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De sa naissance en 1947 jusqu’aux années 70, Michel Bonjour se livre tout entier dans
La route de Syam et partage ses aventures et les expériences formidables qu’il a connues. En effet, il présente le milieu populaire dans lequel il a grandi, le Jura et le bonheur d’une grande famille modeste.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Michel Bonjour écrit pour exposer les réalités de son entourage. Ainsi,
La route de Syam vient en souvenir de cette époque d’après-guerre où la solidarité et le bien-être communautaire existaient.
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Seitenzahl: 200
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Michel Bonjour
La route de Syam
Roman
© Lys Bleu Éditions – Michel Bonjour
ISBN : 979-10-377-5259-8
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Ça n’a rien d’une plaisanterie. C’est la vérité même.
Richard Brautigan, La pêche à la truite en Amérique
Je dirai cela à mon père, à cause du manuscrit que je suis en train d’écrire.
John Fante, Le vin de la jeunesse
Je suis né aux « Alouettes ». Naître aux Alouettes aujourd’hui, ce n’est pas vraiment courant ! Je suis né juste après la guerre, celle de quarante, très peu de gens, encore vivants aujourd’hui, sont nés aux Alouettes. Je pense que tout au plus une douzaine d’individus ont eu ce privilège entre quarante-quatre et cinquante. Après les années cinquante, il n’y avait plus que de gentils petits vieux aux Alouettes. Donc plus de naissances.
C’était un beau coin pour y naître, un peu planqué à flanc de coteau, niché au-dessus du « Quartier du Parc » qui lui-même était au-dessus des « Forges ». Des champs derrière la maison, puis en contrebas d’un talus à 40°, la rivière.
Vous ne connaissez sans doute pas l’endroit en question ! À moins que vous ne connaissiez bien Champagnole, charmante ville qui se trouve dans le département du Jura. C’est une ville où vivait plus d’une dizaine de milliers d’habitants à l’époque, sise au pied du Mont Rivel, un ancien oppidum romain qui a failli disparaître bouffé par une usine ; la salope engloutissait la pierre et ensuite, elle chiait du ciment en sac, en citerne et aussi en vrac sur les arbres, les maisons et dans les poumons des gens du secteur. Maintenant, elle est morte la garce, comme toutes les autres usines d’ailleurs ; ce qui fait qu’aujourd’hui la population fait moins de 8000 habitants.
En mille neuf cent quarante-sept, il y avait surtout des usines travaillant le bois à Champagnole. Toutes ou presque à l’époque fabriquaient des « cartels ». Le cartel, le carillon si vous préférez, ornait toutes les maisons de France et d’ailleurs. Certains jouaient la sonnerie « Ave Maria » et d’autres égrenaient la « Westminster ». Je vous raconterai, un jour peut-être, comment j’ai moi-même réglé les derniers carillons à jamais fabriqués à Champagnole.
Au Quartier du Parc, il y avait plusieurs usines ou ateliers d’ébénisterie et de sculpture à cette époque : Chez le « Raga » Cuynet, chez Devaux, Sebile, Carrez, Riskoff, etc. Des sculpteurs, on pouvait dire qu’ils étaient la crème des travailleurs du cartel, l’aristocratie. Ils travaillaient aux pièces, où ils voulaient et quand ils voulaient. Ils pouvaient venir travailler pour un patron dans son usine ou, pour ce même patron, chez eux ou chez des copains car parfois ils se regroupaient en équipe pour torcher proprement un boulot et pouvoir assurer une plus grande quantité de travail.
Certains travaillaient carrément en costume, c’étaient les princes du labeur. Aujourd’hui, il ne doit rester qu’un ou deux sculpteurs dont un de mes frères. Il me sculpte des bites dans de l’alisier ou de la verne pour décorer ma cheminée et faire pâlir d’envie mes visiteuses lorsque je leur fais croire que c’est la réplique de mon propre objet sacré. Mon frère travaille à la maison mais celle-ci n’est plus au Quartier du Parc. Il n’a même pas connu cet endroit, nous avons déménagé dans les années soixante. Faut dire qu’aux Alouettes, nous vivions dans deux pièces à sept personnes. C’était une situation ultra classique juste après la guerre.
La pièce principale avait cinquante mètres carrés environ, elle donnait sur la rue, la Nationale 5, la Route Blanche, la route de Genève. Genève, cent kilomètres environ, Dole soixante, Besançon soixante aussi, Lons-Le-Saunier, la préfecture, trente et Pontarlier trente et quelques. Voyez-vous maintenant où c’est ?
Je parlais plus haut de la pièce principale, c’était à la fois la cuisine, la chambre des parents et la salle de bain aussi. Il n’y avait qu’un seul robinet dans la maison et aucun de nous sept n’en est mort.
À gauche en rentrant, était fixé au mur un petit évier avec de l’eau froide sortant de son unique robinet. Et à Champagnole, l’eau froide était vraiment froide, tu es dans le Jura, pas en Provence !
L’eau du robignol était de l’eau de source comme il ne s’en fait plus malgré les écolos mais elle était très calcaire. La grand-mère mettait une coquille d’huître dans la bouilloire afin qu’elle retienne le calcaire dans ses strates corallines, un jour, scandale, on n’a pas pu sortir la coquille. Elle avait grossi la gaille, nourrie au calcaire. Il a fallu racheter une bouilloire neuve, c’est la vie ! La vieille bouilloire ne devait avoir que vingt ans à peine, dommage ! En parlant de vingt, un Jurassien se reconnaît facilement, il prononce « vinte » en appuyant sur le « in ».
Entre l’évier et la cuisinière placée au centre de la pièce, il y avait, dessiné dans le plancher, le « trappon » de cave. En bon français, ça voulait dire la trappe de la cave. Le parquet ainsi que le trappon étaient en sapin. Tout était en sapin, même les meubles fabriqués par le père qui était un bon ébéniste sans doute en sapin lui aussi, car il sentait l’agréable odeur du résineux. C’était du beau sapin, avec des nœuds et des veines ambrées. Certains des meubles pleuraient de temps en temps. Pleuraient-ils leur forêt perdue ? Peut-être ! Ils versaient parfois une petite larme, une coulée de résine odorante entre le bonbon vosgien au bourgeon de sapin et l’essence de térébenthine, la même résine avec laquelle nous faisions du « chouinegomme » dans la forêt.
À droite de la cuisinière, contre le mur, il y avait un manteau de cheminée. Elle était obstruée par une plaque de bois. J’ai toujours pu tenir debout dans la cheminée, sans toucher le rebord avec la tête. Dans le fond de la cheminée, il y avait une grande plaque de fonte avec une inscription indiquant une date : 1667.
Au fond de la pièce à droite, dans le mur, l’ouverture d’un four à pain béait tranquillement. Nous aurions pu nous cacher à trois ou quatre enfants, si nous n’avions pas eu une peur noire, à l’intérieur infernal de ce four qui n’était plus utilisé que par les parents comme débarras.
Au fond et à gauche de la pièce le lit des parents, tout en tubes de cuivre tarabiscotés, se planquait derrière un paravent de bois et de toile.
La pièce était éclairée chichement par une petite fenêtre, ce qui nécessitait de la lumière électrique quasiment toute la journée. Ajoutez à cet inventaire une table ronde et des chaises, deux armoires de sapin, un poste de radio à lampe sur une étagère et nous avons pratiquement fait le tour.
L’autre pièce avait trois lits, c’était la chambre ou plutôt le dortoir ! Un lit pour les garçons, un pour les filles et celui de la grand-mère qui occupaient au moins quatre-vingts pour cent de l’espace. Chance incroyable pour la moralité et l’occupation de l’espace, ma mère alternait allègrement les sexes dans l’ordre d’apparition. Un coup du rose, un coup du bleu ! N’empêche que, pour user les fringues, on s’en foutait pas mal des couleurs. Nous étions de beaux bébés, aussi bien dans nos fringues en rose qu’en bleu et même parfois en rose et bleu.
Il manque les commodités, les cagoinces, dans mon inventaire dîtes-vous ! Non, mais il faut ressortir de la maison, en faire le tour et là, on y arrive.
Le passage fréquent était malheureusement obligatoire dans ce lieu d’horreur profonde ! Les planches en bois mal jointes, l’odeur épouvantable malgré le Crésyl et la Javel, le sol en ciment sur lequel s’ébattaient des bestioles étranges. Pas de lumière ni de chauffage. Il fallait que le gamin que j’étais ait un sacré besoin au fond des tripes pour fréquenter l’endroit après la tombée du jour. Pas de lumière, une lampe torche au plus. De plus, vacherie suprême, pas question de lire aux chiottes, tu avais besoin de tes deux mains pour chier si tu ne voulais pas sombrer dans les profondeurs abyssales et merdiques, et donc te retenir à la porte à l’aide d’une ficelle qui servait aussi de loquet. Pour emmerder, le terme n’est pas galvaudé, l’occupant bien occupé, il suffisait de tirer un coup sec sur la porte et tout venait avec, les injures, la personne, le dessus du siège, etc. Et je ne vous parlerai pas du jour annuel où la vidange de la fosse devait se faire. Une citerne, une pompe, des tuyaux. La citerne embaumait le quartier toute la journée car elle venait pour plusieurs maisons, comme la tournée du ramoneur. Vidangeur, voici encore un métier en voie de disparition peut-être même totalement oublié.
Il y avait derrière la maison un autre endroit qui était lui réellement magique : l’atelier du père. Lieu sévèrement interdit en son absence, il recelait une quantité d’outils fabuleux. C’est depuis ce temps-là que j’éprouve pour les outils autant d’admiration, un peu comme les bijoux pour une rombière de la haute. Enfant, j’ai rêvé des années sur les pages outillage de l’imposant catalogue « Manufrance » et je préférais le rayon outils de la « Samaritaine, » magasin hélas disparu, au musée de la mode.
Certains des outils de mon père devenaient, une fois dérobés, des armes d’Indiens, d’hommes préhistoriques et autres objets d’amusement. Quand le père le découvrait, c’était la sérénade pour de longs jours et cadenas et compagnie. Il fallait alors ruser un maximum pour renouveler le larcin.
Nous avions aussi un jardin dans lequel il y avait « la cabane du jardin ». Un jardin c’est bien ! C’est même très bien et très bon, il y a à manger dedans. Que mange un gosse des Alouettes dans un jardin ? De la rhubarbe crue, de l’oseille crue, des carottes crues, essuyées sur le pantalon derrière le genou, et aussi des fraises, des groseilles à maquereau, etc. Mais en général, on va manger tout ça dans le jardin des autres, c’est vachement meilleur et c’est du sport ! Enfin, sauf dans celui du père Gomez, le voisin de palier. Celui-là, pas question de rentrer dans son jardin, impossible même ! Surtout pour moi !
Pourtant, il n’était pas fermé son magnifique jardin ! Non, pas fermé, pas gardé, juste là, bien en vue ! Mais c’était le sien et lui, le père Gomez, c’était un dragon vivant !
Je le sais, j’en suis certain ! Dans mes nuits de cauchemars, il y avait le vieux Gomez qui crachait du feu. Alors, si ce n’est pas un dragon ça ! Et surtout sa voix, sa putain de voix !
Il ne m’a jamais rien fait, aucun mal et il paraît même qu’il était très gentil le vieux. C’est con que je ne l’eusse pas su ou pas vu ! Il n’en laissait rien paraître et c’est dommage, on aurait pu devenir des amis et j’aurais pu manger tout son jardin en douce, il ne m’aurait pas soupçonné, moi son meilleur pote.
Oui, c’est con ! On se forge parfois de drôles d’idées sans avoir vraiment d’explication sérieuse sur leur origine. C’est comme ça, c’est tout ! On est un connard de peureux ! Des niflets !
La maison d’à-côté était séparée par une clôture, sans ce grillage, il n’y aurait eu qu’une seule cour et qu’une seule maison. À cause de cette clôture, une partie de la maison devenait « la maison d’à-côté ». Il ne faut pas trop gaspiller de mots. Les frontières commencent chez toi et un jour tu rêves de les abattre. J’avais commencé très tôt à m’attaquer à cette chose idiote que je pouvais à loisir escalader ou contourner et même trouer.
La première porte de l’autre côté de la frontière grillagée, c’était chez madame Fournier. Un univers de dames, la maman Fournier et sa fille Marie. Marie était couturière et travaillait à la maison. Entrer chez Fournier c’était formidable, comme visiter un autre univers. Le mannequin s’ornait peu à peu de pièces de tissus qui, de jour en jour, devenaient une robe ou une veste. J’assistais à cette magie créatrice, l’intérieur des habits se dévoilait pour moi : épaulettes, ruban de crêpe, doublure de satin et de gaze, surfilages et aiguilles avec des perles à l’extrémité. Il y avait aussi un fer à repasser comme je n’en avais jamais vu, un vrai bateau à vapeur. Une table de travail avec des outils si particuliers, d’autres outils que ceux de mon père, des ciseaux pas possibles, des bobines de fil multicolores d’une taille impressionnante et une boîte à ouvrage gigantesque qui s’appelait « travailleuse » parce qu’elle devait sûrement en mettre un sacré coup. La boîte à ouvrage de ma mère était toute petite à côté et pourtant ma mère travaillait tout le temps, elle cousait beaucoup aussi. J’avais le sentiment que nous étions un peu minables en comparaison des Fournier mais juste sur le plan de la couture, pas pour autre chose. Par exemple les confitures ou les gâteaux, je les mangeais bien ailleurs que chez nous mais sans plus, juste pour rester poli. Je n’ai jamais trouvé de nourriture aussi bonne que chez ma mère, jusqu’à sa disparition.
La porte après chez Fournier, c’était chez la mère Depierre et le père « De-que » – dans le Jura, on prononce dequeue –. Le père Depierre disait souvent « de que ». C’est devenu son surnom. Dans le Jura, tout le monde a un sobriquet. C’est la preuve formelle que l’individu appartient à une histoire collective et donc qu’il est du coin et non pas un « râtret » même s’il provient d’un village tout proche. Le qualificatif de râtret, il t’arrive dans la gueule lorsque tu ne comprends pas quelque chose que seuls les gens du coin croient comprendre et aussi quand tu poses un acte qui semble incongru à ces mêmes indigènes du terroir.
Le vieux De-que m’aimait bien, faut dire que j’étais son pourvoyeur « Number One » de mégots. Aucun vestige de clope ne m’échappait. Je traquais le restant de sèche comme une brute. J’avais une petite boîte en fer blanc que je remplissais de mes trouvailles archéo-tabagiques.
Chaque fois que je voyais un mégot, à la maison, par terre dans la rue ou ailleurs, je m’en emparais lestement. C’était pour mon vieux pote De-que. Je lui passais la boîte par-dessus la barrière et il s’empressait de défaire mes trésors dans sa main. Le contenu de ma quête devenait alors la substance de sa nouvelle chique qu’il enfournait dans sa bouche édentée. Après avoir craché un grand jet de salive noire et jaune, il me rendait la boîte, me remerciait en souriant et ça repartait jusqu’à la prochaine livraison.
Je n’étais pas du tout intéressé dans cette affaire de contrebande. Nul esprit de lucre ou de récompense éventuelle ne m’animait. Je faisais ça gratuitement, c’était une espèce de pratique sportive aussi désintéressée que la pratique de l’élastique chez les petites filles. Ma mère en était malade, elle mettait les habitudes du De-que sur le compte de la guerre. Le vieux n’était pas dans le besoin, loin de là et pour elle, il était seulement devenu « accro de l’état de manque ». Il faisait comme si le pays était encore en guerre et trouvait un réel plaisir dans sa manière de se procurer du tabac. Toutes les tentatives que fit ma mère pour mettre fin à mon activité récupératrice furent vaines. Je restai, jusqu’à sa mort, le fournisseur exclusif de Sa Majesté chiqueuse De-que 1er dit l’exterminateur de mégots.
La porte après chez le De-que, la dernière de la maison, c’était chez Michel, mon copain. Sa famille était un peu comme la mienne, calquée sur les mêmes plans. Elle était composée d’un papa, d’une maman, de garçons et de filles, huit enfants en tout, comme chez moi. Attention, nous n’avons jamais habité à huit enfants dans les deux pièces, chez mon copain non plus. Tout au plus à quatre, c’est déjà pas mal vu qu’il n’y a que deux places dans un lit. Il nous est arrivé une fois ou deux de dormir deux à la tête du lit et deux au pied mais c’était exceptionnel, juste pour la venue de cousins. Dommage, nous nous amusions follement !
Après le quatrième enfant, mes parents, comme ceux de Michel, ont construit une maison. C’était vital et l’époque s’y prêtait bien, la ville donnait pratiquement le terrain et les futurs propriétaires se regroupaient en lotissement.
Michel est resté dans le quartier, à peine plus haut sur la commune de Cize. Nous sommes partis à trois kilomètres de là, le bout du monde mais le début du nouveau monde.
Pour moi, nous étions devenus des pionniers comme ceux de l’Ouest américain que je rencontrais dans mes petits bouquins de cow-boys.
Aux Alouettes, derrière la maison, il y avait un grand champ avec parfois des vaches qui portaient toutes des cloches. Le champ à la Jeanne Carisey, une paysanne, la paysanne du coin, notre paysanne ! Si vous voulez savoir comment elle était, faites un petit effort : rappelez-vous la sorcière dans Blanche-Neige. Vous y êtes ? Eh bien c’était elle, ça, j’en suis absolument certain ! Bon, sauf qu’au cinéma ça ne sentait pas le fumier. Elle si, elle puait la vache. Je ne veux pas dire : elle puait, suivi de l’exclamation après la virgule, « la vache » Non. C’était vraiment son odeur, elle sentait aussi mauvais qu’une vache et encore q’une vache normale ne sent que la vache, elle ne sent pas mauvais ! La Jeanne sentait la vache à la Jeanne qui sent la vache mal soignée. À mon humble avis, les vaches à la Jeanne Carisey devaient boire toute sa flotte, c’est pour cette raison qu’elle ne se lavait jamais.
Au bout du champ, il y avait un coteau aussi rapide qu’un ravin de western. Il fallait le remonter à quatre pattes, tellement il était raide. Tout en bas coulait l’Ain, la splendeur, ma rivière à moi. Maintenant, elle n’est plus la même, entre les égouts, le béton et les autres nuisances, elle n’est plus aussi vive et jolie qu’autrefois. J’ai bu dans cette rivière quand j’avais soif et je n’ai jamais été malade. Je pense souvent à ce que quelqu’un m’avait dit un jour, je ne sais plus qui. Il disait que les Arabes, remontant le couloir rhodanien en touristes hégémonistes, étaient arrivés devant la rivière et ils ont poussé ce cri : « Aïn » ce qui signifie eau en arabe. Ce serait depuis cette époque que la rivière s’appelle l’Ain et que certains bars n’aiment pas servir les descendants des envahisseurs. Ô bars, bars ! Tout ça, c’est des racontars.
J’ai appris à nager tout seul dans l’Ain, enfin pas vraiment seul, avec les autres voyous qui traînaient en ma compagnie. Une chambre à air de « Quat’cheveaux », des Rustines à biclou (le vélo), un coup de gonflette à la station-service de Belle Frise et tout le monde à la baille ! Je ne connais personne qui se soit noyé involontairement dans l’Ain mais on a bien dû tous passer à un doigt de la cata au moins cent fois.
Dans le milieu du coteau qui descendait à l’Ain, il y avait une grotte. On y tenait debout sur trois ou quatre mètres et après elle se rétrécissait en un boyau de plus en plus petit. On allait faire du feu dans la grotte. Tous les enfants du coin ont fait du feu dans des grottes. Il doit nous rester ça du néolithique. Un feu, des patates, des poissons aussi, truites, chabots que l’on appelle « chavots » et des moutelles, la « loche de rivière », voici les ingrédients du bonheur.
Enfants de l’après-guerre, nous n’avions pas faim mais nous ne pensions qu’à bouffer. Ce devait être induit par les obsessions parentales.
Autour de la maison, il y avait des haies de prunelliers avec leurs fruits que l’on appelle « pilosses » ou « plosses ». Des prunes, des pommes sauvages, les « buchines », des noisettes, des poires à bon dieu, du pain d’oiseau, de l’épine-vinette, les « poirons », des petites poires sauvages qui ne se mangent que blettes et aussi des mûres, des framboises et des tas d’autres bonnes choses à grappiller ou à marauder selon qu’elles étaient communes ou privées.
Vous voyez un peu le décor ? Si c’est oui, vous devinez qu’il est impossible pour un gamin normalement constitué de s’emmerder dans un pareil endroit. Ma chère grand-mère aurait dit : s’emmerder à cent sous de l’heure !
Les pièces de monnaie de l’époque étaient en nickel, il y avait des pièces de deux francs, un franc et cinq francs. Les caramels mous coûtaient un franc et il fallait bien regarder le papier. Si c’était marqué « gagnant », on t’en donnait un autre gratos.
Mais le nec le plus ultra de la mitraille, le haut de la hiérarchie, c’était la cinquante francs, une grosse pièce jaune et lourde.
Il y avait à cette époque, un seul distributeur automatique à Champagnole. Il était fixé sur le mur d’une pâtisserie de la « grand-rue ». C’est le premier que j’ai vu et ça a été le dernier pendant assez longtemps. Faut tout de même que je vous dise que j’avais fait sauter la banque.
L’engin distribuait contre monnaie sonnante et trébuchante un merveilleux paquet de dix plaquettes d’Hollywood à la chloro. De quoi faire saliver toute une bande de traîne-patins sans fric comme celle que je hantais. Le problème crucial étant juste de posséder les fameuses cinquante balles.
Ce coquin de hasard objectif si cher à Breton évacua la difficulté un beau matin.
Un de mes passe-temps favoris consistait à récupérer du cuivre sur les chantiers ainsi d’ailleurs que d’autres métaux précieux un peu partout ; ce jour-là, j’ai découvert un filon.
Pour moi, lecteur assidu de Jack London, c’était mon « claim », ma mine d’or. À cette époque, je ramassais les chutes de câbles électriques que je faisais brûler afin d’enlever le caoutchouc qui les entoure. Après avoir tapé sur les câbles pour enlever les scories, je stockais le métal dans le garage familial. Lorsque j’avais de quoi remplir ma petite charrette, j’allais porter le tout chez un ferrailleur qui me pesait ma récolte et me payait au cours du jour. En ce jour bénit, j’attendais le père Rousset près de la bascule lorsque je vis dans un coin du hangar des baignoires de chutes de décolletage. On appelle « baignoires » les récipients métalliques qui peuvent s’empiler l’un sur l’autre et sont utilisés dans les ateliers pour stocker les petites pièces de décolletage. Ils ont vaguement la forme d’une baignoire, plutôt allongée et pas très haute. Il y avait plusieurs baignoires de dessous de montres ratées, la pièce sur laquelle est fixé le mouvement d’horlogerie. J’en pris une poignée que je mis dans ma poche. Ces rondelles de laiton me fascinaient. J’ai été payé par le « pattier ». Des « pattes » dans le Jura, en langage du coin, c’est des chiffons, ça doit venir de pattemouille, le linge mouillé que l’on utilise pour repasser. En tout cas, « gueuler comme un pattier » veut bien dire crier comme un chiffonnier, on gueule souvent juste avant de se battre comme des chiffonniers.
Rentré à la maison, je pus comparer une de mes rondelles avec une pièce de cinquante francs. Je n’avais pas rêvé : même taille, même poids vérifié sur la balance à confiture familiale. L’aiguille restait au centre avec un échantillon de chaque côté, une vraie pièce et un dessous de montre. Quel bonheur ! Je suis vite retourné en chercher chez le pattier. Sous prétexte de faire du bricolage avec ces rondelles de laiton, le père Rousset m’en a échangé plus d’une centaine contre leur poids en fil de cuivre.