La Suggestibilité - Alfred Binet - E-Book

La Suggestibilité E-Book

Alfred Binet

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Beschreibung

En 1900, Binet fut le premier savant à avoir établi sur des fondements scientifiques une psychologie du témoignage en étudiant la suggestibilité chez les sujets normaux. "Apprécier la suggestivité d'une personne sans avoir recours à l'hypnotisation tel est aussi brièvement indiqué que possible le sujet de ce livre" [...] "L'hypnotisation doit rester à mon avis une méthode clinique" [...] "Les nouvelles méthodes que je vais décrire ce sont essentiellement des méthodes pédagogiques" Pour Binet, la question n'était pas de savoir si les enfants étaient suggestibles, mais plutôt de savoir comment les enfants deviennent suggestibles.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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La Suggestibilité

Pages de titreIntroductionChapitre Premier(Suite)Chapitre V – L’action moraleChapitre VII – L’imitationsubconscientsConclusionPage de copyright

1

La Suggestibilité

Alfred Binet

2

Introduction

Apprécier la suggestibilité d’une personne sans

avoir recours à l’hypnotisation ou à d’autres

manœuvres analogues, tel est, aussi brièvement

indiqué que possible, le sujet de ce livre.

Il sufit de réféchir un moment pour comprendre

tous les avantages de cette séparation entre l’étude

de l’hypnotisme et celle de la suggestion. Quoi que

l’on pense de l’hypnotisme, ‒ et quant à moi j’estime

que c’est une méthode de premier ordre pour la

pathologie mentale ‒ il est incontestable que cette

méthode d’expérimentation qui constitue une

mainmise sur un individu, présente des inconvénients

pratiques très graves : elle ne réussit pas chez toutes

les personnes, elle provoque chez quelques-unes des

phénomènes nerveux importants et pénibles, et en

outre elle donne aux sujets des habitudes

d’automatisme et de servilité qui expliquent que

certains auteurs, Wundt en particulier, aient considéré

l’hypnotisme comme une immoralité. C’est pour cette

raison que les pratiques en ont été sévèrement

interdites dans les écoles et dans l’armée, et je crois

cette mesure excellente : l’hypnotisation doit rester, à

mon avis, une méthode clinique.

Jusque dans ces cinq dernières années, hypnotisme

et suggestion étaient termes presque synonymes ; on

ne faisait de la suggestion que sur des sujets

3

préalablement hypnotisés, ou bien, si l’on essayait de

faire de la suggestion à l’état de veille, c’était

exactement par les mêmes procédés que ceux de

l’hypnotisme, c’est-à-dire par des afirmations

autoritaires amenant une obéissance automatique du

sujet et suspendant sa volonté et son sens critique.

Les méthodes nouvelles que je vais décrire n’ont, je

crois, aucun rapport pratique avec l’hypnotisme ; ce

sont essentiellement des méthodes pédagogiques : et

j’ai pu les employer pendant plusieurs mois de suite

dans les écoles, sous l’œil attentif des maîtres, sans

éveiller chez eux la moindre crainte que leurs élèves

fussent l’objet de manœuvres d’hypnotisation ; c’est

qu’en efet ces méthodes ne provoquent pas plus

d’émotion ou de trouble chez les sujets qu’un exercice

de dictée ou de calcul. Je dirai plus : ces expériences

peuvent rendre de grands services aux élèves, si on a

le soin de leur expliquer, quand le résultat est atteint,

quel est le but qu’on se proposait, si on leur met sous

les yeux l’erreur qu’ils ont commise, si on leur indique

pourquoi ils ont commis cette erreur, comment ils ont

manqué d’attention ; c’est une leçon de choses, et en

même temps une leçon morale dont l’enfant profte

souvent, j’en ai eu la preuve, car j’en ai vu plusieurs

qui, à chaque épreuve, apprenaient à se corriger et

devenaient moins suggestibles.

Certes, ce n’est pas seulement aux enfants que

cette leçon serait salutaire, mais surtout aux adultes,

qui trop souvent, comme on l’a vu dans ces derniers

temps, perdent l’habitude d’exercer leur sens critique,

de se faire une opinion personnelle et raisonnée, et se

laissent servilement suggestionner par les polémiques

de presse !

4

Chapitre Premier

Historique

Toutes les fois qu’on cherche à classer les

caractères d’une manière utile, d’après des

observations réelles et non d’après des idées a priori,

on est amené à faire une large part à la suggestibilité.

Tissié utilisant les remarques qu’il a faites dans le

monde des sports, sur les entraîneurs et les entraînés,

divise les caractères en trois catégories, qui ne sont

au fond que des catégories de suggestibilité : 1° les

automatiques, ceux qui obéissent passivement et sans

réplique, les modèles de la discipline aveugle ; ceux

qui, suivant l’auteur, obéissent au « je veux » ; 2° les

sensitifs, ceux dont on obtient l’obéissance en

s’adressant à leurs sentiments, et particulièrement à

leur afection ; 3° les actifs, les volontaires, qui sont

eux-mêmes, qui ont une personnalité tranchée, et sur

lesquels on ne peut pas agir directement, mais

seulement par esprit de contradiction ; ils répondent

au « tu ne peux pas » ; 4° les rétifs, quatrième

5

catégorie, que Tissié ne donne pas, mais que les

instituteurs m’ont indiquée, car elle existe dans les

écoles, et elle n’est point aimée des maîtres ; ce sont

des révoltés, des indisciplinés ; probablement cette

catégorie est formée pour une bonne part de nerveux

et de dégénérés.

Naturellement, je ne puis me porter garant de cette

classifcation, qui ne repose pas, à ce qu’il me semble,

sur des observations régulières ; et il faudrait sans

doute rechercher s’il est exact que les individus sur

lesquels on n’a prise que par l’esprit de contradiction

1

sont toujours des volontaires ; j’en doute un peu .

Mais l’essentiel est de montrer que ce projet de

classifcation des caractères repose sur des

distinctions de suggestibilité ; les automatiques sont

les plus suggestibles de tous, les sensitifs le sont déjà

moins, et enfn les actifs et les rétifs ne peuvent être

suggestionnés que dans une petite mesure, et au

moyen de Détours.

Un auteur américain, Bolton, a donné, en passant, il

y a quelques années, une classifcation de caractères,

dans laquelle on retrouve encore une préoccupation

2

de la suggestibilité des individus . Il faisait une

expérience sur le rythme, expérience longue et

minutieuse, dans laquelle il était obligé de rester

longtemps en relation avec ses sujets, et de les

examiner de très près.

1 J’ai observé bien souvent que l’esprit de contradiction est très

développé chez des personnes nerveuses, auxquelles on

donne l’obsession d’un acte, rien qu’en les mettant au déf de

l’accomplir. Pitres signale avec raison les hystériques comme

des sujets qu’on peut souvent suggestionner à fond, en les

prenant par l’esprit de contradiction. Je crois bien que la

tendance à contredire n’est pas nécessairement un indice de

personnalité bien organisée et capable de résister à la

suggestion.

2 Voir Année psychol., I, p. 360.

6

Il faisait entendre aux personnes des sons rythmés

de diférentes façons, et devait ensuite, par des

interrogations minutieuses, chercher à savoir

comment chaque personne avait perçu les sons, les

avait groupés et rythmés. Il fut frappé de la manière

fort diférente dont chacun se prêtait à l’expérience,

et il les classa tous en trois catégories : 1° d’abord,

ceux qui s’empressent d’accepter toutes les

suggestions de l’opérateur ; ils n’ont aucune idée à

eux, adoptent celle qu’on leur suggère avec une

docilité surprenante ; ce sont les automatiques ou

passifs de la classifcation précédente ; 2° ceux qui

cherchent à se faire une opinion personnelle ; leur

attitude est celle d’un scepticisme modéré et

raisonnable : ils donnent leurs impressions avec

exactitude, ce sont les meilleurs sujets.

L’opinion à laquelle ils arrivent sur la question n’est

pas toujours juste, car elle repose le plus souvent sur

des données incomplètes ; 3° les contrariants ; c’est

l’espèce détestable, le désespoir des

expérimentateurs. Ce sont des gens qui poussent

l’esprit de contradiction jusqu’à la mauvaise foi ; ils

critiquent tout, le but de l’expérience, les conditions

où l’on opère ; ils sont subtils ; ils refusent de donner

leur opinion, tant qu’ils ne connaissent pas celle des

autres sujets ou celle de l’expérimentateur ; dès qu’ils

la connaissent, ils s’empressent d’en prendre le

contre-pied, avec un grand entrain d’ergotage, Si on

ne livre à leur critique aucune opinion, ils refusent de

dire la leur et se renferment dans un silence

dédaigneux.

Cette seconde classifcation des caractères

‒ quoique l’auteur n’ait pas eu le moins du monde la

prétention d’en faire une ‒ ressemble beaucoup à la

première, avec les diférences obligées ; et soit dit en

passant, c’est de cette manière-là seulement ‒ en

7

classant les réactions des sujets d’après une série de

points de vue, ‒ qu’on arrivera à établir une théorie

générale des caractères, et non en faisant des

classifcations théoriques, véritables châteaux bâtis en

l’air. Mais ce n’est point, pour le moment, le sujet que

nous avons en vue. Nous avons voulu simplement

montrer, en reproduisant les deux classifcations

précédentes, que la suggestibilité en forme le fond, et

qu’on ne peut pas étudier le caractère sans tenir

compte de cet élément essentiel.

3

G. de Lapouge , traitant de l’inégalité parmi les

hommes, a proposé de rattacher chaque individu ou

chaque groupe à quatre grands types intellectuels :

1° Le premier type est celui des initiateurs, des

inventeurs ; tout ce qui change une civilisation leur

est dû.

2° Le second est celui des hommes intelligents et

ingénieux, qui reprennent et perfectionnent les

inventions des premiers.

3° Le troisième type réunit les individus à esprit de

troupeau, comme dit Galton, qui sont les ennemis de

toutes les idées nouvelles, de tous les progrès, et

opposent soit une lutte opiniâtre, s’ils sont

intelligents, soit une inertie absolue s’ils sont

inférieurs.

4° Le quatrième type est incapable de produire, de

combiner, et même de recevoir par éducation la plus

modeste somme de culture.

Nous pensons que le mot de suggestibilité répond à

plusieurs phénomènes que l’on doit provisoirement

distinguer ; ces phénomènes sont les suivants :

3 G. de Lapouge, De l’inégalité parmi les hommes, Revue

d’anthrop., 3e série, III, 1888, p. 9. Cette classifcation des

types intellectuels est curieuse ; elle ne me paraît fondée sur

aucune recherche expérimentale ; je l’ai reproduite parce

qu’elle repose, comme celle de Tissié, au moins en partie sur

la notion de suggestibilité.

8

1° L’obéissance à une infuence morale, venant

d’une personne étrangère. C’est là le sens technique,

en quelque sorte, du mot suggestibilité ;

2° La tendance à l’imitation, tendance qui dans

certains cas peut se combiner avec une infuence

morale de suggestion, et dans d’autres cas, exister à

l’état isolé ;

3° L’infuence d’une idée préconçue qui paralyse le

sens critique ;

4° L’attention expectante ou les erreurs

inconscientes d’une imagination mal réglée ;

5° Les phénomènes subconscients qui se produisent

pendant un état de distraction ou par suite d’un

événement quelconque qui a créé une division de

conscience. C’est à cette catégorie qu’appartiennent

les mouvements inconscients, le cumberlandisme, les

tables tournantes et l’écriture spirite.

Je crois utile d’ajouter que les distinctions que je

viens de proposer sont entièrement théoriques ; elles

résultent d’une simple analyse de la question et leur

but est de préparer les voies à des recherches

expérimentales ; l’expérimentation seule peut éclairer

ces diférents points ; je me suis servi de cette analyse

comme point de départ pour instituer diférentes

expériences ; il faudra rechercher ensuite si

l’expérience confrme les distinctions susdites.

Nous allons maintenant reprendre chacune de ces

variétés de suggestibilité, la défnir avec soin et

rechercher comment les auteurs ont pu en faire

l’étude, par des méthodes absolument étrangères à

l’hypnotisme.

9

I – Suggestibilité proprement dite ou

obéissance

Être suggestible ou être autoritaire, voilà un

dilemme qui se pose à propos de chaque individu : le

succès de toute une carrière en dépend et on peut

dire que les autoritaires ‒ toutes choses égales

d’ailleurs, c’est-à-dire si la mauvaise fortune,

l’inconduite, etc., ne se mettent pas en travers ‒ ont

bien plus de chance d’arriver dans la vie que les

suggestibles. On ne pourrait pas citer beaucoup

d’individus ayant atteint de hautes situations qui

manqueraient d’autorité. L’autorité peut remplacer

toutes les autres qualités intellectuelles ; dans un

cercle, quel est celui qu’on écoute ? ce n’est pas le

plus intelligent, celui qui pourrait dire les choses les

plus curieuses ; c’est celui qui a le plus d’autorité,

dont le regard est volontaire, dont la parole, pleine,

sonore, articule lentement des phrases interminables,

dont tout le monde supporte respectueusement

l’ennui. Il y a plaisir à analyser, témoin invisible, une

conversation de cinq ou six personnes, à laquelle on

ne prend aucune part ; on voit de suite quel est celui

qui fait de la suggestion ; celui-là guide la

conversation, en règle l’allure, impose son opinion,

développe ses idées ; puis il y a parfois lutte ; un

autre, plus ferré sur un certain terrain, prend

l’avantage et réussit à se faire écouter. Un

interlocuteur nouveau peut changer complètement

l’état des forces, car, chose surprenante, l’autorité est

une qualité toute relative ; une personne A en exerce

sur B, qui en exerce sur C, et C à son tour tient A sous

son autorité.

La manière d’afirmer, le ton de la voix, la forme

grammaticale peuvent révéler celui qui a de

10

l’autorité : il y a des phrases modestes comme : « je

ne sais pas », ou « je vous demande pardon », qu’un

homme d’autorité afirme avec éclat.

Certaines qualités physiques augmentent

l’autorité ; la conscience de sa force en donne

beaucoup. Un sportsman de mes connaissances, qui

fait le courtier de commerce, disait que le secret de

son aplomb réside dans sa conviction de ne jamais

rencontrer des poings plus forts que les siens. Le

costume ajoute aussi à l’autorité, le costume militaire

surtout, ainsi du reste que tout ce cérémonial dont

Pascal s’est moqué, mais dont il a parfaitement

compris le sens. Le nombre est aussi un facteur

important : douze individus en groupe qui regardent

un individu isolé exercent sur lui une autorité

énorme ; malheur à celui qui est seul. On a

parfaitement ce sentiment quand on croise, isolé, dans

une rue de village, une compagnie de militaires qui

vous regardent : il faut beaucoup d’autorité pour

soutenir tous ces regards, et l’homme timide se

détourne. Cette infuence de masse, nous l’avons vue

et en quelque sorte mesurée, M. Vaschide et moi, dans

des expériences que nous faisions récemment dans les

écoles sur la mémoire des chifres. Ces expériences

avaient lieu collectivement ; nous réunissions dans

une classe dix élèves ou davantage, et après une

explication, nous dictions des chifres que les élèves

devaient écrire de mémoire, sans faire de bruit, sans

plaisanter et sans tricher. Nous étions deux, et seuls

pour maintenir la discipline ; les jeunes gens avaient

de seize à dix-huit ans, parisiens, et passablement

bruyants ; nous n’avions sur eux aucune autorité

matérielle, ne pouvant pas leur infiger de punition ;

enfn, l’épreuve était monotone et assez fatigante. Il

nous fut très facile de constater que nous pouvions

tenir en respect une dizaine de ces jeunes gens, mais

11

dès que ce nombre était dépassé, la discipline se

relâchait, les élèves étaient plus bruyants et quelques

tricheries se déclaraient.

Les considérations, précédentes ont surtout pour

but de montrer que l’étude de la suggestion peut se

faire ailleurs que dans des séances factices

d’hypnotisme et sur des malades à qui on fait manger

des pommes de terre transformées en oranges ; dans

les milieux de la vie réelle, les phénomènes

d’infuence, d’autorité morale prennent un caractère

plus compliqué ; et je renvoie le lecteur curieux

4

d’exemples à un chapitre fort intéressant, du livre du

regretté professeur Marion sur l’Éducation dans

l’Université.

Tout d’abord, comment devons-nous défnir, à ce

point de vue nouveau, la suggestion ? Quand est-ce

que la suggestion commence ? À quel caractère la

distingue-t-on des autres phénomènes normaux qui ne

sont point de la suggestion ? Cette défnition est tout

un problème, et on a dit depuis longtemps que la

plupart des gens qui emploient le mot de suggestion

n’en ont pas une idée claire. Il faut évidemment

reconnaître comme erronée l’opinion de tout un

groupe de savants pour lesquels la suggestion est une

5

idée qui se transforme en acte ; à ce compte, la

suggestion se confondrait avec l’association des idées

et tous les phénomènes intellectuels, et le terme

aurait une signifcation des plus banales, car la

transformation d’une idée en acte est un fait

psychologique régulier, qui se produit toutes les fois

que l’idée atteint un degré sufisant de vivacité.

Au sens étroit du mot, dans son acception pour ainsi

4 Pages 310 et seq.

5 Voici une phrase cueillie dans un ouvrage tout récent : la

suggestion n’est-elle pas l’art d’utiliser l’aptitude que

présente un sujet à transformer l’idée reçue en acte ?

12

dire technique, la suggestion est une pression morale

qu’une personne exerce sur une autre ; la pression est

morale, ceci veut dire que ce n’est pas une opération

purement physique, mais une infuence qui agit par

idées, qui agit par l’intermédiaire des intelligences,

des émotions et des volontés ; la parole est le plus

souvent l’expression de cette infuence, et l’ordre

donné à haute voix en est le meilleur exemple ; mais il

sufit que la pensée soit comprise ou seulement

devinée pour que la suggestion ait lieu ; le geste,

l’altitude, moins encore, un silence, sufit souvent

pour établir des suggestions irrésistibles. Le mot

pression doit à son tour être précisé, et c’est un peu

délicat. Pression veut dire violence : par suite de la

pression morale l’individu suggestionné agit et pense

autrement qu’il le ferait s’il était livré à lui-même.

Ainsi, quand après avoir reçu un renseignement, nous

changeons d’avis et de conduite, nous n’obéissons

point à une suggestion, parce que ce changement se

fait de plein gré, il est l’expression de notre volonté, il

a été décidé par notre raisonnement, notre sens

critique, il est le résultat d’une adhésion à la fois

intellectuelle et volontaire. Quand une suggestion a

réellement lieu, celui qui la subit n’y adhère pas de sa

pleine volonté, et de sa libre raison ; sa raison et sa

volonté sont suspendues pour faire place à la raison et

à la volonté d’un autre ; on dit à cet individu : vous ne

pouvez plus lever le bras, et efectivement tous ses

eforts de volonté deviennent impuissants pour lever

le bras ; de même, on lui afirme qu’un oiseau est

perché sur son épaule, et il ne peut pas se

débarrasser de cette hallucination, il voit l’oiseau, il

l’entend, il est complètement dupe de cette vision.

6

C’est ce que Sidis exprime dans un langage très clair,

mais un peu schématique, quand il dit qu’il existe en

6 The Psychology of Suggestion. New York, 1898, p. 70.

13

chacun de nous des centres d’ordre diférent : d’abord

les centres inférieurs, idéo-moteurs, centres réfexes

et instinctifs, et ensuite les centres supérieurs,

directeurs, sièges de la raison, de la critique, de la

volonté.

L’efet de la suggestion est d’imprimer le

mouvement aux centres inférieurs, en paralysant

l’action des centres supérieurs ; la suggestion crée

par conséquent, ou exploite un état de désagrégation

mentale.

Il y a beaucoup de vrai dans cette conception,

quoique la distinction des centres inférieurs et

supérieurs soit un peu grossière. Je ne pense pas qu’il

soit nécessaire de faire intervenir dans l’explication,

même sous forme d’image, une idée anatomique sur

les centres nerveux ; je préférerais, quant à moi,

distinguer un mode d’activité simple, automatique et

un mode d’activité plus complexe, plus réféchi, et

admettre que par suite de la dissociation réalisée par

la suggestion, c’est le mode d’activité simple qui se

manifeste, le mode complexe étant plus ou moins

altéré.

Un clinicien bien connu, M. Grasset, a du reste

montré récemment l’inconvénient que peut présenter

la schématisation à outrance des phénomènes de

7

suggestion . Cet auteur a supposé que le pouvoir de

direction et de coordination résidait dans un centre

spécial de l’encéphale, le centre O ; et que les actes

automatiques sont produits par des centres inférieurs

réunis par des fbres associatives, et formant un

polygone qui se sufit à lui-même. Cette supposition

lui permet de défnir plusieurs cas d’automatisme et

de dédoublement sous une forme qui est très

pittoresque, mais qui, prise à la lettre, conduirait à de

7 Leçons de clinique médicale. L’automatisme psychologique.

Montpellier, 1896.

14

graves erreurs.

La distraction, par exemple, serait une dissociation

entre le centre O et le polygone : « quand Archimède

sort dans la rue en son costume de bain, criant

Eureka, il marche avec son polygone et pense à son

problème avec son centre O. »

Érasme Darwin a raconté l’histoire d’une actrice

qui, tout en jouant et chantant, ne pensait qu’à son

canari mourant. « Elle chantait avec son polygone, et

pleurait son canari avec O. » Nous admettons qu’il y a

peut-être quelque avantage, pour la clarté d’une

exposition purement médicale, destinée à des

étudiants en médecine, à imaginer un centre

psychique supérieur et un polygone de centres

inférieurs ; mais on commettrait une erreur en

prenant ces hypothèses simplistes au pied de la lettre.

Ce centre O, qui ressemble un peu trop à la glande

pinéale dans laquelle Descartes logeait l’âme, que

devient-il dans les dédoublements de personnalité

analogues à ceux de Felida qui vit, pendant des mois,

tantôt dans une condition mentale, tantôt dans une

autre ? Peut-on dire que l’une de ces existences est

une vie automatique, (polygonale, sous-association de

O) et que l’autre de ces existences est une vie

complète (avec le polygone et O synthétisés) ?

Évidemment non ; et l’embarras de Grasset à

s’expliquer sur ce point (voir la page 98) montre le

défaut de la cuirasse qui existe dans la théorie. Il n’y a

point de séparation nette entre la vie psychique

supérieure et la vie automatique, au moins à notre

avis ; la vie automatique, en se compliquant, en se

rafinant, devient de la vie psychique supérieure, et

par conséquent, nous pensons qu’il est inexact

d’attribuer à ces formes d’activité des organes

distincts.

Le premier caractère de la suggestion est donc de

15

supposer une opération dissociatrice ; le second

caractère consiste dans un degré plus ou moins

avancé d’inconscience ; cette activité, quand la

suggestion l’a mise en branle, pense, combine des

idées, raisonne, sent et agit sans que le moi conscient

et directeur puisse clairement se rendre compte du

mécanisme par lequel tout cela se produit.

L’individu à qui on défend de lever le bras, rapporte

8

Forel , est tout étonné et ne comprend pas comment il

peut se faire que son bras soit paralysé ; ce procédé

de paralysie, qui s’est réalisé en lui, et qui est de

nature mentale, reste pour lui lettre close ; de même,

l’hystérique à qui l’on fait apparaître une

photographie sur un carton blanc, tiré d’une douzaine

de cartons tous pareils, et qui retrouve ensuite ce

9

carton , ne peut pas nous expliquer quels sont les

repères qui la guident ; ce sont des repères qui sont

inconscients pour elle, et cette inconscience est un

caractère de la dissociation.

Enfn, pour achever cette rapide défnition de la

suggestion, il faut tenir compte d’un élément

particulier, assez mystérieux, dont nous ne pouvons

donner l’explication, mais dont nous connaissons de

science certaine l’existence, c’est l’action morale de

l’individu. Le sujet suggestionné n’est pas seulement

une personne qui est réduite temporairement à l’état

d’automate, c’est en outre une personne qui subit une

action spéciale émanée d’un autre individu ; on peut

appeler cette action spéciale de diférents noms, qui

seront vrais ou faux suivant les circonstances : on

peut l’appeler peur, ou amour, ou fascination, ou

charme, ou intimidation, ou respect, admiration, etc.,

8 Quelques mots sur la nature et les indications de la

Thérapeutique suggestive. Revue médicale de la Suisse

romande, décembre 1898.

9 Voir Magnétisme animal, par Binet et Féré, p. 166 et seq.

16

peu importe : il y a là un fait particulier, qu’il serait

oiseux de mettre en doute, mais qu’on a beaucoup de

peine à analyser. Dans les expériences d’hypnotisme

proprement dit, ce fait se produit surtout par ce que

l’on appelle l’électivité ou le rapport ; c’est une

disposition particulière du sujet qui concentre toute

son attention sur son hypnotiseur, au point de ne voir

et de n’entendre que ce dernier, et de ne soufrir que

son contact.

On a du reste décrit longuement les efets de

l’électivité non seulement pendant les scènes

10

d’hypnotisme, mais encore en dehors des séances .

Les premières expériences méthodiques, de moi

connues, qui ont été faites sur des sujets normaux

pour établir les efets de la suggestion en dehors de

tout simulacre d’hypnotisme, sont celles du zoologiste

11

Yung, de Genève . Cet auteur les a décrites un peu

brièvement dans son petit livre sur le sommeil

hypnotique. Il raconte que dans son laboratoire, ayant

à exercer des étudiants à l’usage du microscope, il

mettait sur le porte-objet une préparation quelconque,

il décrivait d’avance des détails purement

imaginaires, puis il priait les débutants de regarder,

de décrire à leur tour ce qu’ils voyaient ; très souvent,

dit-il, les étudiants ont attesté qu’ils voyaient les

détails annoncés par leur professeur ; quelques-uns

même les ont dessinés. Le fait est intéressant, sans

doute ; mais on voudrait plus de détails ; peut-être

n’ont-ils fait le dessin que par pure complaisance,

parce qu’ils voulaient faire plaisir à leur futur

examinateur, et il n’est pas certain qu’ils aient cru voir

ce qu’ils ont dessiné.

10 Voir Pierre Janet. L’infuence somnambulique et le besoin de

direction, Revue philosophique, février 1897.

11 E. Yung. Le sommeil normal et le sommeil pathologique.

Paris, Doin.

17

12

Sidis a fait dans le laboratoire de Münsterberg, à

Harvard, des recherches analogues. Il faisait asseoir

son sujet devant une table, et le priait de regarder

fxement un point d’un écran ; cette fxation avait lieu

durant vingt secondes ; pendant ce temps-là, le sujet

devait chasser toute idée et s’eforcer de ne penser à

rien ; puis brusquement, on enlevait l’écran,

découvrant une table sur laquelle divers objets étaient

posés, et il était convenu que lorsque l’écran serait

enlevé, le sujet devait exécuter, aussi rapidement que

possible, un acte quelconque laissé à son choix.

L’expérience se déroulait en efet dans l’ordre

indiqué ; seulement, quand l’écran était enlevé,

l’opérateur donnait à haute voix une suggestion,

comme de prendre un objet placé sur la table, ou de

frapper 3 coups sur la table. Cette suggestion de

mouvements et d’actes n’a pas été infaillible,

puisqu’elle s’adressait à des personnes éveillées ;

cependant Sidis rapporte qu’elle réussissait dans la

moitié des cas. Ceux même qui n’obéissaient pas

paraissaient parfois impressionnés, car il en est

quelques-uns qui restaient immobiles, comme frappés

d’inhibition, incapables d’exécuter le plus petit

mouvement. Parmi ceux qui obéissaient, il s’en est

trouvé un, jeune homme très intelligent, qui exécutait

à la manière d’un mouvement réfexe l’acte

commandé. Quant aux autres, on les voyait bien

exécuter l’acte, mais il était dificile de se rendre

compte de la façon dont ils avaient été

impressionnés : si on les interrogeait, si on leur

demandait pourquoi ils avaient obéi, ils répondaient

en général que c’était par simple politesse. L’auteur a

raison de douter qu’une telle explication soit valable

pour un si grand nombre de cas. Analysant son

expérience, il a cherché à se rendre compte des

12 Op. cit., p. 35.

18

raisons pour lesquelles elle restait obscure. Pour

qu’une suggestion réussisse à l’état de veille, il faut

réunir un certain nombre de conditions qui ont pour

but de procurer au sujet un état de calme physique et

moral et de diminuer son pouvoir de résistance. Or,

lorsqu’on adresse à haute voix une injonction à une

personne, on emploie la suggestion directe, qui a

toujours le tort d’éveiller la résistance ; de là les

insuccès fréquents. L’auteur pense que ce sont surtout

les suggestions indirectes qui réussissent pendant

l’état de veille, et les suggestions directes pendant

l’état d’hypnotisme.

Cette formule présente une netteté très curieuse,

mais nous doutons qu’elle soit absolument juste, et

puisse convenir à tous les cas.

Ce qui me paraît entièrement vrai, c’est que la

résistance du sujet peut faire échouer les suggestions

directes. Cette cause d’échec est moins à craindre

pendant l’état d’hypnotisme, mais elle n’y subsiste pas

moins, et je me rappelle plus d’un sujet rebelle qui a

mis dans un grand embarras son opérateur : un jour

que Charcot montrait quelques-unes de ses

hypnotisées à des étrangers, il voulut faire écrire à

l’une d’elles une reconnaissance de dette égale à un

million ; l’énormité du chifre provoqua de la part de

l’hypnotisée une résistance invincible, et pour la

décider à donner sa signature il fallut se borner à lui

faire souscrire une dette de cent francs. D’autre part,

j’ai bien constaté que pendant l’état d’hypnotisme, les

suggestions données sous une forme indirecte sont

très efectives ; au lieu de dire à une malade rebelle :

« Vous allez vous lever ! » on obtient un efet qui

quelquefois est plus sûr, en se contentant de dire à

demi-voix à un assistant : « Je crois qu’elle va se

lever. » Suivant les circonstances, tel mode de

suggestion réussit et tel autre mode échoue.

19

Mais revenons à l’étude de l’état normal. Il faut

distinguer les suggestions de sensations et d’idées et

les suggestions d’actes ; ces dernières sont toujours

dificiles à réaliser, car elles impliquent d’une part

commandement et d’autre part obéissance, et il est

bien vrai qu’un ordre donné sur un ton autoritaire a

quelque chose d’ofensant qui excite un sujet à la

résistance. Il y aurait donc lieu d’imaginer une forme

d’expérience un peu diférente de celle de Sidis.

Un petit détail, assez insignifant en apparence, est

à relever dans les descriptions de cet auteur. Avant de

donner sa suggestion, dit-il, il avait soin d’engager la

personne à regarder un point fxe pendant vingt

secondes.

Il ne dit pas pourquoi il a employé cette fxation du

regard, ni si les sujets qui n’avaient pas eu soin de

regarder fxement un point étaient plus suggestibles

que les autres. Je pense que cette pratique, qui

rappelle beaucoup le procédé de Braid pour

hypnotiser, devrait être étudiée avec soin dans ses

conséquences psycho-physiologiques.

La recherche de Sidis ne comporte point une étude

de détail, de psychologie individuelle sur la

suggestibilité ; elle nous apprend seulement qu’on

peut faire des suggestions d’actes sur des élèves de

laboratoire et réussir ces suggestions. C’est le fait

même de la suggestibilité qui est mis ici en lumière, et

pas autre chose. L’étude de Sidis a donc ce même

caractère préliminaire que les études bien antérieures

de Yung.

Un autre auteur, Bérillon, qui s’est beaucoup

occupé de l’hypnotisation des enfants comme méthode

13

pédagogique, vient de publier un opuscule où il

rapporte plusieurs exemples de suggestion donnée à

13 L’hypnotisme et l’orthopédie mentale, par E. Bérillon, Paris,

Ruef. 1898.

20

l’état de veille.

Ces observations ne rentrent pas absolument dans

le cadre de notre travail, car, ainsi que nous l’avons

annoncé, nous ne nous occuperons point des

suggestions dites de l’état de veille, lorsqu’elles sont

données d’après les mêmes méthodes que la

suggestion de l’hypnotisme ; cependant nous croyons

devoir dire un mot des recherches de Bérillon, à cause

de la curieuse assertion dont il les accompagne.

D’après son expérience, des enfants imbéciles,

idiots, hystériques, sont beaucoup moins facilement

hypnotisables et suggestibles que « les enfants

robustes, bien portants, dont les antécédents

héréditaires n’ont rien de défavorable ».

Ces derniers seraient « très sensibles à l’infuence

de l’imitation. Ils s’endorment souvent, lorsqu’on a

endormi préalablement d’autres personnes devant

eux, d’une façon presque spontanée. Il sufit de leur

afirmer qu’ils vont dormir pour vaincre leur dernière

résistance. Leur sommeil a toutes les apparences du

sommeil normal, ils reposent tranquillement les yeux

14

fermés ».

Voici maintenant ce que l’auteur pense de ceux qui

résistent aux suggestions : « Au point de vue

purement psychologique, la résistance aux

suggestions est aussi intéressante à constater qu’une

extrême suggestibilité. Elle dénote un état mental

particulier et souvent même un esprit systématique de

contradiction dont il faut neutraliser les efets. Parfois

cette résistance est inspirée par des motifs dont il y a

lieu de ne pas tenir compte. Le plus fréquent de ces

motifs est la peur de l’hypnotisme, que nous arrivons

assez facilement à dissiper.

« Le degré de suggestibilité n’est nullement en

rapport avec un état névropathique quelconque. La

14 Op. cit., p. 10.

21

suggestibilité, au contraire, est en rapport direct avec

le développement intellectuel et la puissance

d’imagination du sujet. Suggestibilité, à notre avis, est

synonyme d’éducabilité.

« Le diagnostic de la suggestibilité. ‒ Ce diagnostic

peut être fait à l’aide d’une expérience des plus

simples. Cette expérience a pour objet d’obtenir chez

le sujet la réalisation d’un acte très simple, suggéré à

l’état de veille. Voici comment je procède :

« Après avoir fait le diagnostic clinique et interrogé

l’enfant avec douceur, je l’invite à regarder avec une

grande attention un siège placé à une certaine

distance, au fond de la salle, et je lui fais la suggestion

suivante : « Regardez attentivement cette chaise ;

vous allez éprouver malgré vous le besoin irrésistible

d’aller vous y asseoir. Vous serez obligé d’obéir à ma

suggestion, quel que soit l’obstacle qui vienne

s’opposer à sa réalisation. »

« J’attends alors le résultat de l’expérience. Au bout

de peu de temps (une ou deux minutes) on voit

ordinairement l’enfant se diriger vers la chaise

indiquée, comme poussé par une force irrésistible,

quels que soient les eforts qu’on fasse pour le retenir.

Dès lors je puis poser mon pronostic, et déclarer que

cet enfant est intelligent, docile, facile à instruire et à

éduquer et qu’il a de bonnes places dans sa classe. Je

puis ajouter qu’il sera très facile à hypnotiser.

« Si l’enfant reste immobile, et déclare qu’il

n’éprouve aucune attraction vers le siège qui lui est

désigné, je puis conclure de ce résultat négatif qu’il

est mal doué au point de vue intellectuel et mental, et

qu’il sera facile de retrouver chez lui des stigmates

accentués de dégénérescence. L’opinion des maîtres

et des parents vient toujours confrmer ce

diagnostic. »

On sera sans doute étonné, de prime abord, qu’un

22

auteur voie dans la suggestibilité des signes

d’éducabilité ; les hypnotiseurs nous ont du reste

habitués aux afirmations tranchantes et inattendues.

Delbœuf n’a-t-il pas soutenu que l’hypnotisme exalte

la volonté humaine ? Nous pensons inutile de décrire

à nouveau ce que nous entendons par état de

suggestibilité, état dans lequel il y a une suspension

de l’esprit critique, et une manifestation de la vie

automatique, et par conséquent nous n’insisterons pas

pour prouver qu’un développement anormal de

l’automatisme ne saurait en aucune façon être une

preuve d’intelligence. En somme, ce sont là des

discussions théoriques, qui n’engendrent pas toujours

la conviction, et il vaut bien mieux traiter la question

sous une forme expérimentale.

Sur ce dernier point, je crois intéressant de

remarquer que Bérillon se contente d’afirmer sans

rien prouver.

On aurait été curieux d’avoir sous les yeux une

statistique de bons élèves et de mauvais élèves, et

d’étudier le pourcentage des hypnotisables dans ces

deux catégories. C’est ainsi que nous procédons en

psychologie expérimentale, nous donnons nos chifres,

et nous les laissons parler. L’habitude maintenant est

si bien prise que lorsque nous rencontrons une

afirmation sans preuves, nous la considérons comme

une impression subjective, sujette à des erreurs de

toutes sortes. Voilà ce qu’aurait dû se rappeler un

15

auteur américain, M. Luckens , qui dit avoir été très

frappé, dans une visite faite à Bérillon, de cette

assimilation de la suggestibilité à l’éducabilité ; il

aurait dû demander des preuves, et jusqu’à ce qu’elles

16

lui eussent été fournies, suspendre son jugement .

15 Luckens. Notes abroad, Pedagogical Seminary, 10, 1898.

16 Je crois devoir ajouter quelques remarques sur les rapports

pouvant exister entre la suggestibilité d’une personne et son

23

J’ai fait il y a cinq ans environ, en collaboration avec

V. Henri, des expériences de suggestion qui rentrent

dans cette catégorie, c’est-à-dire qui sont la mise en

œuvre de l’autorité morale ; ce n’étaient point des

suggestions d’actes ou de sensations ; la suggestion

était dirigée de manière à troubler seulement un acte

de mémoire. Une ligne modèle de 40 millimètres de

longueur étant présentée à l’enfant, il devait la

retrouver, par mémoire ou par comparaison directe,

dans un tableau composé de plusieurs lignes, parmi

lesquelles se trouvait réellement la ligne modèle. Au

moment où il venait de faire sa désignation, on lui

adressait régulièrement, et toujours sur le même ton,

la phrase suivante : « En êtes-vous bien sûr ? N’est-ce

pas la ligne d’à côté ? » Il est à noter que sous

l’infuence de cette suggestion discrète, faite d’un ton

très doux, véritable suggestion scolaire, la majorité

des enfants abandonne la ligne d’abord désignée et en

choisit une autre. La répartition des résultats montre

que les enfants les plus jeunes sont plus sensibles à la

suggestion que leurs aînés : en outre, la suggestion

intelligence. Il me paraît incontestable qu’un certain degré

d’intelligence est nécessaire pour comprendre la suggestion

donnée, et une personne qui ne comprendra pas une

suggestion trop complexe pour son intelligence se trouvera,

par ce fait même, incapable de l’exécuter ; l’échec ne viendra

pas de son défaut de suggestibilité, mais de son défaut

d’intelligence. Je prends tout de suite un exemple : un enfant

d’école primaire ne pourra pas, par suggestion, résoudre une

équation à deux inconnues, ou faire un problème de calcul

intégral. Dans ce sens, on peut dire que l’intelligence du sujet

n’est pas sans relation avec sa suggestibilité. Nous

rencontrons du reste cette relation lorsque nous nous

adressons pour nos recherches aux enfants très jeunes ; à

cinq ans, et à six ans, un enfant me paraît être en général

beaucoup plus suggestible qu’à neuf ans ; mais son extrême

suggestibilité se trouve neutralisée dans bien des cas par son

incapacité à comprendre la suggestion.

24

est plus eficace quand l’opération qu’on cherche à

modifer est faite de mémoire que quand elle est faite

par comparaison directe (c’est-à-dire le modèle et le

tableau de lignes se trouvant simultanément sous les

yeux de l’enfant) ; voici quelques chifres :

NOMBRE DES CAS OÙ LES ENFANTS ONT CHANGÉ

LEUR RÉPONSE

Cours élémentaire

Dans la mémoire : 89 %

Dans la comparaison directe : 74 %

Moyenne : 81,5 %

Cours moyen

Dans la mémoire : 80 %

Dans la comparaison directe : 73 %

Moyenne : 76,5 %

Cours supérieur

Dans la mémoire : 54 %

Dans la comparaison directe : 48 %

Moyenne : 51 %

Dans ces chifres sont confondus les enfants qui,

avant la suggestion, ont fait une désignation exacte de

la ligne égale au modèle, et les enfants qui ont fait

une désignation fausse. Il faut maintenant distinguer

ces deux groupes d’enfants, dont chacun présente un

intérêt particulier. Les enfants qui se sont trompés

une première fois font en général une désignation

plus exacte, grâce à la suggestion ; ainsi, si l’on

compte ceux dont la seconde désignation se

rapproche plus du modèle que la première, on en

trouve 81 p. 100, tandis que ceux qui s’en éloignent

davantage forment une petite minorité de 19 p. 100.

Quant aux enfants qui ont vu juste la première fois, ils

25

sont remarquables par la fermeté avec laquelle ils

résistent à la suggestion, qui, dans leur cas, est

perturbatrice ; 56 p. 100 seulement abandonnent leur

première opinion, tandis que dans le cas d’une

réponse inexacte, il y en a 72 p. 100 qui changent de

désignation.

Je ferai remarquer que cette étude de V. Henri et de

moi a été conçue dans un esprit un peu diférent de

celui qu’on trouve dans d’autres travaux du même

genre. Nous ne nous sommes pas simplement

proposés de montrer que les enfants, ou que tels et

tels enfants sont suggestibles, mais nous avons

cherché à préciser le mécanisme de cette

suggestibilité, en étudiant les conditions mentales où

la suggestion réussit le mieux ; on a vu que la

suggestion réussit le mieux dans les cas où la

certitude de l’enfant, sa confance est le plus faible,

par exemple lorsqu’il fait sa comparaison de mémoire

au lieu de faire une comparaison directe, ou lorsqu’il a

fait une première comparaison erronée ; d’où l’on

pourrait déduire cette règle provisoire que : la

suggestibilité d’une personne sur un point est en

raison inverse de son degré de certitude relativement

à ce point.

Il y a donc un progrès, me semble-t-il, entre cette

recherche de V. Henri et de moi, et quelques-unes des

recherches antérieures. Nous ne nous sommes pas

contentés d’observer l’existence de la suggestibilité à

l’état de veille, nous avons en outre pu apprécier les

degrés de cette suggestibilité, ce qui nous a permis

d’établir que ce degré varie avec l’âge de l’enfant, et

varie aussi suivant la justesse de son coup d’œil ou

suivant qu’il fait la comparaison avec la mémoire ou

avec sa perception. Mais hâtons-nous d’ajouter que

l’appréciation que nous avons pu faire des degrés de

suggestibilité est encore bien rudimentaire ; pour

26

savoir que les enfants sont plus suggestibles à tel âge

qu’à tel autre, et dans telle condition que dans telle

autre, qu’avons-nous fait ? Nous avons employé la

méthode statistique ; à tel âge, avons-nous calculé, il y

a 81 enfants sur 100 qui obéissent à la suggestion,

tandis qu’à un âge plus avancé, on n’en trouve plus

que 51 pour 100 de suggestibles. Ce procédé

d’évaluation n’est possible qu’à la condition d’opérer

sur un grand nombre de sujets ; évidemment, ce n’est

pas un procédé directement applicable à la

psychologie individuelle ; il ne pourrait pas servir à

déterminer dans quelle mesure un enfant particulier

est suggestible.

Dernièrement, un anthropologiste italien, Vitale

17

Vitali , a reproduit nos expériences dans les écoles de

la Romagne, et il est arrivé à des résultats encore plus

frappants que les nôtres. Il a constaté comme nous

que les changements d’opinion se font bien plus

facilement dans l’opération de mémoire que dans la

comparaison directe ; le nombre de ceux qui changent

d’opinion est à peu près le double dans le premier

cas ; il a vu aussi que cette suggestibilité diminue

beaucoup avec l’âge, et enfn qu’elle est moins forte

chez ceux qui ont vu juste la première fois que chez

ceux qui s’étaient trompés.

Nos chifres étaient les suivants : pour ceux ayant

vu juste la première fois, les suggestibles étaient de

56 p. 100, tandis que pour ceux qui s’étaient trompés,

les suggestibles étaient de 72 p. 100. Les résultats de

Vitale Vitali sont encore plus nets ; pour le premier

groupe, il trouve 32 p. 100, et pour le second 80 p.

100. C’est donc une confrmation sur tous les points.

Le même auteur a imaginé une variante curieuse de

l’expérience susdite, en appliquant deux pointes de

compas sur la peau d’un élève, et en lui demandant,

17 Studi antropologici, Forli, 1896, p. 97.

27

lorsque l’élève avait accusé une pointe ou deux : « En

êtes-vous bien sûr ? » Les élèves de moins de quinze

ans ont changé d’avis sous l’infuence de cette

suggestion, dans le rapport de 65 p. 100, et les élèves

de plus de quinze ont changé dans le rapport de 44 p.

100 ; c’est une nouvelle démonstration de l’infuence

de l’âge sur la suggestibilité. Comme l’auteur le fait

remarquer, cette méthode renferme une plus grande

cause d’erreur que les exercices sur la mémoire

visuelle des lignes, parce que le sens du toucher se

perfectionne rapidement au cours des expériences et

cela change les conditions.

Ainsi que nous l’avons fait nous-mêmes, Vitali

insiste sur l’importance de la personnalité de

l’expérimentateur, personnalité qui fait beaucoup

varier les résultats. Il déclare même qu’ayant répété

après quelque temps les mêmes tests sur les mêmes

sujets, il a trouvé des variations énormes. Nous

croyons qu’il eût été utile d’étudier ces variations et

d’en rechercher les causes.

Cela est très curieux, et on pourrait bien, de cette

manière, mesurer la suggestibilité du sujet par le

nombre de fois qu’il perçoit une pointe au lieu de

deux ; mais il aurait été très intéressant de savoir s’il

y a quelque relation entre la suggestibilité de la

personne et la fnesse de sa sensibilité tactile ; c’est

une question qui malheureusement n’a pas été

examinée.

Les expériences de MM. Henri et Tawney sont des

expériences de suggestion ; voici pourquoi : il n’y a

pas, à proprement parler, d’ordre donné sur un ton

impératif ; mais l’idée préconçue de deux pointes est

acceptée par le sujet pendant toute la séance parce

qu’il a confance dans la parole de l’opérateur et qu’il

croit que l’opérateur est incapable de le tromper ; en

efet, comme dans les laboratoires de psychologie on

28

ne fait guère d’expériences de suggestion, les élèves

ne sont point habitués à des expériences de

mensonge, et ils ne songent pas à se méfer de ce

qu’on leur dit. C’est donc de la suggestion dans le

sens de confance plutôt que dans le sens

d’obéissance. Ce sont de petites nuances qui se

préciseront sans doute dans les études ultérieures.

J’ai repris dernièrement, avec M. Vaschide, sur 86

élèves d’école primaire élémentaire, la recherche de

suggestion que j’avais commencée avec M. V. Henri ;

seulement nous avons employé une méthode un peu

plus rapide.

18

M. Victor Henri a fait avec M. Tawney quelques

expériences sur la sensibilité tactile, pour étudier

l’infuence de l’attente et de la suggestion sur la

perception de deux pointes lorsqu’on ne touche qu’un

seul point de la peau ; avant chaque expérience on

montrait au sujet le compas avec les deux pointes

présentant un écart bien déterminé ; puis le sujet

fermait les yeux, et on touchait sa peau avec une seule

pointe ; sous l’infuence de cette suggestion, les

appréciations du sujet sont profondément troublées ;

le plus souvent, il perçoit deux pointes au lieu d’une,

et de plus, il juge l’écart d’autant plus grand que

l’écart réel qu’on lui a montré est plus grand.

L’expérience avait été confée à M. Michel, directeur

de l’école ; c’était lui seul qui parlait et expliquait,

nous restions simples témoins. M. Michel se rendait

donc avec nous dans les classes, il faisait distribuer

aux élèves du papier et des plumes, il faisait écrire sur

chaque feuille les noms des élèves, la classe, le nom

de l’école, la date du jour et l’heure ; puis après ces

préliminaires obligés de toute expérience collective, il

annonçait qu’il allait faire une expérience sur la

mémoire des lignes, des longueurs ; une ligne tracée

18 Voir Année Psychologique, II, p. 295 et seq.

29

sur un carton blanc serait montrée pendant trois

secondes à chaque élève, et chaque élève devait,

après avoir vu ce modèle, s’empresser de tracer sur sa

feuille une ligne de longueur égale. M. Michel allait

ensuite de banc en banc, et montrait à chaque élève la

ligne tracée ; par suite de la discipline parfaite que

notre distingué collaborateur sait faire régner dans

son école, les élèves restaient absolument silencieux,

et aucun ne voyait la ligne deux fois. Il fallait environ

soixante-dix secondes pour montrer la ligne à tous les

élèves de la classe. Ceci terminé, M. Michel remontait

en chaire et annonçait qu’il allait montrer une

seconde ligne un peu plus grande que la première ;

cette afirmation était faite d’une voix forte et bien

timbrée, avec l’autorité naturelle d’un directeur

d’école ; mais l’afirmation n’avait lieu qu’une fois, et

collectivement, M. Michel s’adressant à toute la

classe. Or, la seconde ligne n’avait que 4 centimètres

de longueur, alors que la première en avait 5. La

seconde ligne était montrée à chaque élève,

exactement comme on avait fait pour la première fois.

Entre ces deux expériences s’écoulait pour chaque

élève un temps moyen de deux à trois minutes. Cette

épreuve a été faite sur 86 enfants, comprenant les

trois premières classes de l’école primaire, et âgés de

neuf à quatorze ans.

Quels ont été les résultats ?

Notons tout d’abord que la reproduction de la

première ligne ‒ ce qui est une pure expérience de

mémoire, sans suggestion d’aucune sorte ‒ donne lieu

à d’énormes diférences individuelles, comprises, pour

la première classe, entre deux extrêmes : 60

millimètres et 28 millimètres ; la ligne avait en réalité

50 millimètres ; or, il y a eu seulement trois élèves sur

vingt-cinq qui ont dessiné une ligne égale ou

30

supérieure au modèle ; tous les autres ont dessiné une

ligne plus petite ; par conséquent, on peut afirmer

qu’il y a bien (comme nous l’avons vu autrefois), une

tendance des enfants à diminuer la longueur des

lignes de 50 centimètres en les reproduisant dans la

mémoire. Dans la deuxième classe, il y a eu 3 élèves

reproduisant une ligne supérieure à 50 ; tous les

autres élèves ont reproduit des lignes plus courtes ;

enfn, semblablement, dans la troisième classe, nous

n’en trouvons que deux dessinant une ligne plus

longue que le modèle, tous les autres ont fait plus

court.

En examinant quelle diférence les élèves ont

indiquée entre la première ligne (50 millimètres) et la

seconde (40 millimètres) on trouve que bien peu

d’élèves ont jugé réellement la seconde ligne plus

petite que la première ; par conséquent, la suggestion

a été eficace ; 9 élèves seulement, sur les 86 des trois

classes, ont dessiné une seconde ligne plus courte ; on

peut donc dire que 9 élèves seulement ont résisté à la

suggestion et ont cru au témoignage de leur mémoire

plus qu’à la parole de leur maître ; et encore, cette

remarque comporte une réserve ; il est probable que

ces réfractaires ont quand même été un peu

infuencés par la suggestion, car un seul a rendu la

seconde ligne plus petite de 10 millimètres, ce qui

était l’écart réel ; tous les autres ont amoindri cette

diférence ; 2 l’ont faite de 7 millimètres, 2 l’ont faite

de 5, etc.

Ils ont composé entre le témoignage de leur

mémoire et la parole du maître. Quant à ceux qui,

obéissant à la suggestion, ont dessiné la seconde ligne

plus grande que la première, ils présentent des degrés

très diférents de suggestibilité. Les écarts ont pu

atteindre 10 millimètres assez fréquemment, et une

fois même, l’écart a dépassé 20 millimètres, ce qui

31

veut dire qu’au lieu de faire la seconde ligne plus

courte de 10 millimètres, le sujet a été tellement

docile à la suggestion, qu’il a fait la seconde plus

longue de 20 millimètres ; en d’autres termes, la

suggestion a produit dans ce cas extrême, une erreur

de 30 millimètres, erreur énorme si on considère

qu’elle a porté sur une longueur totale de 50

millimètres. En moyenne, on a fait la seconde ligne

plus grande de 6 millimètres et comme elle était en

réalité plus petite de 10 millimètres, l’erreur totale est

de 1 cm 5 environ.

Il est à remarquer que les enfants les plus jeunes se

sont montrés les plus suggestibles. Nous trouvons en

efet, dans la première classe, que 7 élèves seulement

ont fait la seconde ligne de 5 millimètres plus grande

que la première ; au contraire, dans la troisième

classe, le nombre d’élèves qui sont dans ce cas est de

16. Du reste, dans nos expériences antérieures avec

M. Henri sur la suggestibilité scolaire, nous avions

aussi constaté que les plus jeunes enfants ont plus de

suggestibilité que les enfants plus âgés.

La description que nous avons donnée de notre

expérience de suggestion n’est pas complète ; nous

l’avons poussée plus loin. Lorsque tous les élèves

eurent reproduit de mémoire la ligne de 40

millimètres, le directeur de l’école leur présenta une

troisième ligne, longue de 50 millimètres, et il leur dit

avant de la présenter : « Je vais vous présenter une

troisième ligne qui est un peu plus courte que la

seconde. »

En faisant cette nouvelle tentative de suggestion,

nous avions deux raisons ; la première était de

chercher à vérifer l’épreuve précédente, la seconde

était de savoir s’il est possible de donner

successivement plusieurs suggestions du même genre

sans nuire au résultat.

32

Cette seconde suggestion a été moins eficace que

la première ; les élèves semblent s’être mieux rendu

compte de la longueur vraie des lignes ; tandis que la

première fois 5 élèves seulement avaient fait un

dessin en sens contraire de la suggestion, on en

trouve 16 dans le même cas à la seconde reprise.

Il nous a paru nécessaire d’examiner nos résultats

de plus près, et de rechercher si chaque élève avait

présenté pendant les deux épreuves la même

suggestibilité ou la même résistance.

Nous allons diviser tous nos sujets en cinq groupes :

1° ceux qui ont fait à la première suggestion une

seconde ligne moindre que la première (ce sont les

élèves les plus exacts) ; 2° ceux qui ont fait à la

première suggestion une seconde ligne égale à la

première, ou supérieure de 1, 2 à 4 millimètres ; 3°

ceux qui ont fait à la première suggestion une seconde

ligne supérieure de 4 à 8 millimètres ; 4° ceux qui ont

fait à la première suggestion la seconde ligne

supérieure de 8 à 12 millimètres ; enfn, 5° ceux qui

ont fait à la première suggestion la seconde ligne

supérieure de 12 à 20 millimètres. On voit que ce

groupement exprime l’ordre de suggestibilité, les

élèves du cinquième groupe se sont montrés plus

suggestibles que ceux du quatrième groupe, et ainsi

de suite jusqu’au premier groupe. Or voici les

résultats donnés par ce calcul :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/

bpt6k77176m.texteImage

Ces chifres, pour être clairs, exigent une courte

explication. Dans la première épreuve, rappelons-le, la

33

seconde ligne présentée était plus courte que la

première de 10 millimètres, mais la suggestion

donnée était que cette seconde ligne était la plus

longue. Par conséquent, les élèves qui l’ont dessinée

plus courte, comme ceux de notre premier groupe qui

l’ont dessinée avec une longueur moindre de 4 mm 6,

ont été plus exacts que ceux du deuxième groupe, qui

ont donné à cette ligne une longueur plus grande que

la première, plus grande de 3 mm 07 ; à leur tour, les

sujets du second groupe ont été plus exacts que ceux

du troisième et ceux du quatrième groupes, puisque

ceux-ci ont allongé encore davantage la seconde ligne,

qui était cependant plus courte.

Il est donc bien clair que nous avons établi nos

quatre groupes dans l’ordre de la suggestibilité

croissante. Or, qu’on comprenne bien ce point, ce sont

les sujets formant chacun de ces quatre groupes dont

on a cherché à apprécier les résultats dans la seconde

épreuve ; nous avons voulu savoir si les élèves A, B, C,

etc., formant le premier groupe, le meilleur, le plus

résistant à la suggestion de la première épreuve ont

manifesté les mêmes qualités d’exactitude et de

résistance à la suggestion dans la seconde épreuve ;

et pour cela, nous avons calculé les écarts de lignes

présentés par ces sujets dans cette seconde épreuve.

Seulement, il faut se souvenir que dans la seconde

épreuve la suggestion donnée était une suggestion de

raccourcissement ; et que la ligne qu’on présentait à

dessiner était réellement plus grande que la

précédente ; par conséquent, les élèves les plus exacts

à cette seconde épreuve sont ceux qui ont dessiné la

ligne plus grande que la précédente ; et parmi ceux

qui l’ont dessinée plus courte, les plus exacts sont

ceux qui ont le moins exagéré cette diférence en

moins. Ces explications feront comprendre les

oppositions de signe algébrique que l’on rencontre

34

dans les résultats des épreuves pour un même groupe

de sujets. Il est clair maintenant qu’il existe une

concordance bien remarquable entre les deux

épreuves ; on voit en efet, que les élèves du premier

groupe qui avaient résisté à la suggestion

d’allongement de la première épreuve ont également

résisté à la suggestion de raccourcissement de la

seconde épreuve, puisqu’ils ont dessiné la troisième

ligne avec 2 millimètres en plus tandis que la

suggestion tendait à la faire dessiner plus petite ; de

même, on voit dans les groupes suivants que plus un

groupe a obéi à la suggestion d’allongement de la

première épreuve, plus il a obéi à la suggestion de

raccourcissement de la seconde. Le résultat est aussi

net qu’on peut le souhaiter.

Qu’est-ce que ces expériences nous apprennent de

plus sur la suggestibilité des enfants ? C’est là une

question utile qu’on devrait se poser à propos de

chaque étude nouvelle. Nos expériences fournissent

un nouveau moyen, d’une eficacité vérifée, pour

mesurer la suggestibilité des enfants ; et le procédé

nous paraît recommandable puisqu’il fait apparaître

de très grandes diférences individuelles.

Nous avons pu constater en outre que les enfants

les plus suggestibles sont ceux de la troisième classe,

c’est-à-dire les plus jeunes. Cette épreuve nous a

montré la possibilité de faire à la suite l’une de l’autre

deux exercices de suggestibilité, dans lesquels les

enfants se comportent à peu près de la même

manière, et gardent chacun leur degré propre de

suggestibilité ; cette confrmation est très

importante ; elle nous montre que la suggestibilité

présente un certain caractère de constance, au moins

lorsque l’expérience est bien conduite. Enfn, nous

avons eu à noter qu’une suggestion répétée a moins

d’eficacité la seconde fois que la première : cet

35

afaiblissement est sans doute spécial à ces

suggestions indirectes de l’état de veille, qui ne

constituent point à proprement parler des mains-

mises sur l’intelligence des individus ; dans les

expériences d’hypnotisme, au contraire, la

suggestibilité de l’individu hypnotisé croît avec le

nombre des hypnotisations.

M. Michel m’a communiqué le classement

intellectuel que les professeurs ont fait des élèves qui

ont servi à ces expériences ; le classement est, comme

c’est l’habitude, tripartite ; les élèves sont divisés en :

1° intelligence vive ; 2° intelligence moyenne ; et 3°

intelligence faible.

Je désirais savoir si l’intelligence des élèves ‒ il

s’agit ici bien entendu d’une intelligence toute

spéciale, qu’on pourrait appeler l’intelligence

scolaire ‒ présente quelque relation avec la

suggestibilité. C’est, on se le rappelle, l’opinion de M.

Bérillon. Je ne suis point arrivé à la confrmer. La

suggestibilité moyenne est à peu près la même dans

les 3 groupes.

De notre expérience collective à une expérience de

cours il n’y a qu’un pas.

Dans une courte note publiée récemment par

19

Psychological Review , E.E. Slosson relate une

expérience de suggestion qu’il a faite sur ses

auditeurs dans un cours public ; la suggestion a

consisté à produire l’hallucination d’une odeur forte.

L’auteur verse sur du coton l’eau d’une bouteille, en

écartant la tête, puis il annonce qu’il est certain que

personne ne connaît l’odeur du composé chimique qui

vient d’être versé, et il émet l’espoir que quoique

l’odeur soit forte et d’une nature toute particulière,

personne n’en sera incommodé. Pour savoir quelle

19 A Lecture Experiment in Hallucinations. Psychological

Review, VI, 4, juillet 1899, p. 407-408.

36

serait la rapidité de difusion de cette odeur, il

demande que toutes les personnes qui la sentiront

s’empressent de lever la main ; 15 secondes après, les

personnes du premier rang donnaient ce signal, et

avant la fn d’une minute les trois quarts de l’auditoire

avaient succombé à la suggestion. L’expérience ne fut

pas poussée plus loin, car quelques spectateurs,

désagréablement impressionnés par cette odeur

imaginaire, se préparaient déjà à quitter la place. On

les rassure et on leur explique que le but réel de

l’expérience avait été de provoquer une hallucination ;

cette explication ne choqua personne.

Voilà à peu près quelles sont les études qui ont été

faites jusqu’ici sur la suggestibilité ou suggestion à

l’état de veille et chez les sujets normaux.

Il semble que quand elle est réduite à sa forme la

plus simple, l’épreuve de la suggestion à l’état de

veille constitue un test de docilité ; et il est

vraisemblable que des individus dressés à

l’obéissance passive s’y conformeront mieux que les

indépendants.

Rappelons-nous ce fait si curieux, que d’après les

statistiques de Bernheim les personnes les plus

sensibles à l’hypnotisme ‒ c’est-à-dire à la suggestion

autoritaire ‒ ne sont pas, comme on pourrait le croire,

les femmes nerveuses, mais les anciens militaires, les

anciens employés d’administration, en un mot, tous

ceux qui ont contracté l’habitude de la discipline et de

l’obéissance passive.

37

II – Erreurs d’imagination

Il fut une époque, dans l’histoire de l’hypnotisme,

où l’on a prononcé souvent les mots d’attention

expectante ; c’était l’époque où l’on cherchait à

découvrir sur les malades l’infuence des métaux et

des aimants. On avait prétendu qu’en appliquant

certains métaux, de l’or, du fer, de l’étain par exemple,

sur les téguments d’un malade hystérique, on pouvait

soit provoquer de l’anesthésie dans la région de

l’application, soit provoquer des contractures, soit

faire passer (transfert) dans l’autre moitié du corps un

symptôme hystérique qui n’en occupait qu’une moitié.

Beaucoup d’auteurs restaient sceptiques, et

supposaient que ces efets qu’on observait sur les

hystériques dans les séances de métallothérapie

n’étaient point dus à l’action directe des métaux, mais

à l’imagination des malades, qui étaient mises en état

d’attention expectante, et qui se donnaient à elles-

mêmes, par idée, par raisonnement, les symptômes

divers que d’autres attribuaient au métal. Aujourd’hui

la terminologie a un peu changé, et au lieu d’attention

expectante, on dirait autosuggestion, mais les mots

importent peu, quand on est d’accord sur le fond des

choses. Il est certain que chez les suggestibles,

l’imagination constructive est toujours en éveil, et

fonctionne de manière à duper tout le monde, le sujet

tout le premier ; car ce qu’il y a de spécial à ces

malades, c’est qu’ils sont les premières victimes du

travail de leur imagination ; ainsi que l’a dit si

justement Féré, ceux qu’on appelle des malades

imaginaires sont bien réellement malades, ce sont des

malades par imagination.

Il m’a semblé que l’étude de cette question rentre

dans notre sujet, bien qu’elle soit un peu distincte,

38

théoriquement, de la suggestibilité.

Il s’agit ici d’une disposition à imaginer, à inventer,

sans s’apercevoir qu’on imagine, et en attachant la

plus grande importance et tous les caractères de la

réalité aux produits de son invention. À ce trait

chacun peut reconnaître plus d’une de ses

connaissances, et Alphonse Daudet a dans un de ses

romans peint de pied en cap un de ces personnages,

qui est sans cesse la victime d’une imagination à la

fois trop riche et trop mal gouvernée.

Je me demande s’il ne serait pas possible de faire

une étude régulière de cette disposition mentale ; je

suis même très étonné qu’aucun auteur n’en ait

encore eu l’idée. Ce serait cependant plus utile que

beaucoup de chinoiseries auxquelles on a eu le tort

d’attribuer tant d’importance. Quelle méthode

faudrait-il prendre ? La plus simple vaudrait le mieux.

Je me rappelle qu’il y a une quinzaine d’années, M.

Ochorowicz, auteur qui a écrit un ouvrage plein de

fnesse sur la suggestion mentale, vint a la Salpêtrière

pour montrer à Charcot un gros aimant en forme de

bague, qu’il appelait l’hypnoscope ; il disait qu’il

mettait cet aimant au doigt d’une personne, qu’il

l’interrogeait ensuite sur ce qu’elle éprouvait, qu’il

recherchait si l’aimant avait produit quelque petit

changement dans la motilité ou la sensibilité du doigt

ou de la main, et qu’il pouvait juger très rapidement si

20

une personne était hypnotisable ou non . Dans le

cabinet de Charcot on ft venir, l’une après l’autre,

une vingtaine de malades, et M. Ochorowicz les

examina et déclara pour chacune d’elles s’il la croyait

hypnotisable ou non ; il était convenu qu’on prendrait

note de ses observations, et qu’on chercherait à les

20 M. Ochorowicz a décrit son procédé dans une communication

à la Soc. de Biologie, Sur un critère de la sensibilité

hypnotique. Soc. Biol., 17 mai 1884.

39

vérifer ; mais je doute fort que l’afaire ait eu une

suite quelconque, l’attention du Maître était ailleurs.

Je crois qu’on pourrait adopter, pour l’étude de

l’attention expectante, un dispositif analogue à celui

que je viens de signaler ; par exemple un tube dans

lequel le sujet devrait laisser son doigt enfoncé

pendant cinq minutes ; on prendrait des mesures pour

donner à l’expérience un caractère sérieux, et surtout

on réglerait d’avance les paroles à adresser au sujet ;

après quelques tâtonnements inévitables, il me paraît

certain qu’on arriverait très vite à un résultat.

De telles recherches montreraient surtout si l’état

mental de suggestibilité (c’est-à-dire d’obéissance

passive) a quelque analogie avec l’état mental

d’attention expectante (c’est-à-dire la disposition aux

erreurs d’imagination).

III – Inconscience, division de conscience

et spiritisme

Nous arrivons maintenant à une grande famille de

phénomènes, qui ont une physionomie bien à part, et

dont l’analogie avec des phénomènes d’hypnotisme et

de suggestion n’a été démontrée avec pleine évidence

que dans ces dernières années, par Gurney et Myers

en Angleterre, et par Pierre Janet en France ; je veux

parler des phénomènes auxquels on a donné les noms

d’automatisme, d’écriture automatique, et qui

prennent un grand développement dans les séances

de spiritisme.

Dans un tout récent et très curieux article qui vient

40

21

d’être publié par Psychological Review , G.T.W.

Patrick décrit longuement un cas typique

d’automatisme ; et comme ce cas n’est ni trop ni trop

peu développé et qu’il correspond assez exactement à

la moyenne de ce qu’on peut observer chaque jour, je

vais l’exposer avec détails, pour ceux qui ne sont pas

au courant de ces questions.

La personne qui s’est prêtée aux expériences est un

jeune homme de vingt-deux ans, étudiant à

l’Université, paraissant jouir d’une excellente santé,

ne s’étant jamais occupé de spiritisme, et n’ayant

jamais été hypnotisé. Cependant, ces deux assertions

ne sont pas tout à fait exactes ; s’il n’a pas fait de

spiritisme, il a cependant causé, quatre ans

auparavant, avec une de ses tantes, qui est spirite, et

il a lu probablement quelques livres de spiritisme ;

mais ces lectures n’ont fait aucune impression sur lui ;

et il a jugé tous les phénomènes spirites comme une

superstition curieuse. Pour l’hypnotisme, il a assisté à

deux ou trois séances données par un hypnotiseur de

passage, et il s’est ofert à lui servir de sujet ; on a

constaté qu’il était un bon sujet.

Un jour, ayant lu quelques observations sur les

suggestions post-hypnotiques, il en causa avec

l’auteur, M. W. Patrick, qui, sur sa demande,

l’hypnotisa et lui donna pendant le sommeil l’ordre

d’exécuter au réveil certains actes insignifants,

comme de prendre un volume dans une bibliothèque ;

ces ordres furent exécutés de point en point, et,

comme c’est l’habitude, ils ne laissèrent après eux

aucun souvenir.

Quelque temps après, le sujet, ‒ nous l’appellerons

Henry W. ‒ apprit à l’auteur que lorsqu’il tenait un

crayon à la main et pensait à autre chose, sa main

21 Some Peculiarities of the Secondary Personality, Psych.

Review, nov. 1898, vol. 5, n° 6, p. 555.

41

était continuellement en mouvement et traçait avec le

crayon des grifonnages dénués de sens. C’était un

rudiment d’écriture automatique. Patrick se décida à

étudier cette écriture automatique, et il le ft dans six

séances, dont les trois dernières furent séparées des

premières par deux ans d’intervalle. L’étude se ft de

la manière suivante : on se réunissait dans une pièce

silencieuse, le sujet tenait un crayon dans sa main

droite et appuyait le crayon sur une feuille de papier

blanc ; il ne regardait pas sa main, il avait la tête et le

corps tournés de côté, et il tenait dans sa main gauche

un ouvrage intéressant, qu’il devait lire avec

beaucoup d’attention. Naturellement, comme ces

expériences étaient faites en partie sur sa demande et

excitaient vivement sa curiosité, il se préoccupait

beaucoup de ce que sa main pouvait écrire, mais il

ignorait absolument ce qu’elle écrivait ; on lui permit

quelquefois, pas toujours, de relire ce que sa main

avait écrit ; il avait autant de peine que n’importe

quelle autre personne à déchifrer sa propre écriture.

Dans quelques cas, on le pria de quitter la lecture de

son livre et, de surveiller attentivement les

mouvements de sa main, sans la regarder ; il eut alors

conscience des mouvements qu’elle exécutait ; mais

sauf ces cas exceptionnels, l’écriture était tracée

automatiquement.

Maintenant, comment l’opérateur entrait-il en

communication avec cette main ? Je ne le vois pas

clairement dans l’article. Il est très probable que

Patrick a employé la méthode usuelle et la plus

commode ; il adressait à demi-voix les questions à

Henry W. ; celui-ci ne répondait pas, et n’entendait

pas, son attention étant distraite par la lecture du

livre ; mais sa main écrivait la réponse. C’est de cette

manière qu’on a pu obtenir toute une série de

demandes et réponses qui sont publiées dans l’article.

42

Il est important d’ajouter que le sujet est un jeune

homme dont la sincérité et la loyauté sont au-dessus

de tout soupçon, car il serait assez facile de simuler

des phénomènes de ce genre, feindre de lire, écouter

et répondre par écrit ; mais nous avons comme

garantie contre la fraude non seulement les

références données par l’auteur (ce qui serait peu de

chose) mais encore ce fait important que ces

dédoublements de conscience sont aujourd’hui bien

connus et ont été observés dans des conditions d’une

précision irréprochable par des auteurs dignes de

22

foi .

La première séance commença ainsi :

Question. ‒ Qui êtes-vous ?

Réponse. ‒ Laton.

Cette première réponse était illisible et Henry W.

fut autorisé à lire son écriture : il déchifra le mot

Satan et rit ; mais d’autres questions montrèrent que

la vraie réponse était Laton.

Q. ‒ Quel est votre premier nom ?

R. ‒ Bart.

Q. ‒ Quelle est votre profession ?

R. ‒ Professeur.

Q. ‒ Êtes-vous homme ou femme ?

R. ‒ Femme.

Cette réponse est inexplicable, car dans la suite

Laton a toujours manifesté le caractère d’un homme.

D. ‒ Êtes-vous vivant ou mort ?

R. ‒ Mort.

D. ‒ Où avez-vous vécu ?

22 Il y a déjà plusieurs années que j’ai traité longuement cette

question de la simulation, à propos du dédoublement de

conscience chez les hystériques, et que j’ai montré que

l’anesthésie de ces malades peut devenir une démonstration

expérimentale de ces phénomènes. Voir Altérations de la

personnalité. Bibliothèque scientifque internationale, Paris,

Alcan.

43

R. ‒ Illinois.

D. ‒ Dans quelle ville ?

R. ‒ Chicago.

D. ‒ Quand êtes-vous mort ?