avait eu beau prendre quelques précautions, ils avaient manifestement retrouvé sa trace. Comment ? Ou plutôt, qui ? Mais oui, bien sûr, Godric. Il était le seul à savoir où Cahir avait voulu aller. L’avaient-ils payé pour parler… ou pire ?

Cela n’avait aucune importance, il devait faire quelque chose. Quel naïf il avait été de se relâcher ne serait-ce qu’une demi-journée. Sa discussion avec Owen l’avait poussé à baisser sa garde.

Ils auraient remonté ta piste quoi qu’il arrive, lui susurra une voix intérieure d’un ton moqueur.

Plus ironique encore, s’il était rentré plus tôt au lieu de s’arrêter là, il ne les aurait pas aperçus à temps. Finalement, le cours des événements pouvait encore lui être favorable. Mais pour cela, il fallait agir. Or, il réalisa tout à coup que ses jambes étaient paralysées et refusaient de lui obéir. La peur — pire, la terreur — le clouait sur place et il demeura là, impuissant, pendant de longues secondes.

Tout à coup, il eut l’impression que la tête de l’un d’eux se tournait dans sa direction et se braquait sur lui. Était-ce réel ou le pur produit de son esprit paniqué ? Probablement la première hypothèse, car la même silhouette sembla le désigner du doigt à ses camarades.

Ce fut le moment choisi par ses jambes pour répondre enfin. Et elles optèrent pour la solution la plus simple et la plus primaire : une fuite éperdue dans la direction opposée. Il se rendit compte après coup que c’était sans doute la pire option, celle qui ne ferait qu’accroître leurs soupçons. Trop tard pour changer de plan, il devait l’accepter et déterminer où courir ainsi. Malheureusement, il était loin d’avoir toute sa lucidité et son cœur tambourinait dans sa poitrine. Son regard erra de droite à gauche et une idée subite lui vint : la forêt.

Celle-ci s’étendait de l’autre côté de la route, dominée par un soleil couchant qui rasait les cimes. Les paroles d’Owen résonnèrent dans satête.

« C’est un petit village relativement isolé, proche d’une forêt réputée maudite, hantée par un couple de sorcières… »

Certes, les chances étaient maigres, mais il était toujours possible que ses poursuivants refusent de s’y aventurer. Et si jamais ils s’y engageaient, les étroites rangées d’arbres gêneraient leur entreprise. Enfin, peut-être.

En proie au doute et à la panique, Cahir ne pouvait toutefois se permettre d’hésiter plus longtemps et se dirigea vers les bois. Au moment où il atteignit la route, il entendit des cris en provenance des trois hommes, qui l’intimaient sans doute de s’arrêter, et le bruit des sabots de leurs chevaux qui approchaient. Il essaya d’ignorer la vague de terreur qui déferla sur son esprit, et traversa la voie à toutes jambes pour pénétrer dans la forêt. À l’intérieur, la lumière était nettement plus ténue et il avait du mal à distinguer ce qui s’étendait devant lui. Néanmoins, la prudence et l’observation étaient deux luxes qu’il ne pouvait se permettre en de telles circonstances, et il dut courir entre les arbres en prenant des risques. Il tenta d’opter pour une trajectoire en ligne droite, afin de s’enfoncer le plus rapidement possible dans les bois, mais la nature du terrain et la densité de la végétation eurent tôt fait de grandement perturber son sens de l’orientation.

Il pouvait toutefois compter sur un repère crucial : les voix de ses poursuivants et les bruits qu’ils produisaient. Comme il n’entendait plus les chevaux, Cahir supposa qu’ils les avaient laissés à l’orée de la forêt. S’en servant comme boussole improvisée, il essaya de toujours leur tourner le dos et continua sa course effrénée. Des branches lui cinglaient le visage et les bras, des arbustes et autres végétaux au ras du sol lui fouettaient les jambes, mais cela ne freinait en rien sa progression.

Combien de temps cela dura-t-il, il n’aurait su le dire. La visibilité se fit de plus en plus difficile, car le soleil acheva finalement sa course du jour et la pénombre s’installa. Hors d’haleine, Cahir avait de plus en plus de mal à avancer, mais il percevait toujours de l’agitation dans son dos. Était-ce là encore réel ou fictif, proche ou lointain ? Il l’ignorait, mais il ne pouvait prendre le risque de s’arrêter. Malheureusement pour lui, à force d’aller toujours plus profondément dans les bois, il pénétra dans une zone plus escarpée, avec de nombreux affleurements rocheux et une prolifération de racines noueuses au sol. Plusieurs fois, il trébucha et s’étala durement de tout son long. Son corps était depuis longtemps maintenant recouvert d’éraflures et il se cogna violemment le genou durant l’une de ses chutes.

Malgré tout, il persévéra. Mais cela ne pourrait pas durer éternellement, il devait trouver une cachette, n’importe quoi où s’abriter et tenter de leur faire perdre sa trace. La nuit était peut-être sa meilleure alliée. Mobilisant ses dernières forces, il entreprit de courir le plus possible sur les roches pour minimiser ses traces et tenta de fouiller les environs du regard. Plusieurs formes sombres se profilaient ici et là, dont une plus importante sur sa gauche. En l’approchant, il constata être face à une imposante chaîne de rochers. Il crut repérer un renfoncement un peu plus loin et hâta le pas. Ce faisant, il rata des yeux une racine et se prit les pieds dedans. Une violente douleur foudroya son flanc droit. Cahir baissa la tête et poussa un cri étouffé ; ses côtes avaient heurté une pierre saillant du sol et du sang s’écoulait déjà de la blessure. Avait-il quelque chose de fêlé ou de cassé ? C’était fort possible, vu l’intensité de la douleur. Il fallait impérativement qu’il se cache quelque part, poursuivre sa fuite devenait pratiquement impossible dans cetétat.

Cahir se releva tant bien que mal, essuya maladroitement le sang qui avait taché la pierre et pressa doucement ses vêtements contre son flanc pour éviter que des gouttes ne tombent au sol. Il s’approcha lentement de l’endroit qu’il avait repéré et vit une petite fente dans la roche. Il passa sa main dedans, mais ne toucha pas le fond. Avec l’énergie du désespoir, il se faufila à l’intérieur en serrant les dents. Son flanc le faisait beaucoup souffrir. Une fois passé, il se retrouva dans une cavité peu profonde qui ne s’étendait pas plus loin que la longueur de sonbras.

Épuisé, il s’écroula et tendit l’oreille.

Dans un état second, abruti par la fatigue et le tourbillon d’émotions qui l’assaillaient, il tenta de ne pas céder aux sirènes tentatrices du sommeil qui l’appelaient et se maintint éveillé. Il capta enfin des échos de course loin au-dehors, accompagnés decris.

–Tu repères quelque chose ? s’époumona l’un de ses poursuivants.

–Non, rien, ses empreintes disparaissent là-bas !

–Bon sang, où est-ce qu’il est passé ? Cet endroit me fout la chair de poule et même avec les torches, on ne voit pas grand-chose.

Un élancement particulièrement violent fusa dans le flanc de Cahir, qui dut réprimer un cri de douleur. Sa blessure devait être sérieuse, il en avait maintenant la conviction.

–Les gars, on ferait peut-être mieux d’abandonner. De toute façon, le gosse est condamné ici. Il est tout seul, paumé et sans rien sur lui. En plus, il paraît que des sorcières rôdent dans le coin, elles s’occuperont de son cas et le feront rôtir dans leur marmite, c’estsûr.

–Pff, arrête tes histoires, ce ne sont que des racontars de paysans trop crédules, répondit l’un d’eux d’un ton railleur. Mais tu marques un point, j’en ai ma claque de cet endroit et nos torches improvisées ne vont pas durer éternellement. Euh, attendez, vous savez au moins comment rentrer, pas vrai ?

Sa question inquiète fut accueillie par un silence lourd desens.

–Vous êtes sérieux ? Et on fait comment, maintenant ?

–Ne t’en fais pas, ça doit être par là. J’ai marqué certains arbres, on devrait pouvoir les retrouver en chemin.

–Imbécile, on fait comment alors qu’il fait nuit noire ?

–Fais-moi confiance. Allez, on y va, lesgars.

L’autre, visiblement guère convaincu, l’injuria copieusement mais obéit.

Leurs voix s’éloignèrent progressivement, et le silence finit par faire son retour en ces lieux reculés. Cahir n’était toutefois pas capable de s’en réjouir. Vaincu par la douleur et l’épuisement, il perdit connaissance peu après.

ChapitreDeux

Un décor familier. Une rue qu’il avait empruntée d’innombrables fois. Des bâtiments aux contours connus. Cahir constata qu’il était à nouveau de retour chez lui. Or, ce ne pouvait être réel.Donc…

Non, pas ça, pas encore.

Il tourna la tête, mais le paysage derrière lui restait flou, indistinct. Une masse de traits sans forme précise sur fond blanc. Seules la rue devant lui et les maisons les plus proches semblaient avoir acquis la substance nécessaire pour se matérialiser pleinement. Il se doutait de ce qui allait suivre et ne voulait surtout pas le revivre. Mais son corps ne lui obéit pas. Agissant indépendamment de sa volonté, ses jambes le firent avancer, pas après pas, vers cette bâtisse grise dotée d’une cheminée, dont la lourde porte d’entrée en chêne était ouverte. Des voix agitées en sortaient, mais les mots étaient incompréhensibles.

Cahir s’approcha contre son gré de son ancien foyer. Il rejouait pour la énième fois cette scène et ne fut donc pas étonné de sentir son corps se plaquer contre le mur et sa tête se pencher discrètement pour observer par l’entrebâillement. Plusieurs personnes se trouvaient à l’intérieur.

Tout d’abord, Elgar, son père, la silhouette la plus imposante. Il se tenait les bras croisés, le visage fermé et regardait les trois visiteurs placés devantlui.

Puis, Eileen, sa sœur aînée, qui se tenait à sa gauche. D’ordinaire si vive et pétillante, elle arborait une moue de dégoût.

Ensuite, Dan, son frère cadet, recroquevillé derrière leur père. Un garçon doux, gentil, mais très timide.

Enfin, le tableau était complété par trois personnes, trois silhouettes qui le hantaient depuis ce jour-là. Des hommes d’armes à la solde du comte de Tork, venus pour une raison bien précise.

Tous les acteurs de la tragédie étaient réunis.

Cahir sentit son pouls s’accélérer. Comme à chaque fois, dès qu’il se mettait en position près de la porte, les éclats de voix étaient remplacés par un silence douloureux. Leurs lèvres avaient beau bouger, il n’entendait plus rien. C’était d’autant plus frustrant qu’il voyait bien — et savait intuitivement — que la situation allait dégénérer.

Laissez-moi entendre ! supplia-t-il intérieurement.

Sa prière muette resta bien évidemment lettre morte, et il assista impuissant à la suite des événements.

Son père et les trois hommes se disputèrent virulemment, leurs gestes se faisant de plus en plus agressifs. Sa sœur aussi se mêla à la « conversation » — et certainement pas pour échanger des politesses, étant donné la grimace qui déformait ses traits —, quand, soudain, l’un des soldats du comte fit un pas en avant et saisit le bras d’Eileen pendant que les deux autres s’interposaient entre son père eteux.

Ce fut le funeste déclencheur.

La jeune femme se débattit furieusement et réussit à échapper temporairement à sa poigne. En réponse, l’homme la gifla violemment pour la maîtriser.

Tout bascula à cet instant.

Le coup fut si fort que sa sœur tituba et tomba, sa tête heurtant le coin du meuble situé derrièreelle.

Cahir ferma les yeux, le cœur meurtri. Il assistait à cette scène pratiquement toutes les nuits, mais son émotion était toujours aussi vive. Pourquoi elle, pourquoi de cette façon ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Tant de questions sans réponse tourbillonnaient dans satête.

Mais le pire était encore à venir.

Leur père écarta sans ménagement les visiteurs et se rua au chevet de sa fille. Il la souleva et la prit dans ses bras. Très vite, il sut. Son corps n’avait plus un souffle de vie. Son sang ne fit alors qu’un tour. Elgar se releva lentement, saisit un outil posé non loin, puis chargea l’homme d’armes le plus proche en beuglant et visa la tête. Le coup fit mouche, mais le soldat portait un casque et il ne fut que temporairement étourdi.

Ensuite, toute la scène parut s’accélérer sous les yeux de Cahir. Les contours de ces personnes devinrent flous, tout se brouillant en un tableau confus. Mais au fond de lui, il savait très bien ce qu’il se passait.

Les deux autres tirèrent leur épée et celui qui se tenait le plus près de leur père l’embrocha. Tétanisé, son frère Dan hurla, et le troisième acte de la tragédie eut lieu. Visiblement dérouté par la tournure prise par les événements et agissant à l’instinct, le dernier soldat imprima à sa lame un mouvement horizontal qui ouvrit la gorge du garçon.

Le rapport au temps de Cahir s’inversa alors subitement. De trop vite, tout allait à présent trop lentement. Sa sœur gisant au sol, inerte ; son père empoignant vainement l’épée qui le transperçait, les yeux écarquillés ; son frère dont la bouche grande ouverte ne pouvait plus proférer qu’un cri silencieux, le sang jaillissant de sa blessure. Un spectacle macabre qui s’étirait, encore et encore, jusqu’à être gravé sur la rétine du jeune homme. Il aurait donné cher pour faire disparaître cette vision atroce, pour cesser de revoir la mise à mort de sa famille chaque fois que le sommeil l’accueillait dans son étreinte. Cependant, il n’avait aucun contrôle. Telle la marionnette d’un jeu grotesque, il assistait dans l’impuissance la plus totale aux derniers instants tragiques de ses proches.

Et puis, tout à coup, de la même façon que le temps s’était joué de lui avant, celui-ci reprit son cours normal. Elgar et Dan se retrouvèrent à même le sol, tous deux dans une mare rouge grandissante. Les trois soldats ne bougeaient pas d’un cil, sans doute encore dépassés par ce qu’il venait de se produire. Exactement comme lorsqu’il les avait aperçus sur la route, une impulsion primitive s’empara de lui et il fit un pas en arrière. Toujours prisonnier de son propre corps, il se sentit exécuter un demi-tour maladroit et déraper sur la chaussée.

Le son revint alors aussi subitement qu’il avait été coupé.

Heurter le sol poussiéreux restaura son ouïe et il capta les exclamations de surprise des trois meurtriers, dont les têtes se tournaient vers la source du bruit.

Une nouvelle course-poursuite s’enclencha, mais celle-ci fut de courte durée. Il se releva et partit en trombe, seulement pour s’apercevoir que ses mouvements étaient lents, comme pris dans une toile d’araignée. Il se débattit et tenta d’accélérer, mais rien n’y fit. Jetant un regard paniqué en arrière, il vit le premier des trois soldats s’approcher, la lame brandie. L’instant d’après, une douleur foudroyante assaillit son flanc droit. Baissant les yeux, il ne vit pourtant aucune épée en travers de son corps.

Alors, comment… ?

Mais oui, la pierre.

La pierre. La forêt. La route. La butte.

Tout lui revint en force…

… et il s’éveilla en sursaut.

Un décor inconnu. Deux personnes inconnues.

Il reposait dans un lit, sur lequel une femme était assise en train de finir de lui bander le ventre. Son premier réflexe fut de reculer pour tenter de se mettre hors de portée de cet individu. Cela eut surtout pour effet de raviver sa blessure et il laissa échapper un grognement de douleur. La femme leva les mains dans un geste d’apaisement et dit d’une voix chaleureuse :

–Du calme, mon garçon. Ton corps a rudement souffert et j’étais simplement en train de te soigner. Tu ne dois pas forcer et prendre le temps de te reposer.

Cahir cligna plusieurs fois des yeux et prit conscience que la plupart de ses plaies semblaient bel et bien avoir été nettoyées. Il se détendit légèrement et prit le temps d’inspecter l’endroit où il avait manifestement été transporté.

Il s’agissait d’une chambre aux dimensions modestes, mais joliment meublée. Une peinture représentant une vaste étendue d’eau cernée d’arbres était accrochée sur l’un des murs et un tapis moelleux recouvrait le sol. Une commode était installée sur sa droite, sur laquelle étaient posées plusieurs bougies ainsi qu’un bloc d’ambre de forme circulaire. Quelque chose était pris dedans, mais il ne parvenait pas à distinguerquoi.

Toutefois, ce qui attira davantage son regard, ce furent les deux femmes présentes dans la pièce.

La première, assise près de lui, était grande et élancée. Ses cheveux blonds étaient ramassés en un chignon tressé rehaussé d’un ruban bleu, à l’exception de deux mèches de part et d’autre de son visage, et une paire d’yeux verts bienveillants étaient actuellement posés sur lui. Ses traits élégants dégageaient une certaine noblesse. Elle portait une blouse blanche et une jupe bleue, toutes deux de facture sobre, ainsi que des bottes à revers marron.

L’autre femme était appuyée contre le chambranle de la porte faisant face au lit. Plus petite que la première, elle le fixait d’un regard peu amène. La nature l’avait dotée de deux yeux noirs acérés plantés dans un visage sévère, encadré par un carré de cheveux argentés. Sa tenue consistait en une robe blanche très simple descendant jusqu’aux chevilles, qui dissimulait en grande partie ce que Cahir identifiait comme une paire de bottes noires.

Toutes les deux paraissaient âgées d’une quarantaine d’années, peut-être un peu moins.

Au vu de leurs attitudes respectives, il semblait évident que les deux femmes ne considéraient pas la présence du jeune homme de la même façon. Ce fut à ce moment-là que les paroles d’Owen lui revinrent à nouveau en mémoire.

« C’est un petit village relativement isolé, proche d’une forêt réputée maudite, hantée par un couple de sorcières… »

Un couple de sorcières…

On ne se débarrasse pas si facilement de milliers d’années de superstition et de croyances. L’homme possède en lui une forme d’instinct qui le pousse à craindre l’inconnu, à redouter ce qu’il ne peut comprendre ou expliquer, l’affublant de moult sobriquets destinés à bien marquer la différence entre lui et ce qui échappe à sa compréhension, à sa sphère de connaissances. Il suffit parfois de peu pour qualifier un lieu de « maudit », ou deux êtres solitaires de « sorcières ».

Ainsi, quand il réalisa qu’il se trouvait à la merci de deux femmes dont il ne savait rien, et qu’elles semblaient vivre en ces bois craints par tous les habitants du coin, une peur primaire s’empara de lui et l’affolement le gagna.

–Ne… ne… ne me touchez pas ! balbutia-t-il.

–Allons, tout va bien, répondit la blonde. Nous ne te voulons aucunmal.

Voilà précisément le genre de choses que dirait une sorcière cherchant à l’amadouer pour qu’il baisse sa garde. D’un autre côté, pourquoi prendre la peine de le guérir si c’était pour le manger ou faire Dieu savait quoi avec lui ? À moins que tout cela ne soit qu’une sorte de jeu pour elles, chacune avec un rôle bien défini : la gentille et la méchante ?

–C’est vous qui le dites ! Je ne vous fais pas confiance. Et puis d’abord, comment est-ce que vous m’avez trouvé ?

La blonde décocha un coup d’œil en direction de sa compagne, qui se chargea de répondre :

–Avec tout le vacarme que vous avez fait dans la forêt, il était difficile de vous ignorer. Je vous ai retrouvés et observés quelque temps, puis quand les trois autres ont rebroussé chemin, j’ai fouillé près du gros rocher où tu t’étais réfugié. Te sortir de là en pleine nuit n’a pas été une mince affaire, conclut-elle en claquant la langue.

« Vous » ? « Les trois autres » ?

Le choc ressenti à son réveil en découvrant cet environnement inconnu lui avait presque fait oublier ce qui avait précédé : sa fuite dans lesbois.

Inévitablement, il fit le lien avec les hommes qui l’avaient pourchassé et le cauchemar qu’il venait de faire. Grelottant face à l’implacable souvenir de cette journée funeste, il prit sa tête dans ses mains.

–Je n’en peux plus… Ils finiront par m’attraper, c’est sûr. Je n’ai plus nulle part où aller… Non, non, non, arrêtez !

La vision du corps sans vie de ses proches s’imposa à ses yeux. Même en les fermant, il revoyait le dégoût visible sur le visage à jamais figé de sa sœur, la surprise sur les traits de son père, la terreur et l’incompréhension dans les yeux de son frère. Quand parviendrait-il enfin à échapper à ces fantômes ? Y réussirait-il seulement un jour ?

Tout à coup, il sentit quelque chose, ou plutôt quelqu’un, l’étreindre. La femme blonde s’était approchée de lui et tentait de le réconforter. Cela eut pour mérite de chasser les spectres et de le ramener à la réalité.

Cependant, une peur en chassa l’autre et Cahir la repoussa sans ménagement.

–Je vous ai dit de ne pas me toucher ! cria-t-il.

Surprise, elle s’écarta et hocha tristement latête.

–Très bien, j’ai compris, ne t’en fais pas. Pour le moment…

–Écoute, jeune homme, nous avons des questions, tu t’en doutes, l’interrompit la femme aux cheveux argentés.

–Marie, ce n’est pas le moment.

La blonde la coupa à son tour d’un ton ferme. Elle la gratifia ensuite d’un regard éloquent, qui la réduisit au silence.

–Je pense qu’il serait plus sage que nous te laissions te reposer pour l’instant. Tu dois être encore très éprouvé par ce que tu as vécu et ton corps a besoin de récupérer davantage. Je vois bien que tu ne nous fais pas confiance, mais laisse-moi te redire que tu n’as rien à craindre de nous. Nous aurons l’occasion de discuter plustard.

Elle se leva et rejoignit la dénommée Marie.

–Tu trouveras de l’eau et de quoi te restaurer un peu là, sur la table. Essaie de manger puis de dormir, d’accord ?

Cahir sentait bien qu’elle avait raison, il fallait d’abord qu’il se repose et reprenne des forces, quoi qu’il puisse arriver par la suite. Une fois les deux femmes parties et la porte refermée, il lutta contre la fatigue et tourna la tête vers la gauche. Effectivement, il ne l’avait pas remarquée au début, mais une petite table était disposée au pied du lit et un plateau reposait dessus, contenant un broc, du pain et un bol de soupe froide. En voyant cela, son estomac se mit à gargouiller et il réalisa qu’il avait faim. Cahir ignorait à quand remontait son dernier repas, celui en compagnie d’Owen. Bien trop longtemps, sans doute. Il entreprit alors de boire un peu d’eau et de manger ce qu’il y avait sur le plateau en tâchant de ménager son flanc. Il songea un instant que la nourriture pouvait être empoisonnée ou droguée, mais il préféra ne pas s’y appesantir. Même si c’était le cas, et alors ? S’il devait mourir là, ce n’était peut-être pas si terrible. Après tout, il n’avait plus rien ; il était seul, sans ressource.

Une fois le repas terminé, il se sentit de nouveau rattrapé par l’épuisement et se glissa dans le lit. Il n’eut pas à attendre longtemps avant que le sommeil ne vienne lui rendre visite.

À son réveil, il fut de nouveau assailli par une sensation de confusion temporaire. Il lui fallut plusieurs secondes pour prendre la pleine mesure de sa situation. Son sommeil avait été agité, mais dénué de son cauchemar habituel. Il tenta de se relever, mais son flanc le fit souffrir et sa tête retomba sur l’oreiller.

Cahir se sentait abattu. Il posa son bras sur ses yeux et serra les dents, essayant de contenir le désespoir qui le guettait.

Il était seul, probablement perdu en plein milieu des bois, recueilli par deux femmes étranges que les habitants de la région considéraient comme des sorcières. Sans le sou, sans possessions, sans même quoi que ce soit pour se défendre, le jeune homme avait l’impression d’être au pied du mur. Soudain, il n’eut plus la force. C’était trop pour lui. Cahir avait tenu bon quelques jours, s’accrochant comme il le pouvait au moindre espoir à sa portée, mais il n’était rien de plus que le fils d’un forgeron vivant dans une ville du nord de l’Anglie. Il n’avait rien d’un héros ni d’un surhomme.

À cet instant, quelque chose se rompit en lui et il resta là, immobile, en proie à ses tourments intérieurs.

Combien de temps demeura-t-il prostré ainsi, impossible de le savoir. Et de toute façon, il s’en fichait. Au bout d’un moment, il entendit la porte s’ouvrir et quelqu’un pénétra dans la chambre.

–Ah, tu es réveillé ? demanda une voix douce.

Ce devait être la femme blonde.

Il ne daigna pas répondre, se murant dans un silence qui ne lui apportait malgré tout aucun réconfort.

Des bruits de pas signalèrent son approche et il se tourna sur le côté pour bien lui montrer qu’il ne désirait nullement parler. Le lit fut légèrement secoué quand elle s’assit, mais elle n’ajouta rien et resta là, sans doute à le regarder.

Puis, elle finit par dire après un long silence :

–Écoute, mon garçon, tu as parfaitement le droit de ne pas vouloir discuter et d’éprouver de la défiance à notre égard. J’ignore ce que tu as traversé, mais il est évident que la vie ne s’est guère montrée tendre envers toi. Cependant, il faut au moins que ton corps guérisse convenablement, et tu ne peux t’en charger tout seul. Alors, laisse-moi regarder tes blessures, s’il te plaît.

Au fond de lui, Cahir savait que cette femme avait raison. Il avait été durement touché à de multiples endroits, et il pouvait se considérer comme chanceux d’avoir quelqu’un près de lui capable de panser ses plaies.

Toutefois, sa méfiance instinctive et l’apathie qui l’accablait faisaient taire la petite voix lui soufflant de suivre ses conseils.

Ce fut à cet instant précis que son flanc se rappela à son bon souvenir par l’intermédiaire d’un élancement qui le fit gémir. À défaut de guérir ses blessures psychologiques, nettement plus profondes et difficiles à effacer, il pouvait au moins faire en sorte que celles de son corps soient soignées. Il détestait cette souffrance, et peut-être se sentirait-il un peu plus apaisé s’il allait mieux de cecôté.

Lentement, sans la regarder, il pivota et se redressa.

Il ne vit pas le sourire discret qu’elle eut en réaction, mais sentit en revanche ses mains le palper avec délicatesse. Elle retira le bandage qui enserrait son ventre et dit après un court examen :

–Hmm, je craignais que tu n’aies quelques côtes cassées, mais il semblerait que cela se limite à un gros hématome. Certes, tu dois avoir mal, mais ta guérison sera nettement plus rapide. Pour le reste, rien de grave, ce ne sont que des éraflures et des plaies sèches qui se résorberont souspeu.

Il ne prit même pas la peine de faire signe qu’il avait entendu ses propos et la laissa appliquer une sorte d’onguent froid sur son flanc, puis remettre en place un bandage. Cahir vit ensuite du coin de l’œil que la femme blonde se relevait et il se rallongea en lui tournant de nouveau ledos.

–Je vais m’arrêter là pour l’instant. Tu trouveras de nouveau un plateau sur la table. À toi de voir ce que tu comptes en faire, mais je te conseille de le vider comme le précédent. Je repasserai plustard.

Là encore, il ne répondit rien et l’entendit quitter la pièce. Cahir savait qu’il se comportait mal envers une hôtesse qui manifestait en apparence beaucoup d’attention envers un jeune ingrat, mais il ne pouvait se résoudre à changer son attitude. Trop de choses le tourmentaient et ses forces se voyaient sapées par le fardeau pesant sur ses épaules.

Alors, il passa le reste de la journée ainsi, alternant phases de semi-inconscience et périodes d’éveil.

Lors des premières, des images du meurtre de sa famille lui revenaient, quand ce n’était pas la silhouette des assassins qui se matérialisait, leurs yeux luisant tels des charbons ardents braqués sur lui et l’épée brandie dans sa direction.

Lors des secondes, il contemplait le plafond d’un œil torve et faisait parfois l’effort d’avaler ce qui se trouvait sur le plateau.

Ce calvaire mental se prolongea plusieurs jours. La blonde faisait régulièrement son apparition pour s’occuper de son flanc et renouveler le contenu du plateau. À compter de sa deuxième apparition, elle ne dit plus rien, accomplissant sa tâche silencieusement.

Or, c’était ce silence qui devenait de plus en plus pénible pour Cahir. Ce dernier sentait croître un sentiment de culpabilité. Physiquement, il allait bien et plus rien ne justifiait qu’il demeure ainsi prostré dans ce lit. Pourtant, la femme ne se plaignait pas et prenait soin de lui sans insister.

Cette relation à sens unique pesait sur l’esprit du jeune homme et finit par revêtir momentanément plus d’importance que la tragédie qu’il avait vécue, éclipsant au second plan les images morbides de sa famille.

Par conséquent, au sortir d’un énième moment de sommeil, il se frotta les yeux et se redressa. Il avait beaucoup moins mal sur le côté et choisit de balancer ses jambes hors du lit. Il était temps de briser la désespérante monotonie de son quotidien.

Il n’avait absolument aucune idée du nombre de jours écoulés depuis sa fuite en forêt, ni de l’heure qu’il était, et encore moins de l’endroit exact où il se trouvait. Il se leva précautionneusement en s’appuyant d’abord sur le lit, puis sur la commode, et effectua quelques pas maladroits. Il se sentait faible sur ses jambes, ce qui n’avait rien d’étonnant vu sa situation. Il marcha ainsi jusqu’à la porte, l’ouvrit et pénétra dans la pièce suivante d’une démarche légèrement plus assurée.

De l’autre côté, il arriva dans ce qu’il supposa être la salle principale de la bâtisse. De belles dimensions, elle comportait deux tapis, le premier sous une table en bois assortie de deux chaises et le second sous une banquette en face d’une cheminée, éteinte en cette saison. À l’image de celle de la chambre, une peinture représentant un paysage forestier était accrochée au-dessus. La porte d’entrée de la maison, encastrée dans le mur opposé, était flanquée de chaque côté par deux larges fenêtres permettant d’éclairer plus que suffisamment la pièce en journée. Deux étagères étaient également présentes sur le mur à sa gauche, encadrant une grande armoire fermée. Il y repéra entre autres des petits chandeliers, un bloc d’ambre semblable à celui de la chambre, plusieurs rangées de livres et une collection de pièces métalliques qu’il ne reconnut pas. Enfin, la partie droite de la pièce comportait une extension aménagée en cuisine et dotée elle aussi d’une porte, qui donnait peut-être sur une remise. Cahir en déduisit que les deux femmes passaient sans doute l’essentiel de leur temps ici durant l’hiver et lorsque le ciel se montrait capricieux.

Pour l’heure, l’endroit étaitvide.

Il traversa la salle et posa la main sur la poignée de la porte principale. Quelques secondes passèrent où il resta là, sans aller plus loin. Il se rendit compte que son bras tremblait légèrement. Le jeune homme ferma les yeux et inspira profondément. Puis, il alla au bout de son geste et poussa le battant.

Un franc soleil l’accueillit de l’autre côté, qui l’aveugla temporairement. Clignant des yeux et levant ses mains, il attendit le temps de s’habituer à ce changement drastique de luminosité. Quand ce fut fait, il observa le ciel dégagé et en déduisit qu’il devait être le matin. Il examina ensuite les environs.

Devant lui s’étendait un vaste espace dégagé qui avait visiblement été découpé en plusieurs sections par la main de l’homme… ou plutôt ici, celle de la femme. Un peu plus loin sur sa gauche, il aperçut un potager et repéra plusieurs variétés de légumes prêtes à être cueillies. Du côté opposé, un parterre de fleurs délimité par des pierres embellissait les lieux, chaque espèce se mariant élégamment à ses voisines pour former un tableau harmonieux de couleurs qui s’épanouissaient à cette époque de l’année. Plus près de la maison, sous un auvent fait de bois tressé était installée une autre table en bois, sensiblement identique à celle qu’il avait vue à l’intérieur, ainsi que deux chaises tout aussi identiques à celles de la salle principale. Une série d’outils était posée là, ainsi qu’une sculpture en bois manifestement inachevée. Ce devait être ici que les deux femmes passaient une bonne partie du temps aux beaux jours.

Il n’y avait personne ici non plus. Du moins, allait-il faire ce constat quand il capta des voix au loin. Il vit alors deux silhouettes émerger des arbres, tout au bout de la zone aménagée. D’après leur gestuelle et leur ton, les deux femmes semblaient en pleine discussion animée. Celle aux cheveux argentés, Marie, désigna du doigt la maison et remarqua la présence du jeune homme. Immédiatement, elle se tut, fit un signe de la tête à sa compagne dans sa direction et accéléra l’allure.

–Quand on parle du loup, on en voit la queue. Nous discutions justement de toi. Ravie de voir que tu daignes enfin sortir de ta « tanière », asséna-t-elle d’une voix mordante. J’avais peur que tu finisses par y hiberner alors que ce n’est pas du tout la saison.

–Voyons, Marie, s’il te plaît. S’il est là, c’est qu’il s’est enfin décidé à venir nous parler. Je pense que nous devrions d’abord l’écouter plutôt que de lui décocher d’emblée des piques verbales. N’est-ce pas, mon garçon ?

–Eh bien, je… (Cahir marqua une pause.) Oui, vous avez raison.

–Un choix avisé, répondit la blonde en tapant doucement dans ses mains. Installons-nous là, si tu le veuxbien.

Elle lui montra la table et alla chercher une chaise supplémentaire. Les trois s’assirent ensuite, mais Cahir resta muet. Mi-apeuré par sa situation, mi-intimidé par ses interlocutrices, il ne savait pas par où commencer. Ayant apparemment conscience de son trouble, celle qui s’était occupée de lui prit la parole :

–Tout d’abord, que dirais-tu de procéder à des présentations en bonne et due forme ? Notre premier contact n’a pas été des plus… classiques, disons. Je m’appelle Élisabeth, et voici Marie.

–Mon nom est Cahir… Cahir Malahan.

–Enchantée de te connaître, Cahir. Même si je dois reconnaître que les circonstances de notre rencontre sont pour le moins inhabituelles, tu en conviendras. Je te propose de repartir sur de meilleures bases. D’ailleurs, comment te sens-tu, aujourd’hui ?

Il jeta un coup d’œil rapide sur son flanc, puis reporta son attention sur les deux femmes.

–Mieux, merci. J’ai beaucoup moins mal sur le côté, et tout le reste a pratiquement fini de cicatriser. Et puis, je ne suis pas en si mauvaise forme que ça grâce à ce que vous m’avez donné à manger. Je… je vous remercie d’avoir pris soin de moi, déclara-t-il d’un air gêné, la tête baissée.

–Tu m’en vois ravie, Cahir. (Elle le fixa pendant plusieurs secondes et le sourire qu’elle arborait disparut.) Bien, comme tu peux t’en douter, cette discussion n’a pas pour but d’échanger de simples banalités. Je suis sûre que tu as toi-même ton lot de questions à notre sujet, mais je… enfin, nous souhaiterions au préalable entendre ton récit. Comment diable t’es-tu retrouvé poursuivi par des gens armés dans cette forêt ?

Sa curiosité était toute naturelle. Il se devait de leur apporter des réponses. Malgré tout, Cahir hésita. Que leur dire exactement ? Toute la vérité ? Juste une partie ? Ou une histoire complètement inventée ? Il était tout de même traqué par des hommes du comte de Tork. Leur révéler cette information pourrait jouer un rôle important dans les décisions qu’elles prendraient à son égard. De plus, il n’était pas encore complètement débarrassé de l’influence des croyances locales et n’arrivait pas à leur faire réellement confiance, et ce malgré les gages apparents qu’elles lui avaient donnés jusqu’à présent. Enfin, cela s’appliquait surtout à Élisabeth. Marie, quant à elle, ne faisait rien pour dissimuler son hostilité et le dévisageait durement, les bras croisés.

Ce fut principalement l’attitude de cette dernière qui détermina son choix. Il décida de s’en tenir à un récit abrégé et légèrement altéré. Inutile de broder une histoire entièrement fictive, il valait mieux coller le plus près possible à la réalité, en modifiant ou supprimant les éléments susceptibles de lui porter préjudice.

–Tout a commencé à Haughton, la ville où je vis… je vivais avant, se lança Cahir en respirant un grand coup. Mon père était un forgeron réputé, et j’avais une sœur aînée ainsi qu’un frère cadet. (Son cœur se serra en s’entendant évoquer sa famille au passé.) Un soir, j’étais resté plus tard que prévu avec un ami marchand pour l’aider à s’occuper d’un nouvel arrivage de marchandises. Le temps que je rentre à la maison, la nuit était tombée. En général, mon père préfère se coucher tôt le soir pour démarrer tôt le matin, alors on a fini par tous adopter le même rythme. Donc, tout le monde dormait déjà à cette heure. Quand je suis arrivé, j’ai tout de suite senti que quelque chose clochait, parce qu’une des fenêtres était ouverte. Je me suis approché doucement pour jeter un coup d’œil, etlà…

Cahir sentit sa gorge se nouer et il dut faire une pause. Même en expurgeant ou modifiant certains détails, cela n’empêchait en rien ce récit d’être éprouvant. Les deux femmes l’écoutaient attentivement et semblaient attendre patiemment qu’il trouve la force de reprendre. Il crut déceler une lueur de compassion dans le regard d’Élisabeth, comme si elle se doutait de ce qui allait suivre.

–Et là, j’ai vu ce qui se passait à l’intérieur. Ma sœur était par terre, immobile. Mon père avait une lame plantée dans le ventre. Et mon frère… mon frère aussi était mort, la gorge tranchée. J’ai aperçu des hommes habillés en noir, au nombre de trois, qui s’agitaient en paraissant un peu dépassés par les événements. Je pense aujourd’hui que c’était un cambriolage qui a mal tourné. Mon père les a peut-être entendus et s’est précipité pour se défendre, réveillant Eileen et Dan au passage. Cela étant, je ne sais pas exactement comment ça s’est déroulé, mais quelle importance ? Ma famille a été tuée, c’est tout… Ensuite, eh bien, j’ai voulu m’enfuir, mais j’ai glissé, ce qui les a alertés. J’ai réussi à les semer dans les ruelles et j’ai trouvé refuge auprès de l’ami marchand avec qui j’avais passé la soirée. Comme j’avais vu leurs visages, j’étais convaincu d’être devenu une cible. Alors, j’ai pu le convaincre de me faire monter discrètement dans un chariot qui passait près du village où résident mon oncle et ma tante. J’ai débarqué là, je leur ai raconté ce que je viens de vous dire et ils ont accepté de me recueillir.

Cahir reprit son souffle après sa longue tirade et serra les poings. Il avait été si naïf de croire que tout s’arrêterait peut-être à ce moment. S’il voulait avoir une chance de s’en sortir, il devait fuir loin, très loin. Mais comment faire ? Le jeune homme chassa ses pensées de son esprit et se concentra sur la fin de son récit.

–J’ai cru que ça suffirait. Mais je me trompais. Au bout de quatre ou cinq jours, je les ai vus arriver un soir à cheval. C’était vraiment un coup de chance. J’étais terrifié et j’ai agi par instinct en courant à toutes jambes vers la forêt. J’avais entendu dire un peu plus tôt dans la journée qu’elle était connue pour être prétendument maudite et abriter des sorcières, donc dans la panique, je me suis dit qu’ils hésiteraient à me suivre. (Un sourire fugace étira les lèvres de Marie en entendant le mot « sorcières ».) La suite, vous devez l’avoir déduite. Je me suis perdu dans les bois et j’ai fini par atteindre la formation rocheuse où vous m’avez retrouvé. Par chance, mes poursuivants ont fini par se lasser, certains que je ne m’en sortirais de toute façon pas dans de telles circonstances. Une fois partis, je me suis évanoui et quand j’ai rouvert les yeux, j’étais dans votre chambre.

Cahir se pinça l’arête du nez. Ressasser ces événements était pénible, mais il était tout de même satisfait d’avoir pu présenter une version crédible des faits sans mentionner les détails les plus critiques. Les deux femmes prirent le temps d’assimiler son histoire et ce fut Élisabeth qui reprit la parole en premier :

–Bien, je comprends. Merci de t’être confié à nous, Cahir, je sais que cela doit être dur pour toi d’y repenser. Il y a bien un ou deux détails sur lesquels j’aimerais revenir, mais je pense que nous en savons assez pour le moment et pouvons remettre cela à plus tard. N’est-ce pas, Marie ?

–Si tu veux, lâcha l’intéressée en soupirant.

Visiblement, au sein du duo, Cahir avait le sentiment que c’était Élisabeth qui menait la danse. D’une certaine façon, il en était soulagé, car Marie semblait bien moins accommodante. Difficile de dire ce qu’il lui serait arrivé si les positions avaient été inversées.

–Pour l’heure, je vais à mon tour te donner quelques éclaircissements sur notre situation. Comme tu l’as sûrement noté, nous vivons toutes les deux seules au milieu de cette forêt depuis maintenant un certain nombre d’années, ce qui a poussé les habitants de cette région à nous voir comme des « sorcières », pour reprendre ta propre expression. Après tout, à quoi peuvent s’occuper deux femmes seules dans ce genre d’endroit reculé ? Sûrement à pratiquer de sombres rites païens, des rituels impies et décadents condamnés par l’Église. Nous aimons nous rouler dans le sang de cochon égorgé, danser nues les nuits de pleine lune, nous délecter de la moelle d’enfants innocents, et je t’épargne la suite. (Élisabeth laissa échapper un rire moqueur.) Pour faire simple, tout cela n’est évidemment que le fruit d’esprits limités, façonnés par des siècles de croyance aveugle et irréfléchie face à des choses que les gens ne comprennent pas. En vérité, nous ne faisons rien de mal. Nous profitons simplement d’une vie paisible dans un foyer isolé construit par nos propres mains, loin des affaires du monde. Rien de plus, rien de moins, conclut-elle en souriant.