Le ballet des libellules - Nadine Deconinck-Cabelduc - E-Book

Le ballet des libellules E-Book

Nadine Deconinck-Cabelduc

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Beschreibung

Leur amour survivra-t-il aux rumeurs et préjugés de la société ?

Ellie est aussi belle que têtue. Malgré sa jeunesse, elle cache une grande maturité. En âge de se marier, elle n’aspire qu’à épouser l’amour de sa vie, comme l’ont fait ses parents. Faut-il encore le trouver... Tous les garçons de son âge lui paraissent fades et immatures. En visite chez sa famille française, elle fait la rencontre du cousin de sa mère. Un homme d’âge mûr, don Juan et terriblement charmeur. Alors que leurs proches réprouvent leur potentielle union, ils ne semblent pas pouvoir se tenir éloignés l’un de l’autre très longtemps. Mais Paul étant réputé pour être un coureur du jupons, Ellie craint de n’être qu’une conquête parmi d’autres...

Avec ce deuxième volet de sa saga historique, Nadine Deconinck-Cabelduc introduit, dans un décor historique parfait, de nouveaux personnages attachants, tourmentés par leur passion.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas eu l’occasion de me détendre en compagnie d’une agréable romance mais L’Envol du Papillon a su combler ce manque et m’offrir un moment de pur ravissement." - Coeur de givre sur Le soupir du roman.

"Je trouve qu'avec ce roman , Nadine n'a rien à envier à Sarah Lark, Tamara McKinley... son imagination, ses recherches et l'univers du roman dévoilent au contraire à quel point l'auteure est a l'aise.Sa plume naviguant avec poésie et charme tout au long du récit." - La lectrice compulsive sur Booknode.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Jeune quinqua débordante d’imagination, Nadine Deconinck-Cabelduc inventait déjà des histoires enfant, avant de prendre la plume à l’adolescence pour écrire des nouvelles. Depuis, elle n'a cessé d'écrire. Après Une seconde chance, une romance mêlée de suspense, l'auteure se lance dans une romance historique.

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Chapitre 1

France – juin 1865

D’un pas vif, Alexandre de Noyal remonta sur le France, paquebot en fer et à roues à aubes construit par les Chantiers Scott à Penhoët, chantiers navals qui avaient vu le jour après un contrat signé entre John Scott, industriel écossais, et les frères Pereire de la Compagnie Générale Transatlantique. Le France avait été lancé le 1er octobre de l’année précédente et avait connu sa première traversée sur la ligne Saint-Nazaire-Veracruz ce mois-ci.

Le bateau avait accosté depuis peu et Alexandre avait dû y retourner pour récupérer le chapeau qu’Ellie avait oublié dans sa cabine. Son irritation contre son écervelée de fille retomba lorsque, en redescendant de la passerelle, il l’aperçut assise sans-façon sur l’une de ses grosses malles. Un sourire rêveur se dessina sur ses lèvres tandis qu’il se remémorait la première fois où ses yeux s’étaient posés sur la mère de la jeune fille, dans une situation similaire, dix-huit ans plus tôt. Ce doux souvenir raviva sa bonne humeur.

Ses prunelles marron glissèrent vers Élisa où elles s’arrêtèrent avec chaleur. La jeune fille d’alors, vêtue de la façon la plus sobre qui soit, s’était transformée au fil des jours en une élégante jeune femme digne de leur rang sans renier pour autant ce qu’elle était au fond d’elle : une personne appréciant avant tout le bonheur des choses simples. Elle avait su gagner son cœur jusqu’alors hermétique à l’amour, sans doute dès les premiers instants même s’il n’en avait pas eu conscience tout de suite.

Comme mue par un sixième sens, sa femme leva la tête dans sa direction et lui adressa un sourire éblouissant qui lui alla droit au cœur. C’était la première chose qu’il avait remarquée et aimée chez elle et jamais il ne se lasserait de ce sourire, il en était certain. L’envie de dévaler la passerelle et de l’emporter loin des regards indiscrets pour la faire sienne le saisit avec une force impérieuse qu’il dut pourtant refouler. Ni le lieu ni le moment n’étaient propices aux délices d’un tendre corps à corps. Les années n’avaient en rien entamé son amour et le désir qu’il avait d’elle. Ils unissaient leurs corps avec la même fièvre qu’à leurs débuts. Il avait conscience que c’était une chance. Combien de couples se perdaient dans la monotonie du quotidien ?

Alexandre rejoignit sa femme et sa fille, effleurant au passage la main d’Élisa. Elle répondit à son geste en lui retournant un regard éloquent. À n’en pas douter, elle brûlait de la même impatience de se retrouver seule à seul avec lui. Le sourire de l’homme s’accentua à la perspective des moments exquis qui les attendraient une fois qu’ils auraient retrouvé un peu d’intimité.

Ellie bondit sur ses pieds pour déposer un baiser sur la joue de son père.

— Merci, papa, tu es un amour ! susurra la jeune fille, certaine qu’Alexandre ne lui tiendrait pas rigueur très longtemps de l’étourderie dont elle avait fait preuve encore une fois.

Elle songea avec affection combien il lui était facile d’amadouer son père par ce genre de propos aussi cajoleurs que sincères. D’autant qu’il n’avait plus l’air fâché qu’il arborait quelques minutes plus tôt quand elle s’était aperçue de son oubli. La ferveur de l’échange qu’elle avait surpris entre ses parents en était probablement à l’origine. Un sourire de tendresse se dessina sur son visage à la pensée de la connivence évidente du couple. Connaîtrait-elle un jour cette douce harmonie avec l’homme qu’elle épouserait ? C’était en tout cas son vœu le plus cher.

Abandonnant ses délicieuses rêveries, Ellie se tourna vers sa mère :

— N’est-il pas curieux que ton cousin ne soit pas encore arrivé, maman ? s’enquit-elle avec une note d’impatience dans la voix.

Alexandre et Élisa s’entre-regardèrent avec des yeux complices. La même réminiscence leur était venue à l’esprit à cette question.

— Je crois malheureusement qu’on ne le changera jamais, soupira Élisa avec l’indulgence qui la caractérisait. Sais-tu, ma chérie, que c’est lui qui devait venir me chercher la première fois que je suis revenue en France et que, finalement c’est ton père qu’on a dépêché parce que mon cousin était introuvable ?

— Oui, je me souviens que papa m’a raconté cette anecdote, acquiesça Ellie. C’est ce jour-là qu’il est tombé amoureux de toi alors qu’il n’avait jamais cru en l’amour.

De fait, Alexandre avait répété cette histoire des dizaines de fois, autant pour son plaisir personnel que celui de ses enfants. Du haut de ses seize ans, Éléonore, qui portait fièrement le prénom de sa grand-mère paternelle, même s’il lui était plus usuel de répondre au diminutif qu’on lui avait attribué alors qu’elle n’était encore qu’un bébé, était une incorrigible romantique. Elle adorait entendre le récit des amours de ses parents, tout comme elle aimait se laisser bercer par les intrigues amoureuses de ses grands-parents que lui contait sa grand-mère Sofia depuis qu’elle était en âge de les écouter. Tout cela participait naturellement à la faire rêver du grand amour qu’elle connaîtrait certainement un jour, elle aussi.

— Comment pouvais-tu être aussi cynique, papa ?

Les lèvres d’Alexandre s’étirèrent en un sourire amusé.

— C’est parce que je n’avais pas encore rencontré ta mère, répliqua-t-il en se rapprochant de cette dernière et, sans se soucier des passants qui traînaient sur le port, il enlaça sa taille à peine épaissie malgré les années et ses deux grossesses.

À trente-sept ans, Élisa aurait pu passer pour la grande sœur d’Ellie. Son visage mat ne reflétait pas encore le passage du temps en dehors de quelques rides qui s’étaient creusées autour de ses yeux dont les iris gris brillaient du même éclat qu’autrefois.

Qu’il est doux de voir mes parents s’aimer comme au premier jour ! pensa Ellie avec quiétude.

Personne en Guadeloupe ne lui inspirait un tel élan, mais peut-être qu’ici un beau jeune homme saurait trouver le chemin de son cœur, même si elle redoutait d’être obligée de vivre loin de ses parents. Mais après tout, son père s’était bien exilé par amour. Peut-être pourrait-il en être de même pour l’homme dont elle saurait conquérir le cœur ? Elle n’aurait alors pas de raison de quitter les siens ni sa luxuriante et magnifique île caribéenne qu’elle adorait. Car ce qu’elle constatait du port ne l’incitait guère à vouloir demeurer ici. Le paysage lui semblait lugubre. Même le ciel affichait une grisaille peu accueillante malgré la douceur estivale.

Enfin, je suppose que cela ne représente pas la région, réfléchit-elle. Papa et maman étaient enthousiasmés à la pensée de revenir ici et ce n’était pas uniquement pour y retrouver la famille. Papa aime vivre aux Antilles, mais la France lui manque quand même.

Ellie exhala un profond soupir, s’agaçant un peu plus de l’attente imposée par Paul de Bressac. La patience n’était pas la qualité principale de la jeune fille.

Elle se rappelait à peine du cousin de sa mère. Elle devait avoir onze ou douze ans la dernière fois qu’il était venu rendre visite à ses parents à Jacaranda. Elle se souvenait en revanche très bien du petit garçon qui l’accompagnait. Elle s’était prise d’affection pour cet enfant qui venait de perdre sa mère et, malgré son jeune âge, elle s’était évertuée à adoucir la tristesse du garçonnet tout le temps qu’avait duré leur séjour. Léandre devait avoir aujourd’hui pas loin d’une dizaine d’années et elle se réjouissait de le revoir.

Sous les injonctions du conducteur, un attelage s’arrêta à proximité d’eux, refoulant sous un tollé réprobateur les badauds qui traînaient sur les quais. Un homme, au milieu de la quarantaine, semblait-il, sauta promptement à terre avant même que le cocher ne lui ouvrît la porte. Le nouveau venu se précipita vers eux avec un enthousiasme évident. Il baisa galamment la main d’Élisa qu’il garda dans la sienne plus longtemps que nécessaire, avant de serrer Alexandre contre lui pour une franche accolade. Chacun y alla de son petit mot. Ils étaient tellement heureux de se retrouver après cinq ans de séparation.

Ellie patientait en retrait, étudiant le nouveau venu d’un air circonspect. Quelques rares fils blancs parsemaient ici et là sa chevelure blonde si on y prêtait attention. De fines rides cernaient de magnifiques yeux aux couleurs d’un ciel d’été profond et lumineux dans lesquels il était aisé de se perdre. C’est en tout cas ce que la jeune fille s’imagina, lorsque l’homme s’intéressa enfin à elle.

— Ne me dites pas qu’il s’agit de la petite Ellie que j’ai fait sauter sur mes genoux lorsqu’elle était bébé ! s’exclama-t-il d’un ton rieur. Il me semble que c’était hier !

La jeune fille goûta peu ces propos qui la reléguaient au statut d’enfant. Elle n’était plus une petite fille et elle comptait bien le prouver au cousin de sa mère qui, en dépit de son âge, lui paraissait encore des plus séduisants. Elle redressa fièrement le menton.

— Il y a longtemps que je ne suis plus une enfant ! J’ai fêté mes seize ans il y a trois mois, clama-t-elle avec assurance en défiant Paul de Bressac les yeux brillants de détermination.

Paul éclata d’un rire franc qui lui caressa les oreilles, mais comme c’était pour se moquer d’elle, elle fronça légèrement les sourcils d’un air contrarié.

Seize ans. Elle entre dans la fleur de l’âge mais dispose visiblement déjà d’un caractère affirmé, se dit l’homme qui, par réflexe, l’évaluait comme il le faisait à chaque fois en présence de la gent féminine.

— Ma chère cousine, je crois que votre fille est votre digne héritière. Je te plains, Alexandre. La vie ne doit pas toujours être de tout repos avec deux femmes dotées d’un fort tempérament !

Ellie se félicita intérieurement du volte-face de Paul de Bressac, qui venait implicitement de l’intégrer au monde des adultes, et se rengorgea. Elle n’avait pourtant pas pour habitude de minauder ainsi devant les hommes. Mais Paul de Bressac avait su titiller son envie de plaire sans qu’elle comprît pourquoi.

— Au contraire, je suis fier que ma fille ressemble tant à mon adorable épouse, assura Alexandre. À l’égal de feu le comte d’Albret, je suis partisan d’une éducation bienveillante. En aucun cas je n’aurais souhaité ressembler à mon père et inspirer à mes enfants peur et soumission comme il l’a fait lui-même. Je désire qu’ils puissent s’exprimer librement.

— Ne crains-tu pas qu’il sera difficile, quand le moment sera venu, de trouver un mari à ta fille avec une telle liberté d’expression ? argua Paul, faisant fi des projets fomentés jadis par son propre père et le comte de Noyal pour unir Alexandre avec sa sœur Mathilde.

Projets qui s’étaient pourtant soldés par un échec cuisant après de nombreux déboires traversés par les jeunes gens et qui avaient rejailli aussi sur leur entourage.

En proie au plus grand courroux devant les propos tenus par Paul de Bressac, la jeune fille ne laissa pas le temps à son père de répondre.

— Me trouver un mari ? Ne me croyez-vous pas capable de m’en dénicher un moi-même, Monsieur ? s’indigna-t-elle.

Paul reporta son attention sur Ellie. Ses yeux gris, qu’elle avait hérités de sa mère, le fixaient avec un aplomb qu’on trouvait rarement chez une personne aussi jeune. Il surprit, dans le même temps, une lueur d’intérêt univoque dans son regard qui ne l’étonna pas outre mesure.

À quarante-sept ans, il n’avait rien perdu de sa prestance et attirait encore bien des attentions féminines. D’emblée, il savait reconnaître quand une femme était sensible à son charme et Ellie l’était assurément même si elle n’en avait pas encore conscience. Une telle ferveur ne pouvait que le contenter quand bien même son adulatrice du jour avait tout juste seize ans.

Je l’aurais volontiers mis dans mon lit en faisant fi de son âge et de son inexpérience si elle n’avait pas été la fille de mon meilleur ami et de ma ravissante cousine pour qui j’ai le plus grand respect, s’avoua-t-il intérieurement.

D’autant qu’avec un tel tempérament, ajouta-t-il toujours pour lui-même, il est à parier qu’elle ne manquera pas d’ardeur dans une relation intime.

Il ne put s’empêcher de penser que celui qu’elle épouserait aurait bien de la chance et espérait que cet homme fortuné saurait se montrer à la hauteur dans ce domaine.

Chose peu probable, pensa-t-il encore, si le choix d’Ellie s’arrête sur un jeune novice maladroit.

— Tu sais fort bien, ma chérie, que jamais ton père et moi ne t’imposerons l’homme que tu épouseras, fit Élisa pour tempérer l’emballement que manifestait Ellie face à cette question qui n’avait nullement lieu d’être.

— Tu as d’ailleurs du temps devant toi avant de songer à prendre un époux, approuva Alexandre qui n’avait aucune hâte de voir un homme lui enlever son unique fille.

Il jeta un regard en biais à Paul, comme pour lui donner un avertissement. Ils se connaissaient depuis toujours. Ils avaient grandi ensemble, avaient partagé parfois les mêmes corps féminins du temps de leur célibat. Comme il lui avait par le passé intimé de tenir ses distances avec Élisa, Alexandre le mettait de nouveau en garde de façon implicite : au nom de leur amitié, Paul ne devait en aucun cas séduire la jeune Éléonore, même de façon inconsciente. Il n’était pas tout à fait certain que sa fille soit suffisamment armée pour contrer un séducteur tel que son ami.

Paul hocha imperceptiblement la tête pour sceller, non sans une pointe de regret car il avait toujours eu l’âme joueuse, ce tacite accord.

— Comment va Charles ? interrogea Élisa, désireuse de changer de sujet de conversation.

Il était, en effet, fort probable que son fils se portât aussi bien que lorsqu’elle avait eu de ses nouvelles juste avant leur départ de La Guadeloupe. Le cadet du couple vivait chez ses grands-parents paternels depuis plusieurs mois déjà. Il s’était vu octroyer la place d’héritier dès sa venue au monde, Henri de Noyal ayant déshérité son fils quand ce dernier avait décidé de s’unir à cette petite intrigante d’Élisa d’Albret comme il l’appelait toujours en aparté. Le jeune Charles recueillerait donc du titre, du château et des terres des de Noyal. Si tant est qu’il les accepte, bien entendu. À quatorze ans, et alors qu’il avait consenti de mauvaise grâce de s’exiler en France pour une année à l’instar de sa mère près de deux décennies plus tôt, Charles clamait à qui voulait l’entendre que sa place était à Jacaranda. Il n’aimait rien tant d’autre que s’occuper de la plantation aux côtés de son père et n’envisageait aucunement de venir s’établir en France un jour, n’en déplaise à son grand-père.

— Il a hâte de vous revoir, assurément, affirma Paul, même s’il ne l’avouera jamais. Il croit qu’il est de son devoir de vous en vouloir pour cet exil forcé.

Le cœur d’Élisa se serra. Pour avoir vécu elle-même ce qu’elle considérait alors comme une grande injustice, elle ne pouvait que comprendre son fils. Elle avait néanmoins consenti à la demande de son beau-père car elle avait conscience que de belles choses naissent là où on ne les attend pas. Elle-même n’aurait jamais eu le bonheur de connaître Alexandre si elle n’avait pas cédé, autrefois, aux vives instances de sa mère. Forte de cette conviction, elle avait insisté auprès de Charles pour qu’il séjourne en France quelques mois avant que la famille ne le rejoigne même si cela représentait un véritable déchirement pour lui. Il aurait ainsi toutes les cartes en main pour décider de son avenir tout comme elle les avait eues par le passé. Alexandre s’était rendu aux arguments de sa femme, le cœur lourd. La complicité qu’il entretenait avec son fils – et dont il retirait une grande fierté – lui avait manqué ces derniers mois et il était impatient de revoir Charles.

— Et comment cela se passe-t-il avec mon père ? s’enquit Alexandre d’une voix qu’il espérait indifférente alors que la mention du comte de Noyal réveillait en lui une blessure qui avait du mal à cicatriser.

— Plutôt bien. Je crois que ton père a compris la leçon. Ton départ lui a causé plus d’affliction qu’il ne le reconnaîtra jamais. Je doute cependant que ton fils se laisse amadouer par ses belles paroles. Il a Jacaranda dans le sang. Chacune de ses conversations le laisse entendre et il compte bien rentrer avec vous en Guadeloupe pour y rester définitivement, quoiqu’en pense le comte de Noyal. Mais ce dernier fait tout pour se convaincre qu’il parviendra tôt ou tard à ses fins.

Alexandre se redressa imperceptiblement, heureux d’apprendre que son fils rentrerait avec eux comme il était prévu.

— J’imagine tout de même que le grand âge de mon père a quelque peu assagi ses façons de vouloir régenter son petit monde.

Paul esquissa une moue éloquente pour montrer qu’il n’en était rien, ce qui navra Alexandre. S’il reprochait à son père son attitude envers sa femme et lui-même, il n’en demeurait pas moins toujours attaché au comte. C’était son père et il éprouverait jusqu’à son dernier souffle le goût amer de leur désaccord.

Chacun ayant pris place dans le carrosse, ils roulaient à présent vers le château des de Bressac où Alexandre et Élisa trouvaient l’hospitalité lors de leurs venues en France. Ceci afin de profiter de leur séjour dans les meilleures conditions possible compte tenu de la mésentente qui persistait entre le couple et Henri de Noyal. Paul les informa qu’outre ses parents, ils y retrouveraient la mère d’Alexandre en visite avec Charles, la comtesse de Noyal s’étant empressée de venir au château pour serrer son fils dans les bras. La vieille dame ne se remémorait que trop bien comment s’était terminée la dernière visite du couple et la décision de son fils de ne plus remettre les pieds au château des de Noyal face au comportement inadmissible de son père. Elle savait Alexandre têtu et très attaché à sa femme. Elle ne comptait pas attendre indéfiniment le bonheur de voir son enfant, quitte à s’attirer les foudres de son époux qui estimerait sans aucun doute que c’était à Alexandre de venir présenter ses respects à ses parents.

Éléonore de Noyal devait bien admettre aussi qu’elle avait hâte de découvrir quelle belle jeune fille était devenue Ellie. Par ailleurs, elle appréciait la compagnie de sa belle-fille et, même si elle lui en avait jadis légèrement voulu d’être à l’origine de l’exil d’Alexandre, elle le savait heureux avec Élisa. Son cœur de mère ne pouvait que louer sa bru pour ça.

Ellie écoutait distraitement le bavardage de ses aînés, occupée comme elle l’était à observer – le plus discrètement possible cependant – le cousin de sa mère assis à côté d’Alexandre et en vis-à-vis d’Élisa. Il avait un visage avenant et le sourire facile qui dévoilait une dentition parfaite. Sa voix, qu’il avait profonde, l’enveloppait toute entière et elle dut reconnaître qu’elle aurait pu l’écouter parler des heures sans se lasser, même si elle ne prêtait guère attention aux paroles prononcées. Son regard erra sur ses mains, qu’elle trouva magnifiques. Des doigts fins et longs, faits pour caresser les touches d’un piano ou… le corps d’une femme. Ses joues rosirent aussitôt à cette pensée. Que lui arrivait-il ? Elle n’avait pas pour habitude de se perdre dans des réflexions licencieuses, a fortiori en songeant à un homme qui avait l’âge d’être son père.

Si Ellie connaissait quelques succès auprès des jeunes gens de son âge dans le cercle restreint que la famille fréquentait en Guadeloupe, elle ne se laissait guère le loisir de batifoler avec eux. Aucun ne trouvait grâce à ses yeux et ils ne faisaient que l’ennuyer davantage à tourner autour d’elle avec leurs yeux énamourés. Elle voulait vivre une histoire digne de celle de ses parents et de ses grands-parents maternels. Rencontrer quelqu’un pour qui elle serait prête à se battre par amour. Et comme elle n’avait pas encore croisé celui qui pourrait lui inspirer un tel sentiment, elle ne s’était jamais autorisée à évoquer une image aussi intime que celle qui venait de s’imposer à son esprit.

Elle prit conscience alors que son intérêt soudain pour Paul de Bressac relevait autant de sa maturité et de son expérience que du fruit défendu qu’il représentait. Elle ne pouvait prétendre être tombée amoureuse d’un homme qu’elle connaissait à peine et avec qui elle n’avait échangé que quelques mots. Non, il incarnait juste un défi qu’elle se sentait l’envie de relever. Aiguiser les armes de la séduction auprès de bellâtres insignifiants ne représentait aucun exploit. En revanche, plaire à un homme d’âge mûr et plutôt bel homme ne pourrait que flatter son égo de jeune fille. Par ailleurs, il devait déjà être cerné d’une kyrielle d’admiratrices, ce qui ajoutait du piment à l’enjeu.

Et puis, quel mal y aurait-il à jouer les séductrices pour quelque temps ? se convainquit-elle.

Si elle avait eu connaissance du caractère libertin de l’homme, elle se serait probablement abstenue de prendre ainsi le risque de tomber elle-même dans les mailles du filet tendu. Mais elle l’ignorait et se sentait l’envie de se distraire un peu. Elle l’étudia d’un œil nouveau – mais toujours subrepticement – à cette perspective.

— Mathilde et Guillaume viendront vous saluer demain. Mon cher beau-frère a dû tempérer l’empressement de ma sœur qui s’impatientait comme une petite fille à l’idée de venir vous voir. Vous la connaissez ; s’il n’en avait tenu qu’à elle, elle serait venue vous accueillir le jour même de votre arrivée sans se soucier de la fatigue du long voyage que vous venez d’effectuer.

Alexandre convint d’un hochement de tête qu’il reconnaissait bien là l’égocentrisme de Mathilde.

— Viendront-ils avec les enfants ? interrogea Élisa qui espérait que sa fille se lierait d’amitié avec l’aînée des de Montemberg comme elle l’avait fait elle-même avec sa cousine lors de sa venue en France.

Charlotte avait le même âge qu’Ellie et serait certainement d’une bonne compagnie pour elle. Par le passé, les deux fillettes n’avaient jamais vraiment réussi à sympathiser, mais la maturité qu’elles avaient acquise toutes les deux ces dernières années pourrait peut-être enfin favoriser un rapprochement entre elles.

— Je crains que oui, acquiesça Paul avec une grimace.

— Vous n’aimez pas les enfants ? s’offusqua aussitôt Ellie dont la fibre maternelle avait toujours été très développée.

Paul reporta son attention sur la jeune fille qui était demeurée silencieuse depuis qu’ils avaient quitté le port, mais dont il avait senti le regard peser sur lui, bien que cela fut fait avec la plus grande discrétion.

— Pas quand ce sont d’affreux garnements, argua le cousin de sa mère sans aller jusqu’à avouer qu’il n’avait effectivement aucune attirance pour eux. Malgré toute l’affection que je porte à ma sœur, je dois reconnaître qu’elle manque totalement d’autorité envers ses enfants et qu’ils en profitent allègrement. Surtout les garçons qui sont particulièrement bruyants et indisciplinés. Vous vous en rendrez vite compte. J’avoue qu’il m’arrive de craindre qu’ils ne déteignent sur Léandre, mais ce dernier se montre, pour le moment, sous les meilleures dispositions qui soient.

C’était dit sans aucune once de fierté, ce qui déstabilisa un peu Ellie.

— Je suis tellement contente de le revoir. Il a dû bien grandir depuis la dernière fois !

Quelle sotte ! Évidemment qu’il a grandi. Cela fait cinq ans que nous l’avons vu, se morigéna Ellie. Si tu crois que c’est avec de telles inepties que tu peux intéresser un homme mature, tu devrais revoir tes prétentions à la baisse !

— Je pense en effet que vous allez le trouver changé, acquiesça Paul avec un petit sourire amusé comme s’il avait suivi le cheminement de ses pensées. Il fêtera ses dix ans à la fin de l’été. Il est en vacances chez sa tante, aussi ne le verrez-vous que demain. Nous voici arrivés. Comme vous le voyez, vous êtes attendus avec impatience.

Tante Eugénie, Éléonore de Noyal et Charles venaient en effet de franchir la grande porte de chêne en agitant gaiement la main. Ils vinrent au-devant des nouveaux arrivants, tandis que l’attelage s’arrêtait devant la maison. Paul descendit du carrosse et tendit une main chevaleresque à Élisa qui posa un pied plus ferme que dix-huit ans plus tôt sur la propriété de son oncle et de sa tante paternelle. Comme à l’époque, elle fut accueillie par la sœur de son père par de grandes effusions démonstratives auxquelles elle répondit bien volontiers cette fois. Avec le temps, elle avait appris à apprécier Tante Eugénie qui, du reste, était la seule tante qu’elle connaissait.

Alors que sa mère recevait les chaleureuses embrassades de leur hôtesse ainsi que celles de sa belle-mère et de Charles, Ellie posa sa main sur celle que lui offrait Paul de Bressac. Elle sentit un frisson lui parcourir le dos au contact de sa peau. Leurs yeux se rencontrèrent et elle comprit qu’il n’était pas dupe du trouble qu’il faisait naître en elle sans réussir néanmoins à interpréter la lueur qui s’allumait dans les prunelles bleues. Mais déjà le cousin de sa mère lui lâchait la main, encouragé sans qu’Ellie ne le sache par le froncement de sourcils de son père derrière son dos.

Sans quitter son ami du regard, Alexandre secoua la tête en un nouveau signe d’avertissement. Il estimait qu’une petite mise au point avec lui s’avérerait nécessaire. Paul ne pouvait s’empêcher de séduire tout ce qui portait un jupon et pour peu qu’une femme était sensible à ses charmes, ce qui arrivait la plupart du temps, elle terminait invariablement dans son lit. Alexandre ne le laisserait pas folâtrer avec Ellie sans réagir fermement. Il était de son devoir de protéger sa fille de séducteurs tels que lui. Ellie était encore une enfant innocente et, bien qu’Élisa et lui l’éduquaient de façon à l’armer contre ce genre de beaux parleurs, elle n’en demeurait pas moins une grande romantique, avide de vivre elle aussi une belle histoire d’amour, il le devinait. Il ne fallait surtout pas qu’elle se fasse des illusions sur le futur comte de Bressac. C’était un homme à femmes qui n’avait jamais accordé une grande valeur à ses conquêtes féminines.

Paul comprenait la réaction de son ami d’enfance. Lui-même n’aurait pas manqué une telle mise en garde contre un séducteur si le destin lui avait donné une fille. Mais il avait eu la chance de n’avoir qu’un fils, s’étant retrouvé veuf assez rapidement après son mariage. De nature fragile, la mère de l’enfant avait succombé quelques années auparavant des suites d’une pleurésie. Il s’était dit alors que c’était une chance que Blanche lui ait donné un héritier. Il estimait ainsi avoir rempli son devoir. Il n’avait consenti à convoler que sous la menace de se voir déshériter par son père qui attendait de son premier-né qu’il perpétue leur lignée. C’était la seule fois où Augustin de Bressac avait fait preuve d’une grande autorité envers l’un de ses enfants. Comme il avait obtenu ce qu’il désirait, il n’avait jamais imposé à son fils qu’il se remarie. Il était peu probable que Paul le fasse un jour. Le mariage n’était tout bonnement pas fait pour lui.

Il reporta son attention sur Ellie qui disparaissait dans les bras enveloppants de sa grand-mère.

Dommage que ce soit la fille d’Alex et Élisa, songea-t-il. Inexpérimentée, mais des formes à faire se damner un Saint.

Alexandre sauta à terre et accueillit à son tour, avec une joie profonde, les embrassades de sa mère qui lui sembla plus petite que dans son souvenir. Sa mère vieillissait. Un jour, elle ne serait plus là pour fêter son retour. Il chassa cette sombre pensée pour serrer chaleureusement son fils contre lui et tous gagnèrent la fraîcheur du château dans de joyeuses acclamations.

Chapitre 2

Château des de Bressac

Les de Bressac avaient attribué à Ellie la chambre où Élisa avait dormi lorsqu’elle avait séjourné chez eux dix-huit ans plus tôt. En s’asseyant sur le lit, Ellie parcourut la pièce du regard tout en tentant d’imaginer la jeune fille qu’était alors sa mère, écrasée par le poids de l’exil. Un élan de compassion la saisit avec force.

Comme cela a dû être difficile pour maman d’entrer dans cette maison inconnue, avec une famille qui ne l’était pas moins alors qu’elle venait tout juste de perdre son père adoré, médita-t-elle. Heureusement, elle a pu compter sur la présence de Lalie pour faire face à tant de nouveautés et surmonter son chagrin.

Ellie eut un pincement au cœur en pensant à la vieille nourrice de Jacaranda qui s’était éteinte près d’un an plus tôt. Elle sentit venir les larmes. Malgré les mois écoulés, Lalie lui manquait toujours autant. Ellie préféra chasser ces sombres pensées. Son séjour ici augurait un renouveau dans sa vie, elle en était certaine. Mieux valait vivre dans le présent plutôt que de s’attarder sur un passé qu’on ne pouvait pas changer.

Elle entendit des voix masculines provenant de l’extérieur et courut à la fenêtre en reconnaissant celle de son père. Alexandre et Paul de Bressac se tenaient côte à côte, tenant la longe de deux magnifiques pur-sang Arabes, l’un à la robe alezane brûlée, l’autre noire. Ellie n’était nullement surprise de voir son père prêt à enfourcher un cheval à peine les pieds sur la terre ferme, sa passion pour les chevaux ne s’étant jamais démentie depuis sa plus tendre enfance. Sa mère, qui était loin d’être une cavalière chevronnée, ne l’accompagnait qu’en de rares occasions, mais elle-même ne se faisait pas prier pour se joindre à lui pendant ses chevauchées, ce qu’Alexandre acceptait de bon cœur tant sa fille était une cavalière émérite. Elle hésita une demi-seconde à rejoindre les deux hommes. Sa tenue ne se prêtait pas à une promenade à cheval et ils seraient partis bien avant qu’elle ne se soit changée, à n’en pas douter. Son père rechignerait probablement à l’attendre si elle le lui demandait. Elle les regarda donc monter d’un même élan les deux pur-sang sans rien tenter.

Malgré leur âge, les deux amis avaient toujours aussi belle allure. Elle éprouvait une certaine fierté vis-à-vis de son père dont les cheveux bruns grisonnaient de plus en plus, mais qui conservait une silhouette élancée et dynamique. Les années n’avaient en rien altéré la séduction qui se dégageait de sa personne et elle comprenait aisément que sa mère se fût éprise presque au premier regard du fringant jeune homme qu’il avait dû être près de vingt ans plus tôt.

Paul de Bressac n’avait rien à envier à son meilleur ami. Le profil altier, il possédait un charme indéniable dont il se savait pourvu et avec lequel il jouait sans scrupule, comme elle avait pu le constater. Elle devait reconnaître qu’elle n’y était pas indifférente.

Après avoir flatté l’encolure de sa monture, l’homme fit partir son cheval au petit trot. Ellie ressentit un léger pincement au cœur de ne pas pouvoir suivre les deux hommes, ne sachant pas toutefois si elle regrettait la promenade ou le fait de se voir priver pour quelques heures de la présence d’un homme qui avait su captiver son attention.

On toqua à la porte de sa chambre et avant même de prier son visiteur d’entrer, la tête brune et ébouriffée de son frère apparut dans l’entrebâillement.

— Je ne te dérange pas ?

Le visage d’Ellie s’éclaira à la vue de son cadet, ce qui chassa aussitôt son désappointement.

— Non, Charles, entre. Nous avons tant de choses à nous raconter ! Mais d’abord, dis-moi, comment se passe ta vie ici ? Tu t’y plais ?

Le garçon haussa les épaules, indécis quant à la réponse à donner. La vie en France ne lui déplaisait pas, il devait l’admettre, mais la Guadeloupe et Jacaranda lui manquaient. Ses parents et sa sœur encore plus. Il avait été tellement heureux de les revoir après plusieurs mois de séparation que, malgré sa décision première de leur témoigner de la rancœur, il avait mis son ressentiment de côté dès qu’il les avait vus et s’était jeté dans leurs bras.

— Grand-père ne supporte pas que je lui tienne tête, mais il veut me voir rester en France, alors il tempère ses mouvements d’humeur contre moi. Et puis, Grand-mère est là, heureusement. Elle s’interpose chaque fois qu’il essaie d’user d’autorité envers moi. Pauvre papa, cela n’a pas dû être facile tous les jours avec un père comme lui !

Charles reconnaissait en son for intérieur qu’ils avaient de la chance, Ellie et lui. Leur père restait à leur écoute et tenait compte de leur opinion avant d’agir quand il s’agissait d’eux.

Enfin, sauf quand il a été question de m’envoyer vivre chez Grand-père et Grand-mère, se rappela Charles avec humeur.

Inconsciente du cheminement des pensées de son frère, mais désireuse de changer le fil de la discussion car elle n’avait aucune affinité avec son grand-père et ne souhaitait pas voir Charles s’étendre à son sujet, Ellie demanda :

— Et Léandre ? Parle-moi de lui. A-t-il beaucoup changé ? Te semble-t-il plus heureux que lorsqu’il est venu en visite à Jacaranda ?

Les questions fusaient presque malgré elle, ne laissant pas à son frère le temps d’y répondre.

— J’espérais tant qu’il soit là ! soupira-t-elle. Mais bon, je n’aurai pas longtemps à attendre pour le revoir puisqu’il arrivera demain avec sa tante, nous a annoncé son père.

— Il semble assez renfermé, mais je n’ai pas été beaucoup en contact avec lui, je dois l’avouer, répondit Charles avec le même soupçon de jalousie qu’il avait éprouvé quelques années plus tôt quand sa sœur se préoccupait du petit garçon. Même quand nous venons en visite chez Tante Eugénie et Oncle Augustin, je ne le vois guère car il passe beaucoup de temps au château des de Montemberg avec ses cousins.

— Oh ! fit Ellie avec une pointe de déception car elle espérait partager un peu de son temps avec le jeune garçon. Sans doute juge-t-on qu’ici il manquerait de compagnons de son âge.

Charles releva les sourcils d’un air dubitatif avant de glisser :

— J’ai l’impression surtout que c’est parce que son père ne se soucie pas beaucoup de lui.

La jeune fille eut un mouvement de surprise devant l’observation de son frère. Comment pouvait-on ne pas se préoccuper de son propre enfant ? Mais déjà Charles passait à autre chose, Léandre n’étant pas son sujet de conversation préféré.

— Avez-vous revu le petit-fils de Lalie ?

La coloration soudaine de ses joues n’échappa pas à sa sœur. Un sourire complice s’afficha sur le visage d’Ellie.

— Sans doute veux-tu savoir si nous avons eu le bonheur de côtoyer Hyacinthe depuis ton départ ?

Charles s’empourpra de plus belle. La jolie quarteronne ne le laissait pas indifférent, mais il avait espéré dissimuler à son entourage combien elle lui plaisait. En vain, apparemment.

Laissant à son frère le temps de reprendre contenance, Ellie se replongea dans des souvenirs vieux d’une année.

Si par le passé elle n’avait que très peu entendu parler de Donatien, l’ami d’enfance de sa mère, elle avait vite compris que le métis avait jadis éprouvé de tendres sentiments pour Élisa et qu’il ne s’était éloigné de Jacaranda qu’au retour d’Alexandre dans la vie de cette dernière.

Après avoir voyagé partout dans le monde, Donatien s’était installé depuis peu sur l’île voisine avec sa femme et sa fille. Il avait mis à profit l’éducation qu’il avait reçue, grâce à la générosité du comte d’Albret, pour réaliser des affaires florissantes et possédait à présent ses propres terres. Malgré la proximité des deux îles, l’ancien contremaître de Jacaranda n’y était jamais revenu. Et c’est seulement en apprenant que sa grand-mère était gravement malade qu’il y avait consenti.

Ce jour-là, Ellie quittait sa chambre en vue d’une promenade sur la plage lorsque la voix de sa mère avait retenti d’une vibration émue de l’autre côté du couloir. Comme Élisa n’avait pas eu le temps de s’apercevoir de sa présence, elle s’était dissimulée dans un recoin, mue par elle ne savait quel instinct.

— Eh bien, Donatien, tu comptais repartir sans même me saluer ?

De là où elle se cachait, la jeune fille avait vu le métis s’immobiliser, hésitant, avant de relever la tête. Elle avait senti l’émotion palpable qui étreignait l’homme à la vue de sa complice d’enfance. Elle ignorait bien évidemment que s’il aimait d’un amour sincère la femme qu’il avait épousée, Élisa demeurait à jamais dans son cœur celle qui lui avait fait connaître ses premiers émois. La petite sauvageonne qui courrait les champs de canne à sucre avec lui avait cédé la place depuis longtemps à l’héritière de Jacaranda, mais il n’en demeurait pas moins saisi par la nostalgie du temps où ils étaient inséparables tous les deux.

Retenant son souffle pour ne pas trahir sa présence, Ellie avait observé la lente descente des marches de sa mère. Élisa ne quittait pas Donatien des yeux, blessée que son ami d’enfance puisse partir sans même envisager une entrevue avec elle.

— Tu m’as beaucoup manqué, tu sais.

L’homme était resté silencieux, le visage rivé sur sa mère dans une douloureuse expression.

— À elle aussi, tu as énormément manqué, avait ajouté Élisa d’un ton faiblement accusateur. Cela n’était pas juste pour elle que tu t’enfuies ainsi sans revenir lui rendre visite une seule fois.

Les traits du métis s’étaient contractés. Il savait la remarque justifiée. Il avait malgré tout tenté de plaider sa cause.

— Elle t’avait toi. Et ensuite, elle a eu tes enfants.

Ellie avait vu sa mère secouer la tête, en proie à la plus vive désolation.

— Tu es son unique petit-fils, Donatien, avait-elle argumenté. C’est toi qu’elle aurait souhaité à ses côtés. Elle aurait aimé aussi avoir la possibilité de connaître ta fille et de la voir grandir.

— Je sais, avait reconnu l’homme d’une voix tourmentée, mais je ne pouvais pas.

— Je suis tellement désolée de tout ça !

— Pas autant que moi, mais il t’a rendue heureuse, c’est le principal.

Les deux anciens amis s’étaient dévisagés longuement, emprisonnés dans leurs regrets et leurs remords.

— Où es-tu descendu ?

— À l’auberge Arawaks. J’y resterai autant de temps que nécessaire. Et si ton époux et toi me le permettez, je viendrai la voir tous les jours.

Élisa avait acquiescé d’un signe de tête avant d’ajouter :

— Nous pourrions vous loger ici, ta famille et toi. Cela t’éviterait tous ces allers-retours jusqu’à Pointe-à-Pitre. Elle va très mal, tu sais. Ce serait bien que tu sois là au moment où…

Les larmes avaient pointé aux yeux d’Élisa. Instinctivement, Donatien avait ouvert les bras et elle y avait trouvé refuge comme elle l’avait souvent fait naguère. Contre l’épaule de son ami d’enfance, Élisa s’était libérée de tout le chagrin qui l’emprisonnait, et parce qu’il était le mieux placé pour partager sa peine, elle en avait éprouvé un grand apaisement.

Une fois l’épanchement d’Élisa terminé, Donatien s’était légèrement écarté. Il avait écrasé une larme qui s’était attardée sur la joue de son amie avant de murmurer :

— Merci de prendre soin d’elle comme tu le fais.