La vie consciente et inconsciente - Joseph Delboeuf - E-Book

La vie consciente et inconsciente E-Book

Joseph Delboeuf

0,0

Beschreibung

«Connais-toi toi-même» avait dit le plus sage des oracles au plus sage des hommes. En donnant à Socrate ce précepte, Apollon n'avait fait que traduire en formule le besoin instinctif qui, du premier jour où l'homme intelligent apparut sur cette terre, l'a poussé à s'étudier lui-même pour se rendre compte de sa place dans l'univers.
Cette tâche quotidienne, l'humanité l'a accomplie jusqu'aujourd'hui avec une conscience de plus en plus sûre d'elle-même; dans ce siècle surtout, elle semble enfin avoir trouvé la véritable voie qui mène à la vérité. Dépassant de beaucoup la pensée socratique, l'homme ne se contente plus de s'adresser à lui-même pour avoir l'explication de sa nature, mais il interroge les annales de son passé, en remontant aussi loin que possible dans la nuit des temps même préhistoriques, et, pour s'éclairer, il demande à l'univers, dont il fait partie, les éléments qu'il recèle et qui peuvent conduire à la solution du problème. Langues, mythologies, religions, mœurs, institutions politiques, littératures, législations, histoire; astronomie, géologie, physique, chimie; botanique, zoologie, anatomie humaine et comparée, physiologie, embryogénie, nosologie: voilà le rapide aperçu de toutes les branches de l'activité humaine dont chacune tend à jeter un peu de lumière dans l'obscurité mystérieuse qui nous enveloppe.
La mise à contribution de toutes les sciences est évidemment le seul moyen rationnel pour aboutir dans ces recherches; car, si elles partent toutes de l'homme, elles ont l'homme pour objet, et la connaissance de nous-mêmes ne peut progresser qu'avec la connaissance du monde qui nous entoure…
Le domaine de l'inconscience a été formé par les dépôts des âges passés, par l'accumulation des traces fixées des impressions reçues, et il a son expression physique variable dans le caractère spécifique de l'individu, caractère obtenu par une action lente et qui peut être également détruit à la longue. La vie consciente de l'individu favorise ses progrès personnels dont quelques uns passeront à sa descendance sous forme d'aptitudes d'abord, d'instinct ensuite et, en dernier lieu, de connexions réflexes.


À PROPOS DES AUTEURS

Joseph Delbœuf est un mathématicien, philosophe et psychologue belge né en 1831 à Liège, et mort en 1896 à Bonn. Psychologue très respecté de son vivant, auteur d'une œuvre considérable et diversifiée, il est connu pour ses travaux sur l'hypnose et pour son importante contribution aux débats autour de la psychophysique. Il enseigna principalement à l'université de Liège.

Alfred Fouillée, né le 18 octobre 1838 à La Pouëze (Maine-et-Loire) et mort le 16 juillet 19121 à Lyon, est un philosophe français.
Il est l'auteur d'un adage de droit civil : "Qui dit contractuel, dit juste" et est à l'origine de la notion métaphysique d' "idée-force".

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 277

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



La vie consciente et inconsciente.

La vie consciente et inconsciente

La psychologie comme science naturelle

Première partie

La psychologie comme science naturelle : son présent et son avenir{1}.

Application de la méthode expérimentale aux phénomènes de l'âme.

Chapitre I

NOTIONS DE L'ÂME ET DU CORPS

«Connais-toi toi-même» avait dit le plus sage des oracles au plus sage des hommes. En donnant à Socrate ce précepte, Apollon n'avait fait que traduire en formule le besoin instinctif qui, du premier jour où l'homme intelligent apparut sur cette terre, l'a poussé à s'étudier lui-même pour se rendre compte de sa place dans l'univers.

Cette tâche quotidienne, l'humanité l'a accomplie jusqu'aujourd'hui avec une conscience de plus en plus sûre d'elle-même; dans ce siècle surtout, elle semble enfin avoir trouvé la véritable voie qui mène à la vérité. Dépassant de beaucoup la pensée socratique, l'homme ne se contente plus de s'adresser à lui-même pour avoir l'explication de sa nature, mais il interroge les annales de son passé, en remontant aussi loin que possible dans la nuit des temps même préhistoriques, et, pour s'éclairer, il demande à l'univers, dont il fait partie, les éléments qu'il recèle et qui peuvent conduire à la solution du problème. Langues, mythologies, religions, mœurs, institutions politiques, littératures, législations, histoire; astronomie, géologie, physique, chimie; botanique, zoologie, anatomie humaine et comparée, physiologie, embryogénie, nosologie: voilà le rapide aperçu de toutes les branches de l'activité humaine dont chacune tend à jeter un peu de lumière dans l'obscurité mystérieuse qui nous enveloppe.

La mise à contribution de toutes les sciences est évidemment le seul moyen rationnel pour aboutir dans ces recherches; car, si elles partent toutes de l'homme, elles ont l'homme pour objet, et la connaissance de nous-mêmes ne peut progresser qu'avec la connaissance du monde qui nous entoure.

Cependant, aujourd'hui encore, peu de philosophes de profession l'entendent de cette façon. Beaucoup s'en tiennent souvent à l'empirisme, à la méthode pure et simple de l'observation extérieure, contre laquelle Socrate avait déjà réagi; d'autres, au contraire, interprétant dans un sens étroit la pensée de l'oracle, comme d'ailleurs Socrate aussi l'avait fait, s'en rapportent uniquement à l'intuition ou à la méthode spéculative. Les premiers arborent, en général, la bannière du matérialisme; les seconds, celle du spiritualisme. La lutte entre les deux systèmes est plus ardente que jamais et engagée de part et d'autre avec toutes les armes dont on peut disposer. L'un appelle à son secours toutes les découvertes des sciences naturelles et en fait un grand étalage; l'appareil de ses forces augmente de jour en jour; l'autre se retranche dans sa vieille forteresse et compte sur la valeur de ses vieux soldats, se contentant tout au plus d'attaquer directement les auxiliaires les plus récents de son éternel ennemi, parmi lesquels il range, comme le plus redoutable, le darwinisme.

La tactique des uns et des autres est assez curieuse. Les matérialistes voient des arguments en faveur de leur thèse dans chaque progrès des sciences physiques et biologiques. Les spiritualistes, agissant en cela souvent à l'étourdie, commencent toujours par repousser avec indignation et colère les résultats nouveaux de la science, mais ils finissent par s'en accommoder, et essayent même de les faire tourner à leur avantage. Ainsi les avons-nous encore vus se conduire dans ces derniers temps.

Darwin venait d'assurer la prépondérance de la doctrine de l'évolution, en démontrant que la variabilité des types spécifiques est une conséquence nécessaire de faits scientifiques indiscutables: la sélection naturelle et la concurrence vitale. Des esprits clairvoyants, plus hardis que ne le fut d'abord Darwin dans l'expression complète de leur pensée, avaient indiqué nettement la question de l'origine de l'homme comme devant recevoir une solution conforme au principe du transformisme. Le spiritualisme attaqua l'œuvre de Darwin et les travaux de ses disciples; il défendit avec acharnement la notion de l'espèce invariable et, par conséquent, créée tout d'une pièce. Mais on ne peut nier que le darwinisme ne fasse des progrès de plus en plus marqués, et que le jour n'est pas éloigné où il faudra admettre, sinon toutes, du moins une grande partie des idées du naturaliste anglais. Le spiritualisme pressent ce moment et se montre dès maintenant disposé à sacrifier ses notions et ses convictions antérieures sur l'espèce, réservant toutes ses forces pour défendre l'origine particulière de l'homme. Et plus tard, sans aucun doute, fût-il démontré à l'évidence que l'homme est frère ou cousin du singe, qu'il descend comme l'orang-outang ou le gorille d'un primate anthropomorphe, le spiritualisme reprendra sa thèse favorite et pourra soutenir, non sans raison, que cette origine reconnue ne détruit en rien le caractère distinctif de l'homme; que, parmi toutes les formes animales, la forme humaine a été choisie par Dieu pour être le tabernacle d'une âme raisonnable et immortelle. C'est ainsi que nous voyons le texte de la Genèse recevoir une interprétation d'abord littérale, puis insensiblement une explication de plus en plus élastique qui permette de l'accommoder aux découvertes inébranlables de l'astronomie et de la géologie.

Depuis des milliers d'années ces deux doctrines sont en présence, se combattent opiniâtrement, essayent de se terrasser, chantent victoire, sans qu'on puisse dire avec quelque raison que l'une ou l'autre ait définitivement triomphé. Quand on se demande quelle est la cause de l'inanité de leurs efforts, on s'aperçoit bientôt que les deux champions choisissent séparément le terrain du combat, qu'ils se défient de loin, luttent parfois contre une ombre, en croyant attaquer le véritable adversaire, et que jamais ils ne se rencontrent sérieusement. Un large fleuve les sépare; ce fleuve, c'est la différence de la méthode, du point de départ, des faits primordiaux observés et d'où l'on tire les conséquences. Les matérialistes partent de la nature sensible, des minéraux, des plantes, des animaux, découvrent des lois géométriques, physiques, chimiques, physiologiques; ils ne se préoccupent en aucune façon des faits intellectuels et moraux. La grammaire, les littératures, les législations, les religions ne les touchent guère et, s'ils en parlent, c'est pour affirmer gratuitement que ces faits doivent s'expliquer de même par la chimie et la physique, car hors de là il n'y a pas de salut. Le spiritualiste, au contraire, le philosophe, spéculatif, part des phénomènes qu'il observe dans sa pensée, constate en lui les notions du vrai, du beau, du bien, de la liberté, du droit, du devoir, de Dieu, toutes notions qui, jusqu'à preuve du contraire (et cette preuve n'a pas encore été donnée), ont des caractères, semble-t-il, incompatibles avec ceux des phénomènes matériels.

Il y a donc lieu de déterminer le champ du débat, de poser nettement la question, de critiquer les réponses qui y sont prématurément données, d'indiquer la voie à suivre pour en faciliter la solution, et l'on arrivera à cette conviction que ce problème, le plus redoutable de tous, laisse tout au plus soulever un des coins du voile qui le recouvre, et tout juste assez pour nous en faire entrevoir la mystérieuse profondeur. Nous essayerons de démontrer, par l'analyse même de ses termes, que, pour être abordé avec fruit, non seulement il réclame l'alliance des deux procédés, mais encore qu'il doit emprunter de ses données aux autres sciences, et qu'il exige en outre l'emploi d'une méthode propre.

Avant tout, nous voulons adresser une prière à nos lecteurs: s'ils appartiennent déjà à une école philosophique déterminée, qu'ils veuillent bien lire sans parti pris les pages suivantes. Nous y parlons de l'âme et du corps, et nous tentons de les définir. Il ne faut donc pas que le matérialiste ou le spiritualiste jette le livre, parce que, dès l'abord, nous choquerons peut-être les idées qu'ils caressent. Nous demanderons encore qu'on ne s'offense pas a priori des termes métaphoriques auxquels nous sommes obligé d'avoir recours, parce que, l'homme, quand il parle des animaux, ne peut que se servir de son propre langage. Nous n'avons pas l'intention de profiter d'une métaphore pour faire des paralogismes. Si, en parlant de l'animal en général, nous lui attribuons l'intelligence, la volonté, la conscience, la faculté de distinguer le moi du non-moi, nous n'entendons nullement, sans preuve, les assimiler à l'homme. Nous nous servons de ces expressions, faute d'autres; mais elles ne sont, en tout cas, susceptibles que d'un sens restreint déterminé par le texte. Une application fera saisir notre pensée.

L'état actuel d'un être quelconque est dans une dépendance absolue à l'égard des circonstances dans lesquelles il est placé. Ainsi, la température d'un corps s'élèvera, si celle du milieu ambiant s'élève. C'est ce qui arrive à tout être, qu'il soit sensible ou non. Mais, s'il est sensible, il se passera en outre en lui un autre phénomène que l'élévation de température; il ressentira l'impression reçue, il aura chaud, ou encore, il se dira: j'ai chaud; il portera un jugement sur son état, il aura la conscience d'une modification dans sa nature; son sens intime l'avertira d'un changement survenu en lui. Je viens de me servir, pour rendre ma pensée, des mots jugement, conscience, sens intime, faute d'autres; car il m'est impossible de me soustraire au langage analogique lorsque je veux analyser chez autrui les phénomènes psychiques de la sensibilité, vu que je ne connais intimement que ceux qui se passent en moi, et ne puis que les supposer chez les autres. Mais, dis-je, en employant ces expressions, je ne veux en aucune façon leur donner un sens qui aille au delà du texte. Mon intention n'est pas d'assimiler subrepticement et dès maintenant, grâce à une métaphore, ce jugement: j'ai chaud, que l'embryon et l'infusoire peuvent énoncer, avec un jugement réfléchi tel que celui-ci: j'écris. Le lecteur doit y voir uniquement la description d'un fait, rendue sensible par l'emploi de métaphores analogiques.

I. La distinction entre l'âme et le corps est universelle, et s'applique à tous les êtres sensibles. Ces termes éveillent dans l'esprit de tout homme une idée précise. Un problème dès lors se présente: Quels sont les rapports de l'âme et du corps? Pour le résoudre, il faut d'abord en définir les termes, et, par suite, remonter au principe de la distinction.

Dans tous les temps, dans tous les pays, et sous tous les degrés de civilisation, les hommes ont toujours distingué en eux l'esprit et le corps. Toutes les langues, depuis les plus informes, celles des sauvages, jusqu'à celles des peuples voués au matérialisme le plus raffiné, ont des mots répondant plus ou moins à ceux d'âme et d'esprit, et puisqu'ils ont le mot, ils ont nécessairement l'idée correspondante. On peut créer un mot pour désigner une chose imaginaire, une chose impossible même, mais non pour désigner une chose dont on n'aurait aucune idée. Voilà le fait; et ce fait a en soi une portée incontestable.

De là résulte un autre fait tout aussi significatif. C'est que tous les hommes se comprennent quand ils parlent de l'âme ou de l'esprit, quelle que soit d'ailleurs l'opinion qu'ils professent touchant sa nature. La langue des philosophes matérialistes comprend le mot âme comme celle des philosophes spiritualistes. Cette proposition: Nous avons une âme distincte du corps, est tout aussi claire pour ceux qui la nient que pour ceux qui l'admettent.

De plus, tout être sensible, en général, nous apparaît, à première vue, comme renfermant une double nature, une nature corporelle se manifestant par des phénomènes corporels, une nature psychique se manifestant par des phénomènes psychiques; en d'autres termes, il se présente à nous comme composé, lui aussi, d'une âme et d'un corps. La Fontaine comprenait Descartes, et Descartes se comprenait lui-même quand il niait que les bêtes eussent de l'esprit.

C'est assez le dire: en dépit des théories diverses souvent opposées ou contradictoires qu'on émet sur la nature et même sur l'existence de l'âme ou du corps, ces mots ont une signification suffisamment nette et accessible à tout esprit.

Un problème, dès lors, s'impose à la réflexion: Quels sont les rapports de l'âme et du corps? C'est à dire, sont-ils identiques ou différents substantiellement? ou bien l'un des deux seulement est-il une réalité et l'autre un mot? ou bien encore n'y a-t-il là que deux mots destinés à grouper les phénomènes émanant d'un seul et même être? Voilà la question. Mais, pour la résoudre, il faut, au préalable, en définir les termes, c'est à dire trouver pour l'âme et le corps une définition acceptable par tous et qui exprime réellement l'idée que l'on a en vue quand on prononce ces mots.

Mais cette définition, à son tour, n'est possible que si nous remontons au principe de la distinction. La marche à suivre est, dès lors, tout indiquée.

La distinction est-elle primitive?

Si elle ne l'est pas, quelle est la distinction primitive ou le premier acte de la connaissance?

Comment est-elle possible, ou quelle est la condition fondamentale de la connaissance?

Si nous réussissons à traiter convenablement ces points, nous aurons en même temps, outre la définition des termes du problème, une réponse à cette question: Qu'est-ce qu'un animal? acheminement vers cette autre question: Qu'est-ce que l'homme? puis une réponse à cette troisième question: Comment le connaître?

II. La distinction entre l'âme et le corps n'est pas primitive. Le premier acte de la connaissance est la distinction du moi et du non-moi. Pour que cette distinction soit possible, il faut que l'être puisse, par un effort volontaire et senti, se donner des sensations à lui-même, c'est à dire, qu'il ait le sentiment de la motilité.

La distinction entre l'âme et le corps n'est pas primitive. L'enfant — ni probablement l'animal — ne distingue pas en lui une double nature. Il se sent un et s'oppose comme tel à ce qui n'est pas lui. C'est ce qui ressortira davantage à mesure que nous avancerons dans notre étude.

La distinction primitive est celle du moi et du non-moi. La distinction entre l'âme et le corps est consécutive. Sur quoi repose cette distinction première?

On la fait dépendre quelquefois, mais à tort, d'une propriété caractéristique du sens du toucher. Tout corps que je touche ou qui me touche provoque en moi, dit-on, une sensation toute particulière. Or, lorsque je me touche moi-même, lorsque ma main, par exemple, presse mon bras, comme il y a à la fois deux parties en contact, j'éprouve dans ma main et dans mon bras deux sensations réciproques, le bras et la main donnant et recevant à la fois l'impression. Le jeune chien qui veut jouer avec sa queue, comme si c'était un corps étranger, ne tarde pas à s'apercevoir que c'est une partie de lui-même et qu'il ne peut la blesser sans qu'il éprouve de la douleur; mais si une main hostile vient à la saisir, il mordra cette main, sans que la chose mordue lui fasse ressentir aucune souffrance.

Cette propriété contribue à coup sûr à me faire connaître l'étendue de mon être. Mais si le corps humain était construit de manière à ne pouvoir se toucher, comme le corps de certains mammifères, celui d'un grand nombre de lézards, de la plupart des poissons et des espèces animales inférieures, si l'on naissait sans bras ni jambes, serait-on incapable de distinguer le moi du non-moi? On ne pourrait sérieusement le soutenir. De plus, il y a là une pétition de principe; car il ne nous a pas été dit à quoi je reconnais que la partie que je touche est moi-même, et c'est pourtant par là qu'on doit commencer. Enfin, nous verrons plus tard que cette explication est inexacte, et que l'être sensible doit parfois, dans certaines conditions, regarder comme étant lui, ce qui est autre que lui.

Nous allons établir que l'animal distingue le moi du non-moi, à la seule et unique condition qu'il puisse, par un effort volontaire et senti, se donner des sensations à lui-même.

L'être sensible est placé en présence du monde extérieur, et l'altération des rapports dans lesquels il se trouve à son égard se traduit chez lui par des sensations. La sensation est donc le produit de deux facteurs, de deux causes, de deux composantes, à savoir l'être et le reste de l'univers. Mais comment cet être peut-il démêler dans sa sensation la part du moi et celle du non-moi? comment même peut-il soupçonner que ce n'est pas un phénomène simple, non susceptible d'analyse? Il s'agit de résoudre une équation à deux inconnues; il faut évidemment en éliminer une. Nous avons une résultante de deux composantes; il est nécessaire d'isoler l'une des deux pour connaître l'autre: La sensation est comme un corps binaire; pour en connaître la composition, il faut dégager au moins l'un des éléments. Il faut donc que l'être puisse se rendre compte d'un état dont lui seul soit la cause; il faut, en un mot, qu'il puisse se donner des sensations à lui-même, volontairement, c'est à dire en sachant que c'est lui qui se les donne.

Avant de développer cette proposition, expliquons-la par un exemple sur lequel nous devrons revenir, parce que, clair et simple en apparence, il est au fond assez compliqué. L'enfant crie et il a le sentiment des efforts qu'il fait pour crier; en même temps, il a une sensation auditive. Comme celle-ci vient toujours à la suite de ces mêmes efforts, il ne tarde pas à s'apercevoir qu'il a le pouvoir de se donner une sensation auditive d'une nature particulière, et il pourra en venir à s'amuser de ses propres cris.

Ce premier pas de fait, il avance rapidement dans la voie de ses découvertes; il apprend qu'en remuant les bras et les jambes, il peut se donner des sensations tactiles, des sensations visuelles. Mais en même temps il s'aperçoit qu'une seconde série de sensations de toute nature n'a pas une source identique et dépend d'autre chose que de lui. C'est malgré lui qu'il entend la voix de sa mère; si elle se tait et qu'il désire l'entendre, il ne peut de lui-même reproduire les sons agréables qui frappaient son oreille. Il voit autour de lui des mouvements qui ne sont pas accompagnés en lui des sensations musculaires qu'il éprouve quand il remue, par exemple, ses bras devant ses yeux. En même temps donc qu'il vient à se connaître, qu'il acquiert la conscience de son existence, il constate qu'il n'est pas à lui seul tout ce qui existe; qu'il y a en dehors de lui des choses qui ne sont pas lui, il arrive à la conviction que son existence est coordonnée à d'autres existences. Alors seulement il peut songer à s'enquérir de l'étendue de son propre individu.

Maintenant que nous avons éclairci le sens de notre proposition, nous avons à la reprendre dans toute sa généralité.

Un être, avons-nous dit, n'arrive à la distinction du moi et du non-moi, en d'autres termes, n'est capable de connaissance qu'à la seule condition de pouvoir se donner des sensations à lui-même. Or quelles sont les sensations fondamentales que tout animal peut se procurer? L'expérience nous apprend que ce sont des sensations motiles, ou, pour nous servir d'une expression plus claire, mais moins exacte et moins générale, des sensations musculaires. On n'a pas encore, en effet, rencontré d'animal, si simple qu'il soit, qui n'ait au moins la faculté d'exécuter des mouvements.

La position des différentes parties de mon corps peut être due à ma volonté ou à des causes extérieures; en d'autres termes, le mouvement peut être actif ou passif.

De même qu'on peut mouvoir les membres d'un cadavre, de même on peut déplacer ceux d'un être vivant et sensible. C'est là ce qu'on peut appeler un mouvement passif. La secousse procurera, en général, au patient une sensation sui generis, qui l'informera d'un changement dans sa manière d'être. Tel n'est pas le mouvement actif dont le principe est dans l'être lui-même, et qui est provoqué par une cause quelconque. Ce mouvement puise son origine dans un acte volontaire du sujet, à prendre le mot volonté dans un sens très large. Cet acte volontaire, ce déploiement d'énergie interne est accompagné d'une certaine sensation. L'individu se sent autre quand il veut et quand il ne veut pas. Le mouvement suit la volonté; et il est à son tour accompagné d'une modification soit uniquement du sens musculaire, ou plus généralement du sens de la motilité, soit aussi d'un autre sens; et le sujet, à la suite d'une série plus ou moins longue d'expériences de cette nature, finit par s'apercevoir qu'il peut se donner à lui-même des sensations.

C'est un fait universellement constaté, tous les animaux que nous connaissons ont la faculté de changer volontairement de forme, en ce sens qu'ils peuvent modifier la position respective de leurs organes, et la plupart peuvent se transporter d'un lieu à un autre.

Ils sont avertis de ce changement de forme par un changement dans leur sensibilité, et d'un autre côté, ils savent que l'état différent de leur sensibilité s'est montré à la suite d'un déploiement d'effort qu'ils ont également senti. Après un plus ou moins grand nombre d'expériences, ils en viennent à reconnaître qu'ils ont un certain domaine en leur puissance. Mais en même temps ils s'aperçoivent que cette puissance est limitée. Parfois, à la suite de l'effort, le changement qu'ils avaient en vue n'arrive pas, ils n'éprouvent pas la sensation motile correspondante, parce qu'un obstacle extérieur est venu s'opposer à l'effet attendu du déploiement d'énergie interne. L'animal reconnaît alors qu'il y a en dehors de lui une autre chose qui circonscrit son pouvoir, qui lutte avec lui et qui lui résiste victorieusement. C'est là chez lui le premier acte de connaissance.

Je me suis servi tantôt des mots: sens musculaire, effort musculaire. On conçoit maintenant en quoi ces expressions sont trop restreintes. Nous ne voulons pas dire qu'un animal n'est tel qu'à condition d'avoir un appareil musculaire comme celui des animaux supérieurs; nous entendons uniquement par là que l'animal doit avoir la faculté de se mouvoir et de sentir son effort. Et, notons-le bien, ce sentiment est, à proprement parler, la condition sine qua non et caractéristique sans laquelle il ne peut être rangé dans la classe des animaux, c'est à dire, des êtres doués de connaissance:

Les plantes se meuvent, puisqu'au moins elles croissent et qu'elles cherchent par leurs feuilles, la lumière, par leurs racines, l'humidité. Mais si nous admettons qu'elles ne s'aperçoivent pas de leurs mouvements, nous ne pouvons dire qu'elles appartiennent au règne animal.

Nous ne voudrions pas affirmer, au surplus, qu'on ne puisse concevoir théoriquement l'existence d'êtres sensibles qui seraient tels, grâce à une autre sensibilité fondamentale. Les vers luisants se donnent certainement à eux-mêmes des sensations lumineuses; peut-être la torpille et le gymnote peuvent-ils se donner des secousses électriques. Il peut se faire qu'il existe des animaux absolument incapables de se mouvoir. J'entends le mot dans le sens de changer de lieu. Mais, dans tous les cas, la qualité fondamentale, essentielle, qui fera d'eux des êtres sensibles et connaissants, c'est celle de pouvoir se donner volontairement, par un déploiement senti d'énergie, des sensations analogues à celles qu'ils peuvent recevoir du monde où ils sont placés. Et, à parler d'une façon absolue, tout développement d'énergie est, au fond, un mouvement; seulement, il peut ne pas se manifester dans l'espace et être simplement moléculaire.

On voit maintenant pourquoi, en donnant l'exemple de l'enfant qui crie et qui entend ses propres cris, nous avons annoncé que nous devions y revenir parce que, au fond, il est plus compliqué qu'en apparence. Car le cri, en supposant que l'enfant fût sourd, n'en serait pas moins pour lui une occasion de se douter de l'empire qu'il a sur lui-même. L'émission de la voix, en effet, est précédée d'un déploiement de force provoqué par la faim, la soif, la douleur, peu importe, et ce déploiement de force, il le sent, et il sent en même temps une modification de son individu produite par les contractions de son larynx, sensation qu'il apprend bientôt à reconnaître comme ayant sa cause immédiate dans sa volonté.

Enfin, dernière observation, il n'est pas nécessaire que ce soit l'individu lui-même qui fasse ces expériences et commence son éducation. L'expérience, transmise par les parents, peut se manifester chez lui sous forme d'instinct. C'est ainsi que nous voyons les poulets, au sortir de l'œuf, se conduire et chercher déjà par eux-mêmes leur nourriture. Comme toute génération se réduit, en dernière analyse, à une division, on conçoit sans peine que la partie possède en réalité ou virtuellement les propriétés du tout.

III. Connaissance de l'étendue du moi. Le moi est pour l'être sensible ce qui lui procure toujours une même sensation, chaque fois que sa volonté est la même. Le non-moi est pour lui l'ensemble des autres causes.

Cela établi, voyons comment l'animal obtient la connaissance de l'étendue de son propre individu.

Il résulte de ce que nous avons dit, que l'animal regarde comme étant lui, comme faisant partie intégrante de son être, tout ce qui lui procure, du moment où il le veut, une sensation déterminée et attendue. L'huître regarde évidemment comme une portion d'elle-même ses deux valves, et probablement la roche sur laquelle elle s'attache. Supposons un zoophyte qui est fixé sur une pierre dans l'excavation d'un rocher. Chaque fois qu'il étend ses bras, il en touche les parois; celles-ci doivent, à son sens, faire partie de lui-même et sont pour lui ce que sa coquille est au colimaçon. Le polype qui, chaque fois qu'il sort de sa demeure, voit toujours autour de lui les mêmes objets immobiles, s'identifie avec eux. Ainsi, l'enfant qui ne sortirait jamais de son berceau pourrait croire que ce berceau est une partie de son être; et si nous venions au monde avec des vêtements qui ne nous quitteraient pas, ils nous apparaîtraient comme appartenant à notre personne, au même titre que les poils, les cheveux, les ongles, l'épiderme. En un mot, l'animal regarde comme n'étant pas différent de lui ce qui lui procure toujours une même sensation, chaque fois que sa volonté est la même. Le non-moi, c'est pour lui tout le reste; ce qui agit sur lui sans la participation de sa volonté et malgré sa volonté. C'est la source de l'imprévu, de l'inattendu, des surprises. Il peut se tromper sur son étendue comme sur celle du moi. Il peut la juger ou moindre ou plus grande que la réalité. Si, avant toute expérience postérieure, l'homme avait la possibilité de regarder ce qui se passe en lui, s'il pouvait voir son cœur battre, son sang circuler, certes, il considérerait au premier abord ces organes comme étant étrangers à son être, parce que leurs mouvements ne sont pas et ne peuvent être voulus. Il finirait néanmoins par les attribuer au moi, à la suite d'une étude plus complète, comme nous venons de le faire voir.

Une observation curieuse que me signale mon collègue, Édouard Van Beneden, justifie pleinement cette manière de voir. On sait que les êtres les plus élémentaires connus, ceux dont l'organisation est plus simple que la cellule même, et qui, étant privés de toute partie différenciée n'ont, à proprement parler, pas d'organisation, sont les monères. Ce sont de petits amas d'un liquide albuminoïde doués de mouvement. Ces espèces de gouttelettes se remuent dans le fluide qu'elles habitent, en changeant leur forme, en projetant de leur propre substance des prolongements en guise de bras. Or, si par suite d'une cause quelconque deux bras d'une même monère viennent à se toucher, il arrive qu'ils se soudent par leurs extrémités et ils forment ainsi un anneau de substance albuminoïde; puis, sous l'influence des contractions de la matière qui les constitue, le diamètre de l'anneau diminue progressivement, et le vide central finit par s'effacer. Si, au contraire, deux bras appartenant à deux monères se rencontrent, jamais il n'y a confusion, jamais la substance de l'une ne coule dans l'autre.

Admettons que la monère soit un animal, et analysons le fait. La monère, en projetant ses bras, se heurte parfois à des corps étrangers. La sensation qu'elle éprouve lui a été donnée, à ce quelle croit d'abord, par elle-même; mais lorsque, à la suite d'un pareil mouvement, la barrière n'étant plus là, l'impression ne s'est pas produite, elle a fini par reconnaître que cet obstacle n'était pas elle. Il n'en est pas de même quand deux de ses bras s'arrêtent mutuellement. La sensation qu'elle éprouve dans ce cas, elle peut la reproduire tant qu'elle veut, et elle acquiert ainsi peu à peu une connaissance suffisante de l'étendue de son être. On voit maintenant que si deux monères se mettent en contact, elles ne peuvent, en tant qu'individus distincts, se mélanger en aucune façon, car chacune d'elles est étrangère à l'autre, et leurs volontés se contrarient.

On conçoit du reste, sans qu'il soit nécessaire d'en dire davantage, quelle expérience l'animal doit acquérir comme individu, ou posséder comme issu de l'espèce, avant d'être renseigné plus ou moins approximativement sur l'étendue de son moi, combien de fois il doit réformer des jugements erronés, et que de choses sont par lui attribuées souvent à tort au moi ou au non-moi. D'ailleurs, cette question, facile à résoudre en théorie, est presque insoluble en pratique. Qui oserait fixer, par exemple, le moment où l'huître avalée par le gourmet cesse d'être elle pour devenir lui? Et, à l'inverse, à quel instant une sécrétion cesse-t-elle de faire partie de l'animal d'où elle sort? Heureusement, l'explication de ces difficultés n'est pas nécessaire au but que nous avons en vue.

IV. Le moi, en tant que connu directement et par un acte intuitif, apparaît primitivement comme un et indivisible. Mais quand on a recours au procédé par lequel on discerne le non-moi, à savoir le sens externe, on constate qu'une partie du moi peut être connue par ce procédé, c'est le corps; l'autre partie, qui n'est connue que par le sens interne, est l'âme ou l'esprit, ou le moi dans le sens restreint et abusif de ce dernier mot.

Rapprochons-nous maintenant du point qui nous intéresse principalement, la distinction de l'âme et du corps, qui doit, avons-nous dit, résulter de celle du moi et du non-moi.

L'enfant est donc parvenu à distinguer son moi du non-moi. Il est averti directement de l'existence du moi, il conclut l'existence du non-moi. Le moi, c'est ce qui lui obéit, le non-moi, c'est ce qui ne lui obéit pas. Il domine l'un et subit l'autre. Mais, s'il fait cette différence, il ne faut pas croire qu'il distingue déjà en lui une âme et un corps. Il dira alors, comme du reste il le dira plus tard et toujours: J'ai deux bras, j'ai deux jambes, une mouche est sur moi, le chien m'a mordu; et d'un autre côté: Je souffre, j'ai du plaisir, je veux, j'ai peur, j'aime, je me souviens.

Sous ce rapport, sa langue est tout aussi correcte que celle des hommes faits, et il ne faudrait pas croire, avec beaucoup de penseurs, quelle en deviendrait plus philosophique parce qu'il dirait: Mon âme pense, et mon corps grandit, au lieu de: Je pense, je grandis. Car mon âme et mon corps signifient l'âme de moi, le corps de moi, c'est à dire que le moi se place au dessus de l'âme et du corps, comme possédant l'un et l'autre, et comme étant plus, par conséquent, que chacun d'eux pris séparément.

D'ailleurs encore — et cet argument est sans réplique — si, le terme moi et le terme âme étaient identiques, quand je dis mon bras ou mon corps, cela signifierait le bras de mon âme, le corps de mon âme, puis, le bras de l'âme de mon âme, etc. Et pour faire disparaître la prétendue métaphore renfermée dans des expressions comme celle-ci: certaines parties de mon corps obéissent à ma volonté, on tomberait dans un langage ridiculement compliqué, sans même atteindre le but qu'on se propose.

Le moi, c'est donc l'individu, corps et âme, considéré dans son unité indivisible. On dit: je grandis, je maigris, je perds mes dents, je grisonne, je deviens chauve, je suis écorché, j'ai des engelures, j'ai la peau noire etc., aussi légitimement que l'on dit: je pense, je sens, je me rappelle, je réfléchis, je raisonne, je rêve, je calcule, je désire, je crains. Ainsi sont donc parfaitement corrects, quoi qu'en dise Jouffroy, le mot suicide et la phrase: je me tue. D'un autre côté, nous accordons que l'on peut donner au terme moi le sens restreint d'âme ou esprit. Nous userons nous-même souvent de cette faculté. Seulement, il ne faut pas perdre de vue que cet emploi du mot est abusif et contraire au langage ordinaire, si l'on ne veut pas s'exposer à commettre des raisonnements vicieux.

De la distinction première entre le moi et le non-moi va découler la distinction de l'âme et du corps.

Pour le démontrer, il nous faut rechercher comment nous parvenons à la connaissance de ce que nous appellerons plus tard notre corps.

Nous avons vu l'enfant en arriver à la conclusion de l'existence d'un non-moi, c'est à dire d'une collection d'êtres plus ou moins semblables à lui-même, mais indépendants de lui-même. Il ne voit ni n'entend sa mère quand il le veut; il ne voit pas la lumière quand il le veut; en un mot, il pressent qu'il y a en dehors de lui d'autres volontés que la sienne. C'est de cette façon qu'il exerce peu à peu ses sens et qu'il finit par reconnaître, d'après ses sensations visuelles, auditives, tactiles, les objets qui sont en dehors de lui.