La Vie d'une impératrice Eugénie de Montijo - Frédéric Loliée - E-Book

La Vie d'une impératrice Eugénie de Montijo E-Book

Frédéric Loliée

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Extrait : "Vers 1834, dans un salon madrilène, où l'avait introduit l'amitié de Mérimée et dont il était devenu le fidèle visiteur, Stendhal faisait sauter sur ses genoux une enfant fort jolie, née sous le ciel de Grenade et dont la grâce espiègle plaisait à son regard."

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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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Préface

Ces pages finales étaient appelées à fermer, comme une conclusion nécessaire, la trilogie des Femmes du Second Empire.

Après des tableaux de cour et de mondanité effleurés d’une plume discrète, malgré qu’on lui ait reproché d’avoir été presque légère, il restait à préciser d’une manière plus large le sens historique d’une personnalité de premier plan, que les circonstances menèrent plus qu’elle ne les gouverna, mais que son rang souverain, son action personnelle, son influence utile ou contraire et les retours étonnants de sa destinée, rendirent la figure essentielle, entre les femmes, de cette cour et de ce monde.

Le moment d’y reporter l’attention est propice. Il est bon de s’en saisir, pendant qu’on n’en est pas encore – ce qui ne tardera guère – aux lieux communs et aux redites.

Assez d’éléments d’information exacte et de données authentiques fournissent à cette étude pour qu’on n’ait pas à craindre, en l’entreprenant, de la faire sans une préparation suffisante. Et, néanmoins, le sujet en est si rapproché de nous, des raisons de convenance et de réserve, d’hésitation historique en quelque sorte, en ont si bien défendu les abords jusqu’à l’heure présente, qu’il a gardé une fleur de nouveauté. Pour très peu de temps, du reste, car l’envahissement est proche des récits, des mémoires, des publications similaires à éclore.

D’autres en ont jugé comme nous-même.

Coup sur coup ont paru, au courant des derniers mois de 1906, en Angleterre, deux monographies en volumes sur l’impératrice Eugénie, deux livres compacts, sans prétention morale ou littéraire, pensons-nous d’ailleurs restreints aux généralités connues, et si visiblement inspirés d’une intention de complaisance parfaite envers celle dont on y célèbre les mérites, qu’ils sembleraient être la double épreuve d’un modèle unique.

N’y aurait-il vraiment à représenter de cette existence longue et pleine que les circonstances, – développées jusqu’à l’épuisement des moindres minuties, – de trois ou quatre points saillants : les origines, la venue à Paris, l’œuvre de conquête d’un époux et d’un trône, le mariage, la cour, la régence pendant la guerre, l’exil ? Il y a selon nous, des touches à ajouter au portrait, afin qu’il soit ressemblant et achevé.

Pour exposer le cours d’une vie rendue tout à fait exceptionnelle, moins par l’originalité de nature de celle qui la vécut réellement, que par l’extraordinaire des évènements auxquels elle fut mêlée et par l’importance du cadre où elle se déroula, pour le retracer avec fidélité nous avons fait appel, autant qu’il nous a été possible, à des témoignages directs. C’est ainsi que nous avons tenu d’Émile Ollivier même, de sa déposition verbale, pour ainsi dire, le secret du dernier acte, le mot de l’énigme douloureuse, dont les conséquences furent d’entraîner dans l’abîme l’empire et la France impériale.

En ce qui concerne les côtés intimes ou de représentation extérieure, la chronique des beaux jours de l’empire fut prodigue de menues révélations. Il nous a été permis d’en feuilleter des pages inconnues. Il nous a été précieux particulièrement de mettre à contribution les notes manuscrites que laissa derrière soi, sur son passage aux Tuileries, et d’après les observations qu’il y avait butinées, un ancien prédicateur de cour, très éloquent dans la chaire, très remuant, dans les salons, Bernard Bauer.

Les physionomies singulières ne manquaient pas dans la société de création récente, qui s’était agglomérée sur les avenues du pouvoir, après la restauration bonapartiste. Il en fut peu d’aussi compliquées et j’ajouterai d’aussi déconcertantes que celle de l’abbé Bauer, appelé, jadis, monseigneur Bauer. Que d’évolutions et de transformations, dans l’espace d’une seule et même destinée ! Il était d’extraction allemande et de religion juive. Il se fit moine catholique, allant à travers les villages bretons porter la parole du Christ. Il avait voulu s’ensevelir dans les austérités du cloître. Il en sortit, cependant. Le carme d’autrefois, aux yeux caves, aux joues creusées, on le revit entouré de la société féminine la plus brillante, paré de tous les agréments de la mondanité ecclésiastique, et qui jouait, à s’y méprendre, les prélats à talon rouge de l’ancienne monarchie.

Le mysticisme pur avait possédé toutes les facultés de son âme jusqu’à les immobiliser dans le rêve et l’extase. Puis, les flammes trop ardentes de sa foi de néophyte avaient vacillé au souffle des passions humaines, pour s’affaiblir, languir et presque entièrement s’éteindre. Sur la fin de ses jours, quand il croira n’avoir plus rien à apprendre de la religion ni du commerce des humains, désormais sceptique autant qu’il avait été dévoré d’enthousiasme, l’ancien aumônier impérial déposera ses habits sacerdotaux ; il ne sera plus qu’un ex-homme du monde, disert et bienveillant à son foyer, où il aura fait asseoir, par un mariage tardif, comme pour réchauffer son regard d’une suprême clarté, une femme jeune, belle et intelligente.

Lorsqu’il avait passé le seuil des Tuileries, pour la première fois, il arrivait de Rome, portant les plus hautes recommandations de la cour pontificale. Ces lettres et sa réputation d’éloquence n’étaient pas les seuls titres de Bernard Bauer auprès de la pieuse Eugénie de Montijo. Personnellement, il n’était pas inconnu de l’impératrice, qui se souvenait de son frère, l’un des rois de la finance en Espagne, le Rothschild de Madrid. Il fut choisi pour prêcher devant Leurs Majestés le carême de 1866. La curiosité de l’entendre fut grande aussitôt. Il avait laissé, disait-on, à Vienne, à Madrid, où il avait débuté dans la chaire, des souvenirs qui, joints à la légende encore mystérieuse de sa conversion au catholicisme, relevaient d’originalité son nom et sa personne. Il eut un moment d’exceptionnelle faveur. L’impératrice ne lui ménageait pas les témoignages de sa sympathie. L’empereur, bien que de convictions religieuses plutôt tièdes, ne se défendait point d’éprouver la puissance et le charme de ses accents. Napoléon III appréciait en lui, surtout, le zèle d’intercession charitable, qui le portait à multiplier ses démarches pour les affligés pauvres. Il avait conçu un plan d’assistance publique en tête de laquelle il avait songé à placer Mgr Bauer.

Comblé par Rome, qui l’avait revêtu des insignes de la prélature, très en cour à Paris, prédicateur écouté, prôné, admiré, il y avait dans ces dons redoublés de la fortune de quoi troubler une imagination moins inflammable que la sienne. Une impératrice, dans tout le rayonnement de la jeunesse et de la gloire, se courbait sous cette main sacerdotale, versait à l’oreille de ce prêtre le secret de ses craintes, de ses minutes de défaillance ou de ses tristesses intimes, et lui demandait la lumière et la paix. Les plus nobles, les plus belles l’avaient choisi pour directeur de conscience. Il était le confident élu des cœurs faibles. Comme elles pèlerinèrent, d’abord, dans le petit appartement qu’il occupait aux Carmes, elles venaient toutes en la maison qu’il habita, rue Saint-Florentin, auprès de l’hôtel de Rothschild, et l’on appelait cette demeure, où se portaient en procession les femmes à la mode, « la petite église ». Comment respirer et vivre dans cette atmosphère grisante, sans y éprouver le vertige ? Il gâta sa fortune. Des imprudences lui furent reprochées, comme des indiscrétions. Il se prodiguait trop. Il avait perdu sa simplicité. On critiquait ses manières où l’empressement excessif des femmes avait fait passer de l’affectation, et jusqu’à ses soutanes de coupe trop élégante et qu’on disait trop parfumées.

L’impératrice Eugénie avait rendu plus larges les distances entre elle et l’aumônier. Elle ne l’éloigna jamais complètement. N’avait-il pas été le confesseur écouté en des heures de mélancolie ? Elle n’avait pas oublié le jour où il l’avait retrouvée, voyageant en Écosse, sous un prétexte officiel, ou pour une raison de deuil privé, mais, en réalité, cherchant le repos d’une âme blessée par les épines de son foyer trahi. Plus et mieux que personne, l’abbé Bauer put connaître, pendant un court moment, les moindres impressions ayant traversé l’âme fière d’Eugénie. Aussi, longtemps après, durant les années de silence et d’oubli, voulut-il évoquer, en ses notes éparses, les minutes historiques dont il avait été le témoin.

À défaut de l’enchaînement des idées profitable aux considérations d’ensemble, nous avons trouvé là des échos de conversations entendues, des anecdotes restées neuves, des réminiscences originales, et nous les avons cueillies au fil du récit, de manière qu’ils pussent en être, de place en place, l’ornement et la récréation. Est-il besoin d’ajouter que pour les parties vives, essentielles du sujet, nous avons dû remonter à des sources plus profondes et plus autorisées ?

Depuis un certain nombre d’années qu’on se reprend en détail, et à distance des anciennes passions politiques, à l’étude des personnalités du second empire, il est sensible qu’on tend à y faire ressortir les erreurs, les imprudences de l’impératrice plus rigoureusement que les lourdes fautes de Napoléon III lui-même, dans la balance des responsabilités. Des âmes dévouées, des plumes fidèles se sont élevées avec force contre ces imputations, elles ont plaidé toutes les circonstances capables d’amoindrir la portée de ces blâmes, sans parvenir à l’en absoudre complètement. À la seule lumière des faits exacts, interrogés sans prévention d’aucune sorte, sera dosée la juste part de son intervention directe ou dérobée dans les conflits armés de l’époque.

En cette Vie d’une Impératrice, abordée par curiosité pure, et où le récit des évènements se ramène d’un bout à l’autre à un intérêt personnel unique, nous avons pris à tâche de préparer les éléments d’une saine appréciation, simplement en racontant les choses, comme elles vinrent et comme elles se sont passées, brillantes ou décevantes, fortunées ou tragiques.

FRÉDÉRIC LOLIÉE.

Chapitre premier

En Espagne. – Ce que disait et conjecturait un célèbre écrivain français, aux environs de 1834, dans le salon de la comtesse de Montijo. – Les filles de don Cipriano de Montijo, Eugenia et, Francesca. – Leur mère ; son portrait, au physique et au moral. – Détails de leur enfance et de leur éducation. – De Madrid à Paris ; fréquents voyages. – Mort du comte de Montijo. – Retour en France. – Un séjour aux Eaux-Bonnes quelques anecdotes non connues. – La préoccupation naissante des grandeurs dans l’âme d’Eugénie. – Premières vues jetées sur un avenir glorieux.

Vers 1834, dans un salon madrilène, où l’avait introduit l’amitié de Mérimée et dont il était devenu le fidèle visiteur, Stendhal faisait sauter sur ses genoux une enfant fort jolie, née sous le ciel de Grenade et dont la grâce espiègle plaisait à son regard. Et, avec ce pli d’amertume, qui tourmentait son sourire, le sceptique penseur lui disait, comme se parlant à lui-même (le mot fut plus d’une fois cité) :

« Vous, quand vous serez grande, vous épouserez M. le marquis de Santa-Cruz, et moi je ne me soucierai plus de vous. »

Certainement, elle pouvait prétendre à ce marquisat éloigné, Eugenia de Guzman, comtesse de Téba. Des souvenirs illustres glorifiaient la maison, d’où elle était issue ; on lui avait appris, avec l’alphabet, que, parmi ses ancêtres, portèrent le front haut Alphonse Perez de Guzman, un héros dont les paysans d’Andalousie redisent encore les exploits ; et Gonzalès de Cordoue, surnommé le grand capitaine, et Antoine de Leve, le plus habile des généraux de Charles-Quint.

Cependant, la señorita ne devait pas s’appeler de Santa-Cruz. Des destinées plus étonnantes lui étaient réservées. Le jour où elle entrait dans l’humaine existence, mêlant son faible cri au tonnerre d’un cataclysme, qui soulevait le sol de Grenade et faisait trembler, au loin, la terre, un mystérieux signe avait annoncé au-dessus de sa tête qu’il n’était pas besoin d’être née princesse pour devenir plus que reine.

L’illustre écrivain, qui envisageait sous de tels présages l’avenir de la plus jeune des filles de la comtesse de Téba et de Montijo, venait souvent dans la maison ; il s’y rendait exact, à de certains jours, s’installait au salon et, attirant vers lui les deux enfants : Eugenia et Francesca, familièrement appelée Pacca puisait dans leurs regards limpides, dans la charmante expression de leurs physionomies intéressées et curieuses la verve qu’il dépensait à leur conter des histoires de l’Empire. Avec une chaleur d’improvisation, qui les tenait en éveil, il reprenait, au point où il les avait laissés, la dernière fois, ces tableaux de conquêtes, ces épisodes de légende et de vérité, et continuait à dérouler devant elles les feuillets de l’épopée napoléonienne. Laissant à dessein dans l’ombre les côtés de triste réalité : l’épuisement des peuples et l’horreur des champs de bataille, il leur dépeignait les aspects glorieux et flambants des guerres, dont il avait été mieux que le témoin. Elles buvaient ses paroles ; elles auraient voulu l’écouter sans fin. Mais la pendule trahissait l’heure tardive ; il fallait clore l’entretien, sur la promesse qu’on le recommencerait bientôt et que de toutes ces belles choses on aurait à l’entendre deviser longtemps.

Pour leur rendre plus sensibles les spectacles que son imagination évoquait sous leurs yeux, il avait pris l’habitude d’apporter aux jeunes filles des images coloriées du poème héroïque, dont il avait nourri leur mémoire, enthousiasmé leur âme. Soixante-dix ans plus tard, Eugénie de Montijo pourra encore montrer une estampe du combat d’Austerlitz, qu’elle avait reçue de Monsieur Beyle. Car, bien après son adolescence, bien après son mariage et les années de splendeur, elle voudra conserver un souvenir profond et presque attendri de Stendhal, qu’elle ne cessera jamais d’appeler M. Beyle, comme en sa petite enfance.

« Les soirs où il était attendu chez notre mère, disait-elle au comte Primoli, étaient salués par nous avec une sorte de joie triomphante. Nous savions qu’il nous charmerait de ses récits colorés et nous savions aussi que ces soirs-là, on nous coucherait plus tard. »

Ainsi, remarquait un des serviteurs zélés de la dynastie napoléonienne, la religion de l’empire se glissait dans ces jeunes intelligences, déjà préparées par les souvenirs paternels ; elle devenait le fond même de leur esprit.

Or, Stendhal avait les goûts voyageurs. Il allait et pérégrinait, moissonnant, sur les chemins d’Italie et de France, des impressions d’art et de littérature. Ses petites amies, cependant, ne l’oubliaient pas et, par de gracieuses lettres enfantines, lui rappelaient qu’elles ne le laisseraient pas non plus les oublier. Et déjà, dans cette correspondance écolière, se découvraient les dissemblances de nature des deux sœurs. L’une révélait, sans s’en douter, une propension particulière vers les idées politiques, dont elle voudra, quelque jour, en vertu de sa condition souveraine, s’occuper et se préoccuper jusqu’à l’excès. La seconde simplement épanchait des impressions de jeunesse, en concordance avec son âge et sa situation, parlant des autres et de soi sur un ton de franchise, où se montraient à plein ses sentiments ; et, à son insu, donnant des indications, que l’histoire aurait à recueillir, sur le genre d’existence, que menaient, au logis maternel, une future impératrice et sa sœur aînée, sur l’éducation qu’on leur y donnait et la manière dont elles passaient le temps, en vacances. Elle ajoutait combien leur manquait à toutes deux leur grand ami, dans la maison de campagne, où elles se promenaient angéliquement ; car elles n’y avaient pas de compagnes et ne désiraient point en avoir :

« Les jeunes filles, que nous connaissons, ne parlent que de toilette ou, pour changer, ne font que médire de celle-ci ou de celle-là. Et moi, je ne goûte pas des amies de ce genre. Quand je suis forcée de leur rendre une visite, je n’ouvre la bouche, en leur salon, que pour leur dire adieu. »

Et Pacca et Eugenia le pressaient de revenir à Madrid. L’attention européenne était, à ce moment-là, retenue par un évènement considérable : le retour, à Paris, des cendres de Napoléon Ier. Comme elles auraient aimé se voir elles-mêmes dans la ville où se passaient de si grandes choses ! Elles y étaient venues, pourtant ; et des détails familiers sur le passage d’Eugénie, alors bien enfant, se retrouveraient dans la correspondance de Prosper Mérimée – un autre ami signalé de la comtesse de Montijo. Le spirituel correspondant de Panizzi avait envoyé, de Paris à Londres, de menues confidences sur ce sujet aimable et puéril : il avait fait savoir au docte conservateur du British Muséum qu’il s’était promené sur les boulevards tenant par la main une ravissante petite Espagnole de cinq à six ans ; qu’il avait goûté un vrai plaisir à considérer ses fines dents blanches croquant des gâteaux et qu’il l’avait regardée ainsi, gourmande et ingénue, en se demandant ce que pourrait bien être, représenter, un jour, étant femme, l’espiègle créaturette, qu’il avait conduite chez un confiseur et qu’il amusait de ses badinages.

Eugénie et Francesca étaient les filles de don Cipriano de Portocarrero, qui servit dans les armées de Napoléon, fut décoré en 1814, sous le nom de comte de Téba reçut de grièves blessures, à la bataille de Salamanque ou des Arapiles, et devint sénateur du royaume d’Espagne, à la fin du règne de Ferdinand VII. Il était marquis d’Ardalès et avait rang de grand d’Espagne.

Leur mère, Marie-Manuela de Kirkpatrick y Grivegnée, comtesse de Téba et plus tard de Montijo, occupait une situation mondaine environnée d’un certain éclat.

Elle était l’une des trois filles, et non la moins brillante par l’éclat de ses yeux, la vivacité de sa personne, la gaieté de ses mouvements, d’un marchand écossais, William Kirkpatrick, établi à Malaga, et que son commerce de fruits, de vins fins, n’empêchait pas de se souvenir avec orgueil qu’il était un descendant des anciens barons de Closeburn. Que dis-je ! une tradition dans la famille revendiquait pour ancêtre lointain le géant Finn Mac-Cual, roi des Fénians. De sorte que, lorsque le négociant de Malaga donnera sa fille Manuela à l’un de ces gentilshommes espagnols ordinairement plus rehaussés de titres que de ducats, il pourra lui tenir ce langage : « Vous remontez jusqu’à Alphonse XI ; et moi jusqu’à Robert Bruce ; je suppose que Sa Majesté sera satisfaite. » Le propos fut rapporté à Ferdinand VII ; des pièces généalogiques, tirées des archives d’Édimbourg, furent étalées sous les yeux du prince, tout à l’honneur des Kirkpatrick. « Laissons, s’écria Ferdinand VII, laissons cet honnête homme marier la fille de Fingal ! » Le frère de Cyprien, qui ne partageait ni son attachement pour la France, fort au contraire, ni ses idées politiques, ni ses sentiments en général, le comte de Montijo – que son humeur indisciplinable, pendant sa jeunesse, avait fait surnommer un Mirabeau espagnol, – ne délivra pas les mêmes approbations. Il se plaignit de mésalliance pour la famille des Guzman ! On compta l’apaiser dans l’avenir. En attendant, et malgré ses remontrances, Maria Manuela de Kirkpatrick devint l’épouse du comte de Téba ; vers le même temps, sa sœur Henriquita était appelée à porter le nom de comtesse de Cabarrus.

La cérémonie nuptiale avait eu lieu, le 15 décembre 1817. Dès l’année suivante, un écrivain américain d’un réel mérite, George Ticknor, qui préparait en voyageant les notes de sa grande histoire de la littérature espagnole, disait, au retour d’une visite, chez la jeune comtesse de Téba : « Je ne doute pas qu’elle ne soit la femme la plus cultivée et la plus intelligente de toute l’Espagne. »

Des raisons domestiques, ou, pour le dire avec exactitude, des troubles de ménage, décidèrent le départ de Malaga pour Grenade, où les époux arrêtèrent leur résidence dans un des quartiers aristocratiques de la ville. On ne tarda pas à y rechercher, pour l’agrément et l’animation qu’elle y apportait, la sémillante Malagaise.

Elle avait une beauté régulière. On la disait attirante et possédant au naturel l’aménité, qui sied aux femmes de son pays. Elle ne traversa point l’âge des passions sans y produire quelque tumulte. Indiscrètement, à Madrid, les curiosités enquêtèrent sur le choix et la nature de ses sentiments ; on tira des inductions hasardées, on épilogua témérairement sur le degré d’intimité plus ou moins étroite, que dénotaient ses personnelles préférences, et celles, en particulier, qu’elle témoigna en faveur du duc d’Ossuna, futur prétendant à la main de sa fille cadette, ou à l’avantage du comte de Lagrené, ancien ambassadeur français en Chine, ou encore pour le bien de Louis de Viel-Castel. Et, pendant qu’on était sur ce chapitre, on avançait qu’elle avait eu des attaches sérieuses en Angleterre, et la chronique disait le nom tout haut. En réalité, elle aimait trop l’expansion au dehors et ses amis dans l’intimité, pour ne point prêter aux propos médisants. Son honneur d’épouse et de mère en reçut quelques égratignures. Des dénicheurs de pièces secrètes, des compulseurs d’archives trop diligents furent amenés à mettre en doute l’exactitude de la date et la légitimité de la naissance de sa fille Eugénie, comme si, d’autre part, la famille des Bonaparte avec laquelle les Montijo devaient contracter alliance n’était pas assez riche déjà, pour son propre compte, de ces cas de paternité équivoque.

On pensa établir que les pièces livrées à la connaissance publique, concernant cette double naissance de la future impératrice des Français et de la future duchesse d’Albe, n’étaient point des actes véridiques, mais qu’elles se rapportaient à deux filles de Mme de Montijo, mortes en bas âge. Il fut avancé qu’on les avait intentionnellement postdatées, et qu’Eugénie, au moment de son mariage, avait non vingt-sept, mais vingt-neuf ans.

On produisit des allégations osées du duc d’Ossuna, qui aurait été l’ami trop favorisé de Mme de Montijo et pas seulement de celle-ci. On alla jusqu’à dire que la comtesse de Montijo n’était pas la mère d’Eugénie et de Pacca, et qu’elles étaient issues toutes deux de la reine Christine d’Espagne, sœur consanguine de la duchesse de Berry, petite-nièce de Marie-Antoinette, avant son mariage avec Ferdinand VII.

Les preuves manquèrent pour donner à ces assertions un air de véracité. Il en demeura, du moins, cette opinion dans les esprits que Mme de Montijo n’eut pas une réputation de vertu inattaquable.

Après les évènements accomplis en 1830, à Paris, le comte et la comtesse de Montijo avaient pris le parti d’établir leur résidence habituelle dans la capitale française, où l’entremise amicale de Mérimée leur valut des relations suivies avec plusieurs familles, appartenant à l’élite mondaine, telles que les familles de Laborde et Delessert.

Leur état de maison, qui n’était pas, à vrai dire, très considérable, s’accrut notablement, lorsque, à la mort du chef de la famille, don Eugenio, en 1834, don Cypriano son frère eut hérité des biens et des grandesses des Montijo.

Un tel changement de fortune n’avait pas modifié la ligne de conduite que ce gentilhomme imprimait à l’éducation de ses filles.

Obéissant aux conseils d’une prévoyante sagesse, il voulait qu’elles fussent élevées sans faste, dignement mais simplement, et qu’on ne leur laissât pas ignorer qu’elles avaient à craindre les retours cruels du sort et qu’elles pourraient bien se réveiller, un jour, pauvres et isolées.

Mme de Montijo avait moins de philosophie et plus d’ambition. Très allante, très agissante, capable d’une grande énergie pour la réussite de ses desseins, elle s’était bien promis d’empêcher que Pacca et Eugenia connussent jamais par elles-mêmes cet isolement ou cette pauvreté. Celle qui, dans toute occasion, déployait tant de zèle et de pertinence volonté à pousser en avant ses amis et à leur procurer, en dépit des obstacles, les satisfactions dont elle les savait convoiteux, n’était pas femme à négliger les moyens qu’il faudrait mettre en œuvre pour élever au plus haut de l’estrade ses propres enfants. Elle n’avait pas que la fièvre du mouvement, qui emporte l’imagination et secoue les nerfs ; elle avait de la tête et du courage, sans lesquels se consument en vain les appétits et les désirs.

« Vous m’avez habitué, lui écrivait Mérimée, à croire que tout ce que vous vouliez s’accomplissait. »

Elle avait la foi optimiste, qui conduit à leur but les natures entreprenantes. L’avenir surtout en donnerait des preuves, lorsque la mort de son mari laisserait le champ libre à ses goûts d’activité. On la verra alors se porter au premier rang de la société madrilène, entremêlant la politique et les plaisirs, s’efforçant de jouer un rôle à travers les divisions des partis ou multipliant, en sa maison de Carabanchel, les réceptions et les spectacles. Et il ne cessera plus d’en être ainsi de la comtesse de Montijo, qui, lorsqu’elle aura pourvu ses filles (et de quelle manière !) n’aura pas d’occupation plus douce à son âme que d’assortir des couples heureux.

Pour le moment, elle n’exerçait pas l’autorité princière, qu’elle aurait à tenir, un jour, dans son palais de Liria ou dans sa résidence de Carabanchel. Elle vivait sur un pied assez modeste dans son appartement parisien, où l’épanouissement gracieux de ses filles lui donnait à penser.

En cet appartement se rendait, maintes fois, Mérimée. Par attachement pour la mère, qu’il avait connue tout d’abord à Grenade, et par douce affection pour Eugénie, il aimait à s’occuper de celle-ci de mille manières ; il se plaisait à suivre et à favoriser l’éveil de son esprit, condescendait à lui donner des leçons d’écriture, corrigeant ses thèmes français, l’instruisant par ses leçons ou l’égayant avec ses contes. Il intervenait d’une curiosité intéressée d’homme et de penseur dans les premiers débats de son âme et il y faisait passer une sorte de sollicitude paternelle.

Eugénie et Pacca étaient devenues nécessaires à l’attention de son esprit ; quand il eut à se séparer d’elles, passagèrement, il ne s’y résigna point sans quelque peine. Elles avaient treize et quatorze ans ; elles étaient, dit Augustin Filon, à ce joli âge indécis, où la femme commence à regarder par les yeux de l’enfant. Il les vit partir avec chagrin et le disait, l’écrivait, au moment où, le comte de Montijo étant tombé malade, à Madrid, du mal qui l’emporta, elles avaient suivi de près leur mère, partie en toute hâte. C’était en 1839, une date qui s’inscrivit dans sa mémoire pour ne plus en sortir. Dans la cour des Messageries, il avait vu s’ébranler la diligence, qui lui ravissait Pacca et Eugenia. De l’attendrissement avait gagné son cœur, peu sensible à l’émotion. Il avait dû se défendre d’un premier mouvement pour ne pas les accompagner jusqu’à Madrid. Du moins, en leur adressant ses souhaits, ses recommandations, il avait fait promettre à chacune de lui écrire, et, pour en avoir un peu plus de certitude, il en avait prié aussi la bonne miss Flowers. « De tout cela, écrivait-il à la comtesse de Montijo, il sortira bien une lettre. » Et cette lettre lui vint, en effet, sur papier réglé, et ce fut Eugenia, qui l’écrivit, à Oléron, avant de passer les Pyrénées.

Des années s’écoulèrent. La société parisienne avait repris possession de Mme de Montijo et de ses filles, qui n’étaient plus des enfants.

La comtesse de Montijo se déplaçait volontiers et courait le continent, tantôt à Londres, où Eugénie avait étudié, tantôt à Paris, et, en été, villégiaturant aux endroits où la conduisaient sa fantaisie ou des raisons de santé.

En juillet 1852, la petite ville des Eaux-Bonnes, nichée coquettement dans un repli des Pyrénées, était en émoi : des étrangères, arrivées du pays voisin, y faisaient sensation. Eugénie de Montijo s’y était arrêtée, pour un séjour de saison, en compagnie de sa mère, et il n’était bruit que de son charme triomphant. Les hommes se disaient subjugués, éblouis. Les femmes, avec une communauté d’opinion, qui est la chose la plus rare du monde, quand elles ont à juger l’une d’entre elles, assuraient que vraiment elles ne se souvenaient point d’avoir vu un sourire comparable au sien, si doux et si fier en même temps.

Le nom de Mlle de Montijo voltigeait sur toutes les lèvres. L’originalité de ses façons, un peu hardies, un peu singulières, à certain égard, et se ressentant de son éducation cosmopolite ; puis, ses inclinations charitables, l’entraînement de cœur, qui la portait à répandre autour de soi tout le bien qu’il lui était possible de faire, redoublaient encore les curiosités et les sympathies, qu’elle avait excitées.

C’était pendant l’été, qui précéda la proclamation de l’Empire. Aux Eaux-Bonnes se trouvait, en même temps, Bernard Bauer, destiné à devenir le prédicateur des Tuileries. Le souvenir qu’il garda de cette apparition et qu’il voulut fixer dans ses notes manuscrites – passées après sa mort, entre nos mains – fut si vif, que la suite des années n’en avait pas amorti l’enthousiasme. Il la vit radieusement belle.

La jeune Espagnole se dépensait là, au physique et au moral, jusqu’à la limite des facultés de son être, excursionnant, parcourant à cheval les routes pittoresques de ce versant des Pyrénées, s’adonnant avec l’ardeur de son âge aux plaisirs du bal ; et, dans les intervalles de ses joies, s’enquérant, de tout son zèle, des souffrances d’alentour, auxquelles il lui serait possible d’apporter une aide, un soulagement.

Chaque matin, on assistait à un spectacle touchant, devant la porte de l’hôtel, où étaient descendues la comtesse et sa fille. Les pauvres du pays s’y tenaient rassemblés, attendant que la blonde fée se montrât à eux ; et leur nombre s’accroissait sans cesse par la réputation d’une générosité, que d’autres ne demandaient qu’à éprouver à leur tour. Du fond des villages avoisinants accouraient les déshérités pour recevoir leur part de la quotidienne distribution d’aumônes. Seul, un vieillard aveugle et rivé dans sa masure par l’impotence de ses jambes, se lamentait d’en être exclu. Mlle de Montijo connut cette détresse. Le jour de son départ des Eaux-Bonites sa voiture s’arrêta devant la cabane du paysan infirme ; elle en descendit et glissa deux louis dans sa main tremblante. Transporté de reconnaissance, cet homme simple s’écria : « Que Dieu vous récompense comme vous le méritez ! Que Dieu vous fasse reine ! » Il est habituel que de telles légendes se forment autour du berceau des grandes fortunes historiques. Comme on le raconta de Joséphine, ce vœu prophétique – s’il est vrai qu’il fut prononcé – devait se réaliser pleinement, et dans le pays que traversait l’étrangère.

Mais, pour le moment, elle ne s’attendait guère à voir s’accomplir, en France, et au moyen d’une alliance française les desseins ambitieux, qui, de bonne heure, avaient germé dans son cerveau.

Très Espagnole, comme elle ne cessa jamais de l’être par le caractère, Eugénie ne ressentait alors pour la France que de vagues sympathies, où dominait une tendance à se rapprocher des goûts et du monde légitimistes. Ses sentiments, à cet égard, ne s’enveloppaient pas de dissimulation, mais se rendaient visibles jusque dans les moindres circonstances, comme l’atteste une anecdote, qui me fut révélée par Bernard Bauer ? Un matin, elle assistait à un concours de vitesse entre des coureurs basques, français et espagnols. Les coureurs français, sous ses yeux d’Andalouse, avaient atteint le but les premiers et gagné le prix. Elle parut irritée de cette défaite du champion espagnol et l’interpella avec un accent de dépit, qui ressemblait à de la colère. Puis, de la pointe de son ombrelle, elle fit rouler sur le sol quelques pierres amassées en tas par le cantonnier.

« Que faites-vous ? » lui demanda Bauer en riant. Et avec une moue demi-fâchée, la jeune fille répondit textuellement :

« Je démolis la France pour venger l’Espagne vaincue. »

Cependant, la famille de Montijo, dont la généalogie se compliquait d’un triple blason entremêlé sur terre d’Espagne, d’Angleterre et de France, conservait, à Paris, des souvenirs et des liens. Un degré de cousinage l’alliait à la famille de Lesseps. On ne l’ignorait point dans les salons royalistes, quand elles se furent installées en plein cœur de la cité. Les habitués du duc de La Rochefoucauld devaient se rappeler longuement qu’ils avaient vu la fringante Espagnole, Eugénie, comtesse de Téba, aux fêtes champêtres, que donnait ce grand seigneur, en son domaine de la Vallée-aux-Loups.

Mmes de Montijo n’eurent pas besoin de beaucoup de temps ni d’efforts pour marquer dans un monde, où leur qualité d’étrangères et leur manière d’être un peu voyante ajoutaient une attraction de singularité au désir de les connaître. Un agrément très personnel avait distingué, de prime abord, partout où on l’accueillait et la nommait, Eugénie de Montijo. Le timbre de sa voix, ses façons, son allure particulière où passait un grain d’étrangeté, tout la désignait aux regards.

La préoccupation des grandeurs s’était logée dans sa tête aussitôt qu’elle avait pu se croire une destinée à remplir. Malgré des intermittences de séjour en France, à Paris, elle avait conçu l’idée que son règne de femme serait à Madrid. Le premier de ses désirs fut de s’appeler duchesse d’Albe. Elle en avait trahi le vœu passionné. Mais sa sœur s’était trouvée devant elle et le duc avait préféré Pacca. Alors, elle avait quitté Madrid, trop fière pour y laisser voir des regrets, des traces de larmes peut-être. Elle s’arrêta, quelque temps, à Bordeaux. Ce ne fut point à dessein d’y languir dans la tristesse. Elle trouva dans la belle cité d’Aquitaine assez d’églises pour y prier, assez de fêtes pour y briller, et son chagrin de jeune fille s’envola. Des gentilshommes de grand apanage, le marquis de Dampierre et le comte de Bryas organisèrent des chasses en son honneur ; elle accomplissait mille prouesses, en ces parties mouvementées, et courait les campagnes bordelaises, en tête des équipages. On proclamait merveilles de cette amazone de vingt ans, qui, au retour d’une chasse, à ce qu’on prétendait, avait fait monter son cheval jusqu’au premier étage du grand escalier.

Un soir, dans un dîner de cérémonie, qui se donnait à Cognac, elle avait eu le voisinage d’un abbé très mondain, très courtisan, malgré son nom privé de noblesse, l’abbé Boudinet, et qui, disait-on, aimait mieux les salons que les églises. Il n’avait pas ménagé, cet assidu du coin des femmes, les madrigaux adulateurs à la gracieuse étrangère ; et, pour avoir occasion de redoubler ses encensements, il lui avait demandé, comme une faveur ineffable, la permission de lire dans sa main :

« Ô mon Dieu ! » s’écria l’abbé, à qui le hasard, un hasard miraculeux, permit d’être prophète. « Ô mon Dieu ! répéta-t-il, je vois dans votre main une couronne.

– De duchesse ?

– Non, j’en vois une plus belle et plus resplendissante.

– Parlez, monsieur l’abbé, parlez vite !

– Je vois dans votre main une couronne impériale. »

On écoutait, on souriait. Des compliments furent adressés par jeu à la future impératrice. Eugénie de Montijo, avec sa nature romanesque et ses inclinations superstitieuses, prit-elle au sérieux la prédiction de l’abbé ? Elle s’en souvint, du moins, à Paris, lorsqu’elle mit tant de résolution et de coquetterie à se trouver sur le chemin de l’empereur.

Chapitre II

Les premières aspirations d’Eugénie de Montijo. – Des projets antérieurs à la rencontre de Louis-Napoléon et de la comtesse de Téba. – Aux chasses de Compiègne. – Dans le monde. – Traits et anecdotes. – Les hésitations de l’empereur avant de prononcer le mot décisif. – Les vicissitudes et péripéties, jusqu’au dénouement de ce combat de l’ambition et de l’amour. – Déclaration officielle. – Les préliminaires et les cérémonies du mariage.

Eugénie de Montijo avait fait l’épreuve, sur divers points, de ses armes de conquête. Allait-elle en fixer, dans Paris, le résultat décisif ?

Il convenait d’arrêter dans les liens d’un mariage digne d’elle les aspirations incertaines de la jeune fille. Je dirais même que les raisons de cet établissement se rendaient pressantes avec les semaines et les mois ; car elle avait doublé le cap de la vingt-cinquième année, cette phase critique de l’existence des femmes, où ne se retardent plus sans un péril croissant les conclusions matrimoniales.

Tandis qu’elle interrogeait l’horizon, plusieurs partis s’étaient présentés, offerts, où l’on avait supposé, tour à tour, qu’elle s’engagerait.

On s’était beaucoup attendu, un moment, dans son monde, à la voir s’unir avec le fils d’un riche banquier, d’origine espagnole. Elle était reçue dans la maison, ainsi que sa mère, sur un grand pied d’intimité. Les sentiments du comte Aguado pour sa blonde compatriote n’étaient point un mystère. Déjà l’on entrevoyait l’heure de la consécration nuptiale. Mais ces projets de mariage, qu’on croyait si assurés, s’étaient évanouis subitement. Aguado allait voir ses vues les plus chères réduites à néant par une puissante rivalité. Le jour n’était pas éloigné où l’un de ses amis le trouverait pleurant à chaudes larmes, parce qu’il avait appris que le prince-président, étant passé sur le chemin, s’apprêtait à lui souffler son rêve.

Il avait été question sérieusement aussi des intentions du duc d’Ossuna, ambassadeur de Madrid à Paris, et qui, reportant sur la fille l’amour dont il avait été possédé pour la mère, se montrait impatient d’allumer les flambeaux de l’hyménée. Eugénie de Montijo jouait de coquetterie avec cet ami de la maison, tantôt encourageant, tantôt refroidissant sa flamme, et laissant chacun de ceux qu’intéressait son sort dans le doute du oui ou du non. Elle hésitait à se prononcer, comme si une sorte d’avertissement mystérieux l’eût tenue dans l’attente d’une surprise extraordinaire de la destinée.

Déjà fière, hautaine, traversant les salons avec des airs de reine, elle suivait attentivement, de son regard couvert, la marche des évènements et la montée des ambitieux.

Dans la société aristocratique, où elle avait pris goût à pénétrer, les faits et gestes du prince-président Louis-Napoléon Bonaparte étaient le sujet fréquent des conversations. Il n’est pas besoin de dire qu’on ne l’y mettait pas au rang des saints, qu’on prône avec dévotion. C’était le ton, en ces clans monarchiques, de cribler son effigie de traits dédaigneux ; sans cesse revenaient, à son sujet, les qualifications de métis, de créole, de Hollandais, par des allusions trop claires aux côtés équivoques de sa naissance.

Mlle de Montijo, plus d’une fois, avait souri de ces propos, et si elle-même s’était abstenue d’y prendre part, elle ne témoignait aucun déplaisir à les entendre. Son ami Mérimée ne contribuait point à rehausser l’idée, qu’elle cherchait à se former du nouveau chef d’État, en France, lorsque, parlant à elle de lui, il se servait d’expressions apitoyées, comme celles-ci : notre pauvre président. Tout attentif et si perspicace qu’il fût, il n’avait pas soupçonné les chances dernières de cet homme d’aventure, que les orléanistes persistaient, en leur myopie, à considérer comme un simple figurant politique, derrière lequel surgirait, à l’heure historique, le révélateur et le maître véritable. Cependant, elle n’avait pas été élevée, elle n’avait pas grandi en vain dans l’admiration de la légende impériale. Bien qu’elle fît montre, en ses discours, d’attachement aux idées légitimistes, ses éducateurs Stendhal et Mérimée avaient entretenu trop souvent son oreille enfantine des hauts faits du premier des Bonaparte pour qu’elle restât indifférente aux entreprises et aux succès de l’héritier du nom. En pleine bataille de décembre, tandis que la fortune ne s’était pas encore prononcée, elle avait écrit, d’enthousiasme, une lettre au prétendant, mettant, en cas d’échec, tout ce qu’elle possédait à sa disposition. Comment n’en eût-il pas été touché, quand son cœur avait déjà parlé pour elle ?

Les yeux connaisseurs de Louis-Napoléon avaient été frappés, pour la première fois, de sa vue, dans une réunion chez sa belle cousine :

« Mathilde, qu’est-ce donc ? avait-il demandé ; en apercevant cette jeune personne si causante, et qu’entourait un cercle si animé.

– Une nouvelle venue, une étrangère de famille andalouse, Mlle de Montijo.

– Ah ! vraiment ! Mais, il faut me la présenter. »

Au dîner, il s’occupa beaucoup d’elle, et la chronique insinue qu’il ne s’écoula pas un long temps avant qu’il n’allât lui rendre visite, en l’appartement rien moins que luxueux, qu’elle habitait avec sa mère, au numéro 12 de la place Vendôme ; que, lors, il fut jeune et pressant, et qu’on lui répondit : « Prince, après le mariage. » Mais, que valent ces racontars ? Le seul fait positif, c’est que Napoléon, dans les débuts de son amour, n’entrevoyait, point en Mlle de Montijo une fiancée prédestinée, mais une favorite possible, et qu’il se trompa dans son calcul. La nature de son premier sentiment se découvrait sans réticence dans une lettre au prince Jérôme-Napoléon ; celui-ci avait eu aussi des velléités de tendresse envers Eugénie, qu’il devait presque détester, un jour, et s’en était ouvert à son cousin, qui lui fit cette réponse nette :

« On aime, on n’épouse pas Mlle de Montijo. »

Louis-Napoléon se flatta-t-il de justifier par une expérience personnelle l’opinion qu’il venait d’émettre si hasarderaient ? De ce jour il n’omit aucun soin pour y conformer la suite des évènements. Invitée aux chasses de Fontainebleau, la nouvelle élue de son cœur fut l’objet visible de ses empressements, au point que les signes n’en échappèrent à personne. L’imagination de Louis-Napoléon s’enflammait vite, à l’attrait du charme féminin. Il cédait à son inclination avec la ferveur à demi romanesque, qui le prédisposait toujours à considérer les femmes comme des anges descendus du ciel. Il devint éperdument amoureux de la belle étrangère, lors qu’il la vit monter à cheval avec toute la grâce qu’elle y apportait et qu’une secrète intention de plaire rendait encore plus sensible. Les indiscrétions de l’histoire nous ont appris que bien des favorites et reines de la main gauche furent plus d’une fois redevables de leur élévation aux circonstances propices des parties de chasse, qui les avaient portées, amazones légères et provocantes, tout à leur avantage sous les yeux du seigneur. Gracieuses apparitions, chevauchées hardies, allées et venues sous la feuillée… ne sont-ce pas là autant de concours merveilleux à l’impression de la grâce et de la beauté, qui subjuguent ?

Ainsi Mme de Pompadour s’était jetée victorieuse à la rencontre du roi, dans la forêt de Sénart, rendez-vous des chasses royales, s’exposant à sa curiosité, la tentant à l’aide du plus coquet costume, agitant à ses yeux cet éventail sur lequel, dit-on, un émule de Massé avait peint Henri IV aux pieds de Gabrielle. Elle passait et repassait au milieu des chevaux, des chiens de l’escorte du roi, comme une Diane charmeresse, tantôt vêtue d’azur dans un phaéton couleur de roses, tantôt vêtue de rose dans un phaéton couleur d’azur. Et, comme elle le prémédita, le roi l’avait aperçue, remarquée, puis choisie.

Pour une victoire plus légitime et plus complète, avec moins d’artifices, Eugénie de Montijo tira prompt avantage de la mise en scène très favorable à sa beauté des grandes chasses de Fontainebleau et de Compiègne.

Les propos s’éveillèrent. Des présomptions indiscrètes furent avancées sur la durée de la résistance et le prix, qu’on attacherait à une douce victoire. Et le terrible annaliste Viel-Castel, qui n’avait pas non plus les yeux fermés, s’était hâté de coucher par écrit sur une page de ses « livres noirs » cette réflexion doublement méchante :

« Mlle de Montijo, jeune, blonde, Espagnole de la plus grande naissance, est, depuis le voyage de Fontainebleau, le but des intentions du prince… Qu’en dira mon frère Louis, qui a été l’amant de sa mère, et qui est resté son ami ? »

Elle était au premier plan du théâtre mondain. On s’appliquait de plus en plus à l’observer, à la juger. Une culture intellectuelle peu développée, mais qu’on aurait pu croire suffisante, à condition de n’en creuser point la surface, des inclinations d’âme plus positives que sentimentales, malgré qu’elle se montrât enthousiaste d’un certain idéal religieux et chevaleresque… l’essentiel de sa nature morale paraissait se renfermer en cela. Les habituées des salons, où elle fréquentait, se refusaient à admettre qu’elle possédât des facultés d’esprit sensiblement au-dessus de la moyenne ; ils ne lui accordaient ni une grande instruction ni beaucoup d’intelligence. Tout au moins, dans le moment, dénonçait-elle des qualités de finesse et de prudence dignes de remarque, ne fût-ce qu’à la manière dont elle conduisait ses espérances et ses desseins, ne livrant rien d’elle-même à l’aventure et sachant retenir sur le bord des lèvres, en dépit d’un caractère vif et impétueux, les mots périlleux, qui compromettent les meilleures causes.

En la phase initiale de la rencontre, alors que les prévenances et les démonstrations du prince-président à son égard n’en étaient qu’aux préliminaires, elle assistait à un raout, qui avait pour théâtre les salons d’une ambassade. On commençait à parler de la cour, que lui faisait Napoléon, et de l’avènement imminent de l’empire. L’un des invités, assis à côté d’elle, voulut lui glisser quelques mots de ce qui serait bientôt l’objet de tous les entretiens. Elle haussa ses jolies épaules, en disant : « Tout cela, ce sont des tonteria », c’est-à-dire, au sens du mot espagnol, des bêtises, des fadaises.

Mais les choses, au dehors, avaient suivi leur cours. Les derniers arbres de la liberté, qui restaient encore debout, avaient été coupés. Le peuple, avide d’autorité, s’était donné un maître. Louis-Napoléon était empereur et continuait à courtiser la brillante amazone. Autour de lui, parmi les gens de sa suite et à travers les caquetages de salons, la question brûlante était de savoir si Mlle de Montijo céderait à un caprice amoureux ou si, mieux avertie de ses intérêts à venir, plus adroitement stylée ou simplement honnête, elle saurait opposer une belle défense vertueuse et politique. Rarement espionnage de cour et jalousie de femmes eurent une telle occasion de s’exercer.

Prompt à se monter la tête, aussitôt que le piquait l’aiguillon d’une aventure sentimentale, Napoléon éprouvait au degré le plus intense les mouvements de la passion. Il ne s’était pas encore dit, cependant, qu’il dût aller jusqu’au mariage pour en cueillir l’heureux dénouement. Entre ce dénouement et la récompense, entre une éphémère couronne d’oranger et une couronne d’impératrice donnée de retour, trop inégales lui semblaient encore les proportions. De prime abord il n’avait aspiré qu’au couronnement de son propre désir, sans fixer les limites de sa gratitude. Avec une connaissance du cœur de l’homme, dont les jeunes filles les plus pures ou les plus simples d’esprit ont l’avertissement et l’instinct, avec une adresse et un courage dont une direction intelligente lui faisait comprendre le prix, elle souriait et se dérobait, elle encourageait et posait des conditions. Et les initiés ne perdaient pas de vue les conjonctures de cet intéressant combat de l’amour et de l’ambition. Les plus adroits commençaient à faire leur cour. On s’empressait autour de Mlle de Montijo. On se recommandait à elle ; on la priait d’intervenir auprès de l’empereur, comme si l’on ne doutait déjà plus de son pouvoir. Elle était le soleil levant du jour.

Les évènements travaillèrent pour Mlle de Montijo.

Chacun, à la cour, souhaitait que l’empereur se mariât ; et des avertissements lui parvenaient, comme par des voies détournées, du désir qu’en éprouvait, assurait-on, le pays entier. Trop long, président du Sénat, fut le premier à exprimer publiquement le vœu que formait la nation – c’est-à-dire, en pareil cas, les serviteurs intéressés du régime – de voir Napoléon III se choisir une compagne, qui s’associât aux grandeurs de son règne et fit luire les promesses de la stabilité dynastique.

On lui tenait ces discours avec d’autant plus de confiance qu’on n’était pas sans savoir qu’il y songeait fortement de son côté. Moins réservé sur le chapitre des sentiments que sur le terrain des idées politiques, il s’était ouvert de ses intentions, plusieurs fois, à quelques-uns de ceux qui pouvaient les servir. Il s’était bien gardé de prendre pour confident, en la cause, son ambitieux cousin, Jérôme-Napoléon, dont les chances d’hérédité se sentaient continuellement menacées d’être mises en déroute. Mais il entretenait de ses visées matrimoniales Morny, Persigny, ou son parent et grand dignitaire le comte Tascher de la Pagerie, anciennement accrédité auprès de certaines cours étrangères, et qui mieux que pas un était instruit des difficultés que rencontreraient les vues de Napoléon III, à l’extérieur, et surtout de la part des princesses allemandes, telles que la reine Élisabeth de Prusse, l’archiduchesse Sophie d’Autriche ou la reine Marie de Saxe.

Pour avoir longuement attendu, – avec une patience que lui rendaient supportable de nombreuses liaisons, – Louis-Napoléon n’en avait pas moins caressé de très bonne heure des projets d’hyménée. Mathilde, sa cousine et son amie d’enfance, elle-même n’avait pas eu les prémices de son cœur. Dès le mois de juin 1834, ses vœux s’étaient tournés vers la duchesse de Padoue :

« Vous me feriez grand plaisir, écrivait-il, le 5 juin de cette année-là, à son père le comte de Saint-Leu, l’ex-roi de Hollande, de me donner votre avis sur cette alliance, quoique je ne sois pas très pressé de me marier. »

L’année suivante, on revint sur une idée de mariage à propos du prince ; il avait alors vingt-sept ans et habitait Arenenberg. Le bruit s’était répandu sans grand fondement qu’il allait épouser la reine dona Maria de Portugal. En troisième lieu naquit le projet d’alliance avec Mathilde, que les circonstances renversèrent.

À la suite de l’affaire de Boulogne, s’étant évadé et résidant en pays britannique, il était tombé amoureux d’une jeune et charmante Anglaise, miss Emmy Rowles, qui demeurait avec son beau-frère – conjoncture étrange et empreinte de fatalité – à Chislehurst, à Camden-House, c’est-à-dire dans la propre maison, où devait mourir, vingt-six ans après, Napoléon III. Le mariage allait se faire ; il fut rompu, parce que miss Rowles avait appris la liaison, qui existait entre le prétendant et miss Howard.

Du jour où les suffrages illusionnés du peuple français l’eurent porté à la présidence de la République, des desseins agrandis visitèrent sa pensée. En attendant qu’ils eussent chance de se réaliser, il avait mis en pratique la recommandation, que le premier Napoléon, après la prise d’Amiens, avait faite à l’abbé de Pradt, archevêque de Malines, lorsqu’il l’envoyait comme ambassadeur à Londres : « Surtout, lui disait-il, donnez des dîners et soignez les femmes. » Imbu des principes de cette politique facile et agréable, il les avait appliqués largement, multipliant, aux frais du Trésor national, les dîners et les réceptions, dont sa cousine Mathilde, assistée de quelques dames en faveur, conduisait le cérémonial avec une grâce, qu’on jugeait parfaite. L’élite des corps constitués, la magistrature, l’Institut, l’armée, la haute finance et un peu le monde des arts y étaient conviés ; et les plus belles en agrémentaient le spectacle divers. Au dehors, des voix ironiques et prophétiques disaient, à propos de ces fêtes et de celui qui les donnait :

« Il fait danser la République en attendant qu’il la fasse sauter. »

Ce fut le temps de sa vie où s’amusa davantage ce flegmatique. Dégagé de représentation et d’étiquette, au palais de l’Élysée, où il s’était établi comme dans le vestibule des Tuileries, il jouissait d’une liberté entière et en usait amplement. À travers le bruit, le plaisir, il n’avait point perdu de vue ses espérances d’une union digne de sa fortune. Parvenu au faîte de la puissance, il n’en avait que plus fermement envisagé l’idée flatteuse à son amour-propre d’une alliance illustre. N’étant encore que le prince-président, sa diplomatie secrète avait tourné les regards vers l’Espagne. Après le coup d’État, elle s’était fort agitée auprès des chancelleries de Munich de Madrid, de Londres et autres lieux, en quête d’une princesse du sang. On avait accueilli ses ouvertures froidement, alors même qu’en dernière ressource on se fut rabattu sur un projet d’union avec la fille d’un prince sans couronne et sans sujets, le prince Wasa, c’est-à-dire l’héritier dépossédé du trône de Suède, sorte de monarque en exil, errant par les chemins et les hôtelleries de l’Europe. On ne croyait, nulle part, à la durée d’un pouvoir conquis sur la Révolution, par surprise et par violence. De toutes les campagnes mystérieuses où l’on s’était aventuré il n’était revenu que des excuses polies. Les familles régnantes semblaient s’être accordées à jeter sur le nouvel empereur une sorte d’interdit matrimonial.

Irrité de ces dédains vaguement enveloppés de formules de cour et de ces hostilités déguisées, déçu dans ses calculs et d’ailleurs amoureux, Napoléon se décida selon son cœur. Un nom avait soudainement été prononcé, qui provoqua force commentaires. Un mariage d’amour à cet étage d’autorité souveraine ! Cela pouvait donc se voir ailleurs que dans les féeries et les contes bleus !

Les gloses reprenaient leur train avec une ardeur nouvelle. Des racontars, de menus traits anecdotiques, avaient fait leur chemin, de bouche en bouche : le mot tant répété d’Eugénie sur la chapelle sainte par laquelle il faudrait passer avant d’arriver à sa chambre ; le mot aussi qu’on avait dit, à Compiègne, autour d’une table de jeu, et la réponse de Mlle de Montijo ; son sourire vainqueur, lorsqu’elle releva l’atout sous les yeux du prince attentif, et qui fut interprété comme le triomphe de la volonté sur les caprices du sort : puis, la réplique du lendemain donnée de si haut aux paroles impudentes et blessantes de Mme